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Chapitre III: Homère chez Pindare : Le « paradis » de la deuxième Olympique

André HURST

Pour Franco Montanari

(cf. Bibliographie, Hurst 2020)

Les mentions explicites d’Homère ne sont pas fréquentes chez Pindare1 et cependant les études ne manquent pas à propos de l’« Homère de Pindare »2. C’est dans cette perspective que l’on se propose d’examiner une nouvelle fois un point particulier : la description de l’île des Bienheureux dans la deuxième ode olympique (O. 2,68-83), une vision du bonheur définitif et parfait, un « paradis ».

Décrire un « paradis » n’est pas nouveau ; le bonheur parfait constitue sans doute de très longue date un souci de l’imaginaire humain et continue d’y figurer en bonne place3. La littérature grecque apporte plus d’une pierre à cet édifice, qu’il s’agisse d’établir les conditions de la vie parfaite dans le monde des vivants, d’évoquer la nostalgie d’une vie parfaite supposée disparue ou de repousser au-delà de la mort l’image d’une vie parfaite qu’on n’a guère l’occasion de rencontrer dans la réalité. Dans ce contexte, l’île des Bienheureux de la deuxième Olympique mérite incontestablement une place de choix.

On la trouve décrite dans une épinicie composée pour célébrer la victoire de Théron d’Agrigente à la course des chars lors des jeux olympiques de -4764. Pindare présente cette victoire comme une annonce du bonheur futur de Théron, un bonheur dont il veut affirmer qu’il le voit se dessiner jusqu’au-delà de la mort. C’est ce qui l’amène à livrer une vision des cycles de la vie et de la mort culminant dans la description d’un paradis, l’île des Bienheureux, lieu d’un bonheur final, désormais stable et assuré (O. 2,57-83).

Dans cette partie de l’ode, on se trouve à la conjonction de deux axes de réflexion : imaginer la vie après la mort d’une part, explorer les conditions du bonheur parfait de l’autre5.

Dans la deuxième Olympique, en effet, accéder à l’île des Bienheureux constitue le stade ultime du bonheur, car seuls parviennent à cette île ceux qui ont par trois fois connu le cycle de la mort et de la réincarnation sans commettre d’injustice. Les interprétations divergent sur la signification des étapes qui précèdent chez Pindare l’accès à l’île des Bienheureux. Pindare distingue en effet trois groupes et les Bienheureux appartiennent au troisième. Le premier groupe est constitué de ceux qui, dans l’au-delà, sont condamnés à un châtiment (O. 2,57-60). Le deuxième groupe, celui des ἐσλοί, les « excellents » (O. 2,61-67), mènera une vie quasiment paradisiaque6. Pour la majorité des interprètes, ces deux catégories sont à situer dans l’au-delà. On a cependant suggéré que pour ces deux premiers groupes, l’au-delà n’était que le lieu du jugement des âmes, et qu’elles étaient ensuite immédiatement réincarnées et renvoyées à la vie terrestre. Elles y menaient alors une existence soit misérable (première catégorie) soit heureuse (les « excellents ») en récompense d’une vie antérieure dépourvue d’injustices7. Le troisième groupe, celui des Bienheureux, est quant à lui nécessairement situé dans l’au-delà de la mort. Sur leur île, les Bienheureux ont échappé au cycle des réincarnations.

En tout état de cause pour ce qui touche les deux premiers groupes, et malgré la solidarité de cette vision d’ensemble de l’au-delà avec le reste de l’ode, on se concentrera ici sur l’île des Bienheureux. Nous allons tenter de montrer que la description de Pindare présente tout à la fois des éléments relevant de la tradition épique et des traits qui la rattachent à l’actualité intellectuelle son temps.

Voici comment Pindare décrit les conditions de vie qui règnent sur l’île (O. 2,68-83)8 :

ὅσοι δ᾿ ἐτόλμασαν ἐστρίς

ἑκατέρωθι μείναντες ἀπὸ πάμπαν ἀδίκων ἔχειν

70 ψυχάν, ἔτειλαν Διὸς ὁδὸν παρὰ Κρό-

νου τύρσιν· ἔνθα μακάρων

νᾶσον ὠκεανίδες

αὖραι περιπνέοισιν· ἄνθεμα δὲ χρυσοῦ φλέγει,

τὰ μὲν χερσόθεν ἀπ᾿ ἀγλαῶν δενδρέων,

ὕδωρ δ᾿ ἄλλα φέρβει,

ὅρμοισι τῶν χέρας ἀναπλέκοντι καἰ στεφάνους

75 βουλαῖς ἐν ὀρθαῖσι Ῥαδαμάνθυος,

ὃν πατὴρ ἔχει μέγας ἑτοῖμον αὐτῶι πάρεδρον,

πόσις ὁ πάντων Ῥέας

ὑπέρτατον ἐχοίσας θρόνον.

Πηλεύς τε καὶ Κάδμος ἐν τοῖσιν ἀλέγονται·

Ἀχιλλέα τ᾿ ἔνεικ᾿, ἐπεὶ Ζηνὸς ἦτορ

80 λιταῖς ἔπεισε, μάτηρ·

ὃς Ἕκτορα σφᾶλε, Τροίας

ἄμαχον ἀστραβῆ κίονα, Κύκνον τε θανάτωι πόρεν,

Ἀοῦς τε παῖδ᾿ Αἰθίοπα. Κτλ

Tous ceux qui eurent le courage

En un triple séjour dans l’un et l’autre monde

De tenir l’âme en tout à l’écart de l’injuste

Achèvent le parcours de cette Voie de Zeus

Qui les conduit au château de Kronos.

À cet endroit, l’île des Bienheureux

Tout à l’entour est baignée dans les souffles

Des brises océanes. Là s’enflamment les fleurs

Les unes sur la terre, aux rameaux d’arbres glorieux,

Et d’autres que les eaux nourrissent.

Façonnant pour leurs bras des lacis de guirlandes

Ils enchevêtrent des couronnes,

Par droits décrets de Rhadamanthe,

Du parèdre que tient, dispos à le servir,

Le Père auguste de tous les dieux,

L’époux de cette Rhée qui siège

Sur le plus haut des trônes.

