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De ainz à plutôt. Un cycle de pragmaticalisation

Maj-Britt MOSEGAARD HANSEN1

1. Introduction

La présente étude porte sur deux adverbes / connecteurs du français ancien et moderne. Il s’agira d’une part de ainz (avec sa variante longue ainçois)2, qui est extrêmement fréquent en français médiéval, mais qui devient obsolète en français classique, et d’autre part du comparatif temporel plus tôt et de la forme lexicalisée plutôt qui en est dérivée3. Nous montrerons que ainz / ainçois et plus tôt / plutôt ont connu des évolutions sémantico-pragmatiques très semblables, de la forme schématique représentée dans (1) :

(1) Adverbe temporel de sens comparatif > marqueur pragmatique exprimant une préférence de la part d’un référent discursif > marqueur de reformulation non paraphrastique

Si les deux marqueurs sont attestés depuis l’ancien français, leurs évolutions respectives sont cependant décalées dans le temps, de façon assez marquée pour qu’il soit permis de penser qu’ensemble elles constituent ce que Hansen (2014, 2018a / b) appelle un « cycle sémantico-pragmatique » et Ghezzi & Molinelli (2014), un « cycle de pragmaticalisation ».

La structure de l’article est la suivante : dans le § 2, nous définirons la notion de reformulation qui sera appliquée à l’analyse de ainz et de plus tôt / plutôt ; dans § 3.1, nous esquisserons les origines diachroniques des deux marqueurs et nous fournirons une description des données dont nous nous sommes servie, à la fois pour l’étude des valeurs sémantico-pragmatiques de ainz (§ 3.2) et de plus tôt / plutôt (§ 3.3) et pour l’étude diachronique qualitative et quantitative qui suivra dans § 3.4 ; dans § 4, enfin, nous montrerons en quel sens l’évolution de ces marqueurs peut être considérée comme formant un cycle de pragmaticalisation et nous terminerons notre étude par quelques remarques sur les implications méthodologiques de l’existence de tels cycles.

2. La reformulation

Nous adoptons ici une définition large de la notion de reformulation, proche de celle du phénomène conversationnel de « réparation » (Schegloff et al. 1977). Les réparations conversationnelles peuvent concerner tout aspect de la forme linguistique ainsi que du contenu (explicite ou implicite) de ce qui est dit, et elles peuvent s’effectuer sans qu’il y ait au préalable trace de ce qu’on pourrait classer objectivement comme une « erreur », comme on le voit dans cet extrait de corpus :

(2) … et il nous semble possible de : en appliquant la législation / bon i’ semble que : … (Corpus CLAPI e5 / 7k)

Les réparations peuvent prendre la forme d’auto-réparations comme celle d’allo-réparations, et elles peuvent être initiées ou bien par le locuteur dont les paroles sont à corriger, ou bien par un allocutaire. Cela dit, l’analyse conversationnelle a montré qu’il y a dans l’interaction une très nette préférence pour les auto-réparations auto-initiées (Schegloff et al. 1977 : 377).

Notre définition comprend donc non seulement la reformulation dite « paraphrastique » (Gülich & Kotschi 1983), mais aussi le type « non paraphrastique » (Roulet 1987 : 115), voire « polémique » (Steuckardt 2007). En fait, c’est exclusivement la reformulation non paraphrastique qui nous intéressera ici. Ce type de reformulation a des liens étroits avec la figure rhétorique de correctio (Lausberg 1998 : § 784-786). Cette figure peut, selon Lausberg, prendre les formes schématiques que l’on voit dans (3)-(4) ci-dessous. Dans tous les cas, x représente le segment corrigé et y le segment corrigeant :

(3) X, vel potius y

X, ou plutôt y

(4) X – x ?, immo y

X – x ?, au contraire y

(5) Non x, sed y

Ne pas x, mais y

Ces schémas diffèrent entre eux selon deux paramètres. D’abord, les schémas (3) et (4) se distinguent de (5) par le fait de procéder par ce qu’on appelle reprehensio (Lausberg 1998 : 348) : c’est-à-dire que, dans la chaîne parlée ou écrite, l’acte de correction suit l’énonciation des paroles qui sont à corriger. Dans la mesure où un acte de correction suppose que l’on ait préalablement établi qu’il y a quelque chose à corriger, on peut donc dire qu’il s’agit là de schémas de correction non marqués.

Le schéma en (5), en revanche, procède par ce qu’on appelle praesomptio (Lausberg 1998 : 348). La correction par praesomptio se fait pour ainsi dire « en amont », le locuteur annonçant d’emblée, par l’usage de la négation, l’acte de correction à venir dans la proposition même où apparaissent les paroles qui motivent cet acte. Il s’agit là selon nous d’une forme de correction marquée, puisque – dans un discours monologal, du moins – le locuteur pourrait logiquement tout aussi bien énoncer y tout de suite, en passant x sous silence.

Ensuite, les trois schémas se distinguent selon Lausberg par leur « force émotive » respective, (3) et (5) étant plus faibles de ce point de vue, alors que le schéma en (4) est considéré comme plus fort (Lausberg 1998 : 347).

Nous verrons plus loin (§ 3.3) que les usages de plutôt nous obligent à discerner un quatrième schéma de correction, à savoir :

(6) Y, potius quam x

Y, plutôt que x

Ce schéma relève de la praesomptio et il nous semble encore plus marqué que celui dans (5), dans la mesure où il s’agit dans (6) d’une forme de correction carrément ex ante (du moins dans le discours monologal), c’est-à-dire que l’élément correcteur y précède ici l’élément x qui est à corriger.4

Enfin, il faut remarquer que la figure de correctio peut concerner le niveau du contenu référentiel du discours, mais aussi le niveau métalinguistique (Lausberg 1998 : 348). Le premier cas de figure est illustré dans (7), et le second dans (8), où, au niveau des faits, l’idée que Max soit brillant ne saurait aucunement contredire l’idée qu’il soit intelligent :

(7) Max n’est pas intelligent, mais studieux.

