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« Tophlattothrat » : Aristophane musicologue dans les Grenouilles ?

André HURST

C’est un souvenir personnel que j’évoquerai sous ce titre, souvenir lié à l’une des nombreuses rencontres que j’ai eu la chance d’avoir avec Samuel Baud-Bovy1. Nous étions dans la Salle Naville, à l’époque bibliothèque de consultation pour l’ensemble de la Faculté des lettres. Moi comme étudiant (c’étaient les années soixante du siècle dernier), et Samuel Baud-Bovy comme helléniste passionné, célèbre pour son activité politique et musicale. Pour une raison que j’ai oubliée, nous avons engagé la conversation sur un passage très discuté d’Aristophane. Il s’agit d’une partie de la célèbre controverse entre Euripide et Eschyle à laquelle on assiste dans la deuxième partie des Grenouilles. Il avait introduit la question en me demandant à brûle-pourpoint : « Et que pensez-vous de τοφλαττοθϱάτ ? » Inutile de préciser, je suppose, que je n’en pensais strictement rien, confronté que j’étais avec un texte que je lisais pour la première fois et dans les méandres duquel je n’étais déjà que trop heureux de pouvoir suivre les indications avisées de notre professeur Olivier Reverdin. Mais le problème est réel, nul ne songeait à le nier, et nul ne songerait aujourd’hui encore à le nier. Voici le passage de la comédie d’Aristophane selon l’édition de Victor Coulon :

Εὐϱιπίδης :

Ὅπως Ἀχαιῶν δίθϱονον ϰϱάτος, Ἑλλάδος ἥβας, 12851285

τοφλαττοθϱατ τοφλαττοθϱατ,

Σφίγγα δυσαμεϱιᾶν πϱύτανιν ϰύνα, πέμπει,

τοφλαττοθϱατ τοφλαττοθϱατ,

ξὺν δοϱὶ ϰαὶ χεϱὶ πϱάϰτοϱι θούϱιος ὄϱνις,

τοφλαττοθϱατ τοφλαττοθϱατ, 1290

ϰυϱεῖν παϱασχὼν ἰταμαῖς ϰυσὶν ἀεϱοφοίτοις,1291

τοφλαττοθϱατ τοφλαττοθϱατ,

τὸ συγϰλινές τ’ ἐπ’ Αἴαντι,

τοφλαττοθϱατ τοφλαττοθϱατ. 1295

∆ιόνυσος :

Τί τὸ φλαττοθϱατ τοῦτ’ ἐστίν ; Ἐϰ Μαϱαθῶνος ἢ

πόθεν συνέλεξας ἱμονιοστϱόφου μέλη ;

Traduction2

Euripide [en train de caricaturer le style des parties chantées des tragédies d’Eschyle] :

Comment la puissance au double trône des Achéens, jeune vigueur de la Grèce tophlattothrat tophlattothrat

Envoie la Sphinge, chienne qui préside aux journées funestes tophlattothrat tophlattothrat

Volatile impétueux, brandissant la lance de son bras vengeur, tophlattothrat tophlattothrat

Il a provoqué la rencontre avec les chiennes effrontées qui fréquentent les airs tophlattothrat tophlattothrat

Et ce qui fait pencher la balance en faveur d’Ajax tophlattothrat tophlattothrat.

Dionysos [qui arbitre la controverse] :

Qu’est-ce que c’est que ton « phlattothrat » ? Tu l’as rapporté de Marathon ? Où as-tu récolté ce refrain ? A côté d’un puits ?

Pour ce qui touche le texte du passage, on remarquera que les variantes de la tradition manuscrite trahissent l’embarras devant lequel se sont trouvés les copistes lorsqu’il s’est agi de traiter la suite de lettres formant « tophlattothrat » : découpe et accents témoignent de leurs hésitations ; or, ces découpes et ces accents sont nécessairement postérieurs à la notation originale du poète : ce dernier, on le rappellera, ne séparait pas davantage les mots qu’il n’en notait l’accentuation. De surcroît, Aristophane contribue au trouble en prêtant au personnage de Dionysos une découpe des mots : Dionysos croit manifestement entendre dans le /to/ initial l’article τὸ, comme en témoigne au vers 1296 la construction avec τοῦτο3. Cette découpe se retrouve dans la tradition manuscrite et, partant, dans nos dictionnaires, où la rubrique offerte est d’ordinaire φλαττοθϱατ.

