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Chapitre V: « Der Dichter spricht » Pindare entre les lignes dans la quatrième ode pythique

André HURST

Pour Lucia Marinescu

(cf. Bibliographie, Hurst 2005)

Chacun s’accorde à penser que Pindare écrit dans des formes préétablies, tant du point de vue musical1 que pour ce qui concerne le type de langage auquel doit recourir le poète qui compose des odes chorales2. Et pourtant, on ne peut s’empêcher de ressentir qu’une touche personnelle affleure parfois, comme à l’écoute de ces œuvres musicales complexes dans lesquelles on découvre des combinaisons de notes susceptibles d’être résolues en noms allusifs. C’est d’ailleurs l’aspect musical de Pindare qui a guidé le choix du titre de cette contribution, titre où l’on reconnaît la manière dont Robert Schumann choisit de « montrer le bout du nez » à la fin de ses « Kinderszenen » op.15. C’est un peu ce que nous allons rechercher dans un texte qui semble au premier abord s’y prêter assez mal : la quatrième ode pythique.

S’agissant d’un poème de commande destiné à célébrer une victoire (en l’occurrence la victoire du roi Arcésilas de Cyrène à la course des quadriges de Delphes en 462 avant notre ère), une touche personnelle soulignant la présence du poète pourrait en effet sembler paradoxale. Ce qui est attendu, c’est la démonstration du fait que le destinataire est connu du poète, c’est là l’élément fondamental : l’unité de ces poèmes, comme on l’a maintes fois répété, tient à la personne du « laudandus », et cela même si cette ligne d’interprétation a connu, elle aussi, ses excès. Cependant, la connaissance du destinataire peut donner au poète l’occasion d’introduire dans le texte des notations de familiarité à l’occasion desquelles c’est lui-même qui transparaît entre les lignes.

On rend ici hommage à une archéologue, pour qui la relation des objets à leurs utilisateurs (leurs destinataires) et au terrain, (leur contexte), est fondamentale, et l’on peut dire que dans ce cadre un tel examen n’est pas déplacé : on considérera en effet comment dans le poème lyrique le plus long et peut-être le plus complexe de Pindare, des touches personnelles peuvent se faire jour, dans lesquelles le poète fait ressortir qu’il dispose d’une connaissance personnelle du monde du destinataire et d’une sensibilité personnelle à son sujet, mais avec l’objectif de montrer que la présence de ces touches personnelles correspond à une intention fondamentale du texte, et cela justement dans sa relation avec le destinataire et le contexte.

S’il fallait considérer l’ensemble des interventions directes du poète, on distinguerait sommairement trois plans :

1. Le poète parle explicitement (ou fait parler explicitement le chœur) : c’est la question du « je » dans la poésie lyrique3.

2. Le poète signale sa présence par des procédures textuelles.

3. Le poète glisse dans son texte un savoir « politique » et « local » qui s’adresse plus particulièrement au destinataire-commanditaire.

Nous laisserons de côté les deux premiers plans, qui relèvent du domaine de la théorie littéraire et posent des problèmes spécifiques sur lesquels nous ne nous étendrons pas ici. Disons simplement que les apparitions de la « voix » du poète se situent soit de manière explicite dans des déclarations proférées à la première personne du singulier (P. 4,67,247-248), ou qui impliquent que la voix est celle du poète (P. 4,1-3, e.g.), alors que les procédures textuelles, comme le jeu mené avec la temporalité4, font ressentir de manière implicite la présence d’une volonté de maîtrise du jeu qui souligne auprès de l’auditeur la présence du poète comme « technicien ».

C’est sur le troisième plan que, de manière implicite, le poète se manifeste comme un complice du destinataire, témoignant de ce qu’il connaît son monde, et donnant au passage la preuve qu’il est en mesure de le célébrer dignement.

La cantate qu’est la quatrième ode pythique débute par une ouverture prenant appui sur la victoire pythique pour évoquer un épisode de la légende locale de Cyrène : la consultation de l’oracle par Battos, fondateur de la cité (P. 4,1-8).