(8) Max n’est pas intelligent, il est brillant.

3. Ainz et plutôt

3.1. Étymologie et données

L’étymologie exacte de ainz est inconnue, mais il y a des raisons de penser qu’il s’agit d’une forme du latin tardif *antius, comparatif de l’adverbe / préposition ante (Melander 1916 : 46). D’après Bazzanella (2003), ante avait en latin classique deux valeurs fondamentales dotées toutes les deux d’une composante comparative inhérente : d’une part, une valeur spatiale (« devant »), cf. (9) ; et d’autre part, une valeur temporelle (« avant »), illustrée dans (10) :

(9) Post me erat Aegina, ante Megara, dextra Piraeus, sinistra Corinthus (Cic. Fam. 4.5.9, Ser. Sulpicius Rufus ad Ciceronem) – cité dans Bazzanella 2003, son ex. (1)

« Derrière moi, il y avait Egine, devant Megara, à droite Pirée, à gauche Corinthe. »

(10) Me caecum qui haec ante non viderim ! (Cic. Att. 10.10.1) – cité dans Bazzanella 2003, son ex. (12)

« Que j’ai été aveugle de ne pas avoir vu cela avant ! »

De manière plus sporadique, la préposition ante pouvait également revêtir une troisième valeur, où elle exprimait une préférence subjective de la part d’un référent discursif, cf. (11) :

(11) … quod eum, quem ante me diligo, uideo in consulatu quidvis potius esse quam consulem… (Cic. Att. 8.15a.2) – cité dans Bazzanella (2003), en exergue

« … parce que je vois dans le rôle de consul celui que j’aime mieux que moi-même être tout sauf un consul… »

Cette valeur est surtout présente dans une formule semi-figée où ante régit un pronom indéfini au pluriel, e.g. ante omnia / omnes (« avant tout / tous »), ante alios (« avant d’autres »), etc.

Quant à la forme plus tôt, elle représente de manière tout à fait transparente le degré comparatif de l’adverbe temporel tôt. Cet adverbe puise ses origines dans un participe passé latin, tostus (« brûlé » ‹ torreo « je brûle », FEW 13 / 2 : 118), qui a pris le sens métaphorique de « rapidement ». La forme analytique plus tôt est toujours en usage en français contemporain, mais une nouvelle forme univerbée, donc lexicalisée, plutôt, est attestée à partir du xive siècle. Si, en français moderne, plus tôt et plutôt se partagent très nettement le champ sémantico-pragmatique, la forme analytique ayant une valeur exclusivement temporelle, alors que la forme lexicalisée exprime toujours des valeurs « pragmatiques » (dans le sens de « non vériconditionnelles »), ce n’est qu’au xviiie siècle que cette distribution complémentaire devient systématique. Jusqu’en français classique, chacune des deux formes est ainsi capable, en fonction de son contexte d’apparition, de recevoir une interprétation ou bien temporelle ou bien non temporelle.

Pour l’analyse qui suivra, nous nous sommes servie de la base de données Frantext, dont les textes ont été échantillonnés à intervalles d’à peu près 25 ans, à partir de 950 jusqu’à 2000. Le sous-corpus ainsi constitué est de 3.092.712 mots au total. Nous n’y avons trouvé aucune attestation, ni de ainz ni de plus tôt / plutôt, avant le xiie siècle. À partir de ce siècle-là, nous avons relevé 681 exemples de ainz et 542 de plus tôt / plutôt.

Le Tableau 1 montre le nombre d’exemples par siècle jusqu’au xviie siècle, ainsi que les fréquences normalisées des deux marqueurs. Comme le montrent ses fréquences normalisées, l’usage de ainz – forme hautement fréquente en ancien français – chute de façon précipitée à partir du xve siècle et au xviie siècle, il n’est déjà plus attesté du tout dans notre corpus. (Il faut remarquer que cette absence totale est une idiosyncrasie de ce corpus précis, Melander (1916 : 63) remarquant que le marqueur ne tombe en désuétude que vers 1650.) En revanche, entre le xiie et le xviie siècle, l’usage de plus tôt / plutôt – au départ assez rare – prend graduellement de l’ampleur (sans toutefois atteindre plus de 15-20 % de la fréquence qu’avait ainz en ancien français).

PériodeAinzPlus tôt / plutôt
Nombre d’exemplesFréquence normaliséeNombre d’exemplesFréquence normalisée
xiie s.11211.39460.61
xiiie s.24412.685190.987
xive s.20113.615372.506
xve s.812.56581.833
xvie s.431.425471.557
xviie s.001712.273

Tableau 1. Fréquence d’usage de ainz et de plus tôt / plutôt du xiie au xviie siècle.

De manière analogue, le Tableau 2 montre le nombre d’attestations et les fréquences normalisées de l’adverbe plus tôt, désormais spécialisé pour l’expression de la comparaison temporelle, vs ceux du marqueur pragmatique plutôt, entre le xviiie et le xxIe siècle dans notre corpus. On voit que, durant toute cette période, le marqueur pragmatique est bien plus fréquent que le comparatif temporel.

PériodePlus tôtPlutôt
Nombre d’exemplesFréquence normaliséeNombre d’exemplesFréquence normalisée
xviiie s.100.296330.978
xixe s.280.708591.493
xx-xxie s.90.164651.184

Tableau 2. Fréquence d’usage de plus tôt et de plutôt du xviiie au xxie siècle.