Kadmos, Pélée ont en ce groupe un rang,

C’est là toujours qu’Achille

Après qu’à force de suppliques

Elle eut fléchi le cœur de Zeus

Fut acheminé par sa mère,

Lui qui fit trébucher Hector,

Colonne inattaquable, impliable de Troie,

Puis à la mort livra le Cygne

Et l’enfant brûlé de l’Aurore.

(Traduction de Willy Borgeaud9)

Cette vision du bonheur parfait a son modèle homérique, comme on l’a vu depuis longtemps : il saute aux yeux malgré la différence des termes utilisés pour nommer le lieu10. Il s’agit de l’évocation de la « plaine élyséenne » dans l’Odyssée (4,561-569)11. C’est le lieu où Ménélas aboutira, selon la prophétie de Protée :

σοὶ δ᾿ οὐ θέσφατόν ἐστι, διοτρεφὲς ὦ Μενέλαε,

Ἄργει ἐν ἱπποβότωι θανέειν καὶ πότμον ἐπισπεῖν,

ἀλλά σ᾿ ἐς Ἠλύσιον πεδίον καὶ πείρατα γαίης

ἀθάνατοι πέμψουσιν, ὅθι ξανθὸς Ῥαδάμανθυς, –

τῆι περ ῥηΐστη βιοτὴ πέλει ἀνθρώποισιν·

οὐ νιφετός, οὔτ᾿ ἂρ χειμὼν πολὺς οὔτε ποτ᾿ ὄμβρος,

ἀλλ᾿ αἰεὶ ζεφύροιο λιγὺ πνείοντος ἀήτας

Ὠκεανὸς ἀνίησιν ἀναψύχειν ἀνθρώπους, –

οὕνεκ᾿ ἔχεις Ἑλένην καί σφιν γαμβρὸς Διός ἐσσι.

Et toi, nourrisson des dieux, Ménélas, ton destin n’est pas de mourir en Argos où l’on élève des chevaux. Les immortels t’enverront dans la plaine élyséenne, aux confins du monde, où se trouve le blond Rhadamanthe. C’est là que les humains jouissent de la meilleure des vies : pas de neige, pas de long hiver, pas même de pluies. Avec constance, là-bas, Océan fait souffler la douceur du Zéphyr pour raviver les humains. C’est que tu es le mari d’Hélène : ils voient en toi le gendre de Zeus.

Les conditions de vie dont jouissent les occupants de la plaine élyséenne sont proches de celles qui règnent sur l’Olympe (Od. 6,41-47), et cela malgré l’incohérence que cela entraîne par rapport à la vision traditionnelle d’un Olympe « neigeux »12. La connotation divine du lieu est claire : Ménélas s’y trouvera par une décision des dieux.

L’île de Calypsô (Od. 5,55-74), éloignée du monde, habitée par une créature divine, présente pour sa part des caractéristiques qui préfigurent les conditions du bonheur parfait, notamment les éléments constitutifs d’un locus amoenus : parfums agréables, végétation, chant des oiseaux, abondance de l’eau. Calypsô propose d’ailleurs à Ulysse de devenir un immortel s’il demeure auprès d’elle ; n’était la limitation du nombre des insulaires, on aurait là une véritable île des Bienheureux, ou, à tout le moins, une île de deux Bienheureux accompagnés de leurs servantes13.

Dans l’Odyssée, cependant, les lieux de la vie heureuse n’appartiennent pas tous au monde des dieux.

C’est ainsi que, chez les Phéaciens, le palais d’Alcinoos et son jardin présentent des traits d’une prospérité permanente qui les rapprochent d’un paradis (Od. 7,81-132). La splendeur du palais et le bonheur de ceux qui l’occupent, loin des soucis matériels, mangeant et buvant dans l’abondance, éclairés la nuit, s’accompagnent de la faveur divine : Athéna a donné aux Phéaciennes et aux Phéaciens l’art de tisser et de naviguer. Le jardin d’Alcinoos présente également des caractéristiques qui l’éloignent du commun : égalité du Zéphyr qui souffle en toutes saisons, production ininterrompue de fruits, abondance de l’eau. On note en outre que le pays n’est pas facile d’accès. Non seulement Ulysse souffrira beaucoup avant de pouvoir y aborder (Od. 5,388-463), mais le pays est donné comme volontairement choisi pour que les Phéaciens s’y trouvent à l’écart du reste des humains (Od. 6,3-10).

« L’île de Syrie »14, lieu de naissance d’Eumée (Od. 15,403-414), se caractérise elle aussi par des traits « paradisiaques » : tous les biens s’y trouvent en abondance, les habitants n’y souffrent jamais ni de la faim ni de la maladie ; le moment venu, ils meurent d’une « mort douce » sous les coups des flèches d’Apollon et d’Artémis (ἀγανοῖσι βέλεσσι Od. 15,411). On ne saurait imaginer des humains plus proches de la condition des immortels.

Ces lieux du bonheur présentent quelques traits communs :

Le plus visible et le plus constant est que l’on s’y trouve à l’écart du reste du monde habité. À l’exception de l’« île de Syrie », donnée pour accessible aux marchands phéniciens (Od. 15,403-404 et 415), la difficulté d’accès est chaque fois clairement indiquée : la plaine élyséenne est « aux confins du monde »15. Ôgygie, l’île de Calypsô, est éloignée des dieux et des hommes (Od. 7,244-247). Pour l’atteindre, Ulysse sera poussé par « une divinité » (δαίμων Od. 7,248) ou par « les dieux » (Od. 12,448). Quant à Schérie, le pays des Phéaciens, il n’y parviendra que grâce à l’intervention d’une divinité, Inô Leukothéa (Od. 5,333-353), mais il n’y mettra pas pied à terre sans difficultés et non sans qu’Athéna doive lui porter secours (Od. 5,400-463).

Autre caractéristique commune : on est à l’abri des soucis ordinaires des humains. Les traits mentionnés à ce propos sont :

– Le rapport à la mort : absente bien évidemment de la plaine élyséenne, la mort est défiée chez Calypsô lorsque cette dernière offre à son invité de devenir immortel (Od. 5,135,209 ; 23,335-336), elle est défiée dans le palais d’Alcinoos non seulement parce que le roi est « comparable à un immortel » (Od. 6,309), mais encore dans la présence de chiens de garde immortels fabriqués de la main d’Héphaistos (Od. 7,91-94). Enfin, dans l’île de Syrie, on ne se préoccupe pas de la mort : une vie sans maladies est suivie d’une mort subite et indolore (Od. 15,407-411).