Si l’on fait l’hypothèse qu’il existe une stratégie du texte, on considérera l’objectif visé. Outre qu’il prononce l’éloge du vainqueur, Pindare s’attache à intervenir auprès du roi Arcésilas en faveur de l’exilé cyrénéen Damophilos. En considération de ce double but, le début du texte mérite une certaine attention. Commençons par confronter le point de départ et le point d’arrivée. La fin de la cantate est constituée par une séquence de conseils de modération et de réconciliation avec Damophilos (279-299) ; ce personnage est donné pour un « hôte » personnel de Pindare à Thèbes, un fait proclamé hautement au moment du « point d’orgue » final ; dans le passage conclusif Arcésilas et Damophilos, opposés dans la vie, sont réunis par leur attachement commun au même poète :

298 καί κε μυθήσαιθ΄, ὁποίαν, Ἀρκεσίλα,

εὕρε παγὰν ἀμβροσίων ἐπέων,

πρόσφατον Θήβαι ξενωθείς.

––––––––––––––––––––––––

298 μυθήσαιτο ποίαν rec. « Vaticana »

… et il pourrait te dire, Arcésilas, quelle source5 d’immortelles paroles il découvrit, lorsqu’il fut naguère, à Thèbes, l’invité.

En clair : Damophilos a séjourné à Thèbes et connaît le talent poétique de Pindare. Ce dernier trait fait que Damophilos et le roi se ressemblent. L’apostrophe au roi, incluse dans une phrase dont le sujet grammatical est Damophilos et dont le contenu se réfère au séjour de ce dernier dans la cité du poète, permet la réunion ultime des acteurs principaux. La stratégie du texte doit être examinée à la lumière de cette visée que matérialise le point final.

On voit alors que les mots παρ ᾿ἀνδρὶ φίλωι « chez un ami », du premier vers prennent du relief, fût-ce après coup6. Ils pourraient ne pas relever seulement de la fiction coutumière qui consiste à présenter le commanditaire comme un φίλος (« ami », « proche ») ou un ξένος (« hôte »7), mais profiler dès le départ le roi de Cyrène comme un personnage qui entretient avec le poète un lien particulier : le poète aura l’audace d’intervenir auprès de lui sur une question de lutte politique.

Considérons dans cette perspective les notations dans lesquelles le poète intervient en laissant plus ou moins clairement entendre qu’il est un connaisseur de Cyrène.

C’est d’abord l’adjectif « pourvue de beaux chars » (εὐάρματον, P. 4,7) qui sonne dans un premier temps comme une référence obligée au fait qu’Arcésilas vient de remporter la victoire à la course des chars. Il y a cependant bien davantage à l’ombre de ce mot : Hérodote nous apprend que dans la Libye de Cyrène, des peuples comme les Asbystes, proches des Cyrénéens (4,170) ou les plus lointains Garamantes (4,183) sont passés maîtres dans la conduite des chars tirés à quatre chevaux8. Pindare y reviendra explicitement un peu plus tard, lorsqu’il évoquera Médée prédisant la manière dont les futurs habitants de Cyrène échangeront leur savoir nautique contre l’habileté dans la manœuvre des chars (P. 4,17-18). Le clin d’œil au destinataire est perceptible. Il est renforcé par une seconde notation : Cyrène est fondée « sur un blanchoyant mamelon » (ἐν ἀργεννόεντι μαστῶι P. 4,8). La description de la hauteur qui domine le sanctuaire d’Apollon à Cyrène ne pourrait être présentée de manière plus concise ni plus précise, tant pour la forme géologique que pour la couleur de la roche et l’impression de clarté réverbérante9 qu’elle offre au visiteur. Comme dans l’allusion aux chars, on est conduit à comprendre qu’Arcésilas reçoit un message : le poète a des sources fiables touchant son environnement naturel et culturel. Ces informations, on le comprendra en fin de parcours, viennent de l’exilé Damophilos.

Si la connaissance de l’aspect des lieux tel qu’elle se manifeste dans les mots ἐν ἀργεννόεντι μαστῶι devait être encore confirmée, elle ne va pas tarder à l’être : en effet, la naissance de Battos, dans le discours prophétique tenu par Médée en vue de l’île de Théra, sera décrite dans les mots suivants : Battos sera φῶτα κελαινεφέων πεδίων / δεσπόταν « un homme qui régnera sur des plaines aux sombres nuées » (P. 4,52-53). L’aspect pluvieux du ciel de Cyrène nous est certes attesté indirectement par le nom de « montagne verte » (djebel Akhdar) que portent aujourd’hui encore les replis géologiques de la Cyrénaïque, mais il est donné pour proverbial chez Hérodote (4,158) : les habitants locaux qui conduisent les arrivants Grecs sur l’emplacement de Cyrène leur désignent les lieux avec ces mots : Ἄνδρες Ἕλληνες, ἐνθαῦτα ὑμῖν ἐπιτήδεον οἰκέειν· ἐνθαῦτα γὰρ ὁ οὐρανὸς τέτρηται « Grecs, c’est ici qu’il est avantageux pour vous de vous fixer ; ici, en effet, le ciel est percé de trous », manière évidente d’évoquer les fréquentes pluies dont bénéficie la région.

