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Chapitre VI: Aspects du temps chez Pindare1

André HURST

μακρά μοι νεῖσθαι κατ᾿ ἀμαξιτόν. ὥρα

γὰρ συνάπτει καί τινα

οἶμον ἴσαμι βραχύν. (P. 4, 247-248)

Il serait long, le retour par la route : le temps me presse et je connais un raccourci.

Pindare ne saurait être plus explicite sur la question de son intervention délibérée dans le tissu légendaire : l’auditeur est amené à constater, en plein récit, que la légende ne progresse pas dans le poème selon un déroulement qui lui serait propre, en vertu de moyens par lesquels elle s’imposerait sans alternative possible au poète et à l’auditoire. C’est bien le poète qui choisit les chemins qui s’offrent à lui dans ce vaste tissu. On sait qu’il se réserve d’emblée le droit de faire son choix parmi les données légendaires – voir le cas célèbre de la première Olympique (O. 1,52-53) ; ici, Pindare se fonde sur un autre privilège du métier poétique, privilège ou servitude retournée en privilège : le devoir ou le pouvoir de condenser le récit, de choisir le tempo dans le déroulement du poème en introduisant délibérément des syncopes (le « raccourci »), en refusant explicitement un usage du temps du récit pour en prôner un autre2.

Dans cet exemple, il est évident que Pindare se trouve à un point de sa cantate où l’on pourrait avoir le sentiment qu’il n’a que trop tardé : le récit de la légende des Argonautes, dans la quatrième Pythique, prend par moment l’allure et les dimensions d’un livret d’opéra et les « règles » du genre ont été sinon enfreintes du moins distendues. Public et destinataire de l’épinicie attendent un retour à l’éloge du vainqueur3, et cette déclaration programmatique sert de transition en même temps qu’elle signale à qui veut l’entendre que le poète n’a pas oublié sa double allégeance : à son commanditaire et aux Muses de la poésie lyrique. Il n’en reste pas moins que l’indice livré dans ce texte nous met sur la voie d’une question que l’on ne saurait éluder dans l’analyse des épinicies de Pindare (et jusqu’à un certain point dans les fragments qui nous sont conservés par ailleurs) : comment le poète s’y prend-il avec le temps, de quelle manière résout-il les problèmes que pose à tout conteur – et l’épinice relève en partie de la classe des récits – la nécessité d’assumer un temps pour le transposer dans un autre, de saisir des événements déjà pourvus d’un développement chronologique supposé propre et de développements éventuels dans des temps narratifs divers pour lui attribuer ce qu’on pourrait appeler un nouveau temps ?

Raconter, c’est jouer avec le temps, la chose n’a pas besoin d’être démontrée. Ce jeu, si l’on veut, ou plutôt cette nécessité d’introduire la matière du récit dans le tissu chronologique revêt pourtant divers aspects qu’il importe de distinguer au niveau le plus élémentaire4.

Pour commencer, il y a le fait que le récit ne coïncide que très exceptionnellement dans sa durée avec le fait rapporté. Cela implique par conséquent une condensation du temps sur l’ensemble du trajet parcouru par le récit, ou plus rarement une extension du temps (plus rarement dans la littérature grecque). Or, cette condensation n’est pas homogène, comme le montre bien la conscience qu’en a Pindare dans le passage dont nous somme partis. Dans cette même quatrième Pythique, d’ailleurs, il a recouru déjà à des tempi extrêmement contrastés, s’il est permis d’emprunter un terme au vocabulaire musical élémentaire ; ne prenons qu’un exemple : quarante-six vers sont consacrés à la première rencontre de Jason et de Pélias (P. 4,78-123), laquelle n’a pu durer selon la vraisemblance qu’une fraction de journée. Ces quarante-six vers sont suivis de onze vers (P. 4,124-134) rapportant ce qui s’est déroulé selon le poète en six jours (cf. 130-132). On peut donc se demander quelles sont les conditions favorables à ce type de grossissements ou au contraire à ces accélérations, s’il est possible d’en entrevoir de constantes ou s’il faut s’en remettre aux liens que de tels passages entretiennent avec l’objectif du texte.

D’autre part, les images de cheminement auxquelles Pindare recourt dans le texte cité de la quatrième Pythique sont fréquentes chez lui, comme on sait, pour indiquer le parcours du texte le long d’un axe chronologique5. Il se trouve que les exemples parallèles montrent bien dans ce cas le choix qui s’offre au poète : il peut parcourir l’axe chronologique dans le sens qu’il jugera préférable. Dans la sixième Olympique, par exemple, il demande à l’aurige d’attacher son char afin de pouvoir parcourir un « chemin pur » (O. 6,22 sqq.) : ce chemin remonte le cours du temps de façon très explicite, puisque le parcours décrit par le poète est celui qui mène de l’instant présent – où il donne un ordre à un aurige présent et fait allusion à la victoire que ce dernier vient de remporter – jusqu’au temps légendaire dans lequel il rejoint Pitané. Le va-et-vient du récit le long de l’axe chronologique n’est pas toujours explicité avec tant d’insistance, mais il n’en est pas moins observable très généralement dans les épinicies. On pourrait même dire que si la condensation du récit est un procédé inévitable dans le traitement du contenu, le va-et-vient le long de l’axe chronologique constitue une donnée obligée de l’épinicie : ne doit-elle pas célébrer au présent une victoire qui a déjà eu lieu ? Plus encore, elle a pris l’habitude de remonter aux antécédents du vainqueur, parfois à ceux des membres de sa famille ; encore plus loin du moment présent, elle recourt librement aux données légendaires pour illustrer, fonder, expliquer l’événement qui lui sert de prétexte.

Ainsi, dans le cas d’un poète qui présente une narration à l’intérieur d’une épinicie, l’usage qui est fait de la chronologie des récits, le devoir de les insérer dans une trame temporelle nous apparaissent comme pourvus de deux aspects : il y a ce qu’on pourrait nommer des écarts chronologiques, ou « anachronies » pour reprendre le terme désormais en circulation6, et qui sont une donnée obligée du genre même de l’épinicie ; il y a par ailleurs l’art de la syncope, le jeu sur le tempo du récit, qui consiste à condenser plus ou moins les durées à l’intérieur de narrations qui sont déjà, par définition, du temps condensé. Par simple souci de commodité, ces deux directions vont faire l’objet d’un examen séparé.

Écarts chronologiques

Les écarts par rapport à ce qu’on pourrait nommer une chronologie rigoureuse du récit fourmillent dans les épinicies de Pindare. C’est même l’un des tout premiers obstacles auxquels on se heurte à la lecture de ces poèmes. Les inventorier sans plus n’aurait pas beaucoup de sens. En revanche, on peut tenter de les classer en se fondant sur les procédés mis en œuvre pour introduire dans le texte une transgression de la chronologie rigoureuse. En outre, il peut être intéressant d’observer si les procédés varient à l’intérieur d’un même poème, si le poète tente de dissimuler la transgression ou s’il tente au contraire de la mettre en relief.

Sur le plan des procédés, on peut définir aux deux extrêmes des possibilités observables une attitude « minimale » d’une part, une attitude « maximale » de l’autre. Entre ces deux extrêmes, il semble y avoir place pour des combinaisons et pour des paliers intermédiaires.

L’attitude minimale consiste à gommer en quelque sorte la transgression par rapport à la chronologie en recourant aux divers moyens qu’offre la syntaxe. Une simple proposition relative, temporelle ou participiale, permet au poète de « faire le saut » en avant ou en arrière le long de l’axe du temps. Au contraire, l’attitude maximale consiste dans une gesticulation du poète s’investissant à la première personne dans le texte pour désigner à l’attention de l’auditeur le procédé par lequel il s’éloigne de la chronologie rigoureuse7.

Voici quelques exemples significatifs de l’attitude minimale.

L’intrusion de Pélops dans la première Olympique (25) s’opère par le moyen d’un simple pronom relatif : l’éloge de Hiéron amène celui de Syracuse « colonie de braves, fondation du Lydien Pélops »,

τοῦ μεγασθενής ἐράσσατο Γαιάοχος

Ποσειδάν κτλ

dont s’éprit le puissant Poséidon, maître de la terre, etc.

Le saut vers le temps légendaire est en quelque sorte masqué ; il devient l’appendice d’une espèce de scholie attachée au nom de la ville du vainqueur8. La discrétion du procédé est encore plus marquée lorsqu’il permet le passage d’un lieu mythique à un temps mythique comme c’est le cas, par exemple, dans la quatrième Néméenne (N. 4,46 : passage de la mention de Chypre à celle de Teucros).

Dans la septième Olympique, au moment où le poète veut faire reculer son récit jusqu’au temps qui voit naître Athéna, il recourt à l’imbrication d’une participiale dans une temporelle (O. 7,35-37) :

ἁνίχ᾿ Ἁφαίστου τέχναισιν

χαλκελάτωι πελέκει πα-

τέρος Ἀθαναία κορυφὰν κατ᾿ ἄκραν

ἀνορούσαισ᾿ ἀλάλαξεν ὑπερμάκει βοᾶι.

Lorsque, par l’art d’Héphaïstos, sous le coup de la hache de bronze, du haut du chef de son père Athéna s’élança, puis poussa un cri de sa voix terrible.

Le point le plus éloigné dans le passé est rejoint dans l’énoncé du participe ἀνορούσαισ(α) sans même qu’on ait l’impression d’un véritable récit rétrogradant, tant le participe aoriste constitue un moyen usuel d’attirer dans un temps donné des éléments d’un temps antérieur.

Il n’est pas besoin d’insister sur le fait que cette possibilité offerte par la proposition circonstancielle participiale est richement représentée chez Pindare, en particulier lorsqu’il s’agit d’évoquer le passé du vainqueur (e.g. O. 4,11 ; O. 5,8, etc.).

