Introduction
Dans la littérature linguistique on peut retrouver toute une série des travaux consacrés à la reformulation et aux phénomènes limitrophes. Parmi eux, on saurait notamment distinguer ceux qui étudient les aspects conversationnels ou interactionnistes (Schiffrin 1982, Sublon & de Weck 2017), sémantico-pragmatiques (Fuchs 1994, Groupe de Fribourg 2012), syntaxiques (Harris 1976), contrastives (Rossari 1994, Vassiliadou 2004, Vigneron-Bosbach 2017) ou encore didactiques (Jeanneret 1992, Garcia-Debanc 2006) de la reformulation. On est néanmoins confronté à la difficilté de délimiter ce phénomène linguistique et de donner au terme « reformulation » un contenu précis.
Cette difficulté est liée tout d’abord à l’absence d’une définition claire de « reformulation » (Blakemore 2007, Bhagat & Hovy 2013, Vassiliadou 2017). Comme le signale, par exemple, Teston-Bonnard (2017), « les critères de distinction qui permettent de discriminer les contenus des termes répétition, reformulation, reprise, ou imitations établissent des périmètres aux frontières parfois floues, et donnent des définitions qui se recoupent ». En effet, certains travaux traitent la reformulation à l’instar des phénomènes d’hésitations et répétitions (Blanche-Benveniste 2003), ou encore la considèrent comme des traces des processus cognitifs du locuteur mis en œuvre pour élaborer le texte (Jeanneret 1992). Vue sous cet angle, la reformulation peut être considérée comme une stratégie discursive utilisée par le locuteur à des fins de remaniement de son programme discursif. Apothéloz (2007) va même jusqu’à proposer d’abandonner la notion de « reformulation » au profit d’un terme plus formel qu’est « répétition », celle-ci n’étant pas réduite à « l’idée d’invariant sémantique » (comme c’est le cas dans beaucoup de conceptions linguistiques de la reformulation) et admettant « des formats linguistiques extrêmement variables, allant du rang lexico-grammatical au rang du segment phonologique ».
Tout le monde n’est toutefois pas d’accord avec l’idée que la reformulation serait assimilable aux phénomènes de répétition, du fait même que reformuler une idée consiste à « la redonner sous une autre forme » (Vassiliadou 2019). La notion de reformulation est ainsi souvent associée à celle de paraphrase (Gülich & Kotschi 1983, Blakemore 2007, Hyland 2007). Néanmoins la notion de « paraphrase » n’est pas en soi l’apanage des problèmes évoqués, car elle peut être envisagée assez différemment d’une conception à l’autre (Fuchs 1982). Par exemple, si l’on fait référence au travail de Mel’čuk & Žolkovskij (1970), il serait possible de distinguer deux types de paraphrase (bien que les auteurs reconnaissent qu’il n’est pas toujours aisé de distinguer les deux) : la paraphrase « linguistique », qui s’appuie uniquement sur les ressources langagières, et la paraphrase « extralinguistique », qui s’appuie sur les paramètres situationnels et les connaissances du monde.
D’autres vont encore plus loin et définissent la reformulation comme une « réinterprétation » – aussi bien paraphrastique que non paraphrastique –, « la reformulation n’apportant pas seulement une modification quant à la forme, mais quant à la manière dont le locuteur appréhende la réalité évoquée dans un point de vue » (Rossari 1997 : 9). Rentrent alors dans cette catégorie des phénomènes sémantiques très différents : de la généralisation (it. communque) à l’opposition (en réalité, en fait), en passant par la « récapitulation » (bref, en un mot), et la notion de reformulation semble perdre ainsi de sa valeur explicative et heuristique.
À l’opposé se trouvent les travaux qui proposent une approche « étroite » de la reformulation comme une relation sémantique entre deux segments textuels A et B qui s’établit au niveau métalinguistique (Manzotti 1999, Cuenca 2003, Inkova & Guryev 2018).
Une difficulté supplémentaire provient de l’hétérogénéité et de la richesse des moyens impliqués dans la reformulation, sachant que celle-ci ne se limite pas seulement à l’emploi des connecteurs prévus à cet effet (c’est-à-dire, autrement dit, en d’autres mots, etc.) mais peut se manifester grâce à d’autres moyens (para) linguistiques (pauses, allongements de syllabe, emploi de certains marqueurs discursifs euh, hum, bon, quoi, etc., répétitions du même mot) (Jeanneret 1992). Il devient ainsi nécessaire de définir quelles sont les tendances dans l’usage de tel ou tel moyen de reformuler dans différentes configurations sémantico-pragmatiques ou différents types de discours. Par exemple, si certains contextes admettent l’emploi de plusieurs marqueurs (c’est-à-dire, à savoir), d’autres peuvent être plus ou moins sélectifs n’admettant que l’un des deux. En effet, certaines études considèrent que la relation sémantique de reformulation est assez complexe et, même dans sa conception « étroite », n’est pas homogène, différents marqueurs de reformulation ayant leurs particularités sémantiques et fonctionnelles (Manzotti 1999, Cuenca 2003, Blakemore 2007, Inkova & Guryev 2018). Enfin, en ce qui concerne la distribution des marqueurs de reformulation à travers différents genres de discours, le travail de Hyland (2007), qui porte sur les discours académiques écrits, montre que les tendances dans l’usage des marqueurs sont sujettes à une certaine variation d’une discipline académique à l’autre (par exemple, sciences exactes ou sciences humaines).