On peut douter qu’Arcésilas ait jamais rencontré Pindare à Cyrène10 : la connaissance précise qui est affichée par touches répétitives depuis le début de la cantate lui signifie clairement, plus clairement qu’au public sans doute, la proximité du poète avec un informateur cyrénéen.

Le cadre est donc posé, et ces éléments concordent pour montrer à qui sait entendre que le poète dispose d’une source fiable, en clair qu’un Cyrénéen se trouve à ses côtés. Dès lors, il semble bien que les rencontres entre Jason et Pélias vont à leur tour participer de la stratégie du texte et servir de référence aux relations d’Arcésilas avec Damophilos11. Le roi est invité à tenir compte du fait que le poète connaît le contexte politique de Cyrène lorsqu’il raconte à sa manière l’affrontement légendaire de Jason et de Pélias.

C’est d’abord le contraste entre une forme de dureté qui caractérise le premier échange de Pélias et de Jason (P. 4,97-119), et l’atmosphère de négociation plus feutrée qui entoure les échanges de la seconde rencontre (P. 4,138-167). « Miroir du prince », le texte l’est ici par le recours à un exemple incitatif au niveau de la manière de se comporter : passer de l’affrontement à la négociation. La direction indiquée est claire : dans la contestation relative au pouvoir, c’est le dialogue qui est prôné, message clair du poète par rapport à la situation qui oppose Arcésilas et Damophilos. Sans vouloir identifier Arcésilas et Damophilos avec l’un ou l’autre des protagonistes du dialogue entre les personnages légendaires, on considérera plutôt que c’est un procédé qui se trouve prôné en tant que tel (après tout, Arcésilas et Damophilos ont tous deux quelque chose de Jason : l’un parce qu’il l’emporte en ce moment comme Jason l’emportera12, l’autre parce qu’il aspire à rentrer dans sa patrie ; d’autre part, ni Arcésilas, ni Damophilos ne sauraient proposer à l’autre un équivalent sérieux de la quête de la toison d’or)13.

C’est ensuite, dans la deuxième entrevue, le recours à la généalogie : Arcésilas vient d’entendre déployer sa glorieuse ascendance, et l’utilisation de cet instrument de négociation ne doit par conséquent pas lui sembler contraire à ses intérêts. Existe-t-il un lien de famille proche ou lointain entre Arcésilas et Damophilos ? Au vers 142, la « vache unique » (μία βοῦς), origine commune des deux participants de la discussion, pourrait peut-être le faire supposer dans le cas d’Arcésilas et de Damophilos également. Ce qui est tout aussi difficile à établir, c’est la mesure dans laquelle le bon usage du clan familial, tel qu’il est brossé aux vers 120-134, contient ou non un message relatif aux relations des partis politiques de Cyrène et de l’opposition d’Arcésilas et de Damophilos.

Au terme de tout cela, on trouvera le plaidoyer pour Damophilos et le « point d’orgue » à l’occasion duquel la magie du chant poétique l’emporte sur les dissensions politiques.

Ainsi, il apparaît que des notations de paysage, des évocations de particularité culturelles, la manière elle-même de traiter l’épisode crucial d’une rencontre potentiellement conflictuelle, tout cela concourt, au bout du compte, à préparer la réunion finale des trois figures que sont le roi, l’exilé, et le poète, réunis dans l’« immortalité » du chant (… παγὰν ἀμβροσίων ἐπέων P. 4,299).