Remarquons que c’est par le rattachement à une figure notoirement située dans le passé que ce procédé syntaxique minimal a la meilleure chance de donner l’illusion d’une sorte de perception d’un présent continuel, présent dans lequel coexisteraient les différents moments d’une chronologie. En effet, si l’on voulait d’ores et déjà présenter un cas dans lequel on peut interpréter le procédé, les vers 22 sqq. de la deuxième Olympique seraient particulièrement frappants. Cette ode annonce à Théron d’Agrigente qu’il a une chance d’échapper au temps et de devenir l’un des « Bienheureux » ; il s’agit par conséquent, dans le texte, de faire communiquer diverses phases du temps d’une part, et d’autre part le temps des mortels et le non-temps des Bienheureux. Il y a donc en présence une couche chronologique où le temps ne s’écoule pas (le non-temps), une autre où vivent Théron et Pindare, et, entre les deux, les couches dans lesquelles se manifeste l’existence d’une règle cosmique applicable en particulier aux descendants de Cadmos. Pour les mettre en communication, Pindare utilisera tout procédé de nature à masquer les écarts chronologiques. La proposition relative qui a pour antécédent les filles de Cadmos (O. 2,23) se place dans la même ligne que les verbes au présent dont Pindare émaille son ode : il faut que la totalité du temps soit présentée comme unifiée si l’on veut que Théron et son auditoire puissent entrer de plain-pied dans la communauté de Rhadamanthe, de Pélée, de Cadmos et d’Achille9. Un autre indice va dans le même sens : en effet, au vers 37, Pindare évite un adjectif qui soulignerait l’écoulement du temps : pour désigner un temps ultérieur, il recourt à l’expression « un autre temps » (ἄλλωι χρόνωι) alors qu’il dispose du tour ὑστέρωι χρόνωι « dans un temps ultérieur » (cf. Slater [1969] s.v. χρόνος).

On passe à plus d’ostentation lorsque le poète prend la peine d’indiquer que l’on change de temps. En général, l’indice est un adverbe comme ποτε soulignant le fait qu’on recule dans la chronologie alors qu’on aurait pu masquer le fait en recourant aux procédés de l’attitude minimale.

Le cas le plus simple est celui dans lequel ποτε insiste sur l’oppositions entre ce qui vient d’être énoncé et un état donné pour actuel. Ainsi, dans la première Pythique, lorsqu’il est question de Typhôs (16-17) :

τόν ποτε

Κιλίκιον θρέψεν πολυώνυμον ἄντρον· νῦν γε μάν…

lui qu’autrefois le glorieux antre de Cilicie a vu croître. Mais à présent etc. (Cf. encore, dans le même sens, e.g. P. 12,6).

On trouve un cas plus subtil dans la troisième Olympique (13-14) :

γλαυκόχροα κόσμον ἐλαίας, τάν ποτε

Ἴστρου ἀπὸ σκιαρᾶν

παγᾶν ἔνεικεν Ἀμφιτρυωνιάδας, κτλ.

la sombre parure de l’olivier, qu’autrefois le fils d’Amphitryon avait rapportée des sources ombragées de l’Istros, etc.

Dans ce passage, le besoin de souligner d’un trait léger l’antériorité de cet acte d’Héraclès s’explique peut-être par un besoin de clarté : peu avant, Héraclès a été mentionné pour la première fois dans l’ode comme celui qui avait donné les « anciens préceptes » des jeux olympiques (O. 3,11, ἐφετμὰς Ἡρακλέος προτέρας). Le recours à ποτε pour marquer que cette phase ultérieure du texte correspond à une phase antérieure de la chronologie permet donc de mettre en place la séquence des faits dans son ordre « normal ». On voit ainsi apparaître la possibilité de distinguer des couches du temps par l’emploi de divers indices lexicaux dans le même segment de l’ode.

Dans la perspective d’une clarification des rapports chronologiques, le procédé permet également de marquer avec une netteté dépourvue d’emphase la frontière entre le temps dans lequel se situe le passé du vainqueur et de sa famille d’une part, et le temps de la légende d’autre part (e.g. N. 4,25 ; N. 5,9 etc.).

À considérer le premier et le deuxième cas, on a l’impression que les niveaux différents de la chronologie sont appelés à s’enrichir l’un l’autre et cela principalement de deux manières, selon qu’il est question d’un antécédent légendaire ou d’un antécédent du vainqueur et de sa famille.

Dans le premier cas – antécédent légendaire –, le recours au passé donné explicitement comme un élément relevant d’une couche différente de la chronologie permet au poète d’ajouter une dimension au présent : il introduit alors dans son ode une valeur servant de garantie incontestable du fait même de son antériorité affichée. Dans le second cas, plus le procédé qui entraîne dans le présent de l’ode le passé du vainqueur est discret, plus la séquence chronologique en tant que telle cédera le pas à la suggestion d’une sorte de simultanéité. Ajoutons que le recours à une terminologie qui vient souligner le passage d’une couche à l’autre est justement propre à marquer la pluralité des moments envisagés et à rendre possible la notion même de leur interaction.

On s’approche ici d’une visions générale de la chronologie dont le cas particulier le plus symptomatique est sans doute l’indication d’une cause. Par définition, une cause précède chronologiquement un effet ; par conséquent, l’écart chronologique introduit à l’occasion d’une telle mention risque à la limite de passer inaperçu : la couche temporelle qui contient la cause est solidaire de celle où se manifestent les effets. Ainsi, dans la première Olympique, aux vers 60-61, lorsque Pindare évoque le crime de Tantale, c’est ὅτι qui introduit l’écart chronologique. De façon similaire, dans la troisième Olympique au vers 19, un γάρ sert de jointure entre le temps de la fondation des jeux olympiques et celui de l’arrivée des oliviers apportés par Héraclès.

Les exemples sont ici nombreux et l’on peut se passer de les multiplier. On observera cependant encore qu’il peut arriver que l’indication d’une cause drainant un temps antérieur soit marquée elle aussi d’un indice soulignant explicitement son antériorité : dans la deuxième Pythique, le poète mentionne les deux fautes d’Ixion, le meurtre de son beau-père et la tentative de séduction d’Héra (P. 2,30-34) : la seconde cause est accompagnée d’un ποτε qui ne la distingue pas de la première, les deux fautes étant données dans l’ordre chronologique ; ποτε accompagne l’ensemble10 : ce repère indique ici l’antériorité des fautes par rapport au châtiment, mais plus encore, peut-être, l’aspect ponctuel du temps de la faute par opposition à la durée dans laquelle se déroule le châtiment.

Enfin, moyen plus ou moins dissimulé d’attirer dans le texte un écart chronologique, la cause elle-même peut se présenter de manière dissimulée, comme c’est le cas dans ces questions posées dans la onzième Pythique à propos de Clytemnestre qui vient de tuer Agamemnon et Cassandre (P. 11,22-25) :

… πότερόν νιν ἄρ Ἰφιγένει ᾿ ἐπ᾿ Εὐρίπωι

σφαχθεῖσα τῆλε πάτρας

ἔκνισεν βαρυπάλαμον ὄρσαι χόλον ;

ἢ ἑτέρωι λέχεϊ δαμαζομέναν

ἔννυχοι πάραγον κοῖται ;

Est-ce le sacrifice d’Iphigénie sur l’Euripe, loin de la patrie, qui l’a poussée à mettre en marche sa colère au bras pesant ? Ou bien les nuits passées dans un autre lit l’avaient-elle soumise et séduite ?

Quelle que soit la forme sous laquelle elles se présentent, de telles indications de causes, on le constate, permettent d’attirer dans le texte des faits antérieurs liés au récit par un lien de connexion perçu comme particulièrement étroit. Il est évident toutefois que dans une vision du monde où le poète peut affirmer que Χρόνος, « le Temps », est le père de toutes choses (O. 2,7), une causalité diffuse baigne l’ensemble de l’axe chronologique : même l’énoncé, au passage, d’un nom héroïque ne saurait relever du hasard, surtout lorsqu’on est le porte-parole des Muses. Ainsi, qu’il soit crûment donné pour cause ou qu’on le cite en qualité de garant marqué d’un aspect causal, l’élément venu du passé éclaire le texte et lui confère de la solidité.

Lorsque c’est le vainqueur ou sa famille qui est l’objet d’une mise en situation explicite dans le passé, l’infraction chronologique peut également présenter un aspect plus simple : celui de permettre une accumulation de faits. Les temps et les lieux des victoires antérieures viennent en quelque sorte multiplier l’effet produit par l’énumération des victoires elles-mêmes.

Cependant, en filigrane, c’est encore l’axe du temps qui s’identifie à celui, familial, de la φυά. La causalité naturelle s’incarne dans l’écoulement du temps. C’est donc simultanément un effet d’accumulation et un renforcement de la solidité des affirmations que l’on perçoit au travers de ces écarts chronologiques à partir du présent : l’instant vécu par le destinataire de l’ode et par les auditeurs se trouve alors, en quelque sorte, élargi.

L’auditeur de Pindare, toutefois, devait être plus frappé, et de manière plus immédiatement sensible, par le procédé qui consiste pour le poète à intervenir directement, à recourir à une forme de première personne. Cette première personne pose du reste un problème bien connu depuis l’Antiquité : on ne peut toujours décider s’il s’agit du chœur ou du poète lui-même11. Sans entrer ici dans cet aspect du problème, on peut relever que dans l’ensemble des épinicies, l’intrusion de la première personne, qu’elle s’accompagne ou non de considérations relatives à l’art du poète, n’a pas pour unique objectif de souligner des écarts chronologiques : dès la première ode que nous possédions, la dixième Pythique, le poète s’investit personnellement (P. 10,4) : le procédé permet dans ce cas particulier de souligner le rapport du poète et de son commanditaire. On trouve un cas semblable dans la première Néméenne (N. 1,18-24). Ailleurs encore, le poète se sert du procédé pour marquer le rapport qu’il entretient avec les divinités qui l’inspirent (fr.150 S.-M.), tandis que d’autres cas présentent une combinaison de ces deux possibilités (O. 9,21-27), et ainsi de suite. Cependant, la dixième Pythique elle-même nous offre un exemple d’investissement du moi poétique à l’occasion d’un écart temporel : il s’agit du passage où le poète revient au premier plan pour donner l’ordre d’« arrêter la rame » (P. 10,51), ordre précédé d’une maxime dans laquelle le poète s’est déjà mis en avant. L’ordre ainsi donné permet un saut dans le temps, placé sous le signe ambivalent de l’abeille – simultanément ordre et liberté12 –, saut qui permet un retour à la circonstance de célébration qui motive le chant. Le plus ancien des poèmes de Pindare nous offre ainsi l’exemple d’un usage modulé de la première personne, dont l’un des cas au moins accompagne une transgression de la stricte chronologie des faits, puisqu’on y observe le saut du temps légendaire au temps du poète sans étape intermédiaire.

