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Préambule

André HURST

« Ce pauvre vieux Pindare ! … »

… soupire le fringant officier von Rauffenstein (sous les traits d’Erich von Stroheim) dans « La grande illusion » de Jean Renoir (1937) : il vient de constater que le prisonnier de guerre français qui se passionne pour Pindare n’a pas le « profil grec »… Ce film a sans nul doute révélé l’existence d’un poète grec nommé Pindare à bien des spectateurs qui n’avaient jamais entendu parler de lui.

Et pourtant, de l’Antiquité jusqu’à nos jours, il est l’un des poètes les plus admirés.

Au fil du temps, Pindare laisse une trace de gloire, et l’on se souviendra par exemple que l’un des grands poètes du vingtième siècle, lauréat du prix Nobel de littérature, Saint-John Perse, s’était non seulement attelé à le traduire, mais se réfère nommément à lui lorsqu’il prononce l’éloge des oiseaux de Georges Braque :

« … Et qu’avaient-ils à faire de l’“aigle Jovien” dans la première Pythique de Pindare ? »1

Ce faisant, il se situe dans une longue lignée, qui commence du vivant de Pindare avec certains de ses puissants commanditaires, tels princes siciliens, tel roi de Cyrène, se poursuit avec Hérodote, le « père de l’histoire », qui se réfère à la sagesse de l’une de ses maximes2, avec Platon qui le discute, pour continuer avec Alexandre le Grand, crédité d’avoir épargné la maison de Pindare et sa descendance lors de la destruction de Thèbes en -3353 (tout comme l’aurait fait le roi spartiate Pausanias au siècle précédent), puis survivre à travers les éloges des poètes, Horace en tête, la galerie comportant par ailleurs de grands noms : Ronsard, Dryden, Hölderlin, Gœthe… Autre indice de sa gloire : les détracteurs ne manquent pas, comme Malherbe ou Voltaire (« … toi qui possèdes le talent / de parler beaucoup sans rien dire / toi qui modules savamment / des vers que personne n’entend / et qu’il faut toujours qu’on admire » 4). Ils avaient tous de qui tenir : dès le iiie siècle avant notre ère, les Alexandrins avaient inclus Pindare au nombre des neuf poètes lyriques qui allaient devenir « canoniques ».

Sur le fond sonore de cette éclatante renommée, les données biographiques transmises par les Anciens semblent bien frugales et bien anecdotiques5. On y voit défiler des miracles symboliques (des abeilles se posent sur les lèvres de Pindare enfant, annonçant le « miel » qui sortira de sa bouche, le dieu Pan est surpris à chanter un péan de Pindare dans les montagnes surplombant Thèbes, la patrie du poète), des histoires édifiantes (les Athéniens paient l’amende de mille drachmes infligée à Pindare par ses concitoyens thébains pour avoir prononcé l’éloge d’Athènes6, et c’est là que se trouve également l’anecdote des rois Pausanias et Alexandre le Grand épargnant sa maison lors d’expéditions contre Thèbes). Il est vrai qu’on y trouve aussi, fiables ou légendaires, quelques indications relatives à sa formation (à Athènes, auprès du célèbre Lasos d’Hermione ou d’autres), et l’on rapporte que son mariage l’aurait rendu père de deux filles et d’un fils. Le désaccord règne toutefois sur la question de sa longévité : soixante-six ans pour les uns, quatre-vingt pour les autres.

Un article du lexique byzantin Souda (xe siècle) nous parle de la famille de Pindare, de sa mort conforme à ses vœux (au théâtre, appuyé sur les genoux de son amant), de ses poèmes (genre, nombre, dialecte « dorien »), et se conclut avec l’anecdote d’Alexandre le Grand.

