Samuel Baud-Bovy et la question du théâtre grec médiéval
Nous publions ici la communication de Michel Lassithiotakis telle que trouvée après son décès parmi les documents relatifs au colloque, sans les notes que le philologue scrupuleux qu’il était n’aurait pas manqué d’ajouter afin d’indiquer toutes les références et précisions nécessaires. Les lecteurs sauront apprécier la qualité de cette étude, malgré son caractère inachevé.
Les recherches de Samuel Baud-Bovy dont je me propose de vous entretenir occupent dans son œuvre d’helléniste une position marginale (comme, autre exemple, ses études sur les ballades acritiques ou sur des textes hymnographiques, sur la traduction grecque du Nouveau Testament), et ne sont en rien comparables, à coup sûr, par leur ampleur et leur originalité, à ses travaux de laographe et d’ethnomusicologue. Les présenter ici n’aura d’autre but que de rappeler que ce grand savant, dans les quelques incursions qu’il lui arriva de faire en des domaines dont la fréquentation ne lui était pas coutumière, savait montrer la même acribie, la même hauteur de vues, la même scrupuleuse minutie dans l’analyse des textes et la même rigueur dans le raisonnement philologique, qui l’ont imposé comme l’un des néohellénistes les plus brillants du XXe siècle.
Baud-Bovy s’est intéressé par deux fois à la question de l’existence d’un théâtre religieux en Grèce au Moyen Age. En 1938, il publiait dans la prestigieuse revue belge Byzantion (la revue d’Henri Grégoire) une assez brève étude intitulée « Sur un Sacrifice d’Abraham de Romanos et sur l’existence d’un théâtre religieux à Byzance ». Trente-sept ans plus tard, en 1975, il rouvrait ce dossier dans un article paru dans la revue grecque Ελληνιϰά, et dont le titre montre assez que ce second travail reprenait le premier, mais en le prolongeant et en le complétant : « Le théâtre religieux, Byzance et l’Occident ». Dans le premier comme dans le second cas, c’est la lecture d’articles ou d’ouvrages récents qui lui fournissait l’occasion d’apporter sa contribution à un débat qui avait été ouvert bien avant 1938, qui s’est poursuivi après 1975, et que malgré l’abondance de la bibliographie qu’il a suscitée, on aurait certes tort de considérer comme clos.
Dans la première de ces deux études, Baud-Bovy partait d’un article de Marjorie Carpenter qui soulignait l’importance de l’œuvre hymnographique de Romanos le Mélode dans l’élaboration du drame religieux, mais aussi d’une édition de l’hymne Sur le Sacrifice d’Abraham que venait tout juste de faire paraître Elpidio Mioni. Le propos de Baud-Bovy est de corroborer et d’infirmer tout à la fois la thèse selon laquelle les hymnes du Mélode auraient, en raison du caractère dramatique que revêtent plusieurs d’entre elles, de l’abondance des monologues et des dialogues qu’on y rencontre, suscité dans les siècles suivants des œuvres et une pratique auxquelles pourrait s’appliquer le terme de « théâtre religieux ». Après s’être arrêté, en métricien et musicologue, sur les graves imperfections que présente selon lui l’édition de Mioni en ce qui regarde la scansion, Baud-Bovy rappelle celle des sources probables de Romanos qui expliquent l’ampleur des paroles rapportées des personnages dans l’hymne Sur le Sacrifice d’Abraham – et en particulier l’homélie sur la Genèse de Jean Chrysostome. Il observe ensuite que dans la tradition occidentale des drames religieux qui traitent de cet épisode, et jusqu’à l’Abraham sacrifiant de Théodore de Bèze, Sarah demeure un personnage muet, maintenue qu’elle est dans l’ignorance de l’ordre intimé par Dieu à Abraham. A la différence de ces textes qui, par cet aspect au moins, demeurent plus proches de la source biblique (où Sarah n’apparaît pas), Romanos introduit d’abord un dialogue entre les parents d’Isaac, puis place dans la bouche de Sarah un monologue en forme de déploration – deux caractéristiques, constate Baud-Bovy en enjambant les siècles, que partagent en outre la Θυσία του Αβϱαάμ crétoise du XVIe/XVIIe siècle, et la pièce italienne Isach de Luigi Groto dont elle est tributaire. De ces traits communs aux deux œuvres grecques, on pourrait hâtivement conclure qu’une tradition théâtrale continue relie entre eux Romanos et l’auteur de la Θυσία (une tradition qui s’étendrait donc sur un millénaire), n’était l’existence du modèle italien du drame crétois. Et l’objet de la seconde partie de l’étude de Baud-Bovy est de soumettre à examen, ou plus exactement à réexamen, cette hypothèse que pourraient a priori venir conforter quelques motifs communs à la Θυσία et à l’hymne du Mélode, et qui sont absents du drame italien.
