Paraphrase et reformulation : un chassé-croisé entre deux notions
La présente contribution est consacrée à la question des liens entre les deux notions de paraphrase et de reformulation. Nous rappellerons tout d’abord que ces deux notions se sont trouvées inscrites de fait au sein de courants linguistiques successifs relevant de deux traditions historiques distinctes (§ 1), puis nous centrerons la réflexion sur la problématique contemporaine de la reformulation (dite) paraphrastique (§ 2).
1. Un peu d’histoire
Les études linguistiques ont connu, dans la seconde moitié du xxe siècle, deux vagues successives caractérisées respectivement par la prédominance des travaux consacrés, dans un premier temps à la paraphrase, puis dans un second temps à la reformulation – les premiers s’ancrant dans une tradition logique, les seconds revisitant une source rhétorique.
1.1. De la paraphrase à la reformulation : un tournant linguistique
Si l’on voulait schématiser les différences entre ces deux types de travaux, on pourrait dire que les travaux sur la paraphrase se caractérisent par des approches :
(a) en langue,
(b) syntaxiques,
(c) centrées sur des relations paradigmatiques,
et les travaux sur la reformulation par des approches :
(a) en discours,
(b) sémantico-pragmatiques,
(c) centrées sur des relations syntagmatiques.
Cette triple différence reflète l’évolution générale qu’a connue la linguistique au tournant des années 1980, se détournant des systèmes abstraits de règles appliquées à des phrases hors contexte pour s’intéresser aux productions attestées (textes, corpus) et à leurs conditions effectives de mise en œuvre. Il serait toutefois erroné d’en conclure que la reformulation aurait « chassé » la paraphrase : la transition a été progressive et les deux ordres de travaux ont coexisté de fait dans le temps ; de plus, la notion de paraphrase continue à être invoquée dans les travaux consacrés à la reformulation (comme nous le verrons au § 2 à propos de la distinction entre « reformulation paraphrastique » et « reformulation non paraphrastique »).
1.1.1. Premier temps : la paraphrase
Restée jusque là totalement étrangère aux préoccupations des grammairiens, la notion de paraphrase a surgi dans le paysage linguistique à la fin des années 1950 sous l’impulsion des grammaires formelles visant à modéliser les relations entre structures syntaxiques. D’abord dans les travaux de Harris, puis dans ceux de Chomsky – la notion-clé étant celle de transformation syntaxique, qui a connu divers avatars selon les auteurs et les périodes.
Pour le premier Harris (au début des années 1950), la transformation est une simple technique auxiliaire permettant de relier deux phrases établies comme équivalentes à l’issue d’une analyse distributionnelle. Puis (à la fin des années 1960) elle devient centrale en permettant de dériver toute phrase complexe à partir de phrases élémentaires du « noyau » à l’aide de deux types d’opérateurs : « incrémentiels » et « paraphrastiques ». Enfin (de la fin des années 1970 jusqu’à son dernier ouvrage de 1991) elle ne sert plus qu’à effacer les indications métalinguistiques des séquences dites de « concaténation » à l’aide d’opérateurs « paraphrastiques ». Les relations « horizontales » (paraphrastiques pour certaines) entre séquences linguistiques sont donc devenues des relations « verticales » (toutes paraphrastiques) entre séquences métalinguistiques et séquences linguistiques2.
Pour la théorie dite « standard » de Chomsky (1965)3, il s’agit de relations « verticales » d’engendrement de « structures de surface » à partir de « structures profondes ». La théorie standard chomskienne a très vite donné lieu à controverses de la part des tenants de la sémantique dite générative (Lakoff, Fillmore) opposés à l’approche interprétative de la sémantique défendue par Chomsky. C’est sur la question de la conservation du sens sous transformation que portaient ces controverses. Il existe en effet des cas où les structures de surface dérivées d’une même structure profonde ne sont pas de strictes paraphrases ; ainsi la phrase active Tout le monde ici parle trois langues (les trois langues en question peuvent être différentes) et la phrase passive correspondante Trois langues sont parlées par tout le monde ici (les trois langues en question sont nécessairement les mêmes), ou bien la phrase Le jardin fourmille d’abeilles (les abeilles sont présentes dans tout le jardin) et sa variante Les abeilles fourmillent dans le jardin (les abeilles peuvent n’être présentes que dans un coin du jardin). À l’inverse, pour pouvoir dériver d’une même structure sous-jacente deux phrases réputées synonymes comme Il a coupé le saucisson avec un couteau et Il a utilisé un couteau pour couper le saucisson, il faut partir d’une structure sémantico-conceptuelle plutôt que d’une structure syntaxique – même profonde (trop étroitement calquée sur le schéma propositionnel).
