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Chapitre IV: Temps du récit chez Pindare (Pyth. 4) et Bacchylide (11)1

André HURST

À partir de deux poèmes très caractéristiques, on se propose ici d’étudier les comportements de Pindare et de Bacchylide relatifs à l’usage qu’ils font du temps dans les récits.

D’emblée, on relève qu’il existe une ambiguïté : faut-il isoler comme « récit » l’évocation – centrale ou non – de faits mythiques commune à ce genre de textes ? Ou dira-t-on qu’il y a « récit » chaque fois qu’une situation donnée connaît une transformation (e.g. le passage de l’état de concurrent à celui de vainqueur) ? Est-ce l’ode dans son ensemble qu’il faut traiter comme un récit ? Et dans ce cas, quel statut reconnaître aux interférences que l’on observe couramment entre le plan conventionnellement nommé « mythique » et celui de la situation donnée par la célébration du vainqueur ?2

À cela viennent s’ajouter, comme un préalable à la question, les difficultés que soulève le mode d’exécution de l’œuvre. Quiconque s’ingénie à imaginer l’exécution dansée d’une cantate pindarique a toutes les chances de se tromper abondamment : il n’en reste pas moins qu’il a raison d’imaginer des mouvements et de la musique3, quel que soit le degré d’élaboration de la partition perdue. Ce qui frappe l’oreille, c’est par conséquent d’abord le jeu des sons, lequel ne prend figure perceptible que par le retour de certains d’entre eux au gré d’un mode ou procédé quel qu’il soit (la musique atonale doit elle-même son aspect particulier au retour d’une « série » de sons). Dans cette perspective, on peut considérer qu’on est le plus proche du mode de perception d’une ode pindarique lorsqu’on relève, au niveau du texte, les phénomènes musicaux, tels les retours thématiques (faute de quoi le récit manquerait de ces éléments premiers que sont un sujet et une action, un « actant » et un « prédicat »4), mais il n’est pas certain que dans une langue poétique, où le récit ne se ramène pas aux éléments d’une démonstration de géométrie5, on puisse se passer de tenir compte des images, des détours, des figures : tout cela permet sur les thèmes et la manière dont ils se font écho des jeux qui ne sont pas sans rappeler les procédés de la musique.

Les termes mêmes de l’analyse font eux aussi difficulté : si l’on prend par exemple l’exposé méthodologique de T. Todorov, et la manière dont il définit, dans la ligne de V. Propp6, les actants et les fonctions7, on remarque que les instruments dont on se dote vont être difficiles à utiliser dans l’univers du mythe. En effet, soit la situation connue : « le dragon enlève la fille du roi », on peut dire qu’elle comporte les éléments

X est une jeune fille

Y est le roi

Y est le père de X

Z est un dragon

Z enlève X

Et distinguer des « actants » (X, Y, Z) et des « prédicats » (enlever, être ceci ou cela). On proposera même d’analyser selon la même procédure : « La fille du roi charme le dragon ». Mais tout change lorsqu’on dit : « Médée charme le dragon », car aussitôt la proposition s’enrichit de valences (Médée n’est pas la fille de n’importe quel roi, mais d’Aiétès, elle deviendra l’épouse de Jason, etc.) et d’harmoniques (« charme » : Médée est magicienne, elle tuera sa rivale et ses enfants, etc. ; « le dragon » : il garde la toison d’or qui lie l’ensemble des récits relatifs aux Minyens et l’ensemble relatif aux Colques, etc.). Dès le premier pas qui conduit le récit dans l’univers du mythe, il s’opère un changement de nature. Pour reprendre l’exemple imaginé par Jean Rudhardt, on dira que c’est ce qui sépare la proposition : « Le prince Philippe est le père de la princesse Anne » de la proposition « Océanos est le père de Styx »8.