Pour la signification, on est encore plus perplexe. C’est le poète lui-même qui fait dire à Dionysos, arbitre du concours, qu’il ne comprend pas le sens du refrain. Les deux explications qu’il offre sous forme de questions (et qui devaient déclencher le rire plus que fournir la bonne solution) sont d’une part qu’il s’agirait de « mots barbares » entendus à Marathon, d’autre part qu’on entendrait des sons rappelant ceux qui sont produits par qui manie la corde d’un puits. Pour ce qui touche la première explication, on se souviendra qu’Eschyle a pris part personnellement à la bataille de Marathon, et que les « anciens combattants de Marathon » (« Marathonomaques ») constituaient un élément notoirement conservateur de la société athénienne, tout à la fois admiré et raillé par les poètes comiques. Euripide (dans les mots que lui prête Aristophane) pourrait donc ici railler le côté « vieux jeu » d’Eschyle. Allusivement, l’explication se gausse de l’ancien combattant toujours à ressasser la gloire du passé. Quant à la seconde explication, elle impliquerait que le son du refrain évoque le bruit d’une poulie de puits tournant sur son axe pendant qu’on puise de l’eau. La « personne qui puise l’eau » (himoniostrophos) chanterait ainsi à l’unisson avec la machinerie élémentaire (et supposée grinçante) permettant de tirer l’eau du puits.

Au théâtre, il faut tenir compte de la situation dramatique : deux poètes s’affrontent devant un arbitre qui n’est autre que le dieu du théâtre, Dionysos lui-même. Le rôle de ce dernier n’est pas seulement d’arbitrer la partie : le poète comique se sert de lui pour égayer par moments ce qu’un concours littéraire pourrait avoir de fastidieux devant un public venu s’amuser4. Dans cette partie de la comédie, Dionysos sera donc le personnage qui a « le mot pour rire »5. On est tenté, par conséquent, de considérer les deux explications fournies dans le texte d’Aristophane comme deux explications également fausses, deux explications qui tirent du côté de l’humour ce que la parodie que l’on vient d’entendre comporte éventuellement de trop savant. A l’évidence, on ne fait pas rire des spectateurs en leur servant des gloses philologiques doctement données pour pertinentes. Il faut chercher ailleurs.

Ici, on reconnaîtra que les interprètes d’Aristophane rencontrent plus souvent leur poète dans une bibliothèque qu’au théâtre. Piégés par cette circonstance, ils ont cherché dans le texte d’Aristophane de quoi expliquer « tophlattothrat », ce qui les a fait tomber dans le panneau : prendre les explications loufoques de Dionysos pour la clé de l’énigme. C’est un peu comme si l’on expliquait sérieusement, dans le Malade imaginaire de Molière, que la maladie d’Argan vient effectivement de son poumon.

Si l’on considère ce qui nous est proposé, on se trouve en gros devant deux catégories d’interprétations : celles qui débouchent sur des impasses, celles qui indiquent la bonne direction.

Pour l’anecdote, et pour joindre au dossier le type d’analyses auxquelles se confrontait Samuel Baud-Bovy, on commencera par les interprétations menant à des impasses.

Les Anciens se sont posé la question de ce curieux (το)φλαττοθϱατ : il en reste des échos dans les scholies des Grenouilles d’Aristophane. C’est ainsi qu’un scholiaste au vers 1286 note (à propos de (το) φλαττοθϱατ) : τοῦτο λέγει χλευάζων ὡς ἀσυνετοποιόν (…). Il dit cela par dérision, comme une absurdité (…).

On trouve également la remarque suivante dans une scholie au vers 1296 (il s’agit donc de la réplique de Dionysos) : ἐϰ Μαϱαθῶνος : ἐπεὶ ὁ φλέως ἄνθος ἐν Μαϱαθῶνι. διὰ τὸ ἔχειν ἐν ἀϱχῆι τὸ παϱόμοιον τῶι φλέωι, τὸ « φλαττο ». De Marathon : parce que le jonc fleurit à Marathon. Du fait que par le début du mot, phlatto, ressemble à phléôs (= jonc). Accessoirement, on remarque ici une nouvelle fois que la manière dont Aristophane fait rire en montrant un Dionysos qui confond la syllabe initiale /to/ avec l’article τὸ entraîne une découpe fautive des mots, mais on constate de plus que cette circonstance a pour effet de provoquer des explications délirantes.