On doit à Eustathe de Thessalonique, l’illustre commentateur d’Homère (xiie siècle), un « prologue » à des poèmes de Pindare7. Outre la reprise d’anecdotes antiques (avec quelques adjonctions, comme l’anecdote delphique d’Apollon invitant Pindare à partager son repas dans son temple), on trouve dans ce prologue une intéressante mise en relation du style de Pindare avec celui de Lycophron, le « poète obscur » par excellence au goût des Anciens (-ive / -iiie siècle), ainsi qu’une considération sur le caractère plus abordable des odes triomphales célébrant des victoires sportives (« épinicies ») : le succès des « épinicies » tiendrait à ce qu’elles comporteraient moins d’obscurité que n’en présente le reste de la production pindarique8. La question de l’obscurité, qui permet la mise en relation de Pindare et de Lycophron, est l’indice d’une parenté révélatrice : Lycophron, dans son Alexandra, fait entendre un discours prophétique de Cassandre prononcé à la veille de la guerre de Troie, un discours inspiré par Apollon lui-même. Or, le dieu de Delphes et Pindare sont vus dans l’Antiquité comme complices : on montrait dans le sanctuaire d’Apollon, à Delphes, un siège réservé à Pindare9.

On versera au dossier des figures féminines de la poésie grecque le fait que Pindare, selon les Anciens, aurait bénéficié des leçons de la célèbre poétesse béotienne Corinne10 (quelquefois donnée pour sa rivale) ainsi que de celles de la poétesse Myrtis.

Il est donc évident qu’on sait peu de choses sur Pindare, et peut-être moins encore qu’on ne l’a cru parfois. En effet, lorsqu’on l’entend, dans l’un ou l’autre de ses poèmes, dire « je », on ignore parfois s’il parle vraiment en son nom propre ou si cet usage de la première personne n’est pas à mettre au compte du chœur à qui l’exécution de la pièce est confiée11.

Pour en venir à l’essentiel, à savoir les textes conservés de Pindare, nous devons là aussi avouer notre difficulté à les percevoir pleinement. Certes, nous avons les « paroles » de poèmes que l’on sait devoir être chantés. Chantés sur des modes musicaux qui sont parfois indiqués dans le texte lui-même, chantés avec l’accompagnement d’instruments de musique que le poète, parfois, nous indique également. Voilà qui ouvre jusqu’à un certain point la possibilité d’imaginer un climat sonore, mais rien de plus. En outre, les rythmes mis en jeu par la métrique des textes impliquent que le chœur qui les exécute danse en même temps qu’il chante (alternative efficace à la présence d’un chef d’orchestre). On se trouve en présence d’une forme d’art que les Anciens connaissaient notamment par l’exécution des chœurs tragiques, mais dont la tradition s’est perdue.

Dans les études qui vont suivre, je me suis essentiellement concentré sur les textes des « épinicies », poèmes chantés et dansés qui célèbrent des victoires obtenues lors de jeux célébrés dans les grands sanctuaires du monde grec.

À quel besoin ces « cantates dansées » répondent-elles ?

Chez les commanditaires, on entrevoit facilement le désir de mettre en valeur tel événement favorable et d’en augmenter la portée. Lorsqu’il s’agit de victoires à des jeux panhelléniques, on n’oubliera pas que ces jeux constituaient une forme de consultation d’un oracle : une victoire signifie la faveur de la divinité pour le ressortissant d’une cité, donc pour cette cité tout entière. C’est ce qui motive le traitement de faveur réservé aux vainqueurs des jeux. Certains s’en plaignent (Xénophane, au -vie déjà), d’autres s’y réfèrent comme à une norme (Socrate, lors de son procès de -399, selon Platon) ou se vantent de leurs succès pour promouvoir leur carrière politique (Alcibiade chez Thucydide, avant les événements de -41512). Ces comportements sont parfaitement compréhensibles pour nous : que l’on songe aux triomphes nationaux qui s’attachent aux exploits de sportifs, aux fortunes matérielles qu’il leur est possible d’amasser dans le sillage de leurs victoires, et l’on constatera que l’enthousiasme des Anciens était probablement plus modéré que le nôtre dans ce domaine. Cependant, le souvenir des victoires pourrait disparaître, ou l’effet de la victoire ne pas être de portée suffisante : c’est alors que le poète entre dans le jeu. Grâce à lui, le public sera témoin d’une célébration de la victoire, et cela concerne surtout le public qui n’était pas présent lors de l’exploit.