Mais ces similitudes montrent tout au plus que le texte crétois, loin de constituer une traduction fidèle de la pièce de Groto, puise à plusieurs autres sources dont l’auteur grec était familier, et parmi lesquelles figure l’hymnographie. Aussi bien n’apportent-elles, en fait, pas même le commencement d’une réponse à la question de savoir si cette tradition dramatique grecque a réellement existé. C’est pourquoi, à la fin de son article, Baud-Bovy revient sur les quelques textes ou indices sporadiques dont plusieurs historiens ont tiré argument pour postuler et l’existence et la continuité de cette tradition.
Le premier de ces textes est le trop fameux Χϱιστὸς πάσχων, sorte de centon qui puise principalement dans Euripide et qui, attribué à Grégoire de Nazianze par la tradition manuscrite et par nombre de critiques, est par d’autres considéré comme nettement postérieur. Baud-Bovy se rallie à ceux des philologues qui nient le caractère dramatique de l’œuvre – qui refusent de croire qu’elle ait été jouée ou même destinée à l’être.
D’une tout autre nature, et d’une tout autre importance aussi, sont les témoignages de voyageurs dans les récits desquels il semble être fait allusion à des représentations d’œuvres religieuses. Baud-Bovy en cite deux, dont il propose une interprétation nouvelle, fondée sur une analyse minutieuse des textes, et étayée par une confrontation avec d’autres sources propres à en éclairer le sens.
Et d’abord, un passage de la Legatio dans laquelle Liutprand, évêque de Crémone, relate son ambassade à Constantinople en 968. L’évêque assure que les Grecs légers, frivoles (leves Graeci), comme il les qualifie, célèbrent le 20 juillet, par des « jeux scéniques » (ludis scenicis), l’enlèvement au ciel du prophète Elie. Baud-Bovy donne à la formule ludis scenicis un sens bien précis, qui présente l’avantage de convenir à ce que l’on sait de la célébration de cette fête, et qui s’accorde en outre parfaitement avec l’hostilité envers la Grèce que semble dénoter, dans le texte de l’évêque de Crémone, l’épithète leves. Il s’agit de jeux profanes qui accompagnaient – c’est-à-dire qui suivaient – la fête religieuse proprement dite. Donc, aucune trace d’une allusion à des représentations théâtrales dans le texte de Liutprand.
Il est cependant un autre récit de voyageur, plus tardif, en apparence plus clair et digne de foi, puisque son auteur est censé avoir été le témoin oculaire des faits qu’il rapporte. Bertrandon de La Broquière, un Bourguignon qui se trouve à Constantinople en 1432, y assiste à un office, célébré par le patriarche, et auquel est incorporé un « mystère de trois enfants que Nabuchodonosor fit mettre à la fournaise ». C’est, bien entendu, le mot « mystère » qui mérite ici attention et discussion : le voyageur semble appliquer le mot français dont il est familier à une représentation dramatique qui lui rappelle ce genre théâtral occidental. Baud-Bovy va plus loin, et prend soin de confronter le texte français avec le témoignage d’un contemporain grec, Syméon de Thessalonique, qui, dans un Dialogue contre toutes les hérésies, s’emploie à défendre les Orientaux contre ceux qui les accuseraient de tolérer le théâtre dans leurs églises, et, comme s’il répondait au voyageur bourguignon, précise que ce n’est pas une fournaise qui est allumée (en d’autres termes qu’il n’y a pas de « décors »), mais seulement des cierges et des lampes, et qu’on trouve tout au plus, dans cette célébration, trois enfants qui chantent leurs cantiques conformément à la tradition. C’est donc par analogie, en assimilant en quelque sorte de l’inconnu à du connu de lui, que La Broquière applique à cette pratique liturgique le nom de « mystère ».