3.2. Valeurs sémantico-pragmatiques de ainz

Un certain nombre de chercheurs ont déjà analysé les usages de ainz en français médiéval, souvent en les contrastant avec ceux de mais à la même époque (Melander 1916 ; Andersson 1965 ; Kleiber 1978 ; Rodriguez-Somolinos 1991, 2002 ; Badiou-Monferran 2007, 2008 ; Mokni 2008a). Nous ne chercherons pas ici à critiquer leurs explications ou à proposer une analyse originale qui s’en distingue, mais plutôt à en présenter une synthèse qui permette de faire ressortir les parallélismes entre l’évolution et les usages de ainz et ceux de plus tôt / plutôt (cf. § 3.3).

Le sens spatial de ante (cf. §3.1) n’est pas attesté pour son descendant français ainz, qui possède comme seule valeur vériconditionnelle le sens temporel comparatif. Avec cette valeur, ainz peut être préposition (« avant »), adverbe (« auparavant, plus tôt, d’abord »), ou, suivi d’un que, conjonction subordonnante (« avant que ») (Melander 1916 : 51, 53 ; Badiou-Monferran 2008 : 152), cf. les exemples suivants :

(12) Nos lan amanrons ainz tierz jor. (Enéas, 1155, 151-152)

« Nous le ramènerons avant trois jours. »

(13) Et dist encore que ele voloit ainçois aller a l’eglise Saint Merri oïr messe… (G. de St Pathus, Miracles de St Louis, 1300, 134-135)

« Et elle dit aussi qu’elle voulait d’abord aller à l’église St Merri pour écouter la messe… »

(14) … ains que de chi me parte… (Doön de Mayence, c. 1250, 36-37)

« … avant que je ne parte d’ici… »

Comme ante, ainz se pragmaticalise (Erman & Kotsinas 1993 ; Dostie 2004 ; Hansen 2008 : 58-60), mais le marqueur français va bien plus loin dans cette évolution que son étymon latin. Ainsi, ainz est non seulement bien plus fréquent – et bien plus productif – en tant que marqueur pragmatique que ne l’était ante dans cette fonction, mais contrairement au marqueur latin, qui n’a qu’une seule valeur au niveau pragmatique, le marqueur français en a deux.

En tant que marqueur pragmatique, ainz (≈ « au contraire », « plutôt ») peut exprimer un sens ou bien préférentiel ou bien reformulatif-correctif. Dans le premier cas, il indique que, pour un référent textuel donné (il s’agit le plus souvent, quoique pas inévitablement, du sujet de la proposition), un état de choses y est ou serait préférable à un état de choses x. Dans cet usage, ainz peut ou non être suivi d’une proposition comparative, cf. (15)-(16). Lorsqu’une telle proposition fait défaut, l’identité de l’état de choses écarté est inférable à partir du co(n)texte :

(15) Ainz melaireient trestot vif escorchier / Qu’ils me rendissent vaillant un sol denier. (Couronnement de Louis, c. 1130, 40-42)

« Ils me laisseraient aussitôt me faire écorcher vif, plutôt que de me rendre la valeur d’un seul denier. »

(16) Et les diz phisiciens li conseillierent que il ne mengast pas du poucin […], ainçois tenist diete. (G. de St Pathus, Miracles de St Louis, 1300, 116-117)

« Et ces médecins lui conseillèrent de ne pas manger du poulet […], mais (plutôt) de tenir une diète. »

Lorsque ainz exprime la valeur reformulative-corrective, la proposition qu’il introduit est normalement précédée par une proposition négative, comme dans (17) :

(17) … ne ne fustes d’ome angendrez, / ançois fustes de pierre nez ; (Enéas, 1155, 55-56)

« … et vous n’avez pas été engendré par un homme, au contraire, vous êtes né d’une pierre ; »

Cette contrainte n’est pas absolue : ainz peut parfois impliquer le rejet d’une proposition positive ou d’un syntagme non négatif précédents. Comme le montre (18), de tels exemples se trouvent surtout dans le dialogue, encore que certains (plutôt tardifs) apparaissent en contexte monologal ; cf. (19), (20) et (22) ci-dessous :

(18) … trop par ies ore acoardiz. – Dame, faist il, ainz sui hardiz (Roman de Renart, br. 10, c. 1200, 56-57)

« … tu es bien trop lâche. – Madame, fait-il, au contraire, je suis courageux. »

Dans la très grande majorité des cas, la reformulation corrective effectuée à l’aide de ainz en contexte monologal relève donc du procédé de praesomptio (cf. § 2 ci-dessus), et plus précisément du schéma marqué (5). C’est ce type qui est illustré dans l’exemple (17). Des exemples cités par Melander (1916 : ch. IV) montrent cependant que ainz était dès l’ancien français capable d’exprimer également les formes de correction non marquées, procédant par reprehensio, aussi bien du type schématisé en (3), cf. (19), que de celui qui relève du schéma en (4), cf. (20). Cela dit, les corrections relevant de la praesomptio sont les seules que nous ayons trouvées dans notre propre corpus jusqu’au xvie siècle, ce qui indique que ce type a dû être de loin le plus fréquent :

(19) Ce beau nom ! Mais depuis, la sottie de nous, / Ainçois du courtizan, l’a fait tourner en rouille. (P. de l’Estoile, Registre-Journal, t. 1, 1575, p. 218-222)

« … Mais depuis, notre sottise, ou plutôt celle du courtisan… »

(20) Devez-le vous por ce haïr ! / Ainz le deussiez esparnir (Lorris, Rose, 3291, c. 1230 – cité dans Melander 1916 : 98)