Une telle perspective nous ramène aux vers de la quatrième Pythique sur lesquels nous nous sommes appuyé au départ. Ils nous proposent un cas évident d’une intervention personnelle du poète mettant le doigt sur la transgression. Cette dernière est ici présentée comme un effet de l’art, et même d’un art supérieur (P. 4,248). Poursuivre le récit en suivant une stricte chronologie serait le fait d’ignorants. Fidèle à un procédé qui commande plus d’un aspect de cette ode, Pindare retourne en symptôme de liberté et de maîtrise ce qui constitue en fait une obligation à laquelle il doit satisfaire13, et cette obéissance aux contraintes du genre prend ainsi le masque de la liberté poétique. À ce nœud du texte, l’affirmation d’une présence du poète et de son art supérieur souligne à la fois l’importance du rôle du poète et l’aspect crucial d’un point de l’ode où s’opère la rupture d’avec une chronologie rigoureuse.

Il peut arriver que le même ensemble de procédés serve un dessein exactement opposé : masquer le saut chronologique au lieu de le montrer du doigt. Dans la célèbre déclaration de supériorité que Pindare inclut à sa deuxième Olympique (O. 2,83-88), on retrouve les éléments constitutifs observés dans les vers 247-248 de la quatrième Pythique : mise en évidence du moi poétique, allusion à d’autres manières possibles de procéder, désignation d’autres poètes dont Pindare déclare triompher sans peine. En outre, comme dans la quatrième Pythique, on se trouve à un nœud chronologique important : le poète va devoir faire un saut. En effet, évoquant les Bienheureux dans leur île, il a été amené à reculer dans l’axe du temps, voire à sortir du temps14 : Rhadamanthe, l’époux de Rhéa (Cronos), Cadmos et Pélée baignent encore dans un présent intemporel. Mais Pindare veut offrir à Théron, descendant de Cadmos, une passerelle lui permettant d’accéder à ce monde ; donc, après l’évocation de Pélée et de Cadmos, il va montrer comment un descendant de Pélée a trouvé accès au monde des Bienheureux : la conclusion implicite sera qu’un descendant de Cadmos – Théron – prendra pied lui aussi dans l’île des Bienheureux. Or, l’arrivée d’un nouveau venu, Achille, contraint le poète à quitter le climat du présent intemporel. Pour évoquer ce fait précis, il doit fixer des repères chronologiques. Dès lors, le poème risque de glisser vers la réapparition explicite d’un axe chronologique, et cela au moment où une telle dimension est la moins souhaitable : Pindare a besoin d’affirmer une communication directe entre le présent vécu par Théron et l’intemporel vécu par les Bienheureux. Pour éviter cet écueil, sitôt qu’il a mentionné l’arrivée d’Achille dans cet univers, Pindare s’empresse d’évoquer des adversaires malheureux du héros. On pourrait craindre que le poète n’accentue ainsi le sentiment d’un temps passé par l’évocation de la guerre de Troie : il va tout au contraire s’ingénier à diluer ainsi ce point trop apparent de l’axe chronologique. Trois adversaires d’Achille font trois possibilités de sujets poétiques. Nous avons donc obliqué vers l’art du poète, et la question de l’art du poète nous ramène au présent sans que l’auditeur s’en avise. Ainsi s’opère la jonction entre deux aspects du présent que Pindare exploite au long de cette ode : le présent de l’auditoire et le présent qui exprime l’intemporel, ces aspects dont la mise en contact est si nécessaire à la démonstration que Pindare entend faire devant Théron. Le saut chronologique est totalement occulté.

On observe ainsi que l’ensemble des mêmes données peut servir aussi bien à mettre en relief la rupture qu’à l’effacer : le cas de la deuxième Olympique se situe à l’extrême opposé de celui de la quatrième Pythique, en dépit des ressemblances que l’on peut relever. On pourrait même dire que c’est l’ensemble de ces ressemblances qui permet de faire ressortir l’ambivalence de l’usage que le poète peut faire de son matériel.

À ce stade, il n’est pas nécessaire de pousser plus loin une classification simple des cas de transgression : les exemples que nous avons pris pour passer des cas les moins visibles de transgression aux cas les plus voyants montrent qu’un accord avec la donnée fondamentale de chaque ode joue un rôle prépondérant, au point que même l’apparition explicite du poète et de son art peuvent le cas échéant servir des propos diamétralement opposés. Mais nous n’avons pas considéré encore la possibilité d’une coexistence des différents types de transgression à l’intérieur d’un même poème.

La deuxième Olympique nous offre l’exemple d’une série d’écarts qui entretiennent avec l’intention fondamentale de l’ode des rapports particulièrement évidents. Nous avons déjà pris en compte deux passages de cette ode, l’un au niveau minimal (O. 2,22 sq.), l’autre à l’extrême opposé (O. 2,83-88). Si l’on considère à présent l’ensemble de l’ode, on peut dénombrer six cas de transgression, dont l’un (O. 2,56) présente un aspect qualitatif particulier.

Les trois premiers cas sont du type minimal : une simple relative permet le passage dans un temps antérieur. Un système d’analogies est observable, qui relie ces trois cas l’un à l’autre. Les deux premiers (O. 2,9 et O. 2,22 sq.) sonnent de la même façon, avec leur pronom relatif en deuxième position après une forme verbale :

2,9 … καμόντες οἳ πολλὰ θυμῶι…

2,23 … ἔπαθον αἳ μεγάλα…

Le plan syntaxique crée ainsi le sentiment d’un parallélisme entre la geste des Emménides et celle des filles de Cadmos15 (on sait à quel point cela pouvait convenir à Théron et à ses prétentions d’être issu de Cadmos). D’autre part, on remarque que le deuxième et le troisième cas (O. 2,22-23 et O. 2,38-39) offrent à leur tour une analogie : ils sont l’un et l’autre contigus à des ensembles de maximes. Le deuxième cas est comme incrusté dans l’ensemble qui débute au vers 15 et qui insiste sur l’aspect irréversible du temps pour lui opposer le pouvoir bienfaisant des ἐσλὰ χάρματα (« joies nobles ») et des κρέσσονα ἀγαθά (« biens dominants »). Le troisième cas est immédiatement consécutif à l’ensemble de maximes qui débute au vers 31 et qui constitue comme un écho de la série dans laquelle s’insère le deuxième cas : limites de la condition mortelle, va-et-vient du bonheur et du malheur en sont les thèmes. À noter la fréquence de χρόνος dans ce passage : dans le deuxième cas (O. 2,17), il est personnifié comme « père de toutes choses », puis, dans le troisième cas (O. 2,37) il est repris au sens courant, mais dans l’expression exceptionnelle ἄλλωι χρόνωι (« en un autre temps »). Ce tour, par opposition avec ὑστέρωι χρόνωι, (« en un temps ultérieur ») semble nier l’écoulement irréversible du temps et proposer par avance des temps juxtaposés dont Pindare a besoin pour introduire Théron dans la société des Bienheureux. Entre deux (O. 2,30), le bonheur d’Inô est décrit comme prenant place « dans la globalité du temps » (τὸν ὅλον ἀμφὶ χρόνον).

Les liens qu’entretiennent les trois cas, tout comme les mentions répétitives du temps, semblent avoir un objectif : aplanir les accidents chronologiques du récit, ou accréditer à tout le moins la communicabilité des couches du temps mises en œuvre : par les ressemblances formelles, par le contexte, par le passage d’un « temps irréversible » à un « temps autre » à travers un temps « global ».

Deux autres cas d’anachronie ont été pris en considération déjà : il s’agit du couple de transgressions formé par l’introduction d’Achille d’une part (O. 2,79)16 et de l’autre par le saut jusqu’au présent habilement camouflé à la faveur d’une mise en évidence du poète (O. 2,83-88).

Enfin, on peut se demander si l’évocation de l’« avenir » (O. 2,56, τὸ μέλλον) constitue un réel écart chronologique. La réponse semble se trouver dans la valeur que le poète confère à son récit : saut dans l’avenir de Théron, sans doute, et de tous ceux qui méritent le même sort fortuné, mais simultanément évocation d’un ordre permanent du monde, c’est une sorte de temps qui s’écoule en parallèle du temps des mortels, ou plutôt qui donne l’impression de ne pas s’écouler. Nous avons vu les difficultés que cela pose au poète et cédé à la tentation de l’appeler, à titre indicatif, du non-temps.

Sauts camouflés, écarts aplanis, présent intemporel, ces procédés font résonner l’ode dans une tonalité de « présent majeur ». La diversité des moyens mis en œuvre pour opérer les écarts chronologiques fait qu’ils prennent leur vrai sens dans un jeu de parallèles, jeu subordonné à l’intention fondamentale de l’ode. Rappelons que cela est beaucoup plus immédiatement sensible à un auditoire qui prend connaissance globalement de l’œuvre qu’aux scholiastes qui sont matériellement contraints de la fragmenter dans leur lecture.

Par opposition avec cette ode, on peut considérer la septième Olympique, dans laquelle une certaine fréquence des remontées le long de l’axe chronologique constitue un trait saillant. Pindare claironne sa première transgression : O. 7,20-21 entre dans la catégorie « maximale », celle où le poète pointe sur l’anachronie un doigt indicateur :

ἐθελήσω τοῖσιν ἐξ ἀρχᾶς ἀπὸ Τλαπολέμου

ξυνὸν ἀγγέλλων διορθῶσαι λόγον.

Je veux à ces gens tenir un droit discours en remontant à l’origine et depuis Tlépolème proclamer leur commune histoire…17

Suit la légende de Tlépolème « le fondateur de cette terre » (O. 7,30), comment il tua Licymnios, comment il dut alors consulter Apollon. La réponse d’Apollon contient le deuxième écart (O. 7,34) : Tlépolème doit se rendre au lieu entouré par la mer dans lequel, jadis (ἔνθα ποτε O. 7,34), Zeus avait fait « neiger » de l’or18 ; le texte se déroule ensuite comme un récit circulaire : la mention de la « neige » d’or appelle une digression à la faveur de laquelle Pindare recule dans le temps jusqu’au moment de la naissance d’Athéna ; l’institution de sacrifices en l’honneur d’Athéna entraîne le récit de l’épisode au cours duquel les Rhodiens, ayant oublié de prendre du feu pour le sacrifice, reçurent de Zeus la « neige » d’or. Cette nouvelle transgression relève de la forme intermédiaire : le relatif s’y trouve appuyé d’un adverbe qui indique l’écart, mais par rapport au premier écart, c’est une atténuation. On remarque cependant qu’elle est implicitement prêtée à Apollon lui-même : les procédés de récit du dieu sont ainsi présentés comme parallèles de ceux du poète. Le recul situé à l’intérieur du récit circulaire est quant à lui complètement occulté grâce à l’emploi d’un simple participe aoriste (O. 7,37 ἀνορούσαισ’(α)). Pindare se propose alors de remonter encore plus haut dans la chronologie, d’évoquer le surgissement de l’île de Rhodes dans un temps où elle n’existait pas encore, à l’époque où les dieux se partageaient la terre. La transgression est ici évidente (O. 7,54) :

φαντὶ δ᾿ ἀνθρώπων παλαιαὶ

ῥήσιες…

Les vieux récits que les hommes racontent, disent que…

C’est une force extérieure qui est ici convoquée, une sorte de pression irrésistible du dit collectif, ployant en apparence le poème et le contraignant à ce nouveau recul dans le temps. Le poète, une fois ce point éloigné de la chronologie atteint, doit reprendre le cours du temps et sauter jusqu’à deux autres points posés comme en suspens le long de l’axe chronologique dans ce qui précédait : Tlépolème établi à Rhodes d’une part, le vainqueur célébré dans l’ode d’autre part. Dans chacun de ces deux cas, Pindare procède de manière minimale (O. 7,77 et 81) : de simples relatifs-démonstratifs suffisent à franchir les sauts nécessaires19.