À peu près au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique, une vague similaire de construction de grands modèles de langue (censés refléter la compétence des sujets parlants) poussait un certain nombre de linguistes (dont Culioli, Pottier ou Martin, en France, Mel’chuk et Zholkovskij en URSS) à élaborer, sur d’autres bases (non strictement syntaxiques), des cadres théoriques permettant eux aussi d’engendrer des familles de phrases considérées comme des paraphrases.
Pour Culioli (1982, repris dans 1999 : 101), la structure de base appelée « lexis » est « à la fois ce qu’on appelle souvent un contenu propositionnel (en ce sens, elle est proche du lekton des Stoïciens) et une forme génératrice d’autres formes dérivées (familles de relations prédicatives, d’où constitution éventuelle d’une famille paraphrastique d’énoncés) ».
La théorie appelée « Sens ⇔ Texte » de Mel’chuk & Zholkovskij (1970) est un modèle assurant à l’aide de règles formelles le passage entre plusieurs niveaux de représentations : sémantiques, puis syntaxiques, puis morphologiques et enfin phonétiques. Dans ce modèle, la paraphrase constitue la notion centrale : « la théorie linguistique suppose nécessairement une théorie de la paraphrase langagière » (Mel’chuk 1988 : 13). Les règles de paraphrasage opèrent non seulement au niveau syntaxique mais aussi au plan sémantique, où se trouve mise en jeu la notion de « fonction lexicale ».
Au total, on le voit, les travaux linguistiques sur la paraphrase ont très largement privilégié la dimension paradigmatique : les structures paraphrastiques, qui relèvent du dicible (et non du dit effectif) sont engendrées à partir d’une même source.
1.1.2. Second temps : la reformulation
C’est au tournant des années 1980 que l’intérêt des linguistes s’oriente ensuite vers la reformulation. Le terme même de « reformulation » indique qu’il s’agit désormais de s’intéresser à l’activité de production (« formulation ») et à une relation syntagmatique de reprise (« re- ») entre une séquence effective et une autre : on est passé du dicible au (re-) dit. La perspective s’est donc déplacée de la langue au discours, du virtuel à l’actuel, de la syntaxe à la pragmatique. Ainsi entendue comme pratique langagière, la reformulation a suscité (et suscite toujours) nombre de travaux depuis les études pionnières de Gülich & Kotschi (1983), Roulet (1987) ou Adam & Revaz (1989) : monographies consacrées à l’étude (sur corpus) de marqueurs discursifs reformulatifs, réflexions générales sur la dimension énonciative et / ou métalinguistique de la reformulation, prise en compte du rôle du cotexte et de la situation, ouverture aux perspectives conversationnelles et interactionnistes.
1.2. Deux sources d’inspiration distinctes
Au cours de l’histoire, paraphrase et reformulation ont fait l’objet d’un véritable chassé-croisé terminologique et théorique.
1.2.1. La paraphrase linguistique : un ancrage logique
Le terme « paraphrase » remonte à l’Antiquité grecque. Jusqu’à l’émergence de la linguistique en tant que discipline scientifique, ce terme renverra de fait à… la reformulation ! Le phénomène langagier ainsi désigné a connu des fortunes diverses au long des siècles : d’abord pratique de reformulation à visée pédagogique (« exercice préparatoire » à la rhétorique proprement dite) ou exégétique (commentaire biblique), la paraphrase est devenue au xviie siècle un véritable genre littéraire qui tombera ensuite en désuétude, jusqu’à n’être plus considéré depuis le xixe siècle que comme une pratique à bannir (on connaît la consigne « Ne paraphrasez pas ! » donnée par les enseignants aux élèves confrontés à un texte).