Il n’y a pas grand-chose à tirer de ces remarques, sinon que les sons de τοφλαττοθϱατ sont interprétés comme de pures absurdités, ou que l’on cherche ce qu’il pourrait y avoir de sérieux dans la réplique de Dionysos, sans voir qu’il s’agit d’une fausse piste. On reviendra plus loin sur les commentaires anciens, car ils nous offrent dans la deuxième de nos catégories une solution très proche de celle de Samuel Baud-Bovy.

On peut avancer dans le temps pour chercher les réactions d’autres lecteurs.

Le grand ouvrage de référence de la lexicographie byzantine, l’Etymologicum Magnum, nous laisse totalement livrés à nous-mêmes. Pas davantage que l’encyclopédie byzantine de la Souda, il ne comporte de rubrique (το)φλαττοθϱατ.

Plus près de nous, il est vain de chercher quoi que ce soit qui touche notre question dans les dictionnaires étymologiques de la langue grecque, et il est même superflu de se demander pourquoi. On se tourne alors vers les dictionnaires ordinaires de la langue grecque. C’est ainsi qu’on trouve dans le classique dictionnaire grec-français d’Anatole Bailly l’explication suivante : onomatopée comique pour imiter un bredouillement emphatique (p. 2084, rubrique φλαττόθϱατ). Il est clair que l’explication est directement tirée d’une circonstance de la pièce : Euripide est en train d’ironiser sur le style d’Eschyle. Or, Eschyle s’est vu précédemment reprocher son emphase6, donc…

On trouve la même explication dans le grand dictionnaire de Dimitrakos (t. 9, p. 7656) : φλαττοθϱατ ϰ. τοφλαττόθϱατ : ϰωμιϰὴ λέξις ἄνευ σημασίας πϱὸς γελωτοποίησιν τοῦ ϰομπώδους τϱαγιϰοῦ ὕφους / mot comique dépourvu de sens, destiné à faire rire aux dépens du style tragique ampoulé.

Dans le très érudit Greek-English Lexicon de H. G. Liddell (le père d’Alice Liddell, soit dit en passant, qui servit de modèle pour la fillette d’Alice au pays des merveilles) et R. Scott, à la rubrique φλαττοθϱατ, on lit : Comic words (…) ; meant to parody an empty high-flown style – « Sound and fury signifying nothing » (p. 1943). Comme on peut s’y attendre lorsqu’on a pour référence la langue de Shakespeare, la traduction se voit irrésistiblement attirée dans ses parages (ici, on reconnaît Macbeth, acte 5, scène 5). Mais cela n’a plus grand-chose à voir avec la plaisanterie d’Aristophane.

Dans les trois derniers cas, c’est sans grande surprise qu’on se trouve dans la ligne du vénérable Thesaurus Graecae Linguae (1572) d’Henri Estienne, qui cite à la rubrique Φλαττοθϱαττόφλατ deux explications : 1/ les vers 1296-1297 du texte d’Aristophane, 2/ la scholie du vers 1286 (donnée pour scholie du vers 1319) citée plus haut.

Il faut recourir aux possibilités de l’iconographie pour saisir le problème par un autre bout. Dans le magnifique ouvrage qu’Egert Pöhlmann et Martin L. West ont consacré à la musique de la Grèce antique, on trouve quelques figures peintes sur céramique et qui témoignent de tentatives de rendre visible l’exécution de la musique. On observe que le peintre peut soit recourir à la citation de paroles qui évoquent la chanson que la ou les figures représentées sont censées exécuter, soit noter des lettres en apparence dépourvues de signification, mais qui évoquent parfois la vocalise (succession de « O ») et parfois le son d’un instrument7. C’est notamment ce qu’on trouve sur une céramique datée du début du cinquième siècle avant notre ère et qui est conservée au musée d’Eleusis (inv. 907, attribuée au « peintre de Sappho ») : une Amazone (figure noire) tournée vers la droite joue de la trompette, et les lettres suivantes sont inscrites autour d’elle sur deux colonnes : TOTH / TOTOTE (lecture des colonnes de lettres en commençant par la colonne de droite, chacune des deux colonnes lue de bas en haut, cet ordre de lecture n’influençant d’ailleurs pas l’interprétation de manière déterminante). Comme le notent les auteurs de l’étude, l’explication la plus plausible consiste à reconnaître dans cette suite de sons une tentative de rendre par une onomatopée la sonorité de la trompette. Le rapprochement qu’ils nous proposent avec le célèbre at tuba terribili sonitu « taratantara » dixit d’Ennius8 est suffisamment parlant pour qu’on n’ait pas à chercher beaucoup plus loin. Et la présence, sur d’autres témoignages figurés, de vocalises représentées par des séquences de « O » vient conforter cette interprétation.