– Le rapport à la nourriture : si l’abondance de la nourriture est soulignée chez les Phéaciens – le verger d’Alcinoos produit des fruits sans interruption –, aussi bien que dans l’île de Syrie, où l’on ne connaît pas la faim (Od. 15,406-407), elle est implicite également dans la notion de « vie facile »16 qui prévaut dans la plaine élyséenne (Od. 4,566), ainsi que dans l’abondance qui entoure Calypsô lorsqu’elle invite Ulysse à table, où elle consomme les nourritures divines cependant qu’Ulysse se rassasie de la nourriture des humains (Od. 5,196-199), ou encore lorsqu’elle lui fournit d’abondantes provisions de voyage (Od. 5,265-267)17.

– Le rapport au climat : il peut se définir sur le mode positif ou sur le mode négatif. Sur le mode négatif, on note l’absence d’hiver, de neiges et de pluies dans la plaine élyséenne. Dans le verger d’Alcinoos, c’est à peine si l’on remarque l’alternance des saisons, puisque la production fruitière y est continue (Od. 5,117-128). Sur le mode positif, on est à l’abri des intempéries chez Alcinoos dans son palais à l’architecture sublime ; on l’est également chez Calypsô, mais grâce aux bienfaits de la nature offrant une grotte digne d’une divinité. On est à l’abri des grandes chaleurs : la plaine élyséenne est agrémentée de brises venues de l’Océan18, le Zéphyr souffle chez Alcinoos, l’eau coule en abondance chez Alcinoos comme chez Calypsô. La douceur du climat se marque encore par la présence de végétaux : arbres fruitiers chez Alcinoos, arbres sans production comestible chez Calypsô (Od. 5,64 aulnes, peupliers, cyprès19).

L’environnement sonore mérite une attention particulière : Calypsô chante devant son métier à tisser, et des oiseaux nichent dans le bois qui entoure sa caverne20. Quatre sources s’écoulent, évoquant implicitement le murmure de l’eau (Od. 5,61-71). Dans le verger d’Alcinoos, aucun oiseau n’est mentionné dans les arbres, et l’on ne perçoit que la sonorité des deux sources (Od. 7,129-131). Dans la plaine élyséenne et dans l’île de Syrie, plus rien n’est évoqué qui frapperait l’ouïe. On ne peut se défendre de l’impression que le poète n’évoque que très parcimonieusement le chant qui ne serait pas la musique de sa propre voix, une exception particulièrement notable étant constituée par l’évocation des voix d’« enchanteresses » comme Calypsô ou Circé (cf. Od. 5,62 et 10,222)21.

Enfin, on note une insistance sur la proximité avec les dieux. Ils décident du séjour dans la plaine élyséenne, ils veillent sur l’accès au royaume d’Alcinoos (dont la dynastie repose sur une parenté avec Poséidon), ils sont en contact avec Calypsô, elle-même divine, ils se manifestent clairement dans la manière dont les Syriens accèdent à une mort douce.

Pindare, on le voit, pouvait puiser dans l’Odyssée des traits propres à décrire sa vision du bonheur dans l’au-delà. Cependant, il pouvait encore trouver chez Hésiode, comme dans l’Odyssée, un matériel susceptible d’être intégré à la description de son île des Bienheureux. En effet, dans Les Travaux et les Jours, voici le destin réservé après leur mort aux hommes de la génération des héros, ou à certains d’entre eux tout au moins22 (Les Travaux et les Jours, 167-173a) :

τοῖς δὲ δίχ᾿ ἀνθρώπων βίοτον καὶ ἤθε᾿ ὀπάσσας

168 Ζεὺς Κρονίδης κατένασσε πατὴρ ἐν πείρασι γαίης,

170 καὶ τοὶ μὲν ναίουσιν ἀκηδέα θυμὸν ἔχοντες

ἐν μακάρων νήσοισιν παρ᾿ Ὠκεανὸν βαθυδίνην·

ὄλβιοι ἥρωες, τοῖσιν μελιηδέα καρπὸν

τρὶς ἔτεος θάλλοντα φέρει ζείδωρος ἄρουρα

(169 τηλοῦ ἀπ ᾿ ἀθανάτων· τοῖσιν Κρόνος ἐμβασιλεύει. Κτλ)

À d’autres enfin, Zeus, fils de Cronos et père des dieux, a donné une existence et une demeure éloignée des hommes, en les établissant aux confins de la terre. C’est là qu’ils habitent, le cœur libre de soucis, dans les îles des Bienheureux, aux bords des tourbillons profonds de l’Océan, héros fortunés, pour qui le sol fécond porte trois fois l’an une florissante et douce récolte (loin des Immortels, et Cronos est leur roi)23.

(Traduction de Paul Mazon)

Le rapprochement le plus évident se trouve dans le nom lui-même de ce paradis : les « îles des Bienheureux » préfigurent l’« île des Bienheureux » pindarique. On a parfois hésité sur la question du singulier de l’« île » dans le texte de Pindare24, mais il semble bien qu’il faille se résoudre à constater une différence sur ce point entre les deux poètes béotiens. Pour le reste, dans ce passage d’Hésiode comme dans les lieux paradisiaques de l’Odyssée, on se trouve dans un lieu éloigné, les souffles de l’Océan sont perceptibles comme dans la plaine élyséenne, on mène une vie sans soucis, avec une insistance sur l’abondance de la nourriture. La proximité des dieux est présentée de manière plus complexe : c’est bien Zeus lui-même qui choisit le lieu où séjournerons ces héros devenus immortels. Mais, s’il faut en croire la partie problématique du texte, il choisit un lieu « éloigné des immortels », un lieu où règne Cronos. Ainsi, cette caste d’immortels désormais fermée reculerait dans le temps jusqu’à l’âge où régnait la précédente génération divine, l’éloignement dans l’espace ayant semble-t-il pour corollaire l’éloignement dans le temps.