Le volume réunit les contributions des linguistes travaillant dans divers cadres théoriques afin de réfléchir sur la notion de reformulation. Il s’articule en deux parties : i) approches et modélisation de la reformulation, ii) études des marqueurs de reformulation et applications de cette notion à différents domaines de recherche.
Dans son étude « Encore sur la notion de reformulation », qui ouvre la première partie de l’ouvrage, Olga Inkova dresse le bilan des études sur la reformulation afin de montrer où se cachent les difficultés quand on veut définir cette notion de manière rigoureuse. Dans sa définition de la reformulation l’auteure s’appuie sur les critères qui fondent sa proposition de classification des relations logico-sémantiques : l’opération sémantique sous-jacente à une relation et le niveau sur lequel elle est établie. La relation de reformulation (dans sa conception étroite, qui implique l’identité de l’intension et / ou de l’extension du formulé et du reformulé) est ainsi basée sur l’opération de comparaison qui pose la similitude des contenus mis en relation, et elle est établie au niveau métalinguistique. Ces critères permettent de séparer la reformulation des phénomènes voisins auxquels elle est souvent assimilée : de l’opposition, y compris l’opposition du réel et des apparences, de la correction, les deux relations exploitant la différence entre les situations ou les descriptions de la même situation, de la généralisation ou la particularisation fondées sur l’opération d’insertion d’un élément dans un ensemble.
Catherine Fuchs (« Paraphrase et reformulation : un chassé-croisé entre deux notions ») continue une réflexion terminologique, revenant sur la notion de paraphrase. Elle retrace l’évolution de cette notion vers celle de reformulation, les deux notions appartenant en effet à deux courants linguistiques successifs. La notion de paraphrase surgit dans les travaux linguistiques dans les années 1950 sous l’impulsion des grammaires formelles (celle de Harris, en premier lieu) visant à modéliser les relations entre structures syntaxiques et s’ancrant dans la tradition logique. Les travaux sur la paraphrase se caractérisent donc par des approches syntaxiques, en langue (règles abstraites appliquées à des phrases hors contexte) et sont centrées sur les relations paradigmatiques. Dans les années 1980 la perspective linguistique se déplace de la langue au discours, du virtuel à l’actuel (textes réellement produits) et de la syntaxe à la pragmatique (conditions effectives de la production langagière). Ce tournant fait ainsi naître la notion de reformulation comprise comme une activité langagière de re-production de segments textuels. S’inspirant de la tradition rhétorique et adoptant une perspective clairement syntagmatique, la reformulation ne « chasse » toutefois pas la paraphrase et, comme le montre C. Fuchs, les deux notions ont fait l’objet d’un véritable chassé-croisé terminologique et théorique.
Lorsque l’on se penche sur la reformulation du point de vue de ses manifestations, on constate qu’elle regroupe, notamment dans sa conception large, des phénomènes assez divers. Blandine Pennec, dans son étude « Les reformulations : des formes méta-discursives par excellence. Spécificités et introducteurs », se pose la question de savoir ce qui en constitue leur dénominateur commun, légitimant le regroupement de ces phénomènes en apparence si hétérogènes sous une seule et même étiquette. C’est en reliant le plan énonciatif et discursif que l’on peut, selon l’auteure, décrire leurs points de jonction en termes de réajustement, ou « travail second sur un segment discursif », modulé après coup. Cette forme de réajustement permet de substituer au segment source un segment reformulé, les deux jouant un rôle fonctionnel et discursif équivalent. Sont ensuite examinés les introducteurs de reformulations, afin de comprendre comment ils participent de la structuration interne de ces phénomènes, et dans quelle mesure ils en orientent l’interprétation.
Hélène Vassiliadou, quant à elle, explore dans son étude « Peut-on aborder la notion de reformulation autrement que par la typologie de ses marques ? Pour une analyse sémasiologique et onomasiologique » deux façons possibles de définir la reformulation : l’une partant de la définition du mot et de l’objet reformulation, et l’autre de l’a priori selon lequel il y aurait des marqueurs prototypiques de reformulation. Les analyses sémasiologique et onomasiologique s’avèrent complémentaires. Les marqueurs, en tant qu’unités linguistiques, sont un foyer autonome de sens qui donnent néanmoins un éclairage particulier aux relations de discours. Mais parallèlement à ce travail sur les marqueurs, les caractéristiques spécifiques de chaque relation discursive et les facteurs permettant de les distinguer doivent également être examinés, en particulier les facteurs syntaxiques et prosodiques.