Paradoxalement, malgré l’origine rhétorique du terme, les travaux linguistiques consacrés à la paraphrase ne s’inscrivent pas dans cette perspective syntagmatique – à quelques exceptions près, comme Fuchs (1982) ou Daunay (2002) dans un ouvrage visant à « réhabiliter la paraphrase » comme pratique reformulative. Dans la quasi-totalité des travaux linguistiques sur la paraphrase, celle-ci n’est pas considérée comme une activité de reformulation, mais comme une relation abstraite entre des schémas de phrases. C’est donc bien plutôt à la tradition logique que ces travaux se rattachent – en particulier pour ce qui est des approches syntaxiques formelles. Ainsi pour Chomsky, les diverses structures de surface engendrées à partir d’une même structure profonde sont réputées équivalentes, au sens de l’équivalence (dite encore « équipollence » ou « bi-implication ») définie en syntaxe logique : deux propositions sont équivalentes si et seulement si elles ont la même valeur de vérité (les deux sont vraies ou les deux sont fausses)4. Et c’est ensuite au niveau des règles d’interprétation que, tout comme en sémantique logique, la relation entre les phrases peut être caractérisée d’un point de vue sémantique : la paraphrase est alors entendue comme une relation entre des phrases « synonymes ». On notera au passage (Fuchs 1980) que parler de synonymie de phrases revient à étendre la notion de synonymie, jusque là réservée par les grammairiens au seul plan des items lexicaux (cf. la tradition allant de Vaugelas à Lafaye en passant par l’abbé Girard). Mais là encore, l’analogie avec la logique pose problème : comme on le sait, l’approche logique classique de la synonymie en termes d’identité extensionnelle et de substituabilité se heurte à un certain nombre de difficultés5.
1.2.2. La reformulation linguistique : une source rhétorique revisitée
Les linguistes ont donc opéré un détournement théorique de la notion de paraphrase en la coupant de son origine et de sa tradition historique, cependant que les travaux sur la notion de reformulation renouaient, de fait, avec cette origine. Car, de même que la rhétorique abordait la paraphrase comme une activité langagière (de reformulation imitative ou explicative), de même les études contemporaines sur la reformulation abordent celle-ci en tant qu’activité effective (de re-production de segments textuels). Mais, tout en adoptant cette perspective clairement syntagmatique, elles opèrent un changement de perspective par rapport à l’approche rhétorique. En effet, contrairement aux rhétoriciens, les linguistes s’intéressent à décrire les outils de la langue spécialisés dans l’expression de la reformulation ; corrélativement, ils revisitent à nouveaux frais la question de la conservation du sens – question que la tradition rhétorique a toujours esquivée en n’abordant la pratique de reformulation textuelle (paraphrase) que de façon empirique et non théorisée.
Pour les rhéteurs de l’Antiquité la reformulation imitative pratiquée de façon réitérée constituait simplement un moyen pour l’élève de s’approprier la diversité et la justesse des formes permettant d’exprimer « les mêmes idées ». Ainsi Quintilien, recourant à la métaphore du morceau de cire (qui sera reprise plus tard par les grammairiens de l’époque classique à propos de synonymie lexicale) conseille-t-il de « choisir à dessein certains passages et les remanier de plusieurs façons, pour leur donner le tour le plus nombreux possible : c’est ainsi qu’on façonne le même morceau de cire en figures différentes » (De institutione oratoria, Livre X, Ch. V). Mais aucune attention n’était accordée aux formes de la langue pour elles-mêmes ni à ce que pouvait recouvrir l’expression « mêmes idées ». La seule question abordée (et controversée) était de savoir s’il est possible de « dire aussi bien » que l’auteur du texte d’origine. Quant au commentaire exégétique (reformulation à visée explicative) qui, comme le notera plus tard Fénelon, permet d’ancrer la foi des fidèles à travers la répétition d’une « même idée », la seule question qui se posait à son propos concernait sa fidélité à l’esprit du texte biblique : il s’agissait de « dire le vrai », donc de ne pas trahir ou déformer ce texte. Ainsi Origène, Père de l’Église, recourait-il à la notion de paraphrase pour stigmatiser chez autrui un commentaire tendancieux correspondant à une interprétation qu’il jugeait erronée de la Bible. Mais là encore, on ne trouve aucun développement sur les moyens linguistiques mis en œuvre ni sur ce qu’il faut entendre par « déformation du texte ».