Cette royauté de Cronos, pour sa part, renvoie directement à la « génération d’or », première génération dans la série qui comportera en quatrième position les héros que Zeus établit dans les « îles des Bienheureux » (Les Travaux et les Jours, 109-126). Bien que mortels, les humains de cet âge d’or ne connaissent pas vraiment la mort : après avoir vécu d’une vie dépourvue du moindre souci, et notamment sans problème liés à la nourriture (Trav., 116-119), ils s’endorment sans avoir vieilli (Trav., 112-116) et subsistent sous terre comme puissances bénéfiques (Trav., 121-126).

Cet état de bonheur était d’ailleurs préfiguré chez Hésiode lorsqu’il déclare que, d’une manière générale, l’humanité vivait sans connaître ni fatigues ni maladies avant l’arrivée de Pandore et de sa jarre (Trav., 90-92).

Hésiode présente par conséquent, dans Les Travaux et les Jours, une démarche conduisant par trois degrés à la description de la vie heureuse : c’est d’abord l’idée d’une absence de fatigues et de maladies (l’humanité avant l’arrivée de Pandore), c’est ensuite le cas particulier des humains de la génération d’or, à la limite de l’immortalité, et c’est enfin le destin heureux des héros devenus immortels dans les îles des Bienheureux. De la sorte, l’idée générale que la bonne vie appartient au passé (avant l’intervention de Pandore) se décline sur deux modes : les humains de l’âge d’or, encore actifs sous terre après leur mort en qualité de forces bienfaitrices, et les habitants des îles des Bienheureux, bénéficiaires d’une éternité de bonheur hors de la portée du reste des humains.

Pour ce qui touche les lectures de Pindare, notre ignorance est grande, mais on peut affirmer sans trop de risques d’erreur que l’Odyssée et Les Travaux et les Jours constituent des modèles pour lui lorsqu’il entreprend de décrire l’île des Bienheureux.

Il est à noter qu’avant cela, Pindare n’avait pas attendu d’avoir à dépeindre l’au-delà de la mort pour évoquer la vie heureuse. Dans le premier poème qu’on ait de lui (la dixième Pythique, de -498), il évoque le bonheur parfait dans lequel vivent les « Hyperboréens », et situe leur paradis terrestre dans un au-delà du monde accessible, un lieu que l’on ne peut joindre « ni par bateau, ni à pied » (P. 10,29-30)25. Dans les assemblées de ces « hommes bienheureux » (P. 10,46 : … ἀνδρῶν μακάρων ὅμιλον), on festoie en honorant les dieux par des sacrifices d’ânes auxquels Apollon prend plaisir. Des chœurs de jeunes filles, le son des lyres et des aulos forment un décor sonore. Il n’y a ni vieillesse, ni maladie. Ils ne travaillent ni ne font la guerre (P. 10,29-46).

On reconnaît chez ces Bienheureux hyperboréens des traits présents déjà dans les descriptions de la vie heureuse homérique et dans celle des îles des Bienheureux hésiodiques : éloignement du monde des humains, « vie facile » impliquant assez ouvertement l’accès à la nourriture (leurs occupations sont solidaires de la fête : sacrifier, banqueter, tresser des couronnes), absence de vieillesse et de maladies, proximité des dieux.

Une particularité mérite une parenthèse : un climat sonore est évoqué dans cette ode, sans doute de manière autoréférentielle puisqu’il s’agit très probablement des sonorités musicales mises en jeu dans son exécution : voix, lyres, aulos (P. 10,38-39). La présence de ces références sonores explicites dans la description du bonheur des Hyperboréens pourrait nous livrer un indice important pour comprendre son absence totale dans la description de l’île des Bienheureux de la deuxième Olympique. Dans le cas des festivités des Hyperboréens, on repère sans difficulté le reflet d’une fête thessalienne26. Autrement dit, la félicité des auditeurs de l’ode est rapprochée de la félicité d’un peuple légendaire (tous deux sont à l’enseigne du mot « bienheureux », car si l’assemblée des Hyperboréens est une réunion « de Bienheureux », ἀνδρῶν μακάρων [P. 10,46], la Thessalie entière est définie au début de l’ode comme μάκαιρα, « bienheureuse » [P. 10,2]) : les sonorités qui accompagnent la fête des Hyperboréens sont désignées au travers de celles-là même que l’on entend au moment où l’on exécute la dixième Pythique27. Ce sentiment de proximité est sans doute ce qu’il fallait éviter à tout prix dans la description de l’île des Bienheureux de la deuxième Olympique. Dans ce deuxième cas, l’effet recherché consiste à faire sentir qu’on se trouve à distance du monde des mortels. Pour l’obtenir, il importait de renoncer à tout ce qui aurait évoqué sur le moment l’exécution matérielle de l’ode devant son public. On se sent d’autant plus autorisé à le penser que Pindare n’exclut pas la musique d’une vision qu’il offre d’un autre paradis, celle que l’on trouve dans l’ode funèbre citée par Plutarque dans sa Consolation pour Apollonios (120C = fr.129 S.-M.). Là, parmi les occupations des « âmes pieuses » dans la demeure d’Hadès, Pindare mentionne explicitement la pratique musicale : certaines âmes récompensées s’occupent à jouer de la phorminx, tandis que d’autres cultivent l’équitation, les sports du gymnase ou le jeu de dés (fr.129 S.-M., 6-7). La mention de sonorités qui pouvaient accompagner l’exécution de cette ode funèbre, tout comme celle de jeux tirés des loisirs humains, sont à situer dans la ligne des festivités hyperboréennes de la dixième Pythique et du sentiment de proximité avec l’auditoire que Pindare paraît soucieux d’éviter dans la deuxième Olympique.