« Devez-vous le haïr pour cela ? Au contraire, vous devriez le traiter avec indulgence. »

Si la plupart des corrections se situent dans les deux cas au niveau du contenu descriptif, on trouve dès le xiie siècle des exemples de ainz marquant une correction métalinguistique, tels que ceux de (21)-(22), encore que Rodriguez Somolinos (2002 : 536) remarque que cet usage est très peu fréquent avant le moyen français, et ne se développe pas vraiment avant le xvie siècle. Il s’agit dans tous ces cas de contextes scalaires (Ducrot 1973). Les échelles évoquées peuvent être de nature sémantique, comme dans (22), où le fait d’être qualifié de « lustre de tout l’univers » implique forcément que l’allocutaire l’est également de sa patrie ; mais elles semblent le plus souvent être de nature pragmatique, comme dans (21), ou l’état de choses y (« L est mort ») ne fait qu’impliciter (au sens de Grice 1975) l’état de choses x (« L est blessé »), étant donné qu’on peut mourir d’autre chose que d’une blessure :

(21) Si li dist : « Estes vos bleciés ? » – « Par foi, fait il, ançois sui mors. » (Perceval, xiie s., 20489 – cité dans Melander 1916 : 102)

« Alors il lui dit : “Etes-vous blessé ? ” – “Par ma foi, fait-il, je suis plutôt mort”. »

(22) Lustre de ta patrie, ains de tout l’univers. (Hardy, Théâtre II, 143, 1ère moitié du xviie s. – cité dans Melander 1916 : 108)

3.3. Valeurs sémantico-pragmatiques de plus tôt / plutôt

Comme c’était le cas pour ainz, plusieurs chercheurs se sont déjà penchés sur les divers usages de plus tôt / plutôt (Beaulieu-Masson & Inkova-Manzotti 2003 ; Noailly 2004 ; Bikialo 2005 ; Mokni 2008b ; Fuchs 2013, 2014 : ch. V). Comme au § 3.2, notre intérêt dans ce paragraphe sera les parallélismes entre plus tôt / plutôt et ainz et non pas les détails des analyses individuelles proposées par ces auteurs.

Comme on l’a vu au § 3.1, la valeur primitive, vériconditionnelle, de plus tôt / plutôt est temporelle et comparative. Syntaxiquement, plus tôt / plutôt est un adverbe et il peut être suivi (23) ou non (24) d’une proposition subordonnée (éventuellement elliptique) rendant la comparaison explicite :

(23) Plustost seroit obey que commandé. (O. de St-Gelais, Eurialus et Lucresse, c. 1490, 121-123)

« Cela serait obéi avant même d’avoir été commandé. »

(24) … que par poison elle avoit fait son pere morir pour parvenir plus tost a son heritage ; (Roman du comte d’Artois, 1453, 49-50)

Au niveau pragmatique, plus tôt / plutôt a plusieurs valeurs. D’une part, il peut servir à exprimer une préférence, de la part d’un référent discursif (typiquement le sujet de la proposition), pour un état de choses y. Dans cet usage aussi, le marqueur peut – mais ne doit pas forcément – être accompagné d’une subordonnée comparative exprimant l’état de choses x auquel y est préféré (25). Contrairement à ce qui est le cas pour la valeur temporelle, la comparative qui suit un plus tôt / plutôt pragmatique est invariablement elliptique, étant souvent réduite à un seul constituant. Lorsque la comparative est absente, la nature de l’état de choses x est inférable à partir du co(n)texte, comme dans (26) :

(25) … il n’est riens que je plus tost ne feisse que monseignor Lancelot ocirre (Queste del Saint Graal, c. 1220, 179-180)

« … il n’y a rien que je ne ferais pas plutôt que de tuer monseigneur L. »

(26) O dieux begnins, ne veuillés revocquer / La vie des humains car il n’est (pas) temps, / Vueillés plustost par douceur les vocquer [appeler], (La Cene des dieux, 1492, 110-111)

D’autre part, le marqueur peut dès le moyen français effectuer une reformulation corrective. Avec cette valeur-là, il entre dans plusieurs constructions différentes :

(a) Il peut marquer la correction tout seul, comme on le voit dans (27)-(28) :

(27) Car mon intention n’est pas de dire qu’on n’a que faire de se garder de leurs cautelles, […] ; plustost j’adverty et proteste qu’il n’y a nul venin de serpent si mortel ; (J. Calvin, Des scandales, 155, 143-145)

(28) la terre se couvre en un seul jour, – plutôt en une nuit de délire – se couvre de fleurs roses. (Colette, L’étoile vesper, 1950, 770)

Dans (27), où la correction suit une proposition négative, nous avons affaire à la figure de praesomptio ; cf. (5) du § 2 ci-dessus. Dans cette figure, plutôt peut être précédé d’une conjonction adversative. S’il s’agit normalement de mais, comme dans (29), (30) montre qu’il peut également s’agir de ainz :

(29) car viande non digérée engendre mauvaises humeurs et ne nourist pas le corps mais plustost le corrompt. (J. Daudin, De la erudition ou enseignement des enfans nobles, 1360-80, 155-158)

(30) Il est là-dedans fort parlé de la vanité des oracles sibyllins, et de ce qu’en croyent les moines en eux-mêmes et en particulier, non pas ce qu’ils veulent qu’on en croye, ains plutôt que le monde soit toujours bête, afin qu’ils puissent s’enrichir et continuer de profiter de la sottise et bêtise du peuple, (G. Patin, Lettres, t. 1, 1648, 625-627)