La difficulté que l’on signale ici relève bien entendu du vaste problème de la réception du texte pindarique : un auditeur de la quatrième Pythique n’ignore pas qui est Médée lorsque le poète la fait surgir à la première antistrophe du chant. Le poème ne se pose pas en moyen d’information, pas même au degré où le ferait un conte ou un roman. Il entreprend plus directement (et plus ambitieusement) de proposer une signification au réel tel qu’il est déjà donné et supposé connu. Tout élément du récit en implique dès lors d’autres. C’est ainsi que l’analyste se trouve privé d’un moyen sûr pour identifier de véritables unités minimales de récit9, et qu’il en est réduit à constater que cette situation résulte du fait mythique lui-même, toujours en suspens dans la richesse de l’univers qu’il évoque. Toutefois, même si les unités minimales sont difficilement discernables, cela n’empêche pas d’aborder la question au niveau de la syntaxe du récit : son mouvement est saisissable quelle que soit la définition de ses composantes. On est alors ramené au caractère musical du poème pindarique, qui nous indique la voie d’une analyse de type musical (symétries, récurrences, effets d’écho, etc.). La question du récit s’inclut alors dans l’analyse du poème pris dans son ensemble, ou plutôt, c’est la réalisation du récit au niveau de l’élaboration du poème qu’il s’agit de mettre en lumière. Sur ce plan-là, point de différence de statut entre les évocations légendaires et l’éloge du vainqueur puisque le poète inclut justement les deux plans dans une même ode (ainsi, par exemple, Théron est un Bienheureux dans la deuxième Olympique, Chromios a la force d’Héraclès dans la première Néméenne et Arcésilas de Cyrène fonde son pouvoir actuel dans l’aventure des Argonautes). La distinction des plans relève d’abord de la chronologie. On voit ainsi se profiler un axe qui va de l’illud tempus des héros et des dieux au moment présent (de l’ode), et qui coïncide avec l’axe de l’écoulement du temps : il nous signale d’abord une idée constante de la conception pindarique du monde. En effet, de l’existence de cet axe dépend largement la signification du présent que le poète célèbre, comme en témoignent aussi bien l’évocation d’un mythe que la mention d’ancêtres du vainqueur (et l’on rattache ainsi cette vision à une forme de pensée généalogique).

Pindare nous met de la sorte en face d’un aspect de son texte qu’il vaut la peine de prendre en considération : si l’écoulement du temps représente un élément constitutif du sens, qu’en est-il de l’écoulement du temps au niveau des récits, et même de l’ensemble d’une ode ? Pour répondre, il faudrait examiner toutes les odes conservées. Si l’on s’adresse à la quatrième Pythique, c’est qu’elle peut à juste titre figurer comme un cas exemplaire à la fois pour son étendue et pour la virtuosité dont Pindare y fait montre (un peu comme Socrate, dans le deuxième livre de la République de Platon, 368d, se tourne vers les grandes lettres pour mieux lire). Si l’on se place au niveau le plus apparent, on observe que dans le déroulement de son texte le poète qui évoque une légende se livre à un va-et-vient entre le temps « présent » et le temps légendaire ; nous devons par conséquent distinguer deux axes : le déroulement du texte d’une part, la chronologie des faits évoqués de l’autre.

Le cheminement du texte dans la quatrième Pythique peut se résumer de la manière suivante :

Strophe 1

– Éloge d’Arcésilas

– évocation de la fondation de Cyrène et rôle de Delphes.

Antistrophe 1

– prophétie de Médée à Théra :

– fondation de Cyrène à partir de Théra.

Épode 1

– présage : rencontre d’Euphamos et de Triton

– don de la motte de terre (coup de tonnerre).

Strophe 2

– les Argonautes transportent Argô à travers le désert ; Triton se présente et offre la motte de terre.

Antistrophe 2

– perte de la motte de terre.

Épode 2

– conséquence : fondation de Cyrène non pas à la quatrième génération…

Strophe 3

– … mais plus tard, par un descendant d’Euphamos et d’une Lemienne.

Antistrophe 3

– consultation de Delphes et fondation de Cyrène.

– réaction des Argonautes à la prophétie de Médée,

– Battos à Delphes.

Épode 3

– Arcésilas à Delphes

– annonce du thème de la toison d’or et des Argonautes.

Strophe 4

– Pélias mis en garde contre les fils d’Aiolos (oracle delphique).

– venue de Jason à Iolkos.

Épode 4

– réactions de la foule.

Strophe 5

– arrivée de Pélias.

Antistrophe 5

– dialogue : Jason évoque son enfance et son lignage…

Épode 5

– … ainsi que la ruse qui l’a fait éloigner à sa naissance.

Strophe 6

– Jason se présente et réclame le pouvoir.

Antistrophe 6

– sa famille le rejoint : fête.

Épode 6

– délégation auprès de Pélias.

Strophe 7

– offre de Jason (évocation du passé de la famille).

Antistrophe 7

– partage entre pouvoir et richesse.

Épode 7

– défi de Pélias : évocation de Phrixos…

Strophe 8

– … et de l’oracle de Delphes.

Antistrophe 8, épode 8

– Jason rassemble les Argonautes.

Strophe 9

– embarquement à Iolkos.

Antistrophe 9

– présages favorables (coup de tonnerre).

Épode 9

– départ, étape à l’embouchure du Pont Euxin.