Dans sa description de l’île des Bienheureux, Pindare reprend de manière plus systématique encore que dans sa dixième Pythique l’ensemble des traits caractérisant la vie heureuse dans l’Odyssée et dans Les Travaux et les Jours. En effet, si l’on résume la situation, la plaine élyséenne homérique et les « îles des Bienheureux » hésiodiques offrent le cadre éloigné du monde humain où se trouve l’« île des Bienheureux » de Pindare, ainsi que son nom. On y reconnaît l’ensemble des caractéristiques observées précédemment : immortalité, douceur du climat (brises venues de l’Océan comme chez Hésiode, présence explicite d’eau, de terre fertile, de fleurs et d’arbres), vie facile (l’occupation des habitants consiste à tresser des guirlandes, donc la nourriture n’est pas un souci28), proximité des dieux. La présence de Rhadamanthe dans la plaine élyséenne homérique comme dans l’île des Bienheureux pindarique manifeste cette proximité par l’évocation d’un héros que les dieux ont favorisé. Comme chez Hésiode, l’accès à ce lieu paradisiaque semble impliquer un recul dans le temps jusqu’à la royauté de Cronos. Une originalité notable cependant : chez Pindare, à la différence de ce qu’on trouve chez ses prédécesseurs, le mérite personnel joue un rôle dans l’accès à l’île des Bienheureux29.

Ainsi, dans un premier temps, on pourrait considérer que le paradis de la deuxième Olympique réunit en une heureuse synthèse des traits qui se trouvent distribués dans les précédents homériques30 et chez Hésiode. Non seulement nekyia et vie heureuse sont jointes en un seul segment de l’ode, mais le segment de la vie heureuse rassemble les traits caractéristiques évoqués dans les textes que l’on peut situer parmi les précédents de l’île des Bienheureux. À telle enseigne qu’à propos de Pindare et de ses modèles homériques et hésiodiques, on a pu écrire ; « Bien que ces trois auteurs n’aient pas tous les mêmes conceptions eschatologique, les images qu’ils donnent du séjour des Bienheureux sont remarquablement concordantes »31.

Ce premier pas franchi, on est conduit à se poser une question : Pindare apporte-t-il du nouveau dans ce paysage ou se contente-t-il de rassembler des éléments appartenant aux représentations traditionnelles de la vie heureuse dans l’au-delà ?

Pour y répondre, il est temps de se tourner vers les contemporains de Pindare. Dans les fragments conservés qui témoignent des savoirs de son temps, une piste s’impose : la deuxième Olympique célèbre Théron d’Agrigente, or Agrigente est la patrie d’Empédocle32. Parmi diverses visions du monde privilégiant tantôt l’un ou l’autre des « éléments » que l’on s’accordait à distinguer (Thalès pour l’eau, Anaximène pour l’air, Héraclite pour le feu…), celle d’Empédocle est connue pour les combiner. Chez Empédocle, les éléments constitutifs du monde sont en effet situés sur un même plan (fr. B17,18 D.-K.) :

πῦρ καὶ ὕδωρ καὶ γαῖα καὶ ἠέρος ἄπλετον ὕψος

le feu, l’eau, la terre et l’air, hauteur immense.

Or, une découpe par morceaux de la description de l’île pindarique des Bienheureux fait apparaître la séquence de ces quatre éléments :

O. 2,70-73 :

ἔνθα μακάρων

νᾶσον ὠκεανίδες

αὖραι περιπνέοισι

… AIR

ἄνθεμα δὲ χρυσοῦ φλέγει,

… FEU

τὰ μὲν χερσόθεν ἀπ᾿ ἀγλαῶν δενδρέων

… TERRE

ὕδωρ δ᾿ ἄλλα φέρβει…

… EAU

Donc, sous les atours d’une expression poétique, on retrouve ici un énoncé des quatre éléments, tels qu’on les voit combinés dans le récit cohérent du fonctionnement de l’univers que nous offre Empédocle d’Agrigente33.

Une remarque préliminaire s’impose : s’il est évident que Pindare ne saurait s’expliquer d’une manière générale à la lumière des fragments conservés d’Empédocle, il est tout aussi évident que la deuxième Olympique est une œuvre qui s’adresse en premier lieu à un prince et à un auditoire agrigentins. Par conséquent, supposer qu’on y rencontre des échos d’une vision du monde défendue par un Agrigentin ne saurait être tenu d’emblée pour aberrant.

Une question de chronologie mérite cependant d’être posée. La deuxième Olympique est datée de -476, la naissance d’Empédocle du début du siècle, avec des degrés variables de précision suivant les auteurs. C’est dire que le rapprochement n’a rien d’invraisemblable. Cependant, si l’on cherchait à le contester sur la base de la seule chronologie, on pourrait encore opposer à un tel argument l’existence possible d’un milieu philosophique dont Empédocle serait le reflet, mais qui préexistait dans l’entourage de Théron34. On partira néanmoins de l’hypothèse que la vision du monde que nous connaissons par Empédocle se reflète dans cette ode de Pindare, sans que Pindare ait en effet cité nommément Empédocle : il ne le fait pas davantage dans cette même ode pour Hésiode ou pour Homère, pourtant bien présents comme on l’a constaté.

Pour commencer par le niveau de l’expression, on notera qu’il arrive à Empédocle de nommer les quatre éléments de manière oblique (fr. B6 D.-K.) :

τέσσαρα γὰρ πάντων ῥιζώματα πρῶτον ἄκουε·

Ζεὺς ἀργὴς Ἥρη τε φερέσβιος ἠδ ᾿ Ἀιδωνεύς

Νῆστίς θ ᾿, ἣ δακρύοις τέγγει κρούνωμα βρότειον.

Écoute pour commencer quels sont les quatre racines de toutes choses : Zeus brillant, Héra qui donne vie et Aidôneus ainsi que Nèstis, laquelle par ses larmes abreuve les mortels.

À l’évidence, ce fragment évoque les quatre éléments. C’est un point sur lequel on est toujours tombé d’accord, même s’il peut y avoir occasionnellement des divergences de vues sur la question de savoir laquelle des dénominations se réfère auquel des quatre éléments. Ce qui nous importe, c’est d’observer que la désignation oblique des éléments, ici au travers de figures divines, fait partie du mode d’expression d’Empédocle. La présence des quatre éléments sous des traits poétiques chez Pindare n’a donc rien de surprenant dans l’hypothèse où il se référerait à la vision d’Empédocle.