Si la proposition précédente est non négative, plus tôt / plutôt reformulatif exprimera la figure de reprehensio, typiquement – comme c’est le cas dans (28) – sous sa forme faible (cf. le schéma (3) du § 2), mais parfois aussi sous la forme forte schématisée dans (4), cf. (31) :

(31) Penserons-nous que ce soit quelque mal aveugle et sans cause qui les presse ? Plustost au contraire ils incitent la vengeance de Dieu contr’eulx et la hastent. (J. Calvin, Des scandales, 1550, 91-93)

(b) Plus fréquemment, plus tôt / plutôt apparaît dans une formule figée où il est précédé par la conjonction disjonctive ou, comme dans (32). Cette construction exprime la forme faible de reprehensio :

(32) on croyait à Paris que c’étoit une espèce de malédiction aux normands, ou plutôt de punition de ce qu’ils ne beuvoient que du sidre. (G. Patin, Lettres, t. 1, 1643, 278-279)

(c) Plus tôt / plutôt reformulatif peut être suivi d’une subordonnée comparative, invariablement de forme réduite. Il s’agit là du schéma (6), la correction ex ante. Plus tôt / plutôt est d’usage assez fréquent dans cette configuration, alors que celle-ci semble exclue dans le cas de ainz. La variante exemplifiée dans (34), où plutôt précède directement l’élément correcteur y, ressemble en outre au schéma (5) dans le mesure où l’acte de correction est annoncé d’emblée, plutôt servant – à l’instar de la négation dans le schéma (5) – comme indication de cet acte5 :

(33) Il n’est guère de tribunal en France qui n’ait rendu des jugements affreux et iniques, pour avoir mal raisonnée, plutôt que pour avoir eu l’intention de condamner l’innocence. (Voltaire, Correspondance, t. 90-92, 1775, 29-30)

(34) Le maréchal y entre en tombant, en tremblant, plutôt traîné et poussé que sur ses jambes ; (Mme de Sévigné, Correspondance, t. 1, 1673, 633-634)

On rencontre parfois des énoncés comme (35), qui mélangent deux des constructions recensées en (a)-(c) (dans cet exemple précis, ou plutôt et plutôt que), ce qui étaye l’idée qu’il s’agit au fond d’une seule et même valeur qui peut être réalisée dans différentes configurations syntaxiques :

(35) C’est une grande maladie de jugement, qui vient ou de […], ou d’ […], ou de […], ou bien plustost que tout cela, à faiblesse pour n’avoir pas la veuë assez forte et asseurée à concevoir la splendeur de la vertu en sa pureté nayfve. (P. Charron, De la sagesse, 1601, 42-43)

Comme ainz, plus tôt / plutôt peut effectuer des corrections au niveau métalinguistique. Cet usage est attesté dès la première moitié du xviiie siècle dans notre corpus :

(36) Il n’appartenoit qu’à vous de faire cesser ce règne, ou plutôt cette tyrannie de l’ignorance : (Montesquieu, Discours, 1726, 3-4)

Malgré leurs ressemblances, les usages reformulatifs-correctifs de ainz et plutôt ne se distinguent pas que par l’inexistence du schéma ex ante dans le cas de ainz, mais aussi par la nature exacte de la correction lorsque celle-ci s’effectue au niveau descriptif, plutôt que métalinguistique : alors que ainz rejette complètement l’élément corrigé comme description possible des faits, cela n’est pas forcément le cas de plutôt, où il peut s’agir plutôt du degré respectif de vérité ou de précision des descriptions x et y. Si ainz présente ainsi l’opposition qu’il marque comme une opposition contradictoire, il s’agit dans le cas de plutôt d’une opposition contraire. Ainsi, (37) (emprunté à Beaulieu-Masson & Inkova-Manzotti 2003 : 587) peut constituer une description pragmatiquement heureuse de la célèbre table « super-elliptique » de Arne Jacobsen et Piet Hein :

(37) Je dirais qu’elle est plutôt ronde que carrée.

Enfin, le plutôt du français moderne possède également une troisième valeur pragmatique, illustrée dans (38), et que nous appellerons « approximative ». Dans cet usage, plutôt fonctionne comme adverbe de degré, sans toutefois être un membre prototypique de cette catégorie morphosyntaxique (cf. Noailly 2004) : il est suivi d’un terme descriptif – typiquement un adjectif ou un adverbe – et il exprime que, si l’entité décrite par ce terme ne possède pas la qualité dénotée à un haut degré, ce terme lui convient néanmoins mieux que d’autres termes relevant du même domaine descriptif. Contrairement aux valeurs temporelle, préférentielle et reformulative-corrective, ainz n’est pas attesté avec une valeur correspondant à celle-ci :

(38) Un médecin plutôt âgé m’a accueillie. (A. Ernaux, L’événement, 2000).

3.4. Évolution diachronique des deux marqueurs

Il y a peu de doute que, dans le cas des deux marqueurs – ainz et plus tôt / plutôt – l’ordre dans lequel leurs diverses valeurs sémantico-pragmatiques se sont conventionnalisées est celui que l’on voit en (39). Plus ou moins exactement la même évolution sémantico-pragmatique est d’ailleurs attestée dans d’autres langues, par exemple pour l’adverbe anglais rather (‹ forme comparative de l’anc. angl. Hræd « rapide ») (Rissanen 2008) et pour eher en allemand (‹ anc. haut all. ēr « avant ») (Gergel 2016). Certains marqueurs d’autres langues encore en ont parcouru plusieurs étapes, tel le marqueur italien anzi (‹ lat. ante), qui est passé de la valeur temporelle jusqu’à la valeur reformulative-corrective avant d’emprunter un autre chemin d’extension (Visconti 2015) :

(39) Valeur temporelle > valeur préférentielle > valeur reformulativecorrective (> valeur approximative)

Nous allons d’abord poser la question de savoir comment nos deux marqueurs ont pu passer d’un stade à l’autre de cette évolution au § 3.4.1, pour ensuite présenter les résultats quantitatifs de notre étude de corpus au § 3.4.2.