Pour le poète, l’enjeu pourrait sembler facile à définir : tout travail mérite salaire et le poète doit gagner sa vie. C’est une partie rudimentaire de l’explication. Elle n’est pas absente des préoccupations affichées par le poète, qui ne manque pas de remercier son commanditaire pour sa générosité. Mais tout ne se ramène pas à cette circonstance pratique.

On est peut-être surpris de voir Pindare se définir lui-même comme un « sophiste » (I. 5,28). Précisons : à son époque, le mot n’a pas encore été pourvu des connotations péjoratives qu’il s’est attirées par la suite. Il signifie simplement que l’on pratique une « sagesse » (sophia) et, plus simplement, que l’on se situe du côté du savoir. La forme de savoir pratiquée par un poète comme Pindare peut être observée dans ses poèmes.

De quoi s’agit-il en effet dans un poème célébrant une victoire sportive dans un sanctuaire comme ceux de Delphes ou d’Olympie (une « épinicie ») ?

La donnée de départ est claire : quelqu’un a remporté telle victoire dans tel sanctuaire à l’occasion des jeux. Le poète va conférer à ce moment précis et passager une dimension de permanence13. L’œuvre va contenir en effet la proclamation de la circonstance, mais à partir de là, le poète va explorer les environs. Si la divinité a favorisé le vainqueur, il doit y avoir une explication conforme à l’ordre du monde tel qu’on l’imagine voulu par cette divinité. On peut chercher dans les antécédents familiaux, et ce sera l’évocation d’autres victoires obtenues par des parents du vainqueur. C’est en quelque sorte la piste génétique, ce qu’on peut déchiffrer en « lisant la nature ». On peut chercher dans les antécédents du groupe social, dans le passé de la patrie du vainqueur : c’est alors qu’interviennent les parties « mythiques » des poèmes, digressions plus ou moins longues et plus ou moins allusives. L’objectif dépasse la célébration du moment glorieux d’une victoire : il s’agit de saisir l’occasion d’un fait ponctuel pour expliquer la marche du monde. Compte tenu de ce que nous savons du passé individuel et collectif du vainqueur, ce qui vient de se produire permet au poète de faire apparaître tel aspect de l’ordre de l’univers. Il n’est plus question seulement de permanence, il est vraiment question de « savoir ». L’apport du poète, c’est de hausser l’événement au niveau d’un indice permettant d’expliquer la profondeur du réel. On n’est pas trop loin d’un comportement « scientifique », ou, à tout le moins, d’une visée qui justifie l’usage du mot sophistès pour désigner le rôle que Pindare et ses rivaux prétendent jouer pour leurs semblables. Cette visée, cependant, n’apparaît pas toujours de manière complète dans chacun des poèmes conservés : une réalisation partielle de cette ambition est souvent ce qui occupe l’une ou l’autre des épinicies, mais sans jamais contrevenir à l’objectif ultime.

À qui expliquer la marche du monde ?

Tout d’abord au commanditaire, si le poète estime qu’il peut y être sensible. C’est le cas de la célèbre « Ode des Bienheureux » (deuxième Olympique).

Puis, en second lieu, au vainqueur (s’il est distinct du commanditaire) et au public. Peut-être même conviendrait-il de dire « aux publics », car on connaît au moins deux circonstances d’exécution des odes : lors des jeux eux-mêmes puis, parfois, lors du retour dans la patrie du vainqueur.