C’est par un tout autre biais que les approches contemporaines de la reformulation ont choisi d’aborder la question, en proposant de distinguer la reformulation (dite) paraphrastique et la reformulation non paraphrastique, chacune censée être exprimée par des types de marqueurs reformulatifs différents. Dans le cas de la reformulation dite paraphrastique, l’intérêt se porte sur les formes linguistiques de la « mise en équivalence ». Reléguant au second plan la question de la conservation du sens (équivalence, similarité ou identité sémantique entre des contenus donnés), les chercheurs s’orientent vers l’idée d’une opération dynamique d’identification (selon les termes de Fuchs 1982) effectuée par l’énonciateur : « Ce n’est pas seulement l’existence d’une équivalence sémantique entre deux énoncés qui est prise en considération, mais aussi et surtout l’acte d’une “prédication d’identité” ; deux énoncés sont produits et enchaînés de telle manière qu’ils peuvent et doivent être compris comme “identiques” » (Gühlich & Kotschi 1983 : 307-308). En d’autres termes, il s’agit moins de chercher à caractériser la synonymie intrinsèque des segments textuels considérés, que de s’intéresser aux procédés par lesquels la relation de paraphrase entre ces segments est donnée à voir à travers certains marqueurs de reformulation paraphrastique.
2. La notion de reformulation paraphrastique
Depuis plusieurs décennies, un nombre important de travaux a ainsi été consacré à l’étude du fonctionnement en discours des marqueurs de reformulation paraphrastique (c’est-à-dire, autrement dit, en d’autres termes, à savoir, …). Mais aucun consensus théorique ni descriptif ne semble encore exister à ce jour dans ce domaine. Les différentes approches divergent en effet quant à la façon de définir et de caractériser la notion de reformulation paraphrastique (et, plus largement, celle même de reformulation).
Si la quasi-totalité des études sur la reformulation paraphrastique se focalise sur la présence des marqueurs – en particulier c’est-à-dire –, en revanche peu nombreux sont ceux qui abordent la question de savoir si la présence d’un tel marqueur constitue une condition nécessaire et suffisante pour que l’on puisse parler de reformulation paraphrastique. Afin d’éclairer ce point, nous prendrons appui, comme base de réflexion, sur l’étude de Chéria (2010), qui a le mérite de poser explicitement la question.
2.1. Une condition suffisante ?
L’étude de Chéria (2010) porte sur le fonctionnement discursif des douze exemples de c’est-à-dire, des deux exemples de en fait et des deux exemples de en réalité, figurant dans le roman La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet6.
Pour c’est-à-dire, l’auteur relève trois grands cas de figure :
• l’introduction d’une précision spatiale et / ou temporelle, ou d’un autre ordre ; exemples :
(1) À gauche de la seconde lampe (c’est-à-dire du côté de la porte, ouverte, de l’office), sont empilées les assiettes propres.
(2) Il s’arrête lorsque le boy s’est arrêté, c’est-à-dire cinq pas en arrière.
(3) Les murs, en bois, de la maison – c’est-à-dire la façade et le pignon ouest – sont encore protégés de ses rayons par le toit.
• l’introduction d’une « reprise définitionnelle » (selon le terme de Murât & Cartier-Bresson 1987 : 11) ; exemple :
(4) Les deux autres, de chaque côté, reproduisent exactement […] la forme générale de la lame, c’est-à-dire un rectangle aux petits côtés arrondis.
• la réplique interrogative au sein d’un dialogue ; exemple :
(5) « Nous partirons de bonne heure, dit Franck.
– C’est-à-dire ?
– Six heures, si vous voulez bien.
– […] »
Dans les deux premiers cas, c’est-à-dire permet à l’énonciateur de revenir sur son dit initial pour le préciser ; dans le troisième cas, le c’est-à-dire interrogatif constitue une demande faite à l’interlocuteur de revenir sur son dit initial afin de l’expliciter. Dans tous les cas, le marqueur est dit établir « un rapport d’équivalence » entre des segments « de même niveau hiérarchique » : « les entités connectées se lisent toujours comme étant identiques sémantiquement, même si elles ne le sont pas vraiment » (p. 47 ; c’est nous qui soulignons). Il s’agit là du fonctionnement caractéristique, selon Chéria, d’un marqueur de reformulation paraphrastique.