3.4.1. Analyse qualitative

Afin d’expliquer (39), il est peut-être utile de prendre en compte également le sens spatial originel de l’adverbe / préposition latin ante (cf. §3.1). On peut concevoir le sens de base de celui-ci, « devant », comme impliquant un observateur qui dirige son regard vers une cible. Ainsi, dans la Figure 1 (empruntée à Vandeloise 1986 : 53), un être humain (= l’observateur) regarde un arbre (= la cible) ; la partie de l’arbre qui est plus proche de l’être humain constituera donc le « devant » et la partie plus éloignée constituera le « derrière » :

Figure 1. Sens spatial de ante.

Sachant qu’en Occident, nous avons l’habitude de concevoir le temps de façon plutôt linéaire, on arrive au sens temporel « avant » de ante / *antius > ainz en projetant métaphoriquement cette orientation de l’observateur sur un axe temporel, tel que l’observateur se trouve situé au point de référence temporel, regardant vers le futur. Cela est illustré dans la Figure 2, où la flèche se dirige du passé vers le futur, le point y – plus proche de l’observateur – précédant donc le point x dans le temps :

Figure 2. Sens temporel de ainz et de plus tôt / plutôt.

Quant à l’étape suivante de (39), c’est-à-dire le passage à la valeur préférentielle, on conçoit aisément comment des énoncés tels que (40)-(41), de la forme « Référent A Faire y avant de Faire x / avant que x n’advienne » ont pu servir de contextes de « pontage » (Heine 2002), en invitant l’inférence que A préfère y à x (Beaulieu-Masson & Inkova-Manzotti 2003 : 583, Mokni 2008b : 174). Cette étape constitue donc une subjectivation (Mokni 2008b : 177), au niveau de la situation décrite (cf. Traugott & Dasher 2002 : 281), du sens temporel des deux marqueurs :

(40) Ne place a Deu, qui forma tot le monde, / Que il ja muire par arme de prodome ! / Je l’ocirai ainceis a molt grant honte (Couronnement de Louis, c. 1130, 60-61)

« Ne plaise à Dieu, qui créa le monde entier, qu’il meure jamais par une épée de gentilhomme ! {Je le tuerai moi-même avant / Je le tuerai plutôt moi-même}, dans la plus grande honte »

(41) Et tant qu’au derreain li fu avis qu’il te porroit plus tost mener par fame que par autre chose a pechier mortelment (Queste del Saint Graal, 1220, 125)

« Finalement, il fut d’avis qu’il pourrait {plus rapidement te mener à commettre un péché mortel en se servant d’une femme que d’autre chose / te mener à commettre un péché mortel en se servant d’une femme plutôt que d’autre chose}. »

Là où la valeur préférentielle des deux marqueurs exprime une préférence de la part d’un référent textuel, la valeur reformulative-corrective exprime quant à elle une préférence de la part du locuteur en tant que tel. C’est-à-dire que, au lieu de « A préfère faire y », il faut comprendre « Loc préfère dire y ». Cette étape représente ainsi un pas supplémentaire dans la subjectivation progressive du marqueur (Mokni 2008b : 177), lors duquel la situation décrite est projetée sur la situation d’interlocution (Traugott & Dasher 2002 : 281). Une telle extension de sens est d’autant plus facile à effectuer que le locuteur peut être lui-même un référent textuel, comme le montrent (42)-(43) :

(42) – Ja fetes vos voz nes garnir. / – Gié ? – Voire, volez moi foïr. / – Ainz m’an irai tot a veüe. (Enéas, 115, 51-53)

« – Vous faites désormais équiper vos navires. – Moi ? – En effet, vous voulez me fuir. – Je m’en irai plutôt en pleine vue. »

(43) Et de faict, je ne dy pas qu’il les faille appeter [désirer], mais plustost qu’on les fuye tant qu’on pourra. (J. Calvin, Des scandales, 1550, 56-58)

Cela dit, notre corpus contient un certain nombre d’exemples où il semble y avoir ambiguïté entre les sens temporel et reformulatif des marqueurs, plutôt qu’entre le sens préférentiel et le sens reformulatif. Il est donc probable que l’extension de sens qui a donné naissance à l’emploi reformulatif a pu avoir une double origine :

(44) Et ladite Adete n’avoit onques mes eu cele maladie devant ce tens desus nommé que cele maladie la souprist, ainçois aloit et venoit comme saine pucele et fesoit ses autres besoignes teles com a lui apartenoient. (G. de St Pathus, Miracles de St Louis, 1300, 32-33)

« Et cette Adete n’avait jamais eu cette maladie avant son attaque, {avant / au contraire} elle allait et venait comme une saine jeune fille et vaquait à ses diverses besognes. »

(45) Car plustost tu romperas que tu ne corrigeras ceulx qui sont en mal endurcys. (J. Daudin, De la erudition, 1360-80, 9-10)

Il nous semble en outre que la politesse a pu jouer un rôle dans cette extension, et qu’elle peut potentiellement rendre compte de l’existence des constructions correctives marquées (cf. § 2). Ainsi, d’une part, la correction est menaçante pour ce qu’on appelle la « face positive » de celui qui est corrigé (Brown & Levinson 1987). Une construction reformulative-corrective qui indique à l’origine une simple préférence pour une expression y par rapport à une expression alternative x, ou bien une simple précédence temporelle de y, implicitera que, bien qu’écartée ici et maintenant, l’expression x resterait possible et pourrait en principe être énoncée par la suite, ce qui a pour effet de ménager la face de quiconque a pu énoncer, ou aurait pu penser à énoncer, x.