Si l’on revient à « tophlattothrat » après considération de ces images, on est tenté de penser qu’il s’agit là aussi d’une notation située dans la ligne de TOTH / TOTOTE et qu’on pourrait se trouver devant une onomatopée. On sait qu’il est notoirement difficile d’affirmer quel(s) son(s) une onomatopée est censée imiter, et l’on n’entrera pas ici dans ce vaste chapitre de la linguistique. Cependant, le fait qu’une onomatopée puisse imiter le son d’un instrument d’une part, que le passage considéré d’Aristophane porte sur les parties musicales de la tragédie d’autre part, conduit naturellement à induire que « tophlattothrat » pourrait également constituer une onomatopée destinée à rendre le son d’un instrument de musique.

C’est ici que l’on retrouve Samuel Baud-Bovy. A peine avais-je, ce jour-là, manifesté mon embarras devant sa question et confessé que je n’avais pas la moindre opinion sur « tophlattothrat », que je le vis se saisir avec autorité d’un instrument à cordes imaginaire ; il le coucha sur son genou droit légèrement relevé et, saisissant de la main droite un objet tout aussi imaginaire, il le fit courir avec vigueur sur toutes les cordes en s’écriant à chaque coup : « τοφλαττοθϱάτ ! » sur un ton triomphant. C’était, pour lui, l’onomatopée du son que produit le plectre lorsqu’on en frappe les cordes tendues d’une cithare ou d’une lyre. C’était une intuition vive, sur laquelle il n’a rien publié. En hommage à sa mémoire, je me permets ici de développer ce qu’il me semble avoir compris de cette intuition, qui ne fut qu’un geste aussi rapide qu’éloquent, dans l’espoir de ne pas trahir ce qu’il voulut alors transmettre.

A l’évidence, c’était le musicologue et le musicien qui parlait, chercheur avisé de musique populaire grecque en même temps que chef d’orchestre.

A l’évidence, également, il ne divaguait pas.

En effet, et c’est ici que nous rejoignons la deuxième catégorie d’interprétations, d’autres avaient songé à mettre en relation l’étrange suite de sons « tophlattothrat » et le son produit par un instrument de musique.

Au vers 1296 des Grenouilles, le commentaire de Jean Tzetzès (XIIe siècle) contient l’observation suivante : τοῦτο δὲ ϰαθ’ ἡμᾶς μίμημα ϰϱούματος ϰιθάϱας ἐστίν, ὡς ϰαὶ τὸ « βλίτυϱι » ϰαὶ « θϱεττανελό » ϰαὶ τὰ ἕτεϱα. / pour nous, c’est l’imitation du son produit lorsqu’on frappe la cithare, tout comme les « blituri », les « threttanelo » et autres.

La référence à de tels refrains nous conduit à deux passages éclairants d’un autre commentaire d’Aristophane : celui que Tzetzès fait de la comédie Ploutos. En effet, aux vers 290-301 de cette comédie, on retrouve dans deux couplets chantés, et à deux reprises, le refrain θϱεττανελό (290 et 296). Ce passage de la comédie était notoirement une parodie du Cyclope de Philoxène, un tenant de la musique « moderne » dont Aristophane aime à se gausser. Le commentaire contient à ce propos la note suivante : (…) εἰσάγει γὰϱ ὁ Φιλόξενος ἐν τῶι συγγϱάμματι αὐτὸν ϰϱούοντα τὴν ϰιθάϱαν ϰαὶ ἀναφωνοῦντα τὸ « θϱεττανελῶ ». ἡ γὰϱ ϰιθάϱα ϰϱουομένη τοιοῦτον μέλος ἀπετέλει. / Philoxène, dans son texte, le met en scène [scil. le Cyclope] jouant de la cithare et chantant ce refrain de « threttanelô ». En effet, lorsqu’on jouait d’une cithare, c’est le genre de musique qu’elle produisait. Et, un peu plus loin : …μίμημα ϰϱούματος τῆς ϰιθάϱας… / … imitation du son de la cithare…