De leur côté, les marqueurs en fait et en réalité sont décrits comme n’établissant pas de rapport d’équivalence mais introduisant « une modification de point de vue », un changement de perspective énonciative (Roulet 1987), qui correspond à une réinterprétation du dit. Ils permettent à l’énonciateur de revenir sur un point de vue antérieur (asserté ou évoqué), en l’occurrence pour le confirmer, dans les deux exemples de en fait, et pour l’infirmer ou le rectifier, dans ceux de en réalité ; exemples7 :
(6) Sur le second rang, en partant de l’extrême gauche, il y aurait vingt-deux plants (à cause de la disposition en quinconce) dans le cas d’une pièce rectangulaire. Il y en aurait aussi vingt-deux pour une pièce exactement trapézoïdale, […]. Et, en fait, c’est vingt-deux plants qu’il y a.
(7) Sur le mur d’en face, le mille-pattes est là, à son emplacement marqué, au beau milieu du panneau.
[…]
À son extrémité postérieure, le développement considérable des pattes […] fait reconnaître sans ambiguïté la scutigère, dite « mille-pattes-araignée », ou encore « mille-pattes-minute » à cause d’une croyance indigène concernant la rapidité d’action de sa piqûre, prétendue mortelle. Cette espèce est en réalité peu venimeuse ; elle l’est beaucoup moins, en tout cas, que de nombreuses scolopendres fréquentes dans la région.
C’est précisément cette rétro-interprétation liée à un changement de point de vue qui, selon Chéria, constitue la caractéristique essentielle des marqueurs de reformulation non paraphrastique et permet de les distinguer des marqueurs de reformulation paraphrastique : « même si, dans la réalité, les deux points de vue ne sont pas vraiment différents, ils se donnent à lire comme tels sous l’effet du connecteur de reformulation non paraphrastique » (p. 47 ; c’est nous qui soulignons).
Les deux types de marqueurs de reformulation s’opposent donc, dans cette approche, selon le double critère suivant : mise en équivalence des segments et homogénéité de point de vue (dans le cas de la reformulation paraphrastique) vs absence de mise en équivalence des segments et hétérogénéité de points de vue (dans le cas de la reformulation non paraphrastique).
Comme le montrent bien les citations de Chéria ci-dessus, chacun de ces deux types de reformulation est conçu comme résultant de la présence de l’un ou l’autre type de marqueurs, qui donne à lire le type de relation (paraphrastique ou non) que le lecteur est appelé à reconstruire, indépendamment du contenu intrinsèque des segments. Autrement dit, la seule présence du marqueur c’est-à-dire serait une condition suffisante pour qu’il y ait reformulation paraphrastique.
S’il est exact que, dans le roman considéré, les exemples avec c’est-à-dire sont des reformulations de type paraphrastique8, on ne saurait pour autant, sans précaution, généraliser cette observation à tous les emplois de ce marqueur et en conclure à un fonctionnement unique de c’est-à-dire. La même prudence s’impose également pour tous les autres marqueurs de reformulation : la question reste ouverte de savoir si les marqueurs peuvent être rangés dans deux classes de reformulation étanches et disjointes (ce qui supposerait qu’ils soient tous parfaitement univoques).
2.2. Une condition nécessaire ?
Sur ce second volet de la question, Chéria indique (à la suite de Gühlich & Kotschi 1983 : 308) que la suppression de c’est-à-dire (possible au plan de l’acceptabilité, dans les énoncés étudiés)9, n’invalide pas la relation de reformulation paraphrastique – à condition toutefois que les deux segments soient par eux-mêmes sémantiquement équivalents : « (en) l’absence de marqueur de reformulation paraphrastique, l’équivalence sémantique entre les deux segments enchaînés s’avère indispensable pour la reconnaissance d’une telle fonction. Sans cette équivalence, il devient difficile de parler d’une reformulation paraphrastique » (p. 45). Dans le cas de en fait et en réalité, l’auteur note au contraire que la suppression du marqueur (quand elle est possible au plan de l’acceptabilité, ce qui n’est pas toujours le cas) annule la relation de reformulation : la relation entre les deux segments s’interprète alors comme une relation argumentative (deux arguments co-orientés).