L’ode met donc en jeu une savante variété de moyens. On remarque l’alternance des écarts mis en évidence et des écarts camouflés, avec, dans le second cas (O. 7,34), un exemple du stade intermédiaire. En outre, on a l’impression que le poète a voulu souligner la virtuosité avec laquelle son texte se meut dans le temps en se référant à trois instances différentes dans trois des cas de transgression : le moi du poète (O. 7,20), Apollon (O. 7,34), le dit collectif de l’humanité (O. 7,54). C’est un véritable foisonnement du temps et des moyens de s’y mouvoir que Pindare suscite à la gloire de Diagoras – et à sa propre gloire aussi, comme en témoigne le parallèle discret qu’il établit entre son dire et celui de l’oracle apollinien.

L’intention affichée du poème étant de louer Diagoras, Pindare choisit de le mettre en relief en le faisant apparaître explicitement sur le fond des légendes relatives à la communauté qui est la sienne. La victoire de Diagoras glorifie Rhodes cependant que Rhodes, en retour, par la profondeur des plans chronologiques qu’elle offre, permet de voir la carrière de Diagoras comme une manifestation supplémentaire de la faveur divine. Le mérite de Pindare est alors d’avoir mis en relation les diverses couches du temps qui rendent cette perspective plausible, d’où sans doute une certaine gesticulation du poète autour des écarts chronologiques20.

La confrontation rapide des deux exemples choisis, la deuxième et la septième Olympiques, fait apparaître que si l’on peut, dans une première étape, tenter d’établir une morphologie simple du saut chronologique, ce premier pas ne nous mène pas loin dans la compréhension des poèmes de Pindare ; à la manière de mots qui prennent leur sens dans un contexte, les procédés mis en œuvre pour opérer des transgressions chronologiques ne prennent de sens qu’à condition d’être mis en relation avec les données fondamentales du texte, dans toute la mesure où elles sont encore perceptibles. Par l’effet d’un jeu dialectique qui ne devrait pas glisser jusqu’à la pétition de principe, on peut même dire que l’examen des écarts et des moyens mis en œuvre pour les effectuer livre un éclairage capable de conforter dans une certaine mesure telle ou telle autre hypothèse portant sur l’intention de l’ode.

Le dernier saut chronologique de la deuxième Olympique et les deux derniers sauts de la septième Olympique sont des sauts dans le sens « normal » de l’écoulement du temps : ils nous ramènent par conséquent au problème du raccourci tel que Pindare le formule dans la quatrième Pythique. En fait, ces cas se situent à l’intersection des deux ensembles que forment d’une part les écarts chronologiques, de l’autre les effets de syncope et les jeux sur le tempo de la narration. C’est le second ensemble qu’il faut maintenant aborder.

L’art de la syncope

Par un effet naturel de la « condensation du temps » généralement nécessaire au récit, Pindare est amené à s’exprimer de manière explicite sur la contrainte à laquelle il se sent soumis d’abréger le cours de son ode. Cependant, les motifs qu’il invoque lorsqu’il décide de parler ouvertement ne sont pas que d’ordre théorique, et il peut arriver même que les choses ne soient pas claires. Une syncope, ou condensation du temps du récit dont le cas extrême est le saut chronologique, peut se montrer ou passer inaperçue selon que cela convient au poète. Outre les syncopes, la quatrième Pythique, dont nous sommes parti, présente des cas évidents de traitements plus ou moins appuyés de différentes tranches chronologiques du récit. C’est par conséquent dans cet ordre, qui va du plus explicite au plus implicite qu’on abordera les textes dans ce deuxième volet.

I. 1 60-63 πάντα δ᾿ ἐξειπεῖν, ὅσ᾿ ἀγώνιος Ἑρμᾶς

Ἡροδότωι ἔπορεν

ἵπποις, ἀφαιρεῖται βραχὺ μέτρον ἔχων

ὕμνος. ἦ μὰν πολλάκι καὶ τὸ σεσω-

παμένον εὐθυμίαν μείζω φέρει.

Dire tout ce qu’Hermès, maître des jeux, a donné à Hérodote dans la course des chars, le chant me l’interdit par ses courtes limites. Souvent, il est vrai, ce que l’on passe sous silence apporte encore plus de plaisir.

Une première raison que le poète peut trouver d’abréger son poème consiste à présenter ce dernier comme un être autonome, pourvu de règles qui autorisent ou interdisent certaines choses. Dans notre exemple, le poète se donne implicitement pour un complice du destinataire, conscient de l’abondance des matières à évoquer, mais brimé par des normes qui le dépassent et qui lui semblent imposées. Encore faut-il relever que l’évocation de semblables règles place celui qui en parle dans la catégorie, conçue comme valorisante, de ceux qui possèdent un art. Il feint alors de faire de nécessité vertu et prône la valeur du silence. Deux éléments sont à retenir : la responsabilité de l’abrègement, pourtant voulu par le poète, peut être renvoyée par lui à une instance extérieure ; d’autre part, le poète a le regard fixé sur le silence, une voie par laquelle l’abrègement peut également passer. Le point commun de ces deux éléments réside en ce que le manque de temps est dans les deux cas la cause implicite qui fait qu’on doit raccourcir ou se contenter du silence. La nécessité qui plane est bien celle d’une condensation du temps.

On sait que le poète recourt assez souvent à cette excuse, mais il est intéressant de noter qu’il n’y recourt pas souvent de manière isolée.

Dans la sixième Isthmique, 56 sq., le manque de temps pour continuer le récit est accompagné de la considération que le poète doit se concentrer sur le vainqueur qu’il célèbre ; ce dernier, en compensation de la brièveté de l’ode, recevra un éloge convenable au « style argien ». La brièveté imposée apparemment par une donnée constitutive de l’ode se double ici d’une brièveté qui, elle, semble voulue par le poète soucieux des convenances.

Dans la huitième Pythique, Pindare se réfugie également derrière le manque de temps (P. 8,29-32) : cette fois-ci, l’objectif avoué est d’éviter la « satiété » (κόρος). Le poète dédaigne de préciser qui serait la victime de ce sentiment : lui-même ? Le vainqueur qu’il célèbre ? On soupçonne que peut lui chaut : vainqueur et poète sont solidaires devant un public dont on craint qu’il ne résiste à l’effet du poème.

Cette vue semble confirmée par ce qu’on trouve dans la première Pythique (P. 1,81-85) : savoir se montrer bref avec à-propos, nous y est-il dit, c’est éviter le blâme du public (μῶμος) ; en effet, la « satiété » émousse « les espoirs rapides ». La phrase qui suit, introduite par une particule δέ à valeur explicative, montre bien qu’il est ici question des sentiments du public : la mesquinerie de certains, sous la forme d’un ressentiment qu’ils n’osent avouer à l’endroit des succès d’autrui, produit le κόρος21. Une chose est certaine : les succès que le public envie de la sorte sont ceux du destinataire de l’ode, Hiéron, comme l’attestent les vers sur lesquels débouche notre passage et qui exhortent le prince à faire bon usage de son succès (P. 1,85 sq.). Mais ne peut-on dire que Pindare s’inclut lui aussi dans la catégorie de ceux que l’on envie secrètement ? La recommandation d’à-propos et de brièveté des vers 81 sqq. ne saurait s’adresser à Hiéron, comme le scholiaste de 157d l’a bien remarqué déjà. Pindare parle ici de lui-même et feint d’énoncer pour lui-même un programme. Or, ce programme est conditionné par le même obstacle que celui auquel se heurte son destinataire, à savoir la « satiété ». Au prince, Pindare recommande alors une générosité des actes qui est présentée comme le corollaire de la brièveté de ses propres paroles. Dans la diversité de leurs conditions, le poète et le prince sont unis pour affronter la « satiété » et c’est précisément là le sentiment qui contraint le poète à l’abrégement22.

Ces trois exemples font entrevoir une tactique selon laquelle le manque de temps n’est pas invoqué seul lorsque l’on veut abréger un poème ; il y faut une justification concurrente et cette justification peut varier de deux manières : elle peut être constituée par une convenance du poète à son rôle et du poème à son sujet (cas de la sixième Isthmique) ; elle peut consister au contraire dans l’affirmation qu’un obstacle extérieur au texte provoque l’abrègement en y contraignant le poète. Dans un certain sens, par conséquent, les vers de la quatrième Pythique dont nous sommes partis sont exceptionnels : Pindare n’y invoque que le manque de temps ; toutefois, en filigrane, on lit dans l’affirmation de supériorité du vers 248 la présence d’une critique qui pourrait s’en prendre aux dimensions de l’œuvre.

Si le manque de temps n’est généralement pas mis en avant de manière isolée, la justification de l’abrègement, elle, peut se présenter seule et permettre à l’auditoire de sous-entendre que le temps fait défaut. Ainsi, dans la quatrième Néméenne, le poète veut s’arrêter à l’évocation du mariage de Thétis et de Pélée et ne pas s’engager plus avant dans la légende des Éacides :

(N. 4,69-72) Γαδείρων τὸ πρὸς ζόφον οὐ περατόν· ἀπότρεπε

αὖτις Εὐρώπαν ποτὶ χέρσον ἔντεα ναός·

ἄπορα γὰρ λόγον Αἰακοῦ

παίδων τὸν ἅπαντά μοι διελθεῖν.