On retrouve cette interprétation dans le commentaire de Radermacher : pour lui, faute de disposer d’une cithare, l’acteur qui joue Euripide mime un citharède et la musique qu’il produit (Da eine ϰιθάϱα nicht zur Stelle ist, so wird ihre Musik parodistisch nachgeahmt)9. Stanford se situe également dans cette perspective (Probably in this scene E (uripides) pretends to strum a lyre as he sings. With the refrain cf. english « ti-tum » or « tra-la » and Ar (istophane) s’ θϱεττανελό in Plutus 290)10. Même position chez Dover, qui va jusqu’à dire que l’onomatopée elle-même peut nous donner une idée de ce qu’était le chant soutenu par le jeu d’un instrument (A vocal imitation of a musical phrase monotonously repeated on the lyre (cf. Pl. 290, 296 θϱεττανελο) and an interesting indication of the relation between voice and instrument in singing with a lyre)11. Enfin, l’explication se retrouve chez Sommerstein12, toujours appuyée sur le rapprochement avec « threttanelo » du Ploutos.

Le rapprochement systématique de « threttanelo » et de « tophlattothrat » inspire ici deux remarques. D’une part, comme le perçoivent Tzetzès et ceux qui suivent sa ligne, il s’agit bien dans les deux cas d’onomatopées liées à des instruments à cordes et aux sons qu’ils produisent. D’autre part, cependant, il existe une différence, dont les commentateurs semblent ignorer la portée, entre la série « blituri », « threttanelo », etc., et le cas de « tophlattothrat ». Aristophane, qui utilise les deux procédés, ne les confond justement pas. Il doit y avoir une raison à cela.

Commençons par une remarque : lorsque, dans le Ploutos, Aristophane utilise « threttanelo », c’est pour rire de Philoxène, donc de la musique « moderne » située dans la ligne des prédilections d’Euripide. Cela étant, ne serait-il pas surprenant, pour le moins, que dans notre passage des Grenouilles le même Aristophane mette dans la bouche d’Euripide une moquerie impliquant qu’Eschyle aurait les mêmes goûts que lui ? Nécessairement, semble-t-il, « tophlattothrat » et « threttanelo » ne font pas cause commune : ce dernier est mis en œuvre pour caricaturer la musique qui plaît aux novateurs, le premier nous apparaît dans la caricature d’un poète donné pour « vieux jeu ». Comment les distinguer ?

Un indice se trouve pour nous dans le mot μέλος utilisé dans le commentaire de Tzetzès, mot traduit à dessein par « musique ». On se souvient en effet que ce terme, qui désigne de manière générique une partie du corps, s’applique à la musique métaphoriquement. Nécessairement, dès lors, il désigne en musique un élément qui s’étend dans la durée comme une partie du corps s’étend dans l’espace. C’est ainsi que « blituri » ou « threttanelo » miment des éléments de durée musicale sonnant comme le feraient des instruments, et des instruments, on le soulignera, en train de jouer un air. On peut songer également au célèbre τήνελλα ϰαλλίνιϰε attribué à Archiloque et dont Aristophane se sert à plusieurs reprises. Plus près de notre propre tradition musicale, on songe au « falala » de Gastoldi. On a perçu dans ces suites de sons des tentatives de refléter la « musique », le μέλος que produit un instrument.