En résumé, la présence du marqueur c’est-à-dire, considérée comme suffisante pour que l’on puisse parler de reformulation paraphrastique, est en revanche déclarée non nécessaire – sous réserve de l’équivalence sémantique des deux segments. Une telle approche revient donc à envisager deux cas de figure possibles :
(a) l’équivalence étant déjà donnée au niveau du contenu sémantique des segments, la présence (non nécessaire) du marqueur ne viendrait que la confirmer – tout en introduisant une progression discursive vers une plus grande précision ;
(b) l’équivalence n’existant pas au niveau du contenu sémantique des segments, la présence (alors nécessaire) du marqueur viendrait imposer une identification forcée entre ces segments.
On voit ainsi que la question de l’équivalence sémantique intrinsèque, qui semblait reléguée au second plan au profit de l’identification dynamique opérée par le marqueur, redevient décisive en l’absence de ce marqueur. Mais qu’entend-on exactement par équivalence sémantique (supposée caractériser la relation de paraphrase et impliquant l’existence d’un invariant), sachant que l’on parle aussi d’identité sémantique et que l’on invoque également l’idée de segments « de même niveau hiérarchique » (syntaxique ? énonciatif ?) ? C’est donc la question de la conservation / déformation du sens qui revient en boomerang, alors que l’on pensait l’avoir évacuée.
2.3. L’équivalence en question : le cas des reprises à distance
Les travaux consacrés à la reformulation paraphrastique invoquent quasi-exclusivement des exemples où deux segments se trouvent en succession immédiate à l’intérieur d’une séquence textuelle donnée (d’où la présence d’un marqueur de reformulation). Mais qu’en est-il des cas de reprise à distance (sans marqueur de reformulation) et, en particulier, des reprises multiples d’un segment initial (de longueur variable) ? Le roman La Jalousie de Robbe-Grillet offre à cet égard un champ d’observation tout à fait intéressant (Fuchs 2017). Comme il a été dit plus haut (cf. note 6), le roman contient un nombre élevé de reprises verbatim de certains passages textuels (parmi lesquels les exemples de séquences reformulatives étudiées par Chéria), répétés de multiples fois et à distance. Il s’agit alors de redites, autrement dit de répétitions. Nous ne nous y arrêterons pas.
Mais nombreuses sont aussi les reprises non littérales de certains passages, tout au long du texte. L’étude des reprises à distance de ces passages, plus ou moins modifiés quant à la forme et plus ou moins déformés quant au sens, conduit à s’interroger sur les conditions de l’équivalence : entre la pure répétition et la complète distorsion du sens, où se situe le point de bascule oblitérant l’équivalence ? Sans doute au moment où l’on passe de la simple modulation à ce que Robbe-Grillet lui-même nomme la bifurcation.
La modulation opère sur la base d’un invariant référentiel dont telle ou telle facette se trouve mise en lumière (ainsi la tradition classique définissait-elle la synonymie en termes d’identité d’idée « principale » et de différences d’idées « accessoires ») ; exemples10 :
(8) des fauteuils très simples, en bois et sangles de cuir, exécutés […] par un artisan indigène (p. 18)
(9) des fauteuils de fabrication locale (p. 44)
(10) des fauteuils tendus de cuir (p. 58)
L’exemple (8) ci-dessus présente les fauteuils sous l’angle de deux facettes : la matière (F1) et la fabrication (F2). Les reprises (9) et (10) ne retiennent qu’une partie de l’information contenue en (8), en sélectionnant chacune l’une des deux facettes – respectivement F2 en (9) et F1 en (10). En conséquence, bien que (9) et (10) soient toutes deux équivalentes à (8), modulo la restriction de facette, elles ne sauraient pour autant être tenus pour équivalentes entre elles.