La présence des quatre éléments ne suffit pas, toutefois, à identifier la vision d’Empédocle. On sait que pour lui, le récit cohérent de l’univers passe par un déroulement temporel, qui implique dans la coexistence des quatre éléments une collaboration de deux forces : φιλότης et νεῖκος, mots que l’on traduit ordinairement par « amour » et « dispute ». La description de leur fonctionnement, reposant sur une alternance de la prédominance de chacune de ces deux forces, montre qu’il s’agit de conjonction et de disjonction (fr. B17 D.-K., fr. B35 D.-K.). Ce déroulement prévaut depuis la mise en marche du monde à partir du Σφαῖρος κυκλοτερής, « boule de parfaite rondeur » (fr. B27,4 D.-K. ; fr. B28,2 D.-K.) par l’effet de νεῖκος (fr. B30 D.-K.). Les humains nomment la force de conjonction « Aphrodite » (fr. B17,24 D.-K.), ou la force de disjonction « Disputes » (Ἐρίδες fr. B20,4 D.-K.), tout comme ils ont d’autres noms pour désigner les quatre éléments (fr. B6 D.-K.). Le langage humain manifeste les effets perceptibles des données fondamentales que constituent les quatre éléments soumis à l’action des deux forces.

Or, si les quatre éléments sont identifiables dans la description que Pindare donne de l’île des Bienheureux, on peut également y reconnaître, sous le couvert du langage humain, la présence des deux forces.

Le dernier mentionné des habitants de l’île est Achille, héros dont l’évocation est préparée dans une certain mesure par celle de Pélée tout comme la présence de Cadmos pourrait présager celle de Théron. Or, Achille est présent dans l’île grâce à l’intercession de sa mère auprès de Zeus (une situation qui a été rapprochée d’un épisode célèbre du premier chant de l’Iliade, 1,493-533). Il est difficile d’imaginer une situation plus chargée de φιλότης que celle-là : l’amour maternel de Thétis pour Achille se surimprime à l’amour de Zeus, à son désir (« Aphrodite » !) de celle qu’il aurait été dangereux pour lui de séduire (O. 2,79-80), Zeus étant précisément désigné au travers de la mention de sa vie affective (Ζηνὸς ἦτορ), et Thétis arrivant en fin de phrase dans le seul mot, affectivement chargé, de « mère ». Quant à la force de disjonction, νεῖκος, on ne peut s’empêcher de la reconnaître à l’œuvre dans la mention des adversaires qu’Achille a vaincus (O. 2,81-83) : non seulement la guerre est l’une des manifestations majeures de la « dispute », mais la mort, comme dissolution de l’agrégat d’éléments qui constituent le corps, est une forme incontestable de l’action de νεῖκος (fr. B8 D.-K. : il n’y a pas de naissance ni de mort, il n’y a que l’union et la séparation des éléments). Peut-être faut-il encore discerner une alternance de φιλότης et de νεῖκος dans la séquence des adversaires d’Achille : Hector « solide colonne invincible de Troie », reçoit un éclairage marqué par la force de conjonction telle qu’elle est présente dans l’existence même d’une cité, Memnon est désigné comme fils d’Aurore, et le rapport de la mère et du fils, qui n’est pas sans rappeler ce qui vient d’être dit à propos d’Achille lui-même, donne à l’évocation de ce héros une incontestable touche de φιλότης. Entre les deux, Cycnos est simplement « livré à la mort » (θανάτωι πόρεν, O. 2,82), sans plus, et l’on se trouve purement du côté de la force de disjonction. L’alternance des deux forces est par conséquent perceptible dans la séquence choisie des exploits d’Achille, et la chronologie des hauts faits relatés ou l’importance des textes qui les charrient pourrait bien n’avoir aucune incidence sur cette séquence de héros35.

Ainsi, la simple présence d’Achille montre les deux forces en action, cependant que la suite des exploits d’Achille offre une occasion supplémentaire d’en percevoir les effets ainsi que l’alternance.

Pour ce qui touche le déroulement des alternances dans le temps, on le voit évoqué par le double mouvement de remontée dans le temps (la « voie de Zeus » qui fait reculer jusqu’à la génération antérieure des Titans36) et de « descente », selon l’axe chronologique ordinaire, de Rhadamante à Achille (et dans l’attente d’une venue suggérée de Théron lui-même)37.

Ces rapprochements avec Empédocle une fois observés, la question qui se pose est de savoir en quoi l’intégration d’une conception « empédocléenne » du monde dans la vision de l’île des Bienheureux s’accorde, dans ce poème, avec une perspective générale sous-jacente ou proclamée par Pindare. En effet, si l’on peut spéculer sur l’opportunité de recourir à la réflexion d’un Agrigentin dans un poème destiné à glorifier un autre Agrigentin, cela ne saurait suffire pour argumenter en faveur d’une présence dans la deuxième Olympique d’éléments relevant de la vision du monde d’Empédocle. L’hypothèse ne se trouvera confirmée que dans la mesure où ce recours s’ajusterait à la conception fondamentale de l’ode et ne constituerait pas une sorte d’allusion décorative confinant à la captatio benevolentiae de quelques Agrigentins.

On a généralement noté qu’une démarche fondamentale de Pindare dans la deuxième Olympique, une sorte de « démarche-unité », consiste dans la mention de passages du malheur (ou de la difficulté) au bonheur38. Il en résulte un sentiment d’impermanence, certes bienvenu lorsqu’il s’agit de persuader un vainqueur aux jeux olympiques que sa victoire annonce le bonheur après les difficultés présentes, mais ce même sentiment d’impermanence pourrait également augurer de retournements de fortune défavorables comme ceux que le poète évoque lorsqu’il parle du sort commun des mortels, emportés par des courants contraires, jamais assurés d’un bonheur constant (O. 2,30-34). C’est ici que l’évocation de ce qui constituerait les fondements du monde dans leur inébranlable pérennité peut prendre sa pleine signification.

Comme l’impermanence dans la deuxième Olympique, les mouvements alternés du monde selon Empédocle (fr. B17 D.-K., fr. B26 D.-K.) font entrevoir une mutation continuelle de ce qu’il nomme « le tout » (τὸ πᾶν fr. B26,7 D.-K.39). Dans une conception selon laquelle tout n’est qu’agglomérats passagers (fr. B8 D.-K.) soumis aux deux forces contraires de l’attraction et de la séparation, la permanence n’est concevable que si l’on se reporte au niveau des composantes fondamentales simples, à savoir les quatre éléments et les deux forces. Or, c’est là justement ce que semble viser Pindare dans sa description de l’île des Bienheureux. La présence des quatre éléments et celle des deux forces comme parties constitutives de l’île garantissent en quelque sorte sa durabilité sur le fond d’impermanence qui impulse la matière du poème.