Strophe 10

– les Roches, arrivée en Colchide

– intervention de Cypris.

Antistrophe 10

– amour de Médée pour Jason.

Épode 10

– épreuve des taureaux.

Strophe 11

– Jason vainqueur de l’épreuve.

Antistrophe 11

– Jason apprend où se trouve la toison.

Épode 11

– raccourci final : Jason tue le serpent et ravit Médée.

– voyage,

– jeux à Lemnos.

Strophe 12

– union d’Euphamos et d’une Lemnienne.

– survol de la lignée jusqu’à Arcésilas.

Antistrophe 12, épode 12

– conseils politiques.

Strophe 13, antistrophe 13, épode 13

– plaidoyer pour Damophilos (hôte du poète à Thèbes).

Il faut remarquer que les unités ainsi définies ne sauraient prétendre à la rigueur absolue. Elles doivent être conçues pour les besoins de l’analyse comme une forme possible de résumé (ce dernier n’ayant d’autre objectif que de permettre la saisie d’un déroulement).

Ainsi, le texte chemine à la fois de Cyrène à Thèbes, du présent (σάμερον, v.1) au passé (εὗρε… / … ξενωθείς, vv. 299 sq.), et du passé de la légende argonautique au présent d’Arcésilas10. Pour en montrer la sinuosité, nous devons reconstituer un ordre chronologique rigoureux, implicitement présent chez tout auditeur du poème, un ordre auquel le texte ne cesse de se confronter. Pour éviter une redistribution de tous les éléments évoqués le long de l’axe temporel, on se contentera d’attribuer un ordre à des événements ou groupes d’événements qui marquent des étapes essentielles.

1. Lignage de Jason et de Pélias à partir de Zeus.

2. Phrixos et la toison d’or.

3. Oracle(s) envoyé(s) à Pélias11.

4. Naissance de Jason.

5. Éducation de Jason.

6. Retour à Iolkos : Jason revendique le trône.

7. Défi de Pélias.

8. Départ des Argonautes.

9. Événements de Colchide.

10. Retour avec passage par l’Océan et la mer Erythrée.

11. En Libye : transport d’Argô.

12. Rencontre de Triton.

13. Don de la motte de terre.

14. Perte de la motte de terre.

15. Médée prophétise à Théra.

16. Jeux à Lemnos : Euphamos s’unit à une Lemnienne.

17. Oracle de Delphes pour Battos.

18. Fondation de Cyrène.

19. Arcésilas vainqueur à Delphes.

Dans l’hypothèse purement abstraite où le récit suivrait l’ordre chronologique12 sans qu’il n’y ait jamais simultanéité entre les éléments énoncés, on obtiendrait la figure suivante :

Si l’on applique à présent ce mode de faire pour obtenir une image des sinuosités de la quatrième Pythique, il en résulte l’image suivante :

Ne soyons pas dupes : cette image n’est pas absolument précise et ne révèle pas les secrets de l’atelier du poète. Plus modestement, elle se propose de signaler de manière figurée ce que l’auditeur perçoit simultanément dans le temps et sur le plan des transgressions de la chronologie au moment de l’exécution du poème. On pourrait observer plusieurs tendances générales (aller jusqu’aux détails n’aurait pas grand sens dans la mesure où la courbe est susceptible de nombreux aménagements au gré des analyse et découpages différents auxquels on peut se livrer) : la conduite la plus apparente de la courbe fait ressortir un double mouvement :

Ce double mouvement correspond aux deux parties constitutives de l’ode. Chacune de ses parties est formée d’un aller et d’un retour : récit rétrogradant (ou analepse) et récit chronologique. Le premier mouvement, d’une plus faible portée13, préfigure le suivant. De plus, à l’intérieur de chacun de ces mouvements, un tracé sinueux dénote une constante oscillation entre récit chronologique et récit rétrogradant : le mouvement qui marque l’ensemble de l’œuvre se trouve ainsi répercuté au niveau « microscopique ».

Cela suppose un certain nombre de procédés, à commencer par la possibilité de faire parler un personnage : le discours direct permet plus d’une fois le recul dans la chronologie (ainsi lorsque Jason évoque son enfance, ou lorsque Pélias évoque l’aventure de Phrixos). Sans se prononcer sur le mode de réalisation des discours directs au niveau gestuel, on peut affirmer que le procédé est commun à Pindare et à l’épopée. On peut alors, en s’épargnant une digression sur l’homérisme de Pindare, relever un second trait qui se range dans cette perspective : le récit rétrogradant lui-même. On le trouve en effet, le fait est bien connu, dès les premiers vers de l’Iliade, où les premiers événements sont énoncés en ordre chronologique inverse avant que le poète ne reprenne le fil chronologique14. D’une façon générale, l’échange de répliques permet des sauts et des transgressions de la chronologie dans l’épopée comme dans le cas présent (évocation du passé des interlocuteurs, en réponse à une question ou sous forme de défi, etc.).