Malgré les apparences, l’interprétation de Samuel Baud-Bovy ne va pas entièrement dans ce sens. Manifestement, pour lui, c’est uniquement le bruit des cordes grattées par le plectre qui est traduit par « tophlattothrat », donc une pure forme de sonorité, non pas une suite de sons figurant de la musique. La langue grecque établit ici une distinction très claire : le mot grec serait dans ce cas non pas μέλος mais ψόφος13. Cette possibilité interprétative n’est offerte par aucun commentaire14. Or, il y a tout lieu de penser que lorsqu’Aristophane met dans la bouche d’Euripide, et dans une parodie d’Eschyle, les sons « tophlattothrat » et non pas « blituri » ou « threttanelo », c’est qu’il veut faire « passer un message » auprès des auditeurs présents. Les sons qu’il choisit pour cette onomatopée, si l’on voulait en expliciter le contenu, charrieraient non pas l’indication simple « ici : accompagnement de cithare », mais bien plutôt : « ici : sonorité râpeuse des vieux instruments que ce musicien passé de mode trouvait beaux ». Et c’est ainsi que « tophlattothrat » prend place dans la série des attaques portées contre les parties chantées des tragédies d’Eschyle. Il y a les mots, qui sont donnés sous la forme d’une sorte de verbiage citant Eschyle, et il y a les sonorités musicales, autre objet de la satire au travers du bruit du plectre sur les cordes. Le fond de la critique serait par conséquent : dans les parties chantées des tragédies d’Eschyle, ce qui est dit est incompréhensible, et les sonorités produites sont affreuses.

Voilà ce que dans mon souvenir l’helléniste musicien Samuel Baud-Bovy voulait tirer de ce passage lorsqu’il brandissait sa lyre imaginaire et promenait son plectre imaginaire sur les cordes en produisant de manière caricaturalement rugueuse les sons de « tophlattothrat ». Il fallait, pour accéder à cette perception, une connaissance du texte grec et une expérience matérielle des instruments. Il disposait de l’une et de l’autre. Et c’est ainsi qu’il a dans son geste exprimé ce qu’était pour lui l’intention d’Aristophane dans ce passage contesté (c’est ainsi, à tout le moins, que je le comprends après coup) : « touchant » sa cithare imaginaire, il se pourrait bien qu’il ait touché juste.

Scholies d’Aristophane

a/ Scholies anciennes seules

Scholia Graeca in Aristophanem (…) ed. Fr. Dübner, Paris 1877.

b/ Avec les commentaires de J. Tzetzès

Les Grenouilles :

Jo. Tzetzae Commentarii in Aristophanem, ediderunt Lydia Massa Positano, D. Holwerda, W. J. W. Koster, fasc. III continens Commentarium in Ranas et in Aves, Argumentum Equitum, quem edidit W. J. W. Koster, Groningen / Amsterdam 1962.

Ploutos :

Jo. Tzetzae Commentarii in Aristophanem, ediderunt Lydia Massa Positano, D. Holwerda. W. J. W. Koster, fasc. I continens Prolegomena et Commentarium in Plutum, quem edidit Lydia Massa Positano, Groningen / Amsterdam 1960.

Éditions et commentaires modernes

L. Radermacher (1922), Aristophanes’ « Frösche », Einleitung, Text und Kommentar (Wien).

V. Coulon (1954), Aristophane, t. IV, Les Thesmophories, Les Grenouilles, texte établi par V. Coulon et traduit par H. Van Daele (Paris).

W. B. Stanford (1968), Aristophanes, The Frogs. Edited with Introduction, revised Text, Commentary and Index (Macmillan : London, Melbourne, Toronto, St Martin’s Press New York).

K. Dover (1993), Aristophanes, Frogs, edited with Introduction and Commentary (Oxford).

Alan H. Sommerstein (1996), The comedies of Aristophanes, vol. 9, Frogs. (Warminster : Aris and Phillips).

J. Henderson (2002), Aristophanes, Frogs, Assemblywomen, Wealth, edited and translated by J. H., Harvard University Press (Loeb). Conformément aux habitudes de cette collection, le texte n’est accompagné que de quelques notes.

Sur la musique

Egert Pöhlmann and Martin L. West (2001), Documents of Ancient Greek Music. The extant melodies and fragments edited and transcribed with commentary by EP and MLW (Oxford).