C’est ici qu’il faut évoquer les apparitions du poète sur les deux premiers plans, même si nous les avons pour l’heure laissés de côté. En effet, tant le recours au « je » choral que l’affirmation de « maîtrise », dont un exemple emblématique se trouve dans la déclaration d’abrègement des vers 247-248, apportent leur soutien à cette stratégie du texte. C’est en effet sur ces deux premiers plans que Pindare peut peser de tout son poids, et ce poids affirmé permet à son tour à la « touche politique » située sur le troisième plan d’être d’autant plus légère sans perdre de son efficacité (« voyez qui je suis, moi qui vous indique délicatement la bonne solution… »).

« Der Dichter spricht », dans cette ligne, signifie plusieurs choses. De même que l’objet trouvé dans le sol par l’archéologue ne se limite pas à être ce qu’il est, mais qu’il fait apparaître un réseau de relations complexes avec le monde qui l’a produit, de même les quelques notations personnelles que nous avons relevées dans la quatrième ode pythique au niveau du savoir local et « politique » n’existent pas seulement pour attester qu’il existe une subjectivité du poète nommé Pindare, ou encore que ce poète se plaît à flatter son commanditaire en évoquant le monde qui est le sien : elles concordent avec l’hypothèse d’une stratégie qui semble clairement définie. Les touches personnelles sont insérées dans un réseau stratégique pour agir au travers des pouvoirs de l’art sur le monde du pouvoir politique.

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1 À ce sujet, et en rapport avec l’usage de la danse, cf. W. Mullen (1982).

2 E.g. Meillet (1930), 199 sqq.

3 Heath (1988) ; Lefkowitz (1991) ; Heath & Lefkowitz (1991) ; D’Alessio (1994) ; Currie (2013). On peut se demander, ici comme dans bien d’autres cas, si l’ode est exécutée par un soliste (voire le poète lui-même) ou par un chœur. Si des textes comme la 14e Olympique, avec l’auto-référentiel τόνδε κῶμον (O. 14,16), ne permettent guère le doute quant leur exécution chorale, la quatrième Pythique n’est pas aussi claire sur ce point. Les fréquentes prises de parole rappellent les poèmes homériques plutôt que la tragédie (il y a même une homérique prise de parole « chorale » 87-92) et l’on ne saurait donc en tirer argument. Nous considérerons cependant, pour simplifier l’expression, que cette cantate est elle aussi d’exécution chorale.

4 Cf. Hurst (1983 et 1985 = supra, 71-88, infra, 99-131).

5 Dans les nombreuses discussions qui ont eu lieu autour de la métaphore de la source pour désigner la poésie, on n’a généralement pas tenu compte du fait que Delphes et Cyrène partagent la particularité d’avoir des sources consacrées (pour Cyrène : Hdt 4,158). C’est le statut religieux du langage poétique qui se trouve, une fois encore, souligné dans ces derniers mots.

6 Braswell (1988), 60, considère que les mots ne traduisent aucune relation particulière avec le roi. Il a certainement raison sur le fond général. Mais l’écho qui, après coup, fait que la fin du texte et son début s’éclairent réciproquement donne un éclairage différent.

7 Voir justement le ξενωθείς du v. 299.

8 Pour une représentation des chars des Garamantes, cf. Blas de Roblès (1999), 27 (char et aurige Garamantes sur les rochers de wadi Ajal).

9 Pour la couleur, cf. la scholie : ἐπὶ λόφου… λευκογείου, et la qualification colorée de la graisse ou des moutons par des mots de radical ἀργ-. Braswell (1988), 71-73, contient une ample discussion d’autres points de vue sur le sens, éventuellement symbolique, qu’auraient ces mots.

10 Burton (1962), 135, est enclin à le penser malgré des réserves d’usage. Les indices sont faibles. Nous considérons comme lui que c’est Damophilos et l’aurige Carrhôtos qui ont transmis à Pindare les détails qu’il utilise, et que la présence de ces traits a pour but d’attester la familiarité de Pindare avec un autre entourage cyrénéen que celui du roi.

11 La littérature est abondante sur ce point. Le fait est généralement reconnu : cf. e.g. Schubert (2004), Sigelman (2016), 111-136.

12 Ou encore parce que les noms de « Jason » (guérisseur) et d’« Arcésilas » (protecteur de son peuple) désignent une même activité favorable. Sur Jason guérisseurs dans la quatrième Pythique, cf. Mackie (2001). Sur Arcésilas guérisseur de Cyrène (malade de l’exil de Damophilos) : Adorjáni (2013), 6-7.

13 Sur les limites posées à la négociation, cf. Schubert (2004).