D’autre part, la face de l’allocutaire prime normalement sur celle du locuteur et il convient donc d’éviter l’allo-correction. En effet, comme nous l’avons déjà remarqué (cf. § 2), les conversationnalistes ont constaté une très nette préférence pour l’auto-correction. Cette contrainte peut expliquer pourquoi les locuteurs ont recours à des schémas correctifs tels que (5) (correction « en amont ») ou (6) (correction ex ante) : dans des contextes où il y a lieu de croire que l’allocutaire pourrait penser que x est le cas, et où il serait pertinent pour lui d’exprimer ses croyances à cet égard, l’usage de constructions telles que Ne pas x, ainz / plutôt y et Plutôt y que x sert à prévenir une allo-correction virtuelle en la présentant superficiellement comme une auto-correction.

Enfin, la valeur approximative de plutôt – qui est beaucoup plus récente, n’étant attestée qu’au début du xxe siècle dans notre corpus – peut être analysée comme puisant sa source dans des constructions correctives du type « plutôt y que x », où x et y sont des termes qui constituent les deux pôles d’une échelle antonymique, tels que foiblesse et force dans (46). Un tel exemple donne l’impression que ce n’est qu’après délibération que le locuteur arrive à trancher entre les deux termes, ce qui invite l’inférence que le terme finalement choisi ne s’applique que de manière approximative au phénomène ou à l’entité qu’il sert à décrire :

(46) La sensibilité physique qui est plutôt foiblesse que force de tempérament, fait les cœurs tendres ; (L. de Bonald, Essai analytique, 1800, 123-125)

3.4.2. Analyse quantitative

Pour la partie quantitative de l’analyse, tous les exemples de notre corpus ont été classés selon la valeur sémantico-pragmatique exprimée par ainz ou plus tôt / plutôt. Dans un certain nombre de cas (dont quelques-uns sont cités sous § 3.4.1), le sens du marqueur était ambigu entre deux – ou très rarement même trois – des valeurs recensées dans §§3.2-3.3. La Figure 3 ci-dessous donne les résultats quantitatifs par siècle pour ainz. Les Figures 4-6 donnent les résultats correspondants pour plus tôt / plutôt. Comme nous l’avons observé dans § 3.1, ce marqueur se scinde (presque) catégoriquement en deux à partir du xviiie siècle, si bien qu’il convient de présenter séparément les résultats représentant les xviiie-xxie siècles. Dans tous les cas, l’axe vertical représente le pourcentage des exemples de chaque période qui exprime une valeur donnée.

Figure 3. L’évolution sémantico-pragmatique de ainz.

Ce que l’on constate dans le cas de ainz, c’est que si les emplois « pragmatiques » de ce marqueur sont attestés dès les plus anciens textes, l’emploi temporel est de loin le plus fréquent au xiie siècle. En revanche, la fréquence relative des emplois « pragmatiques » – et surtout celle de l’emploi reformulatif-correctif – augmente nettement avec le temps, ce qui indique un enracinement progressif de ces valeurs. Il convient de rappeler ici que, comme l’a montré le Tableau 1 (cf. § 3.1), la fréquence globale de ainz chute précipitamment à partir du xve siècle.

Figure 4. L’évolution sémantico-pragmatique de plus tôt / plutôt, xiie-xviie siècles.

Figure 5. L’évolution sémantico-pragmatique de plus tôt depuis le xviiie siècle.

Figure 6. L’évolution sémantico-pragmatique de plutôt depuis le xviiie siècle.

Dans le cas de plus tôt / plutôt, les chiffres montrent qu’il n’y a pas d’exemples non ambigus d’emplois « pragmatiques » avant le xiiie siècle et que c’est alors l’emploi préférentiel qui est attesté en premier. Ce n’est qu’à partir du xive siècle que l’on rencontre des exemples univoques de l’emploi reformulatif-correctif, cet emploi commençant à prendre de l’essor au xve siècle, et surtout au xvie siècle, où il devient la valeur dominante du marqueur. Nous avons vu dans le Tableau 2 (§ 3.1) que, contrairement à ce qui est le cas de ainz, la fréquence globale de plus tôt / plutôt augmente à partir du xive siècle.

4. Conclusion : ainz et plus tôt / plutôt comme cycle de pragmaticalisation

Sur la base des observations faites au § 3, il semble que les deux marqueurs ont connu – à partir de sémantismes « sources » fort semblables – une évolution relevant du processus de pragmaticalisation. Ce processus a donné lieu dans les deux cas à des valeurs « cibles » qui, elles aussi, se ressemblent beaucoup, sans être tout à fait identiques. Cependant, les étapes successives de cette pragmaticalisation ont eu lieu à des époques différentes pour chaque marqueur, la pragmaticalisation de ainz ayant précédé celle de plus tôt / plutôt dans le temps. Les résultats de l’analyse diachronique quantitative donnent ainsi l’impression que plus tôt / plutôt a, pour ainsi dire, empiété successivement sur tous les terrains fonctionnels de ainz. Prises ensemble, les évolutions diachroniques des deux marqueurs semblent donc constituer un exemple d’un phénomène récemment découvert, de manière indépendante, par Hansen (2014) et par Ghezzi & Molinelli (2014), à savoir les « cycles sémantico-pragmatiques » ou « cycles de pragmaticalisation »6. Ce qu’ont découvert ces auteurs, c’est que, à l’instar de certains marqueurs (morpho) syntaxiques, telle la négation en français et dans bien d’autres langues (cf. le célèbre Cycle de Jespersen : e.g. Jespersen 1917, Hansen 2011) les marqueurs pragmatiques peuvent évoluer de manière quasi cyclique.