On ne peut traverser à l’Ouest de Gadeira : tourne vers le continent, vers l’Europe, ton vaisseau ; il m’est impossible de narrer toute l’histoire des enfants d’Éaque…

Comme dans la sixième Isthmique, Pindare poursuit en évoquant son rôle et l’éloge qu’il doit au vainqueur et à la famille de ce dernier (N. 4,73 sqq.). Malgré la comparaison explicite de l’abondance des sujets contenus dans la légende des Éacides et de l’étendue des eaux de l’Océan, il est évident que si le poète veut « retrouver la terre ferme », c’est pour abréger son récit. Implicitement, c’est à nouveau le temps qui fait défaut : s’allonger serait contraire aux proportions de l’ode, lesquelles constituent une manière de gérer le temps. L’obstacle n’est plus situé chez l’auditeur, il n’est pas davantage donné pour intériorisé dans les « lois » de l’ode (comme dans la première Isthmique), il réside apparemment dans l’abondance du sujet lui-même. Apparemment, dira-t-on, car cette abondance en elle-même ne peut contraindre le poète à l’abrègement que si elle se trouve confrontée, à son tour, à un obstacle. Camouflé dans une comparaison avec l’Océan, on retrouve ici l’obstacle du temps, un temps conçu avant tout dans le sens de la durée d’exécution de la cantate, mais qui se répercute sur la nécessité de condenser le temps dans le récit23.

Une variable supplémentaire peut être introduite dans l’attitude du poète en face de la nécessité d’abréger. Les cas évoqués jusqu’ici permettent de distinguer une attitude double : le poète abrège parce que l’abrègement constitue un témoignage de sa maîtrise, ou à tout le moins de son appartenance à la catégorie des gens de l’art (P. 4,247 ; I. 1,60-63 ; I. 6,56-57 ; P. 8,29-32 ; P. 1,81-85), il peut arriver aussi qu’il choisisse de se présenter comme contraint d’abréger parce qu’il est inférieur à la tâche qui s’offre à lui. C’est ce qui se produit dans le cas qui nous intéresse de la quatrième Néméenne. On dira qu’il se montre en bonne compagnie : si la légende des Éacides est aussi impossible à conter qu’il est impossible de traverser l’Océan, le refus du poète devant l’obstacle fait de lui, au pire, l’égal du reste des humains. Mais l’image nautique utilisée implique évidemment qu’il est mieux que cela : le poète est le maître de la navigation, il est l’homme qui connaît le chemin.

Un autre cas est à situer dans la même ligne : dans la dixième Néméenne, aux vers 19-20, le poète confesse que « sa bouche est trop faible » pour conter les hauts faits des Argiens, – à quoi vient s’ajouter, comme de raison, la « satiété ». Dans les deux cas, l’aveu de faiblesse du poète doit-il être pris au sérieux ? Outre ce qu’on peut dire du premier cas, où le poète se confronte à une impossibilité (un ἀδύνατον), on peut remarquer que dans les deux exemples cités la faiblesse affichée du poète constitue une forme d’éloge du sujet. Le scholiaste ne s’y est pas trompé, lorsqu’il nous dit à propos des vers 19-20 de la dixième Néméenne que Pindare recourt à l’éloge d’Argos pour masquer le fait que la victoire célébrée dans l’ode est en elle-même insignifiante (schol. ad N. 10,35, t. 3, p. 170 Dr.). De plus, il est évident que l’aveu de faiblesse se retourne en indice qualifiant pour le poète. Savoir identifier un ἀδύνατον ou en savoir sur Argos plus qu’on n’est en mesure d’en dire, c’est encore déployer une compétence qui distingue le poète de son auditoire ou d’éventuels rivaux naïfs.

On voit ainsi que dans tous les cas, l’abrègement explicite est manié par Pindare comme un jeu auquel il ne saurait perdre, mais aussi comme un jeu auquel il accorde beaucoup d’attention, comme en témoignent les variables qu’il prend soin d’y introduire. En fait, il semble bien que ces abrègements explicites sont traités comme des points du texte où le poète peut faire valoir sa virtuosité et l’importance de son intervention. Nous sommes dans le même axe que lorsque nous considérions les transgressions par rapport à la chronologie rigoureuse.

Dès lors, il est intéressant de se pencher sur un texte où l’on voit apparaître deux déclarations explicites d’abrègement : la quatrième Néméenne. On a vu comment Pindare renonce à poursuivre le récit de la légende des Éacides (N. 4,69-71). Ce passage ne prend tout son sens qu’à partir du moment où on le confronte avec la première déclaration explicite d’abrègement contenue dans les vers 33-35 de cette même ode :

τὰ μακρὰ δ᾿ ἐξενέπειν ἐρύκει με τεθμός

ὧραι τ᾿ ἐπειγόμεναι·

ἴϋγγι δ᾿ ἕλκομαι ἦτορ νεομηνίαι θιγέμεν.

Ce qui m’empêche de narrer à loisir, c’est le devoir et le temps qui me pousse ; un charme magique incite mon cœur à toucher à la nouvelle lune.

La traduction se heurte d’emblée au terme de τεθμός. Le lexique de Slater (s.v. p. 492) indique pour cet unique passage le sens de « règle, convention du chant » (law, convention of song). Il est en accord avec le scholiaste (peut-être encore l’écho d’Aristarque) : ποῖος ὁ τεθμός ; ὁ νόμος τοῦ ἐγκωμίου. « Quel devoir ? La règle du poème d’éloge ». On est donc tenté de penser d’abord que c’est une « règle de l’art », comme dans la première Isthmique (60-63), qui empêche Pindare d’allonger. Cependant, les usages que fait Pindare de τεθμός ne favorisent pas cette interprétation. Il est vrai que le mot peut signifier « loi » ou « règle » (e.g. P. 1,64, τεθμοῖσιν ἐν Αἰγιμιοῦ), mais l’unique sens dans lequel Pindare utilise le mot quand il est seul, comme dans notre cas, et non pas accompagné d’un génitif, c’est le sens de « devoir ». On ajoutera même que là où l’on rencontre ὕμνου τεθμόν (O. 7,88), on ne peut justement pas comprendre « règle du chant », puisque c’est Zeus lui-même qui est exhorté à honorer ce τεθμός : il ne peut s’agir que de l’« institution » du chant à la gloire du vainqueur (cf. schol. ad O. 7,161a, I, p. 233 Dr. : περιφραστικῶς τὸν ὕμνον τὸν ὀλυμπιόνικον : « par périphrase l’hymne célébrant une victoire olympique ») et non des règles d’écriture d’une ode, dont on ne saurait imaginer que Zeus se préoccupe. Si donc on prend τεθμός dans le sens de « devoir », le début de notre passage prend un sens simple (trop simple ?) : Pindare mentionne les délais auxquels il est lié par le contrat passé entre lui et son commanditaire. Pindare doit livrer sa cantate pour être exécutée à Égine lors d’une fête célébrée à la nouvelle lune (sens du vers 35 selon Aristarque, cf. schol. Ad N. 4,53a, III, p. 72 Dr., et développé par Farnell [1932], vol. 2, 266) : la circonstance est exposée sous deux aspects ; le temps qui passe et l’engagement de Pindare conformément à son devoir de poète vis-à-vis d’un commanditaire.

Sans entrer dans le détail des vers qui suivent et qui posent de nombreux problèmes d’interprétation, relevons qu’ils évoquent un critique hostile au poète et à l’égard duquel Pindare, comme l’on peut bien s’y attendre, ne dissimule pas son mépris (N. 4,39-41). Le souci du temps, une fois encore, n’est pas énoncé de manière isolée. Pourtant, cette fois-ci, il ne s’agit pas du temps que va prendre l’exécution de l’ode, mais bien du temps nécessaire à sa composition. Si l’on confronte à présent ce passage avec la seconde déclaration de brièveté (N. 4,69-71) contenue dans le poème, on constatera qu’une forme de complémentarité se manifeste : temps de l’écriture la première fois, temps de l’exécution la seconde fois. Même les justifications conjointes sont complémentaires : l’évocation dédaigneuse du critique dans le premier passage permet au poète d’évoquer ses pouvoirs, alors que la nécessité d’abréger est présentée la seconde fois comme un effet de son impuissance, avec les nuances précédemment évoquées.

Y a-t-il une raison à cette insistance sur un procédé qui touche au temps ? Il est vrai que Pindare insiste dès la première strophe sur la question de la durée : le poème dure au-delà de l’acte (N. 4,6-8). Après la première déclaration d’abrègement, il revient à ce thème : le temps réalisera les promesses de son talent, en dépit des critiques. Mais ces affirmations doivent à leur tour être rattachées au contexte général de l’œuvre tel qu’il nous est donné par le poète. L’ode célèbre la victoire d’un membre de la famille des Théandrides (N. 4,73), et d’emblée la « musique » est présentée comme un moyen de franchir le temps. Un double objectif est ainsi visé puisque Timocritos, le père du vainqueur, pratiquait lui-même la musique de son vivant, mais qu’il est mort déjà lorsque son fils triomphe à Némée. Condenser le temps, proférer une parole qui dit échapper à la durée sous le signe de la musique chère aux Théandrides et qui réalise en elle la réunion impossible des durées où vivent le père et le fils, se prononcer ouvertement sur le temps qui tour à tour vous domine (N. 4,33), réalise des promesses (N. 4,43) et constitue l’obstacle que le poète surmonte (N. 4,69), c’est apporter la consolation dont le vainqueur semble avoir besoin (N. 4,1-2) et désigner le poète comme l’auteur de cette consolation. Les circonstances font ici que l’épinicie se transforme partiellement en une réflexion sur la durée, sur ce qu’elle a de douloureux, sur ce qu’elle a de prometteur, et dit comment le poème qui permet de la franchir s’y trouve lui-même doublement imbriqué : temps de l’écriture (N. 4,33) et temps de l’exécution (N. 4,69-71).

Pour conclure provisoirement sur l’abrègement explicite, on pourrait se demander si Pindare nous offre lui-même une clef pour en comprendre l’importance. L’indice le plus clair dans ce sens est peut-être celui qu’il nous livre dans la neuvième Pythique (67-68) :

ὠκεῖα δ᾿ ἐπειγομένων ἤδη θεῶν

πρᾶξις ὁδοί τε βραχεῖαι.

Si les dieux poussent à la roue, le fait est rapide, les chemins sont courts.

Le pouvoir d’accélérer les événements n’est rien moins qu’un pouvoir divin. Le poète y participe dans le cadre de sa mission divine. On notera que l’image du cheminement s’applique ici aux dieux comme ailleurs au poète24 (P. 4,247-248, e.g.).