Toutefois, l’origine du procédé importe moins que l’usage qui en est fait et que les conclusions que l’on peut en tirer à propos de Pindare. Or, si l’on veut faire ressortir par une comparaison l’usage des transgressions dans notre ode, le texte qui s’impose est la onzième des odes conservées de Bacchylide.

Dans ce poème, Bacchylide recourt au mythe des filles de Proïtos à l’occasion d’une victoire d’Alexidamos de Métaponte. Outre la continuité du culte d’Artémis dans le mythe évoqué et à Métaponte, le thème qui unit l’exploit du Métapontin et les Proïtides est sans doute celui de l’injustice dont il résulte une victoire grâce à l’intervention d’une divinité. L’ode se déroule selon la séquence suivante15 :

Strophe 1

– Invocation de la victoire.

Antistrophe 1

– victoire d’Alexidamos.

– injustice subie aux jeux olympiques.

Épode 1

– Artémis redresse l’injustice,

– elle à qui Proïtos a construit un autel…

Strophe 2

– … lorsque Héra avait frappé de folie ses filles, car elles l’avaient défiée.

– Héra les châtie : elles fuient dans la montagne…

Antistrophe 2

– … et quittent Tirynthe.

– Tirynthe construite depuis neuf ans à cause de la dispute de Proïtos et d’Acrisios.

Épode 2

– Proïtos s’établit à Tirynthe : les Cyclopes construisent les murailles.

– c’est de là que s’enfuient les filles de Proïtos.

Strophe 3

– douleur de Proïtos,

– ses errements et son arrivée à Lousoi.

Antistrophe 3

– guérison des Proïtides.

– construction de l’autel, institution de la fête.

Épode 3

– Artémis honorée à Métaponte grâce aux exploits des Achéens (guerre de Troie).

Compte tenu du fait que l’axe chronologique qui mène du passé achéen au présent d’Alexidamos de Métaponte joue chez Bacchylide un rôle analogue à celui qu’on observe chez Pindare, on peut tenter à présent de distribuer le long d’un axe chronologique rigoureux l’ensemble des faits évoqués :

Une confrontation de cette chronologie et du temps dans lequel se déroule le texte nous donne la courbe suivante :

On observe un récit rétrogradant suivi d’un récit chronologique. Le récit chronologique est préfiguré par la séquence qui nous présente le défi lancé à Héra et la seconde mention du châtiment. Pourtant, d’une façon générale, on pourrait aussi ramener l’édifice à un double mouvement :

On est frappé par l’analogie avec le procédé de la quatrième Pythique (laquelle, à première vue, ne semble que redoubler le mouvement qu’on note ici) : tout se passe comme si Bacchylide et Pindare recouraient l’un et l’autre à une forme donnée ; la différence résiderait alors dans la manière d’en moduler les éléments.

Une question se pose par conséquent : on a vu que l’on pourrait à la limite décrire une telle manipulation du temps chronologique dans le récit comme une reprise maniérée d’un ensemble de procédés épiques, – mention de faits à rebours, récits rétrogradants dans le cadre du discours direct qui revêt un statut de récit dans le récit. Cependant, on se demandera si une telle reprise dans le cas de l’ode chorale ne revêt pas un caractère partiellement obligé. En effet, si le propos du poète est de célébrer l’homme de qui lui parvient la commande, et de le faire en évoquant un ou plusieurs grands précédents (familiaux, légendaires), la démarche n’est-elle pas dictée en son principe ? Ne sera-t-on pas contraint de cheminer du présent au passé pour revenir finalement du passé au présent ?