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1285 τοφλαττοθϱατ τοφλαττοθϱατ Coulon : τὸ φλαττοθϱαττο φλαττοθϱατ (syllabis varie acutis) RVΦ

1291 ϰυϱεῖν RΦ : ϰουϱεῖν V -φοίτοις RU : -φύτοις V -φοίταις AM

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1 Samuel Baud-Bovy était une célébrité du monde musical et politique genevois lorsque j’étais collégien. Je me souviens de m’être à cette époque trouvé assis un jour à sa gauche au Victoria Hall lors d’un concert et de n’avoir pu trouver le courage de lui parler, malgré l’envie que j’avais de faire sa connaissance. Quelques années plus tard, ce moment de timidité fut largement compensé. Samuel Baud-Bovy m’a non seulement engagé au Conservatoire de Musique de Genève pour y enseigner l’histoire du théâtre, mais il est devenu un membre fidèle du « cercle de lecture de grec » que j’avais fondé en 1971 et qu’il a fréquenté assidûment. Par une ironie du destin, la dernière fois que nous nous sommes parlé, c’était lors d’une réunion du cercle, à peu de jours de sa mort, et nous lisions ensemble les Grenouilles d’Aristophane…

2 Ma traduction s’écarte un peu de celle d’Hilaire Van Daele qui accompagne l’édition de V. Coulon.

3 Radermacher (1922) ira jusqu’à éditer le refrain sous la forme : τὸ φλαττόθϱατ τὸ φλαττόθϱατ (p. 130).

4 La deuxième partie des Grenouilles comporte l’examen des parties constitutives de la tragédie dans le cadre d’une comparaison entre Eschyle et Euripide. Les vers 895-1530 se subdivisent en cinq segments : 1/ 895-1098 : conception globale de la tragédie (ἀγών), 2/ 1099-1250 : critique des prologues, 3/ 1251-1369 : critique des parties chantées (c’est là que se situe notre passage), 4/ 1370-1413 : « pesée » des expressions particulières, 5/ 1414-1530 : retour final à la question de la conception générale. On pourrait voir ici une préfiguration, sur le ton burlesque, de l’analyse que donne Aristote des cinq parties constitutives de la tragédie (Poet. 1449b24-1450b20) : μῦθος et ἤθη correspondraient aux contenus des parties 1 et 5 (et peut-être même ὄψις au travers de la critique des personnages en loques), λέξις et διάνοια sont distribués entre 1 et 4, μελοποιία correspondrait à la partie 3.

5 Que l’on songe à la manière dont Aristophane se sert du personnage dans la célèbre scène de la fiole (Ran. 1198-1247) ou lorsqu’il lui fait raccrocher à l’actualité politique athénienne les faits légendaires énoncés par Eschyle (Ran. 1196sq.).

6 E. g. Ran. 836-839, 937-941.

7 E. Pöhlmann and M. L. West (2001), p. 8-9, fig. 1-4.

8 Annales, fr. 451 Skutsch.

9 Radermacher (1922), p. 317.

10 Stanford (1968), p. 179.

11 Dover (1993), p. 348. Par ailleurs, il se rallie à la solution qui consiste à éditer le texte sous la forme φλαττοθϱαττοφλαττοθϱατ, appuyé sur le vers 1296, et Sommerstein (1996), p. 271-272, le suit. C’est un peu le monde à l’envers : on ôte au poète le fondement de la plaisanterie qu’il met dans la bouche de Dionysos.

12 Sommerstein (1996), p. 271-272.

13 On regrette que la Poétique d’Aristote soit moins attentive à l’aspect sonore du spectacle tragique qu’à son aspect visuel (pour ce dernier, cf. le célèbre passage 1455a). Les hommes de théâtre que sont les poètes tragiques ne manquent pas, pour leur part, d’évoquer des sonorités (e. g. Aesch. Sept. 151-165 ; Soph. O. C. 1460-1504 [avec probable usage d’un βϱοντεῖον, machine à produire le bruit du tonnerre] ; Eur. Ba. 120-129).

14 Dans le récent Vocabolario della lingua greca de Franco Montanari (20042), on trouve à la rubrique φλαττόθϱατ (2289) une indication qui va dans la direction de Tzetzès : « onomat (opea) com (ica). trallalero lallero lallà, del suono della cetra ». La rubrique indique in fine que la forme correcte est τοφλαττόθϱατ. On constate cependant que le rapprochement avec un refrain reprend la confusion entre ce qui mime la musique et ce qui mime une pure sonorité. On regrette l’absence de toute note qui accompagnerait la traduction de J. Henderson (2002) : le rendement par brumda brumda brumda brum (201) pourrait bien tomber sur la même solution que celle de Samuel Baud-Bovy.