On peut par conséquent défendre l’hypothèse d’un souffle empédocléen dans l’île des Bienheureux pindarique non pas seulement en relevant la présence plus que probable des quatre éléments et des deux forces dans la description qu’il en donne, mais en constatant que le recours à ces données correspond à une visée profonde du texte : assurer l’existence d’un bonheur stable à la lumière d’une forme de savoir. Pindare affirme que les Bienheureux ont échappé aux cycles alternés de vie et de mort : la vision d’Empédocle discernable dans la description pindarique de l’île des Bienheureux permet de faire apparaître que leur demeure est le véritable lieu de la permanence. L’île tire sa pérennité de la pérennité de ses éléments constitutifs.

Le public pouvait-il comprendre tout cela ? Probablement pas, et c’est Pindare lui-même qui nous le donne à penser : la description de l’île des Bienheureux débouche en effet sur l’affirmation célèbre selon laquelle les nombreux « traits » contenus dans le « carquois » du poète sont « compréhensibles aux connaisseurs » (O. 2,83-85). On ne saurait dire plus clairement que le sens profond n’est pas accessible à tout un chacun. Grâce à Pindare, Théron triomphe ainsi sur tous les plans : sa victoire aux jeux olympiques lui annonce des succès à venir, et l’ode pindarique qui la célèbre lui révèle à cette occasion qu’il fait partie désormais d’une élite capable de comprendre la marche du monde.

En conclusion, on dira que dans l’île des Bienheureux de la deuxième Olympique la tradition épique livre un matériel dont l’utilisation permet à l’auditeur de situer immédiatement la parole du poète en terrain connu. C’est l’aspect « homérique » de notre passage pindarique, son niveau le plus visible. Sous cette apparence première, on perçoit que l’appropriation des données épiques n’est pas incompatible avec la mise en œuvre d’une vision contemporaine du savoir, en l’occurrence celle qui nous est connue par les fragments d’Empédocle d’Agrigente. Cette démarche, à son tour, relève d’une donnée quasiment obligée de l’épinicie : à travers la référence au milieu intellectuel d’Agrigente, Pindare loue à sa manière la cité du vainqueur.

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1 Cf. e.g. Mann (1994).

2 On mentionnera surtout les livres de Nisetich (1989), Nagy (1990), Sotiriou (1998), ainsi que, par exemple, les études de Aubriot (2003) et Renaud (2007).

3 Récemment encore, par exemple, un contributeur régulier du Scientifi American s’est penché sur la question pour faire valoir un point de vue sceptique : Shermer (2018).

4 E.g. Bowra (1964), 408, Gentili et al. (2013), 45-46 ; ou ceux de -473, cf. e.g. Lehnus (1981), 25.

5 On a pu dire que cette partie « mythique » se présentait comme une sorte de contaminatio, fondée sur la tradition épique, entre la nekyia et l’île des Bienheureux (Gianotti [1971], 49).

6 E.g. Sotiriou (1998), 206, Gentili et al. (2013), 400-405.

7 Bollack (1963), 239-245.

8 Texte d’après l’édition de Snell-Maehler.

9 Willy Borgeaud, (1951), 32-34.

10 Cf. schol. ad O. 2,128-129.

11 Voir à ce sujet Stephanie West (1981), 362-364. Survol des questions étymologiques chez Gelinne (1988), 227-229.

12 Stephanie West (1981), 363-364. Hainsworth (1982), 191. Nisetich (1989), 59-60.

13 Dans l’Iliade on ne rencontre pas de lieux paradisiaques auxquels les mortels pourraient avoir accès. La rencontre amoureuse d’Héra et de Zeus, soigneusement préparée par Héra (Il. 14,346-353), comporte il est vrai la description d’un véritable jardin extraordinaire, suscité par Zeus pour tenir la rencontre à l’abri des regards. Mais, à l’évidence, il s’agit d’un lieu éphémère, créé pour la circonstance et strictement réservé.

14 Pour la question de sa localisation, cf. e.g. Hoekstra (1984), 264.

15 Dans l’expression ἐς Ἠλύσιον πεδίον καὶ πείρατα γαίης (Od. 4,563), καί doit se comprendre comme épexégétique.

16 Le mot utilisé, βιοτή (Od. 4,565), désigne la vie plus particulièrement sous l’angle des moyens de vivre, des ressources, ce qui implique évidemment la nourriture. Cf. Chantraine (2009), 168, s.v. βίος.

17 Bien que le monde de Circé ne soit pas présenté comme un « paradis », il en partage le trait de l’abondance de nourriture. Ulysse et ses compagnons y demeurent une année entière à faire bombance (Od. 10,467-469).

18 Sur le rapport entre ἀναψύχειν et ψυχή, cf. Rudhardt (1971), 87-88 (n. 6), Gelinne (1988), 230-231, le verbe pourrait avoir le sens de « redonner le souffle ».

19 Peut-être une manière de marquer qu’elle n’a pas de problèmes de ravitaillement. Calypsô se nourrit comme les autres dieux d’ambroisie et de nectar. En outre les dieux respirent la fumée des sacrifices : or c’est justement la fumée s’échappant d’un feu de cèdre et de « thuia » qui produit le parfum perçu par Hermès à son arrivée (Od. 5,59-61, « thuia » désignant d’ailleurs toutes sortes de plantes aromatiques brûlées en offrandes aux dieux). Seule la vigne fait exception (Od. 5,78-79).

20 L’unique cri d’oiseau explicitement mentionné est celui des κορῶναι / εἰναλίαι (« corneilles » ? « cormorans » ? « de mer »), oiseaux « à la langue étendue » (τανύγλωσσοι Od. 5,66-67), ce qui implique un bec largement ouvert et, par conséquent, un son qui pourrait faire contraste avec la voix de Calypsô.

21 On songe ici au livre de Jean Starobinski Les enchanteresses (2005), notamment au développement sur Rousseau et la musicalité de la poésie grecque (20-21), que l’on peut appuyer, pour la récitation poétique, sur l’usage du terme d’ἀοιδός.