Indéniablement, une telle « forme simple » sur le plan chronologique existe. Elle est même observable et non pas seulement hypothétique : que l’on songe à la dixième Pythique de Pindare ou à la troisième épinicie de Bacchylide. Toutefois, il est clair que si un cheminement de ce type paraît s’imposer de par la nature même du poème, deux remarques ne sauraient nous échapper. Tout d’abord, il existe des poèmes qui ne comportent pas ce va-et-vient chronologique : la quatorzième Olympique, avec son évocation des Charites d’Orchomène, implique un état de fête permanent des immortels, auquel les Charites participent à l’instant même où elles sont invoquées ; tout s’y déroule dans la simultanéité (de même que l’évocation de Typhôs dans la première Pythique, et ainsi de suite). On peut donc dire, pour commencer, que le recours à l’oscillation chronologique résulte d’un premier choix. En outre, et c’est ce qui importe davantage, on admettra qu’à partir du moment où le poète choisit de raconter tel segment de mythe, il y aura un recul chronologique jusqu’à un point du temps perçu comme antérieur, puis un retour au présent ; mais cela n’implique pas de manière inéluctable le recours à l’oscillation temporelle à l’intérieur des limites du segment « mythique » lui-même. Or, c’est ce que l’on perçoit aussi bien dans la quatrième Pythique de Pindare que dans la onzième épinicie de Bacchylide. D’où l’impression de se trouver devant une amplification soigneusement calculée, tout comme si le poète, faisant de nécessité vertu, s’emparait de l’axe chronologique inversé tel que le lui propose une première convention du genre et le prolongeait dans le récit, cette fois-ci de propos délibéré, pour y instaurer une séquence inversée ; le retour à la séquence « normale » est alors provoqué par la nécessité de conclure dans un retour à l’exploit qui constitue l’occasion du poème. Mutatis mutandis, on songe à la façon dont les sculpteurs ont su exploiter des données concrètes comme l’équilibre des matières, les angles des frontons, ou encore à l’art des céramistes tirant parti de la forme même de l’objet à décorer. Ainsi, une allégeance aux besoins d’un genre peut se muer en témoignage d’une maîtrise qui feindrait de commander au gré de son caprice ce qui constitue un élément contraignant.

Il faut pourtant remarquer deux différences au moins entre la démarche de Pindare et celle de Bacchylide, outre le redoublement du procédé qui saute aux yeux chez Pindare.

En premier lieu – et quel que soit le découpage en unités minimales ou significatives –, on note chez Pindare une oscillation beaucoup plus marquée de la courbe temporelle. L’exploitation du discours direct permet d’injecter dans le récit de nouveaux récits, donc, ici, une autre étape chronologique du même récit, les épisodes antérieurs étant convoqués successivement par Médée, Jason et Pélias. Mais l’usage du discours direct n’est pas seul à permettre cet effet : Bacchylide l’obtient sans un seul discours direct, à l’aide d’une forme de digression explicative de petite dimension (oscillation /3 / 4 / 3 aux vers 43-56), cependant que l’ensemble de la partie « mythique » est lui-même conçu comme une digression expliquant la construction de l’autel de Lousoi. L’oscillation du temps du récit démarque ainsi à faible amplitude le mouvement général du segment en même qu’elle en reproduit fidèlement le procédé logique. Pindare, de son côté, recourt à ce même procédé digressif, mais il l’introduit à l’intérieur même d’un discours direct : ainsi, l’oscillation qui s’impose avec son point de départ au début d’un discours et son point d’arrivée à la fin du même discours se trouve elle aussi prolongée ; le contenu du discours lui-même s’ordonne le long d’une courbe qui oscille par digressions explicatives et ne saurait donc se passer du récit rétrogradant.

La seconde différence est observable dans la manière dont s’ordonnent les extrémités des courbes. Bacchylide se livre à un jeu très évident : on part du niveau « actuel », que l’on quitte pour y retourner ; mais le point d’aboutissement (à nouveau le présent) n’est pas donné comme tel, il est cerné par les repères qui en constituent les limites : d’un côté le glorieux passé des Achéens, jalon entre l’aventure des Proïtides et la victoire d’Alexidamos (et garantissant ainsi le bon vouloir de la déesse en même temps que le succès de ce peuple) ; de l’autre côté l’avenir, qui appartient désormais aussi bien au vainqueur et à son peuple qu’au poète chargé de célébrer de semblables exploits. Le moment présent est livré à la fin de l’ode comme enchâssé entre ces deux points significatifs.