Dans sa contribution « Peut-on parler d’une reformulation interdiscursive ? Reformulation dans et autour du discours du Front National français », qui clôt la première partie du volume, Houda Landolsi s’interroge sur la légitimité d’isoler un type particulier de reformulation qu’elle propose d’appeler « interdiscursive ». En effet, peu de chercheurs se sont questionnés sur les facteurs d’espace et de temps dans les constructions des reformulations. Même sans que ça soit exprimé explicitement, il semble souvent aller de soi que les énoncés source et reformulé doivent co-exister dans le co-texte immédiat ou, en tout cas, qu’ils apparaissent suffisamment proches pour être perçus comme liés l’un à l’autre par un lien de reformulation. Or, la reprise peut ne pas être immédiate. Un discours peut reprendre, de manière explicite ou implicite, consciente ou inconsciente, une formulation appartenant à un discours autre, qu’il modifie sémantiquement sans toutefois la réinterpréter ni changer son orientation argumentative. Ce type de reformulation, dite « interdiscursive », permet, entre autres, de déceler la valeur pragmatique et argumentative que joue la reformulation dans la circulation des savoirs et des croyances.
Les deux premières contributions de la deuxième partie examinent le fonctionnement des marqueurs souvent considérés comme reformulatifs. La contribution « Bref » d’Alain Berrendonner porte, comme le dit son titre, sur bref. Il ressort des travaux existants que, du point de vue syntaxique, c’est un adverbe d’énonciation, un connecteur, et du point de vue sémantico-pragmatique, un adverbe qui introduit une reformulation plus brève de ce qui précède. Or, l’analyse des propriétés syntaxiques et prosodiques de bref fondée sur les données de l’oral et du registre informel permet de constater que, syntaxiquement, ce n’est pas un adverbe mais une clausule qui fait l’objet d’une énonciation distincte de celles qui l’entourent (à l’instar de merci, hélas ou non), alors que son signifié consiste simplement à signaler une auto-interruption, paraphrasable par « je n’en dis pas plus ».
Maj-Britt Mosegaard Hansen aborde le problème du fonctionnement des marqueurs par le biais de l’évolution de leur sens. Son étude « De ainz à plutôt. Un cycle de pragmaticalisation » s’intéresse à ces deux adverbes / connecteurs du français ancien et moderne qui ont connu des évolutions sémantico-pragmatiques semblables : d’un adverbe temporel de sens comparatif vers un marqueur de reformulation non paraphrastique. L’auteure décrit les étapes de cette évolution et fournit les résultats de l’analyse diachronique quantitative d’un corpus de plus de 3 millions d’occurrences. Ces résultats montrent que plus tôt / plutôt a, pour ainsi dire, empiété successivement sur tous les terrains fonctionnels de ainz et que les marqueurs pragmatiques peuvent évoluer de manière quasi cyclique, ce type d’évolution pouvant avoir lieu plus d’une fois dans l’histoire d’une langue.
Les deux articles qui closent le volume illustrent la pertinence de la notion de reformulation dans deux domaines de recherches. Iris Eshkol-Taravella et Natalia Grabar s’intéressent à la manière dont le procédé de reformulation est abordé dans le domaine du Traitement Automatique des Langues (TAL) qui vise la conception d’outils capables de traiter automatiquement les données langagières. Dans les travaux en TAL, le repérage automatique des reformulations fait partie des tâches comme la détection du plagiat, l’inférence textuelle, la normalisation de langages contrôlés, la recherche d’information et la traduction automatique. Dans l’étude d’I. Eshkol-Taravella et N. Grabar l’accent est mis sur une tâche particulière visant la simplification de textes, une transformation d’un texte d’origine afin d’en produire un texte plus accessible. Ce type d’application s’adresse à la population qui peut avoir des difficultés de lecture et de compréhension (enfants, étrangers, personnes non ou mal-alphabétisées, personnes avec des maladies comme l’aphasie ou la trisomie, personnes non spécialisées par rapport à un domaine scientifique et technique, etc.). Il s’agit donc non seulement de détecter les reformulations mais de contrôler que ces reformulations sont plus faciles à comprendre.
Audrey Sublon et Geneviève de Wek s’intéressent aux phénomènes de réitération dans les interactions logopédiste-adolescent jusqu’à présent peu étudiés. L’objectif traditionnellement reconnu des traitements logopédiques est de faire accéder les patients à davantage d’autonomie communicationnelle, en s’appuyant sur leurs ressources. Pour ce faire, les reformulations des énoncés des adolescents par les logopédistes apparaissent d’une grande efficacité en favorisant l’acquisition de formes grammaticales plus efficacement que la répétition ou que la correction explicite. Les auteures envisagent l’ensemble des types de réitérations traditionnellement étudiés dans le champ de l’acquisition et de la pathologie du langage (répétition, reformulation, persistance de forme) tout en les envisageant dans la perspective des deux participants à la fois (adolescent et logopédiste) et en tenant compte du fait que les dyades logopédiste-adolescent présentent de nombreuses différences avec les dyades parent-enfant. L’approche proposée a l’avantage d’inscrire les réitérations dans leur dynamique interactionnelle, et de permettre de mieux comprendre leur rôle dans le développement langagier à l’adolescence.
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1 Université de Genève, Faculté des Lettres.