Selon Hansen (2018a / b), un cycle sémantico-pragmatique a les caractéristiques suivantes : (a) une expression linguistique e dotée d’un sens vériconditionnel se pragmaticalise en développant de nouveaux emplois non-vériconditionnels ; (b) à partir d’un certain moment, une nouvelle expression e’ commence à remplir la fonction vériconditionnelle originelle de e ; (c) selon que e aura déjà perdu son emploi originel ou non, elle se trouvera concurrencée ou tout simplement remplacée par e’ dans cet emploi ; (d) à son tour, e’ développera progressivement des sens « pragmatiques » qui ressemblent à ceux développés antérieurement par e ;(e) ce type d’évolution peut avoir lieu plus d’une fois dans l’histoire d’une langue.

Hansen (2014) apporte l’exemple de l’évolution des marqueurs iam > ja > déjà, du latin au français ancien et moderne, dont chacun, à partir de sens aspectuo-temporels originels étroitement apparentés, développe des sens « pragmatiques » semblables à ceux des deux autres. Puisque iam est à la fois l’étymon de ja et de déjà (‹ dès ja), Hansen (2018a) parle dans ce cas d’un cycle « sémasiologique ». Hansen (2018b) analyse l’évolution des marqueurs latin et français nunc > or > maintenant, montrant que, malgré leurs étymologies tout à fait différentes, ces trois marqueurs partagent un emploi vériconditionnel de déictique temporel qui donne lieu à des extensions pragmatiques quasi identiques, un cas de figure que Hansen (2018a) considère comme constituant un cycle « onomasiologique ». Le cycle formé par ainz > plus tôt / plutôt est lui aussi de nature onomasiologique.

Comme l’ont constaté von der Gabelentz (1901 : 256) et Meillet (1921 : 140) à propos des cycles de grammaticalisation évoqués ci-dessus, il s’agit, dans le cas des cycles de pragmaticalisation aussi, de mouvements de spirale, plutôt que de cycles au sens strict. Ainsi, nous avons vu dans § 3.3 in fine que, dans l’emploi reformulatif-correctif, plutôt ne se comporte pas exactement de la même façon que ainz. Nous avons vu aussi que plutôt possède une valeur assez récente que ainz n’a jamais connue, à savoir la valeur approximative7.

Il est encore trop tôt pour dire quelle est la fréquence globale des cycles de pragmaticalisation à travers les langues, et donc pour pouvoir mesurer l’importance générale du phénomène pour une théorie du changement linguistique. Ce que nous pouvons dire dès maintenant, c’est que l’existence de tels cycles vient étayer l’applicabilité du Principe d’Uniformité (Labov 1994 : 21) dans l’étude des changements sémantico-pragmatiques, malgré les réserves exprimées par Taavitsainen & Jucker (2008) : il semble en effet que des expressions sources qui se ressemblent au niveau de leurs sens permettent les mêmes types d’inférences, et peuvent de ce fait donner lieu à des types d’extension de sens semblables, à travers les époques (ainsi qu’à travers les langues, cf. § 3.4). Ce constat n’est pas sans importance pour la sémantique historique, surtout dans la mesure où cela pourra aider les chercheurs qui s’occupent de langues moins bien documentées que le français à faire de la reconstruction sémantique interne (Traugott 1986).

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1 University of Manchester, Linguistics and English Language ; School of Arts, Languages and Cultures.

2 Depuis Melander (1916 : 46), les chercheurs sont d’accord pour penser qu’il n’y a pas de différence de sens entre la forme courte et la forme longue, mais la forme courte semble être préférée en ancien français, alors que la forme longue prend de l’essor en moyen français (Rodriguez Somolinos 2002 : 519-520).

Dans l’ancienne langue, ainz et ainçois pouvaient tous deux s’écrire de plusieurs manières différentes. Pour des raisons de simplicité, le présent texte utilisera désormais la graphie ainz pour parler du morphème en tant que tel, quelle que soit sa forme précise.

3 Comme pour ainz (voir note 2), il y avait en français médiéval tout un éventail de graphies différentes pour plus tôt / plutôt.

4 Dans § 3.4.1 ci-dessous, nous proposerons une justification de l’existence des schémas (5) et (6), en faisant appel à la théorie de la politesse.

5 Comme le montre (35), l’ordre plutôt que x, y est possible également. Vu qu’il s’agit là de l’unique exemple de notre corpus, cet ordre semble être extrêmement rare lorsque plus tost / plutôt exprime la valeur reformulative-corrective. Il est en revanche assez fréquent lorsqu’il s’agit de la valeur préférentielle du marqueur.

6 Sans parler de cyclicité, les études de Badiou-Monferran (2007) et de Mokni (2008b) préfigurent dans une certaine mesure notre analyse, en considérant plutôt comme ayant remplacé ainz en tant que marqueur pragmatique.

7 À cela, il convient d’ajouter que nous ne pensons pas que la disparition de ainz soit à mettre exclusivement sur le compte de la pragmaticalisation progressive de plus tôt / plutôt. Comme plusieurs chercheurs l’ont montré, l’évolution de la conjonction adversative mais (Melander 1916 ; Kleiber 1978 ; Rodriguez Somolinos 1991, 2002 ; Badiou-Monferran 2007), ainsi que celle du connecteur au contraire (Mokni 2008a), ont dû jouer un rôle important dans ce processus.