Avec un double mouvement, Pindare joue sur la possibilité d’obtenir des effets non seulement par la comparaison inévitable du point de départ et du point d’arrivée, mais également par un jeu sur les points extrêmes de l’axe chronologique touchés dans le récit. Sur le premier plan, nous avons une oscillation qui, partie d’une forte affirmation du présent (σάμερον, « aujourd’hui », premier mot du poème) revient régulièrement à ce même présent (v. 67 : victoire d’Arcésilas ; épode 13 : situation présente de Damophilos). Il faut remarquer pourtant la conclusion, qui amorce un bref mouvement de retour vers le passé ; l’évocation du séjour de Damophilos à Thèbes permet en effet de répondre à un double objectif (pour ne rien dire de son importance dans l’argumentation) : mentionner les talents de l’auteur de la quatrième Pythique, ainsi qualifiée de « chant immortel » au moment même où vont mourir ses derniers sons, et placer en guise de coda un mouvement rétrogradant semblable à ceux qui impriment au poème une allure si caractéristique. Si l’on considère les pointes de la courbe, il est surtout intéressant de relever le jeu qui unit les deux mouvements de l’œuvre. Non seulement, dans sa séquence générale, le poème raconte d’abord ce qui s’est passé ensuite (la prophétie de Médée à Théra avant l’expédition des Argonautes prise depuis son début), mais le point extrême jusqu’où recule le discours de Médée se trouve lui aussi en rapport chronologique avec le récit de la seconde partie de l’ode : en effet, la digression de Médée remonte jusqu’au transport d’Argô à dos d’homme. Or, si l’on prend en considération les épisodes retenus dans le texte, il apparaît que le « raccourci » des vers 247 et suivants sert précisément à faire franchir aux Argonautes le moment où ils parviendraient à ce point de leur aventure ; la mention de la toison d’or servait d’amorce (v. 68) : parvenu à la prise de la toison, Pindare emprunte le raccourci du retour, qui mène les Argonautes droit à Lemnos, franchissant l’épisode de la prophétie de Médée. Mais la prophétie de Médée ménageait à l’épisode de Lemnos une place allusive ; cette allusion fonctionne dès lors comme une annonce de ce moment clé du texte où l’un des Argonautes fonde la dynastie de Cyrène. Ainsi, les deux mouvements de l’ode sont en relation de complémentarité, et cela pour deux raisons. D’une part, chacun des deux mouvements prend en charge des épisodes qui s’articulent de manière complémentaire avec ceux que comporte l’autre16, l’intervention du poète à la première personne servant à marquer les jointures et à les rendre possibles (c’est « je » qui passe de Cyrène à la toison d’or au vers 67 et de la toison d’or au raccourci nous reconduisant à Cyrène au vers 247). D’autre part, la courbe se meut de telle sorte que le personnage d’Euphamos et, partant, la lignée héroïque des rois de Cyrène, se trouvent mis en évidence ; personnage central de la prophétie de Médée, Euphamos constitue la raison évidente pour laquelle on quitte les Argonautes à Lemnos dans la seconde partie du récit.

De cette manière, le jeu qu’on observe chez Bacchylide entre le début et la fin de la courbe devient ici un jeu qui englobe également les pointes du double mouvement.

Un autre élément de complémentarité se répercute au niveau du sens de l’ode. Le double mouvement de la quatrième Pythique et le jeu qu’on observe entre ses deux parties légendaires souligne une analogie entre Médée et le poète : c’est Médée qui rapporte l’essentiel de la partie légendaire incluse dans le premier mouvement, c’est Pindare qui, dès le vers 67, prend en charge le reste17. Cette mise en perspective de la prophétesse et du poète ne peut que se répercuter sur la fin de l’ode et venir ajouter du poids aux conseils que Pindare dispense au sujet de Damophilos (et l’on s’accorde à penser que l’entrevue de Jason et de Pélias est elle-même à comprendre déjà dans le sens d’un conseil de modération à l’égard de l’exilé18).

La parenthèse refermée, efforçons-nous de saisir ce qu’implique une manipulation comme celle que nous lisons aussi bien chez Pindare que chez Bacchylide. On s’est fondé, au départ, sur la simple constatation de l’importance que revêt inévitablement un axe menant du temps héroïque au temps de l’ode, moyennant parfois l’énoncé d’une généalogie lorsqu’elle est plausible, un axe le long duquel s’incarne cette φυά (« nature ») dont la place est si prépondérante dans la vision pindarique du monde (et sans lequel on ne saurait comprendre les mentions fréquentes de parents du destinataire de l’ode). Ce point de départ peut être renforcé par quelques passages de Pindare dans lesquels Χρόνος, le « Temps » est donné pour le « père de toutes choses » (O. 2,17) – « père » prenant ici un sens généalogique très matériel –, ou encore « le seigneur qui surpasse tous les Bienheureux » (fr.33 S.-M.) ; plus encore : le « Temps » seul révèle en dernier recours ce qu’est « la vérité » (O. 10,55), c’est au « Temps » que l’on doit la connaissance véritable des événements : à la fondation des jeux olympiques, le Temps est présent avec les Μοῖραι, mais c’est lui qui est le seul témoin de la « vérité authentique », lui qui « révèle ce qui est certain » (O. 53-55). Le lecteur se trouve donc confronté à deux valeurs lorsqu’il s’agit du temps : axe inéluctable de la φυά, le temps est simultanément révélateur du vrai dans la mesure où il est conçu comme le témoin divin des choses en même temps que leur « père ». On est amené à penser que lorsque le poète entreprend de manipuler le temps à l’intérieur du récit, il ne se livre pas à un pur jeu de virtuosité narrative, mais qu’il intervient au niveau le plus authentique de la « vérité » et des conditions mêmes de sa transmission ; il s’arroge alors un pouvoir qui fait de lui un maître de la signification : toute connexion d’épisodes s’écartant d’un ordre qui serait perçu comme « naturel » signale à l’auditeur sa présence médiatrice. Certes, les données sont connues jusqu’à un certain point, mais leur sens dans le texte va dépendre de l’agencement choisi par le poète, lequel ne saurait mieux affirmer la gravité de son intervention que par des transgressions de l’ordre chronologique, conférant de la sorte à son dire le statut même qui est celui du Temps « seul témoin du vrai ».