Enfin, à tout lecteur ou auditeur présent et futur du texte. Au début de sa cinquième Néméenne, Pindare affirme avec emphase qu’il n’est pas sculpteur, or l’ode célèbre un Éginète, membre d’une cité qui a produit de grands sculpteurs. C’est justement l’enjeu : la supériorité du poème tient à sa capacité de voyager avec facilité, à se répandre dans l’espace et dans le temps :

Οὐκ ἀνδριαντοποιός εἰμ ᾿, ὥστ ᾿ ἐλινύσοντα ἐργά-

ζεσθαι ἀγάλματ ᾿ ἐπ ᾿ αὐτᾶς βαθμίδος

ἑσταότ ᾿· ἄλλ ᾿ ἐπὶ πάσας

ὁλκάδος ἔν τ ᾿ ἀκάτωι, γλυκεῖ ᾿ ἀοιδά,

στεῖχ ᾿ ἀπ Ἀἰγίνας διαγγέλλοισ ᾿ ὅτι …

Je ne suis pas un sculpteur, un de ces fabricants de statues figées sur leurs socles. Mais toi, ma douce chanson, embarque-toi sur n’importe quel bateau, sur n’importe quelle barque en partance d’Égine, et va proclamer…

Les études réunies dans ce volume obéissent à un objectif simple : examiner comment fonctionne l’art de Pindare considéré dans diverses perspectives. C’est ainsi que l’organisation des thèmes, les jeux sur l’usage du temps, les rapports avec les publics et les commanditaires se trouvent explorés de plusieurs manières. Le souci d’entrevoir au mieux la facture des poèmes de Pindare a conduit au choix du titre : « Dans l’atelier de Pindare » ; on aimerait en quelque sorte surprendre le poète à l’œuvre.

L’ordre des chapitres ne correspond pas à la chronologie des publications, mais à une distribution tenant compte des sujets abordés. Une première partie est consacrée aux études de poèmes pris en particulier : quatrième et dixième Pythiques, deuxième et quatorzième Olympiques. La deuxième partie comporte des études transversales portant sur l’ensemble des épinicies14.

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1 Saint-John Perse, Oiseaux, XII, dans Œuvres complètes, Paris 1972 (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade), 425.

2 Hdt. 3,38.

3 Arrien, Anabasis Alexandri, 1,9, 10.

4 Voltaire, première strophe de l’Ode XVII « Galimatias pindarique, sur un carrousel donné par l’impératrice de Russie » (citée notamment par Wilamowitz [1922], 5). Pour plus de détails relatifs à la survie de Pindare, on peut consulter par exemple : https://fr.wikipedia.org/wiki/Pindare.

5 On les trouve dans les manuscrits qui nous transmettent les épinicies de Pindare. Traduction française : Daude et al. (2013). Textes originaux dans le premier volume des Scholies de Pindare éditées par Drachmann.

6 Une variante de l’anecdote se trouve chez Eschine, Ep.4, 3, 1-5 (les Athéniens lui remboursent le double de l’amende et lui élèvent une statue de bronze).

7 Cf. l’édition des scholies : Drachmann, t. 3, 285-306 ; commentaire chez Kambylis (1991).

8 § 36. On a trouvé, sous forme mutilée ou dans des citations, de larges extraits de poèmes pindariques autres que les épinicies (voir le second tome de l’édition S.-M.). Si l’on considère l’ensemble de ce qui a été retrouvé jusqu’à présent, le jugement d’Eustathe ne se trouve pas vraiment confirmé.

9 Pausanias, 10,24,5.

10 Plutarque, De glor. Ath., 347F-348A.

11 Voir Heath (1988) ; Lefkowitz (1991) ; D’Alessio (1994) ; Currie (2013).

12 Thuc. 6,16.

13 On songe à l’affirmation célèbre de Goethe parlant de l’être humain : « … er kann dem Augenblick Dauer verleihen… » (Das Göttliche).

14 Sauf indication explicite d’un traducteur, j’ai moi-même traduit les passages cités.