Après les cas d’abrègement autour desquels le poète se livre à une certaine gesticulation, ceux qui, tout au contraire, sont le résultat d’un silence (cf. I. 1,60-63). Si les cas explicites d’abrégement se présentent comme des moyens de presser le tempo du récit (e.g. P. 4,247-248) ou de renoncer à une thématique faute de temps pour en aborder une autre (N. 4,69-71 ; O. 13,93 e.g.), on a parfois l’impression que le poète préfère choisir plus discrètement le silence pour obtenir un effet de syncope.

Une première distinction s’impose : le poète peut dire ou ne pas dire qu’il tait quelque chose. Les cas où le silence est indiqué ne relèvent pas exactement du problème de la syncope et du tempo du récit, mais bien de l’attitude religieuse ou éthique du poète qui, dans ces cas-là, prend justement le temps de dire qu’il existe des points sur lesquels il se tait (e.g. O. 9,35-36 ; O. 13,91 ; O. 1,52). En revanche, lorsque Pindare fait silence sans l’indiquer à son auditeur, ses intentions peuvent être en relation avec la gestion de la durée dans le poème.

Dans son analyse de la treizième Olympique, Luigi Lehnus reprend à Huxley le terme commode d’« amnésie sélective »25 pour qualifier chez Pindare l’attitude qui consiste à narrer certains épisodes (en l’occurrence les guerres de Bellérophon) pour en oublier d’autres, qui font problème (la tentative de Bellérophon de gravir l’Olympe sur le dos de Pégase). Ce cas particulier relève du silence de nature religieuse, mais le concept mis en œuvre trouve des applications ailleurs et nous permet d’éclairer quelques cas de silence contenant des syncopes.

Dans la première Olympique, le récit de la victoire de Pélops comporte un tel silence : Pélops adresse une prière Poséidon et voit son vœu exaucé (O. 1,86-87) :

τὸν μὲν ἀγάλλων θεός

ἔδωκεν δίφρον τε χρύσεον

πτεροῖσίν τ᾿ ἀκάματας ἵππους.

ἕλεν δ᾿ Οἰνομάου βίαν παρθένον τε σύνευνον.

À sa gloire, le dieu lui accorda char d’or et cavales ailées infatigables. Il vainquit le puissant Oinomaos et remporta la jeune fille pour épouse.

La course de char décisive entre Pélops et Oinomaos est ici contenue dans un silence (silence qui relève en partie de l’amnésie sélective, puisque la fraude joue son rôle dans la victoire de Pélops).

Certes, l’épisode est non seulement impliqué par le don du char et des chevaux, mais il était peut-être trop célèbre pour qu’il fallût s’y attarder (même le célèbre fronton du temple de Zeus à Olympie peut se permettre d’être allusif). Il n’en reste pas moins qu’il se trouve, objectivement, passé sous silence, et que le poète obtient ainsi un effet d’abrègement dont le résultat est saisissant : l’auditeur parvient à la victoire de Pélops avec une soudaineté inattendue. En effet, les dimensions accordées à la prière de Pélops laissaient attendre un tempo de récit mesuré : au vers 67, l’auditeur pénètre dans un rythme quasiment épique (on songe d’ailleurs facilement au parallèle d’Achille invoquant Thétis au bord de la mer26) ; or, ce rythme est subitement brisé, l’illusion du récit épique rompue avec le vers 88.

Cette analyse nous contraint à placer ici une petite digression sur ce qu’on pourrait nommer les « scènes appuyées » : en effet, notre syncope se révèle à la faveur du contraste entre la soudaineté de la phrase qui exprime la victoire et la scène de type épique qui précède, l’une servant en quelque sorte de tremplin à l’autre.

Obligée ou non, la présence d’une scène appuyée crée les conditions favorables pour qu’un abrègement soit perceptible comme tel. Dans la quatrième Pythique, les véritables scènes d’opéra qui se déroulent entre les vers 78 et 168, avec leurs échanges de répliques au style direct, forment un contraste avec le catalogue des Argonautes qui leur fait suite et qui, du vers 169 au vers 184, donne une impression de vitesse (cf. P. 4,171 τάχα δέ : « et rapidement … »). L’objectif est relativement évident : c’est par le moyen de ce contraste que Pindare réussit le tour de force de nous faire percevoir un catalogue de héros comme un moment d’accélération du texte.

Il faut cependant relever que la syncope contenue dans un silence peut servir un but tout autre que celui d’obtenir une accélération du tempo du récit. En effet, prenons un cas évident de syncope contenue dans un silence : celui que nous propose la troisième Olympique. Le récit de la manière dont Héraclès a rapporté d’Istrie les oliviers maintient le silence sur le fait même qu’Héraclès a rapporté les oliviers d’Istrie (O. 3,18-35). Cependant, la syncope n’est pas perceptible comme une compression de la durée du récit, bien au contraire : la quête de l’olivier a été mentionnée au début du poème (O. 3,13-14) :

γλαυκόχροα κόσμον ἐλαίας

Ἴστρου ἀπὸ σκιαρᾶν

παγᾶν ἔνεικεν Ἀμφιτρυωνιάδας κτλ.

… l’olivier qu’autrefois le fils d’Amphitryon avait rapporté des sources ombragées de l’Istros, etc.

Par conséquent, lorsqu’aux vers 26 sqq. cette partie de la légende est omise, on perçoit une simple complémentarité entre deux moments de l’ode ; le premier moment, suspendu en quelque sorte dans la mémoire de l’auditeur, crée l’attente nécessaire jusqu’au moment où il vient naturellement s’insérer dans un récit de l’ensemble des faits ; il n’est alors plus nécessaire de le répéter. Ce cas nous présente en petites dimensions ce que la quatrième Pythique propose à plus larges traits lorsque le récit du retour des Argonautes passe sans les mentionner par-dessus les épisodes évoqués au début de l’ode, lorsque Médée prononce ses prophéties.

Revenons à la première Olympique. La partie du récit que l’on passe sous silence est la course de chars. Les rapports du vainqueur célébré dans cette ode et de la course de chars qui oppose Pélops et Oinomaos contiennent peut-être la clef de ce silence. Pindare choisit de s’appuyer sur l’un des mythes de fondation des jeux olympiques pour célébrer Hiéron vainqueur à la course de chevaux27. Or, ce mythe comporte une course de chars, que chacun connaît comme un épisode central. Cette notoriété présente pour avantage qu’on peut passer le passé sous silence, mais qu’y gagne-t-on ? Il se trouve que le destinataire de l’ode n’est pas vainqueur à la course de chars, l’épreuve prestigieuse dont on sait qu’il souhaite la remporter. Dans ces conditions, le silence de Pindare pourrait remplir deux rôles : éviter dans le « mythe » la confrontation de la victoire désirée avec la victoire obtenue, et, simultanément, constituer un augure favorable à la victoire souhaitée28. On a l’impression que le silence diplomatique et le silence de bon augure se rencontrent ici, attirant l’attention sur le non-dit et provoquant aussi, sur un autre plan, une accélération du tempo du récit.

L’accélération qui débute alors va se reporter sur les vers suivants : les syncopes sont de plus en plus spectaculaires, comme si un premier effet d’abrègement avait mis en marche une sorte de spirale négative dans la gestion du temps poétique : l’évocation de la victoire entraîne celle du mariage, laquelle provoque immédiatement la mention des six fils de Pélops, puis celle de sa tombe et de la présence qu’elle lui assure dans le déroulement des jeux olympiques.

Cette « spirale négative » est comparable à celle que l’on observe à la fin de la quatrième Pythique ; après la déclaration d’abrègement des vers 247-248, tout se précipite : le passage s’opère de la légende aux descendants d’Euphamos, puis à la colonisation de Théra et à celle de la Cyrénaïque, enfin à la situation d’Arcésilas. Le « raccourci » que le poète prend avec tant d’emphase se révèle un raccourci dans le tissu légendaire qui se répercute en un raccourci dans la forme et l’étendue de l’épinicie. Pindare ne se contente pas d’une compression momentanée de la durée, il en tire avantage pour multiplier l’effet d’accélération, et ceci en un point du poème où il ne lui est pratiquement plus possible de l’éviter.

Dans les deux cas de la première Olympique et de la quatrième Pythique, on observera que ces accélérations se présentent comme la suite contrastée de scènes appuyées qui précèdent. La durée comprimée de la syncope a donc pour pendant possible une durée étalée qui serait comme un ralenti du tempo de l’ode29.

Ainsi, certains cas de silence nous apparaissent comme des effets d’accélération comparables aux abrègements explicites, mais il faut les distinguer des cas où le silence est motivé soit par des considérations d’ordre religieux, soit par le principe de complémentarité qu’on voit à l’œuvre dans la troisième Olympique et la quatrième Pythique (prophétie de Médée – retour des Argonautes). Deux éléments peuvent principalement nous servir d’indice : la présence d’une scène appuyée pour ce qui touche l’aspect formel, le rapport avec une intention perceptible du poème pour ce qui est des faits extérieurs au texte et qui ont pu contribuer à conditionner sa rédaction.

Il peut arriver toutefois que l’effet de complémentarité et l’effet d’accélération provoqués par un silence se rencontrent en un même point d’un poème. C’est le cas dans la septième Olympique : à première vue, l’évocation de la naissance d’Athéna, telle qu’on l’entend aux vers 35 sqq., pourrait être répétée lorsque, plus loin dans l’ode, le déroulement des faits repris de plus haut ramène l’auditeur à cette période (après le vers 72). La construction circulaire de l’épisode de la neige d’or, qui précède, fait presque attendre par analogie une nouvelle structure de ce type à propos de la naissance d’Athéna. Or, rien de tel. La syncope qui opère le passage sous silence de la naissance d’Athéna fait donc songer d’abord au principe de complémentarité tel qu’il nous est apparu dans la troisième Olympique. Cependant, ce silence vient faire suite à une scène appuyée, narrant les circonstances dans lesquelles Hélios reçut en apanage l’île de Rhodes. Premier indice d’un contraste recherché. En outre, la syncope inaugure une accélération qui mènera le poème à son terme, mais non pas cette fois-ci un terme rapide : l’auditeur entendra le catalogue des victoires de Diagoras et l’éloge de son caractère dans des segments relativement développés. Or, la syncope est perçue au moment où l’on voit réapparaître le thème de la naissance : non pas celle d’Athéna, mais celle des sept fils qu’Hélios aura de Rhodes. La mention des sept fils est suivie de celle des trois cités principales de l’île, puis de l’évocation des sacrifices en l’honneur de Tlépolème. Le tout prélude à la mention des victoires de Diagoras. Les nombres et les fêtes tendent vers la création d’un sentiment d’abondance qui permet de mettre en perspective la situation du vainqueur. Le riche palmarès de Diagoras apparaît comme un cas particulier de l’atmosphère d’abondance qui entoure Rhodes et sa légende : or, cette atmosphère est renforcée par l’effet d’accélération que produit la syncope à la faveur de laquelle la naissance d’Athéna, attendue ou quasiment attendue, est remplacée par celle des sept fils de Rhodes et d’Hélios.