C’est donc la reprise multiple de passages différemment modulés qui est en cause : de proche en proche, les variantes vont, insensiblement, opérer des déformations. La frontière entre identité et altérité se trouve alors brouillée. L’incertitude interprétative qui en résulte est parfaitement décrite par Robbe-Grillet à la page 101 du roman, où il évoque une chanson chantée par un indigène :
Sans doute est-ce toujours le même poème qui se continue. Si parfois les thèmes s’estompent, c’est pour revenir un peu plus tard, affermis, à peu de choses près identiques. Cependant ces répétitions, ces infimes variantes, ces coupures, ces retours en arrière, peuvent donner lieu à des modifications – bien qu’à peine sensibles – entraînant à la longue fort loin du point de départ. (c’est nous qui soulignons).
Si l’équivalence ne se retrouve plus au fil des reprises, c’est que la succession de variantes modulées met à mal la transitivité, propriété constitutive de l’équivalence.
Ainsi en est-il, dans le roman, de la scène de l’apéritif, maintes fois reprise (elle figure dans six des neuf sections du texte) et dont les multiples variantes et variantes de variantes construisent une sorte d’effet stroboscopique contribuant à désorienter le lecteur. Bien que le scenario général du service des boissons semble à première vue être à peu près le même dans toutes les variantes (la femme, dénommée A…, apporte les boissons, eau gazeuse et cognac, sur un plateau, verse le mélange dans les trois verres et les apporte, dans l’ordre, à Franck puis à son mari, avant de s’asseoir avec son propre verre), une lecture attentive permet pourtant de déceler diverses déformations, d’une variante à l’autre. Tantôt A… apporte en même temps le seau à glace, tantôt non ; tantôt le verre vide de Franck contient encore un glaçon lors de son départ, tantôt non :
(11) Franck se lève de son fauteuil, avec une vigueur soudaine, et pose sur la table basse le verre qu’il vient de finir d’un trait. Il n’y a plus trace du cube de glace dans le fond. […]. (p. 108 ; c’est nous qui soulignons).
(12) Au fond du verre qu’il [= Franck] a déposé sur la table en partant, achève de fondre un petit morceau de glace, arrondi d’un côté, présentant de l’autre une arête en biseau […]. (p. 109 ; c’est nous qui soulignons).
Ces infimes modifications signalent-elles qu’il s’agirait de plusieurs apéritifs différents ou bien témoignent-elles de déformations d’un seul et même événement dans l’esprit du narrateur (souvenir reconstruit après coup et en partie imaginaire) ? Dans la première hypothèse, il n’y aurait pas d’invariant référentiel, mais une simple similitude entre plusieurs occurrences événementielles distinctes ; dans la seconde – plus vraisemblable, compte tenu de la stratégie d’écriture de l’auteur – l’invariant référentiel resterait insaisissable, seul étant donné à voir un kaléidoscope de variantes et de déformations.
Les déformations engendrées par une prolifération de variantes correspondent parfois à de véritables bifurcations où sont proposées des versions frontalement incompatibles d’un même événement ou état de choses. Tel est le cas, par exemple, lorsque A… et Franck se plaisent à imaginer d’autres scenarios possibles à partir du livre qu’ils sont en train de lire et « construisent un autre déroulement probable à partir d’une nouvelle hypothèse, “si ça n’était pas arrivé”. D’autres bifurcations possibles se présentent, en cours de route, qui conduisent toutes à des fins différentes » (p. 83 ; c’est nous qui soulignons) ; exemple :
(13) Le personnage principal du livre est un fonctionnaire des douanes. Le personnage n’est pas un fonctionnaire, mais un employé supérieur d’une vieille compagnie commerciale. Les affaires de cette compagnie sont mauvaises, elles évoluent rapidement vers l’escroquerie. Les affaires de la compagnie sont très bonnes. Le personnage principal – apprend-on – est malhonnête. Il est honnête, il essaie de rétablir une situation compromise par son prédécesseur, mort dans un accident de voiture. Mais il n’a pas eu de prédécesseur, car la compagnie est de fondation toute récente ; et ce n’était pas un accident. Il est d’ailleurs question d’un navire (un grand navire blanc) et non de voiture. (p. 216 ; c’est nous qui soulignons).