On le voit, cet usage de l’« anachronie » nous ramène à la question générale de l’agencement des thèmes et de la structure de l’ode (l’usage de l’ordre chronologique ne constitue qu’un cas particulier des moyens offerts au poète par la séquence des thèmes). Tout comme la structure des thèmes et leur manière de se faire écho selon des modalités diverses, la sinuosité du temps dans le récit pourrait être mise sous le signe de l’abeille19 ; la double inflexion de la courbe dans la quatrième Pythique, avec ses oscillations, fait ressortir elle aussi une double postulation d’ordre et de liberté, et il n’est pas improbable que les implications d’une liberté prise à l’égard du temps du récit doivent retentir sur le sens à déchiffrer d’une manière générale dans la liberté du poète à l’égard de la séquence des thèmes. Ce qui est en jeu, c’est encore une fois la possibilité de faire passer une signification au travers d’une forme. Et c’est dans cet ensemble de questions, non de manière isolée, qu’il est utile de considérer diverses manières d’analyser le récit. Il est indéniable qu’on peut opérer à différents niveaux d’abstraction et que ces niveaux peuvent être conçus comme complémentaires ; mais si l’on considère le cas particulier de Pindare, il faudra faire entre ces niveaux des choix qui vont nous guider soit vers ce qui est spécifiquement pindarique, soit vers ce qui peut permettre d’assimiler un poème de Pindare à toute autre forme de parole (à la limite, on parvient à une formalisation telle qu’elle s’applique aussi bien au poème qu’à tout discours tenu à son propos, et l’on a beau jeu, alors, de démontrer l’adéquation du second au premier). Sans aller jusqu’à considérer que les analyses devraient s’appeler l’une l’autre dans une chaîne dont les articulations et surtout la fin seraient indéterminées, il est permis de penser que c’est par une addition de lectures que se fera, pas à pas, un instrument critique permettant à la fois d’insérer les données pindariques dans une problématique générale du récit d’une part, et simultanément de cerner au plus près ce qui constitue le fait irremplaçable du récit pindarique tel qu’il s’incarne dans l’ode.

En conclusion, quelques questions surgissent.

La première, la plus évidente, consiste à se demander quelle image résulterait d’autres odes pindariques analysées selon la même procédure, quelles seraient les répercussions sur la question de leur cohérence, et si le traitement de textes fragmentaires pourrait en tirer parti.

La seconde n’aura pas de solution pour des raisons purement pratiques : y a-t-il ou non un rapport entre l’usage du temps dans le récit et l’écoulement du texte dans le temps au niveau de son exécution musicale ?

En troisième lieu, on commencera par noter que l’on a pris en considération seulement le déroulement chronologique saisi au niveau de la séquence des épisodes. Mais les récits de la quatrième Pythique, surtout comparés à la onzième épinicie de Bacchylide, font apparaître des disproportions dans l’importance accordée à tel ou tel épisode d’une part, des sauts par-dessus des « vides chronologiques » d’autre part. Qu’en est-il de l’usage de telles syncopes, quelle différence de statut percevoir selon que le temps se trouve accéléré ou ralenti ? Quelles sont les distorsions perceptibles20 ? L’analyse à laquelle on vient de se livrer en appelle donc au moins une autre21.

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1 MH 40 (1983), 154-168. Une forme préalable avait été présentée sous forme de communication au troisième Congrès international sur la Béotie antique (Montréal-Québec, novembre 1979).