À ces deux cas d’emploi de la syncope et à leur rencontre possible en un point choisi du texte, on ajoutera pour terminer un cas particulier d’usage contrasté de l’accélération.

Dans la deuxième Néméenne, la partie réservée aux exploits de Timodèmos d’Acharne et de sa famille s’étend sur la plus grande partie de ce bref poème. La brièveté du texte n’entraîne nullement pour conséquence que l’éloge du vainqueur et de sa famille l’occupent dans sa plus grande portion. À titre de comparaison, la quatorzième Olympique, qui comporte vingt-quatre vers, ne consacre au vainqueur que trois vers environ de manière directe, et un peu moins de quatre autres de manière indirecte, soit au total moins du tiers de l’ode. Les vingt-cinq vers de la deuxième Néméenne sont distribués de façon diamétralement opposée : seuls les deux premiers vers et les quatre vers qui font allusion à des légendes ne sont pas consacrés au vainqueur et à sa famille (1-2, 11-14a), soit un peu moins du quart. Les trois autres quarts du texte accumulent les exploits que l’on prédit à Timodèmos après sa victoire néméenne, ainsi que les exploits de ses proches.

La brièveté des deux allusions mythiques, renversant les proportions ordinaires de l’ode, parvient à créer un contraste à la faveur duquel l’auditeur retire de ce texte l’impression d’un extraordinaire foisonnement de victoires. Grâce à une syncope de la partie légendaire, la victoire néméenne du jeune pancratiaste, enchâssée dans les triomphes des Timodèmides et les promesses du poète, parvient à faire oublier qu’elle est après tout la première et la seule au palmarès du vainqueur célébré. Une bonne partie du succès de ce procédé revient à l’accélération centrale dans laquelle le segment légendaire se ramène subitement à deux énoncés laconiques30.

Une première conclusion s’impose à propos des syncopes : qu’elles se manifestent sous la forme de déclarations explicites d’abrègement, qu’elles tentent de passer inaperçues à la faveur de silences situés avec soin dans la trame légendaire, qu’elles apparaissent en contraste avec des scènes appuyées ou comme volet complémentaire d’éléments précédemment énoncés, aucune règle simple ne paraît présider à leur distribution. L’usage qu’en fait le poète dans les cas que nous avons retenus semble bien servir un dessein lié au contexte général de l’ode. Ainsi, le contraste qu’on observe entre la quatorzième Olympique et la deuxième Néméenne pourrait s’expliquer par la présence, dans le second cas, d’une famille célèbre par ses exploits, et par son absence dans le premier : il s’agit là de circonstances dont Pindare n’est pas maître mais dont il tire le meilleur parti. Ici comme dans les autres exemples, c’est le niveau interprétatif qui nous offre des possibilités de rendre compte d’interventions du poète qu’on ne saurait aligner sur une simple règle de facture du texte.

Une seconde conclusion sera de portée plus générale. Le terme de « scène appuyée » nous sert à désigner un segment du poème auquel le poète consacre un nombre de vers nettement plus élevé que ne le laissent attendre les segments contigus. On ajoutera qu’un autre indice de la scène appuyée est généralement la prise de parole d’un personnage, qu’il s’agisse de style direct comme dans la première Olympique ou la quatrième Pythique, ou de citation indirecte comme par exemple dans la septième Olympique (O. 7,54-69).

Nous avons observé déjà que la division en deux parties de la question du temps utilisé dans les poèmes, avec des écarts par rapport à une chronologie rigoureuse d’une part, et de l’autre des syncopes, était jusqu’à un certain point artificielle : en effet, les deux cas sont imbriqués l’un dans l’autre à la manière d’un ensemble et d’un sous-ensemble. Cependant, le cas de la scène appuyée nous met sur la voie d’une hypothèse. Il se pourrait que les syncopes, dans la mesure où elles sont accompagnées du contraste avec une telle scène appuyée, favorise une mise en évidence des interprètes (une sorte d’indice du morceau de bravoure). De façon contraire, et cette fois-ci indubitable, les écarts chronologiques et les déclarations explicites d’abrègement soulignent l’intervention et le génie du poète.

En effet, quel que soit le mode d’exécution dansée ou chantée31 qu’on voudra bien reconstruire pour les odes pindariques, force est de reconnaître qu’une scène appuyée offre aux interprètes l’occasion d’une démonstration de savoir-faire : l’affrontement de Jason et de Pélias, la prière de Pélops à Poséidon, et d’autres passages de ce types étaient-ils exécutés par des solistes ? On l’ignore, et pourtant leur seule lecture suffit à produire l’effet d’un moment d’exception.

D’autre part, il est évident que plus le poète valorise la notion de temps, plus son intervention dans le temps du poème sera perceptible comme un symptôme de son statut privilégié. En plus d’un point, le parallèle du poète et du dieu passe par l’usage qu’ils font du temps : l’un et l’autre peuvent le condenser (supra, 121-122) ; l’un et l’autre peuvent y échapper : la divinité de par son immortalité, le poète par le biais des écarts chronologiques et des abrègements qui lui permettent d’affirmer sa maîtrise sur cette dimension du réel, mais aussi, plus banalement, du fait que le poème lui-même constitue une victoire sur le passage du temps (I. 7,17-19).

Pindare sait que le pouvoir de condenser le temps constitue un privilège :

ἐπεὶ κούφα δόσις ἀνδρὶ σοφῶι

ἀντὶ μόχθων παντοδαπῶν ἔπος εἰ-

πόντ᾿ ἀγαθὸν ξυνὸν ὀρθῶσαι καλόν.

(I. 1,45-46).

C’est pour le poète un don léger, en échange de peines sans nombre, de n’avoir à dire qu’une bonne parole pour ériger un monument qu’il partage (avec le vainqueur).

Là où le commun des mortels est empêtré dans l’épaisseur du temps, la parole poétique permet à Pindare de prendre sa part et des peines d’autrui et des récompenses qui les couronnent au prix d’un effort « léger ».

D’autre part, il a conscience du fait que l’écart chronologique est lié à son pouvoir :

εἰ δ᾿ ὄλβον ἢ χειρῶν βίαν ἢ σιδαρίταν ἐπαινῆ-

σαι πόλεμον δέδοκται, μακρά μοι

αὐτόθεν ἅλμαθ᾿ ὑποσκά-

πτοι τις· ἔχω γονάτων ὁρμὰν ἐλαφράν·

καὶ πέραν πόντοιο πάλλοντ᾿ αἰετοί.

(N. 5,19-21)

Qu’on ait résolu de louer l’opulence, ou la vigueur des bras, ou la guerre bardée de fer, je voudrais qu’on me creuse le sol pour marquer le saut que j’entreprendrai d’ici. J’ai dans mes genoux la force de bondir : les aigles volent même au-delà des mers. (Pindare enchaîne alors avec les noces de Thétis et de Pélée.)

Très évidemment, l’écart chronologique est ici exprimé au travers de l’image sportive du saut (y compris le détail de la terre qu’on rend meuble pour qu’elle garde l’empreinte du point de chute et permette de mesurer la longueur du saut). Cette image est immédiatement doublée de celle de l’aigle figurant comme d’habitude le poète lui-même, et plus particulièrement le poète dans la dimension religieuse de sa mission poétique (l’oiseau de Zeus, cf. O. 2,88). Responsable de transmettre une vision juste de l’ordre du monde32, Pindare voit une relation directe entre cette situation et le pouvoir dont il s’enorgueillit, pouvoir qui lui permet de rompre avec le temps. On peut discerner dans ce rapprochement un trait qui apparente la parole poétique de Pindare à la parole oraculaire. La parole oraculaire comporte deux traits solidaires l’un de l’autre.

Elle est obscure, elle échappe au temps. Pour ce qui touche l’obscurité, on a parfois supposé que Pindare s’exprimait à dessein de manière obscure pour respecter la tradition delphique33, ce qui est assurément pousser trop loin. Il est indéniable cependant que l’obscurité de l’expression oraculaire a quelque rapport avec l’insertion de l’oracle dans le temps qui s’écoule. Parole qui dit l’avenir, l’oracle ne saurait le dire de manière telle qu’elle l’empêche en définitive d’advenir. Une parole oraculaire susceptible d’une interprétation univoque constituerait un simple avertissement et pourrait empêcher l’événement annoncé de se produire. Elle anéantirait elle-même sa dimension prophétique. D’où la nécessité pour elle de se mouvoir dans cette marge ambiguë à l’intérieur de laquelle on peut jouer des artifices du langage pour dire sans avoir dit, nécessité de recourir à l’allusion, à l’énigme, à tout ce qui masque la parole. Or, l’oracle et le devin ont ceci de commun que toutes les couches du temps leur sont également accessibles, comme aux immortels dont ils sont les porte-parole. La formule homérique définissant Calchas (Il. 1,69-70) joue des assonances et des parallélismes pour donner l’impression physique de cette égalité des aspects du temps sous le regard du devin : (Κάλχας Θεστορίδης… / ὃς ἤιδη τά τ᾿ ἐόντα τά τ᾿ ἐσσόμενα πρό τ᾿ ἐόντα « Calchas fils de Thestor… qui savait le présent, l’avenir, le passé ». La formule enfreint d’ailleurs l’ordre chronologique, ce qui accentue encore l’impression.

Pour Pindare aussi, les couches du temps sont solidaires34 : c’est l’un des présupposés indispensables du saut chronologique (sans communication des couches du temps, pas de présence simultanée possible à l’intérieur de la même ode). Par un effet de cette solidarité, l’obscurité du langage oraculaire exprimant l’avenir va s’imposer à l’expression des autres couches du temps. Si le poète distinguait différents modes d’expression en fonction de la couche temporelle prise en considération, il s’ôterait le droit de se mouvoir avec la même superbe indifférence d’un plan à l’autre du temps et c’en serait fait d’un trait qui fonde son action : le caractère « prophétique » de sa mission.