Si tant est que la notion de reformulation (entendue au sens large) s’applique aux reprises à distance, on pourrait parler de reformulation paraphrastique dans le cas de la simple modulation et de reformulation non paraphrastique dans le cas de la bifurcation.
3. Conclusion
Les deux notions de paraphrase et de reformulation ont connu des fortunes diverses et se sont entrecroisées au fil de siècles dans les réflexions rhétoriques, logiques, puis linguistiques sur le langage. La situation actuelle en linguistique du discours, qui se caractérise par une multiplicité d’approches divergentes du phénomène de la reformulation, appelle une clarification théorique. La notion de reformulation paraphrastique, étroitement solidaire de celles d’équivalence et de synonymie, doit être replacée dans le cadre plus large de la conservation / déformation du sens – ce qui nécessite un appareillage conceptuel susceptible de rendre compte du continuum sémantique allant de l’identité absolue (reduplication tautologique) à l’altérité radicale (contradiction) en passant par divers types de variantes.
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1 CNRS / ENS, PSL, Laboratoire LATTICE.
2 Sur l’évolution de la conception harrissienne de la paraphrase au fil des années, voir Fuchs & Le Goffic (1992 : Ch. 5, p. 57-67).
3 Seule est prise en compte ici la théorie dite « standard », les versions ultérieures de la théorie chomskienne ayant progressivement évacué la notion de transformation ainsi que celle de paraphrase.
4 Cet opérateur dit d’équivalence « simple » (caractérisé par les propriétés d’associativité et de commutativité) est l’un des 16 opérateurs du calcul logique interpropositionnel classique. Il est clair que la seule condition d’identité de valeur de vérité de deux propositions, qui vaut quel que soit le contenu des propositions, ne permet pas de caractériser une équivalence linguistique. Pour tenter de se rapprocher de celle-ci, les logiques modales proposent alors (tout en restant au plan d’un pur calcul formel) de recourir à un opérateur d’équivalence « stricte » : seraient équivalentes, deux propositions vraies qui deviendraient fausses ensemble si l’une des deux le devenait ou bien deux propositions fausses qui deviendraient vraies ensemble si l’une des deux le devenait.
5 Comme l’a montré Quine, l’identité extensionnelle n’est pas suffisante pour définir la synonymie : cette condition peut être mise en défaut dans le cas, par exemple, des deux expressions définies l’étoile du matin et l’étoile du soir qui, pourtant, refèrent toutes deux à la même entité Vénus. Et, comme l’a montré Frege, la substituabilité peut, elle aussi, être mise en défaut dans certains types de contextes dits « intensionnels », comme les emplois en « mention » ou sous un verbe d’attitude propositionnelle ; ainsi, bien que Tegucigalpa et la capitale du Honduras soient référentiellement équivalentes, la proposition Jean croit que Tegucigalpa est au Nicaragua peut être vraie, alors que Jean croit que la capitale du Honduras est au Nicaragua a toutes les chances d’être fausse – sauf si Jean a perdu la tête ! C’est pour tenter de contrer ces difficultés inhérentes à l’approche extensionnelle que des formalismes logiques intensionnels ont été proposés.
6 Ce que Chéria omet de signaler, c’est que ces exemples sont réitérés verbatim un grand nombre de fois dans le roman ; le décompte ne porte donc pas à proprement parler sur le nombre d’« occurrences » des marqueurs considérés (comme le dit l’auteur), mais sur le nombre d’exemples différents comportant ces marqueurs.
7 Les exemples (6) et (7) sont donnés ici dans une version un peu moins tronquée que celle de Chéria.
8 À l’exception peut-être de l’exemple (3) (Les murs, en bois, de la maison – c’est-à-dire la façade et le pignon ouest – […]), qui pose un problème d’interprétation : la façade et le pignon ouest sont-ils les seuls murs en bois de la maison ? Si ce n’était pas le cas, alors c’est-à-dire introduirait, non pas une équivalence, mais une restriction rectificative et équivaudrait à du moins, en tout cas.
9 Sauf dans le cas très particulier du c’est-à-dire interrogatif (cf. exemple 5).
10 Les numéros de pages des exemples sont ceux de l’édition originale de 1957 aux éditions de Minuit.