2 L’intérêt pour les structures narratives a été stimulé par V. Propp et son école (voir bibliographie). Pour Pindare, il en est résulté des études comme celles de Felson Rubin (1978) ou Pavese (1968).

3 Cf. Duchemin (1955), 80-87. Dans la perspective des remarques de l’auteur sur la mimésis, il serait intéressant de se poser la question d’une éventuelle exécution (de type « préthéâtral ») de l’ode pindarique : dans le cas de la quatrième Pythique, comment réalisait-on la prophétie de Médée et le dialogue de Jason et de Pélias, par exemple ?

4 On se réfère ici à Todorov (1968), 79. Ces catégories ne sont pas sans faire penser aux éléments de base de la proposition tels que les définit Platon (Sophiste, 261e, 4 sqq.).

5 Cf. Aristote, Rhétorique, 3, 1404a12.

6 Propp (1965 / 1970).

7 Todorov (1968), 78 sq.

8 Rudhardt (1981), 179. On remarque la même prudence à l’égard à l’égard de l’application au mythe de la méthode issue des recherches de Propp chez Mélétinski, « L’étude structurale et typologique du conte ». Cf. Propp (1965 / 1970), 230.

9 Il faut souligner ici que la difficulté de segmentation en unités minimales constitue un problème redoutable dans tout type de récits. Cf. e.g. Courtés (1977), 327.

10 On n’aborde pas ici la question des récurrences thématiques, mais il faut remarquer qu’elles sont tantôt en rapport avec la courbe chronologique (retour du thème de Delphes, tantôt lieu de l’oracle, tantôt lieu de la victoire d’Arcésilas), tantôt sans rapport direct (les coups de tonnerre).

11 L’oracle relatif à l’homme chaussé d’une sandale unique est forcément antérieur à la venue de Jason à Iolkos. Il pourrait être simultané avec 4 et 5. Si l’oracle relatif à l’expédition n’est pas donné pour une invention de Pélias, il faut le situer dans la même zone chronologique. Les deux avis de l’oracle pourraient d’ailleurs logiquement résulter d’une même consultation.

12 Il s’agirait ici de l’« état de référence » dont Genette (1972) dit qu’il est « plus hypothétique que réel » (79). On remarquera du reste que nous rejoignons ici par notre cas particulier l’ensemble de questions traitées par Genette (1972) sous le terme d’« anachronies » (78 sqq.).

13 Pour reprendre le terme de Genette (1972, 78 sqq.), qui distingue entre la « portée » (distance chronologique jusqu’à laquelle on remonte à partir du moment présent) et l’« amplitude » (« durée d’histoire plus ou moins longue couverte par l’analepse »).

14 Van Groningen (1958), 91. L’analyse est poussée plus loin par Genette (1972), 79 sq.

15 Pour une analyse de la structure des thèmes, cf. Maehler (1982), II, 202-204. Pour l’environnement historique et mythologique, cf. Cairns (2010), 101-128.

16 Delage (1937), 126, s’étonne de ce que la prophétie de Médée à Théra comporte des éléments que les Argonautes connaissent déjà. C’est dire que la complémentarité ne peut se concevoir que si le destinataire du poème est bien l’auditeur de l’ode (le récit du second mouvement ne s’adresse plus aux Argonautes) ; Delage a cependant vu comment les éléments du poème pourraient s’ajuster : lorsqu’il reconstitue l’itinéraire des Argonautes d’après Pindare, il remarque à propos du retour : « Entre cette mer (scil. la mer « Erythrée ») et l’île de Lemnos, il faut intercaler les détails rétrospectifs contenus dans la prophétie de Médée (etc.) » (130). De son côté, Illig (1932, 81-82) proposait de considérer les vers 1-69 comme un « prélude » des vers 70-262.

17 On se place ici dans la ligne des observations de Duchemin (1967, 96-98) sur la symétrie de la prophétie et de la partie consacrée à Damophilos de part et d’autre du grand récit central.

18 Pour le parallèle Jason-Arcésilas (qui n’implique pas nécessairement un parallèle Damophilos-Pélias), il faudrait peut-être tenir compte encore du jeu de mots entre Ἰάσων et ἰατήρ (le premier apparaissant avec une certaine insistance – vv. 119, 128, 137, 189, 232 – avant que le second ne qualifie Arcésilas au moment même où Pindare entame le segment consacré à Damophilos).

19 Cf. Hurst (1979 = supra, 15-33).

20 Pour reprendre le terme de Barthes (1977), 48 sqq.

21 Dans une certaine mesure, il s’agit du problème de la « durée » telle que Genette la distingue de l’« ordre » (1972), 122 sqq.