La portée de cette remarque conclusive ne devrait pas être exagérée : la langue pindarique ne s’explique pas entièrement par les rapports qu’entretiennent les oracles et le temps. Toutefois, il vaut la peine d’achever ici sur une note qui permet de souligner le rapport de la question du temps tel que le poète l’utilise et de la forme que prend son expression, jusqu’au niveau du type de langue choisi. En effet, les études sur le temps pindarique ont exploré avec prédilection l’imaginaire du poète, elles ont tenté d’insérer son sentiment du temps dans les courants d’idées qui nous sont perceptibles encore pour son époque. Il semble qu’un champ s’ouvre à qui tente de lire le reflet de ces vues dans le mode d’expression de chaque poème et dans les mécanismes qu’il met en jeu pour obtenir l’effet visé sur son public.

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1 Première publication dans Entretiens Hardt XXXI, Pindare (1985), 155-197.

2 Sur la question du temps pindarique, considéré quelquefois en relation avec l’art du récit, on consultera Rivier (1950) stt 77-80 ; Norwood (1956), 86 ; Fränkel (1960), 10-12 et 20-21 ; Quincey (1963), stt 146 ; Gerber (1962), 30-33 et (1982), 67-69 ; Kromer (1976) stt 425 sq. ; Vivante (1972) ; Komornicka (1976) : Slater (1979) ; Köhnken (1983a-b). Dans le passage cité de la quatrième Pythique, on remarque l’accent mis sur la brièveté du chemin par la position exceptionnelle de τινα, cf. Burton (1962), 185.

3 Ce retour est signalé par la symétrie selon laquelle s’ordonnent les triades de l’ode : cf. Mullen (1982), 95 sq. Selon lui, une symétrie 3 / 7 / 3 régit la séquence des triades, le thème de la toison d’or servant à marquer respectivement la fin du premier groupe de 3 (68), le centre du groupe des 7 (161) et le début du second groupe de 3 (231, à la faveur d’un enjambement : c’est justement dans la première épode de ce groupe que se trouvent les vers cités.

4 Pour un traitement plus circonstancié de l’ensemble du problème on peut renvoyer par exemple à Genette (1972), 77 sqq.

5 Slater (1969), s.v. οἶμος, πλόος, ὁδός.

6 Genette (1972), 78 sqq.

7 Cf. Dornseiff (1921), 81-85 ; Lefkowitz (1963) ; Calame (1977), t. 1, 436-439. Lorsque le moi du poète se présente au moment d’un écart chronologique, on observera qu’il prend à son compte une responsabilité que le poète homérique rejetait sur la Muse (cf. Od. 1,10 : ἁμόθεν, un point du temps d’où le récit débutera).

8 On considère ici que la subordonnée qui débute au vers 26 par ἐπεί n’ajoute pas une dimension temporelle mais livre la cause (voir à ce sujet Köhnken [1983a], 66-76 ; contra : Gerber [1982], 55-56).

9 Dans la même ligne, l’épithète εὐθρόνοις (22) appliquée aux filles de Cadmos anticipe l’apothéose de ces dernières. Cf. Farnell (1930), 14 ; suivi par van Leeuwen (1964), 88 sq. Le procédé vise donc également à donner l’impression d’une présence globale et simultanée de l’ensemble du temps.

10 Le scholiaste semble bien avoir perçu que Pindare traite les deux fautes comme un ensemble. En effet, la première faute n’avait pas été φερέπονος à proprement parler (schol. ad P. 2,54b, II.41 Drachmann : τοῦτό φησι, ὅτι τὸ μὲν τοῦ φόνου ἁμάρτημα συνέγνων οἱ θεοί, τὸ δὲ δεύτερον οὐκέτι).

11 Supra, 102, n.7.

12 Cf. Hurst (1979 = supra, 15-33).

13 Cf. Hurst (1983 = supra, 71-88).

14 On notera que l’évocation de l’île des Bienheureux pourrait contenir une allusion aux quatre éléments perçus comme constitutifs de l’univers (air : 71-72 ὠκεανίδες αὖραι ; feu : 72 φλέγει ; terre et eau : 73 χερσόθεν… ὕδωρ). La chronologie, en l’occurrence peu fiable, n’est pas favorable à l’idée d’une référence directe à Empédocle, qui serait encore très jeune en -476, mais la chose n’est pas impossible. Elle serait cohérente avec le fait que le vainqueur célébré dans l’ode est un Agrigentin. Cependant, l’essentiel réside dans le fait que l’évocation d’éléments permanents de l’univers vient appuyer dans cette partie de l’ode un climat de présent intemporel. Cf. supra, 63-69.

15 Ce point a déjà été relevé par van Leeuwen (1964), 92.

16 Au vers 79, ἐπεί (que le scholiaste paraphrase en ἐπειδή, prenant apparemment parti pour une interprétation temporelle) montre bien l’imbrication du plan causal et du plan temporel. ἔνεικε, aoriste, contraste avec la série de présents qui précède. Le mot suggère un nouvel aspect du temps, non répétitif, un temps où quelque chose de précis se passe. La proposition qui commence avec ἐπεί situe à la fois le moment et la cause de la venue d’Achille chez les Bienheureux : ce faisant elle peut servir à diluer le sentiment d’une rupture chronologique, et la cause constitue un moyen « camouflé » d’attirer dans le texte une notion d’antériorité.

17 Pour cette phrase, cf. Young (1968), 78 n. 2. Sur la régression dans le temps des épisodes évoqués cf. Rivier (1950), 77 sq.

18 Sur l’alternance de l’image de « neige » et de « pluie », cf. Young (1968), 84.

19 Selon Young (1968), 90, le vers 77 nous ramène directement au présent (« A locative adverb [τόθι] again provides transition [v.77] and suddenly we are back in the present »). Les faits sont plus nuancés : le τόθι du vers 77 sert à nous ramener à Tlépolème, par l’intermédiaire de rites célébrés en son honneur (mis en doute par le scholiaste à 146a [t. I.229 Drachmann], mais cf. Farnell [1930], 56) et ces rites permettent à leur tour un retour au présent.

20 Sans vouloir ajouter un « symbolisme » ou un facteur unifiant à ceux de Norwood (1956), 138-145, et de Young (1968), 88 sq. et 102-105, remarquons un argument supplémentaire que l’on pourrait adresser à ceux qui ne voient pas de rapport entre la comparaison de la coupe d’or par laquelle l’ode débute et le reste du poème. L’or, qui rappelle évidemment la lumière d’Hélios dieu de Rhodes, scintille dans chacune des couches du temps mises en œuvre dans cette ode. Temps présent : la coupe d’or (O. 7,1-6). Temps de Licymnios : Apollon χρυσοκόμας (« aux boucles d’or », O. 7,32), en évidence au début de la seconde épode et dont le rôle est déterminant. Temps de la naissance d’Athéna : « pluie » ou « neige » d’or, dont le rapport avec le Soleil est encore accentué du fait qu’elle vient remplacer le feu. Temps du partage du monde : l’attribution de Rhodes à Hélios est garantie par Lachésis « au bandeau d’or » (O. 7,64), – « encore lui » note André Rivier à propos de cet or (1950), 79.

21 ταχείας ἐλπίδας désigne, semble-t-il des sentiments communs du vainqueur et du poète, malgré ce que disent les scholiastes (ad 160 a et b) : selon eux, ces sentiments habiteraient les auditeurs ; même vue chez Farnell, [1930-1932], 115. On a peine à concevoir que des sentiments mesquins soient désignés chez Pindare par des mots qui d’ordinaire sont utilisés avec une valeur positive (pour ἐλπίς, l’usage dans un sens négatif implique la présence d’un qualificatif dans ce sens, e.g. N.8 45 κενεᾶν δ᾿ ἐλπίδων).

Le vers 84 explique κόρος : c’est là l’obstacle élevé devant les élans du poète et de son destinataire.

22 Même cas dans N. 10,20, cf. infra, 119.

23 Sur l’importance des Colonnes d’Héraclès dans ce passage, cf. Péron (1974), 81-84.

24 Sur le rôle de la vitesse dans cette ode, cf. Köhnken (1984), 107 sq.

25 Lehnus (1981), 208.

26 Il. 1,348 sqq.

27 Pour célébrer la même victoire, Bacchylide choisit également d’évoquer une figure de fondateur (5). Pour la date, cf. Maehler (1982), II. 78-80. Pour une comparaison des deux odes, cf. Lefkowitz (1976), 42-103.

28 On se situe donc dans la même ligne que Sicking (1983), 60-70, pour ce qui est d’une future victoire d’Hiéron, sans aller peut-être jusqu’à voir comme lui un parallèle entre les situations de Pélops et de Poséidon d’une part, de Zeus et d’Hiéron de l’autre.

29 On peut citer ici en exemple le passage même où Pindare opère le rapprochement Κρόνος - Χρόνος (O. 10,43-77) et dans lequel le poète s’attarde à l’épisode de la création des jeux olympiques après une évocation condensée des combats d’Héraclès. Cf. encore e.g. N. 1,41-47 ; N. 10,60-90.

30 N. 2,10-14. Il va de soi que la première phrase indique que les victoires de Timodèmos sont aussi inévitables que la mécanique céleste ; en revanche, la seconde phrase du second énoncé a causé de la perplexité (N. 2,14 ἐν Τροίαι μὲν Ἕκτωρ Αἴαντος ἄκουσεν : « À Troie, Hector entendit Ajax ». Cf. Farnell [1932], 253 : « much discussion has been wasted over this phrase as if it was difficult »). À la solution de Farnell (Pindare ironise : « … il a entendu parler d’Ajax ») ou à celle de Puech (allusion au défi lancé par Ajax, Il. 7,226-232, cf. Pindare, t. III, Néméennes [Paris 1923], 33) on pourrait ajouter ici la possibilité de comprendre ἀκούω dans son sens pédagogique (« je suis l’élève de »), quoiqu’à la vérité les attestations de ce sens soient plus tardives : un pancratiaste est « l’élève » de son adversaire comme des ennemis sont les « élèves » les uns des autres selon la maxime reprise par Aristophane (Av. 375).

31 E.g. Färber (1936) 2,14-18 ; Mullen (1982), à manier avec prudence toutefois.

32 Cf. l’heureuse formule de Hugh Lloyd-Jones : « He does honour the victory by placing the moment of felicity which his triumph gives him in the context of his historical situation against the background of the permanent situation of the world as the gods govern it » (1982, 147).

33 E.g. Sikes (1931), 19 : « … he is the most oracular of poets. His very obscurity must have been in part intentional, to be in keeping with Pythian tradition. » Vue plus nuancée chez Lloyd-Jones (1982), 139. Il est indéniable que les rapports de Pindare et de l’oracle de Delphes se lisaient à Delphes même sur le terrain (Paus.10,24,5).

34 Lloyd-Jones (1982), 153. Grethlein (2011), 402-406.