22 West (1978), 192.

23 Le vers 169, généralement renommé « 173a », est déplacé par les éditeurs et prend place en tête des fragments papyrologiques qui nous conservent un état du texte probablement postérieur à Hésiode. Cf. West (1978), 103 et 194-196.

24 E.g. Lehnus (1981), 48. Le singulier est défendu par exemple chez Gentili et al. (2013), 405.

25 Cf. Köhnken (1971), 158-187. On ne pourrait joindre le monde des Hyperboréens qu’en passant par les airs (176). En outre, Köhnken souligne un parallélisme de fonction entre le monde des Hyperboréens et l’île des Bienheureux (170-171) : dans la troisième épinicie de Bacchylide, Apollon récompense Crésus pour sa piété en le transportant chez les Hyperboréens (Bacch. 3,58-62).

26 Pour les rapports entre la Thessalie et les Hyperboréens, cf. e.g. Gentili et al. (1995), 168, 630-631.

27 Cf. supra, 19 n.15.

28 On a observé que l’île des Bienheureux ne produit que des fleurs et pas de nourriture, et tresser des guirlandes est une occupation en rapport avec le monde des épinicies (ici pour célébrer le triomphe des justes) : Nisetich (1989), 68-69. Gentili et al. (2013), 406, notent à ce propos qu’Empédocle, au moment où il se présente aux Agrigentins comme un dieu, se décrit lui-même comme couronné de feuillages tressés (fr. B112, 6).

29 E.g. Gelinne (1988), 234, Sotiriou (1998), 207 (§9). On notera que le thème de la justice donnant accès aux îles des Bienheureux se retrouvera plus tard sur la stèle d’Archidikè (musée de Volos), cf. Peek (1960), 138, n° 209 et http://lespierresquiparlent.free.fr/volosimages/steleArchidike.html. C’est pour son mérite personnel que Harmodios se trouve dans les îles des Bienheureux selon la chanson qui le célèbre (Page, PMG, 894). On en dira autant d’Antigénès, dont la stèle, également au musée de Volos, atteste que Minôs l’a conduit aux îles des Bienheureux en récompense de sa valeur guerrière, cf. Peek (1955), 259-260, n° 943 et http://lespierresquiparlent.free.fr/volosimages/steleAntigenes.html.

30 Le rapport avec les épopées homériques est examiné par Sotiriou (1998), 75 et 85 pour des détails lexicaux, 204-211 pour la conception d’ensemble. Nisetich (1989), 68 et 85 (n. 8) observe pour sa part que, si l’on excepte le nom de l’île, tout semble venir du texte homérique et rien d’Hésiode. Il note cependant que le critère de la justice déterminant le choix des occupants de l’île est commun aux visions d’Hésiode et de Pindare, tout comme l’est la réunion chez tous deux des matières de Thèbes et de Troie.

31 Rudhardt (1971), 88.

32 Le rapprochement de Pindare et d’Empédocle n’est pas nouveau : cf. e.g. Bollack (1963), 244 n. 2, Bowra (1964), 93-94, Solmsen (1982), 19-20, Lloyd-Jones (1985), 259-260.

33 Ce rapprochement particulier a été suggéré sans développement dans une discussion des Entretiens Hardt XXXI (1985), 283.

34 Voir à ce propos, e.g., Lloyd-Jones (1985), 263 ; Santaniello (2001), 258-263 : une vision du monde sous-jacente à Pindare, Empédocle et Platon relève de religions à mystères d’inspiration orphico-pythagoricienne. Voir à ce sujet la formulation de Rohde (19033), II.309 : « Von dem Gericht, das im HadesEiner” halte redet allerdings Pindar (O. 2,59), aber im Zusammenhang einer Schilderung der letzten Dinge, die er den Lehren mystischer Separatisten entlehnt. »

35 Nisetich (1989), 71-72 tire argument de la séquence Hector-Cycnos-Memnon pour en induire que l’Iliade occupe une place privilégiée, une sorte de primauté sur les épopées du cycle. Cette vue est contredite par Nagy (1990), 414-416, aux yeux de qui Pindare met sur le même plan les héros « homériques » et les héros « cycliques », la tradition homérique étant justement assumée dans la tradition cyclique. Pour Mann (1994), 314-316, le passage indiquerait une préférence de Pindare pour les poèmes du cycle. On trouve chez Sotiriou (1998), 210-211, l’idée que l’évocation de la valeur guerrière d’Achille sert à démontrer que l’intercession de Thétis n’est pas la seule raison qui motive sa présence dans l’île des Bienheureux. Incidemment, on pourrait voir dans ces arguments une réponse à la remarque dépréciative de Wilamowitz (1922), 247, qui considère que la mention d’Achille est déplacée dans le contexte (« … obgleich gerade Achilleus kaum recht herpasst »).

36 Sur la « voie de Zeus », cf. également Rohde (19033), II.213, n.2. : à son avis, l’allusion à cette route était sans doute compréhensible pour les συνετοί à qui Pindare s’adresse. On peut néanmoins en retirer l’impression que l’île est aussi inaccessible que l’est le pays des Hyperboréens. Gentili et al. (2013), 404-405 soulignent la valeur mystique de l’expression.

37 Hurst (1981), 125 n. 2 (= supra, 40 n. 11), Lloyd-Jones (1985), 259 ; Sôtiriou (1998), 209. Sur le culte héroïque rendu à Théron après sa mort : Currie (2005), 83-84. Sur l’immortalité conférée par la poésie : Maslov (2015), 319-325.

38 Hurst (1981), 125-126 (= supra, 41-42).

39 L’incidence de cet usage de τὸ πᾶν sur l’expression pindarique ἐς δὲ τὸ πὰν dans le passage qui suit immédiatement la description de l’île des Bienheureux (O. 2,85) mérite d’être prise en compte (e.g. Hurst [1981], 130-131 = supra, 45-48) par-delà les rapprochements classiques avec des expressions où ces mots expriment telle ou telle forme de généralité (e.g. Most [1986], 307 ; Patten [2009], 197 et nn. 30 et 31). Ce serait encore un trait « empédocléen » dans le poème. En accord avec Most, qui propose lui aussi que ἑρμανέων désigne les poètes, on peut donc traduire ἐς δὲ τὸ πὰν ἐρμανέων χατίζει (O. 2,85-86) : « car dire le monde requiert des poètes ».