Demeure un texte dont le caractère dramatique n’est guère réfutable, que Baud-Bovy examine longuement, et auquel il reviendra du reste dans sa seconde étude, pour lui consacrer une analyse plus minutieuse encore ; il s’agit d’une Passion chypriote du XIIIe ou du XIVe siècle, dans laquelle abondent les indications scéniques, qui comporte de nombreux personnages, et dont le prologue, au surplus, consiste en une série de recommandations de l’auteur ou du copiste-remanieur au « metteur en scène » de cette œuvre : position des acteurs, jeux de scène qui accompagnent les dialogues, etc. L’existence de ce texte aurait pu conduire Baud-Bovy à tempérer quelque peu la position qui est la sienne sur la question du théâtre religieux ; pourtant, légitimement sans doute, il tire argument de l’origine chypriote de l’œuvre et de l’époque de sa composition pour ne voir dans ce texte (élaboré, donc, en Chypre sous la domination française des Lusignan) qu’un drame directement tributaire des « mystères » occidentaux, un drame dont, compte tenu de la résistance opposée alors par les Chypriotes à l’influence catholique, on peut douter qu’il ait été représenté. Texte dramatique donc, mais dont le contenu et la facture ne prouvent en rien l’existence d’un théâtre religieux byzantin et propre à Byzance : d’une part en effet, il est composé hors des frontières de l’Empire ; d’autre part, et par suite, il paraît dépendre largement – tout comme, deux ou trois siècles plus tard, la Θυσία crétoise – de modèles occidentaux. En somme, pour résumer d’une formule la thèse de Baud-Bovy, ce qui est byzantin n’est pas à proprement parler dramatique, et ce qui est dramatique n’est pas byzantin.
Bien informée, d’une impeccable clarté, incisive aussi par endroits, cette première étude – les réactions qu’elle a suscitées le montrent – est assurément stimulante ; le caractère quelque peu abrupt de ses conclusions donne aujourd’hui, avec le recul du temps, le sentiment que son auteur a voulu rassembler (et en un sens, il y est parvenu) tout un faisceau de preuves, de présomptions ou d’indices, dont l’accumulation et la convergence étayeraient ce qui, au fond, relevait plutôt chez lui de l’intime conviction.
Faut-il voir là l’une des raisons pour lesquelles Samuel Baud-Bovy, bien des années plus tard, résolut de rouvrir ce dossier ? Toujours est-il que l’étude de 1975, sans jamais véritablement contredire les conclusions de ce premier article, va incontestablement plus loin dans la discussion du problème ; elle s’appuie sur une documentation plus riche, et, surtout, bénéficie de travaux parus entre-temps sur les origines du théâtre religieux en Occident. C’est, pour l’essentiel, la consultation de ces travaux qui permet là à Baud-Bovy d’affiner – plus que de nuancer – sa position.
Que son propos soit, en 1975, différent de la démonstration qu’il s’était assignée en 1938, le titre de ce second article suffit à l’attester : « Le théâtre religieux, Byzance et l’Occident » ; en d’autres termes, le sujet de l’étude est non seulement l’éventualité d’une influence des littératures occidentales sur ceux des textes grecs qui présentent une forme indéniablement dramatique, mais aussi, et réciproquement, le rôle que la tradition grecque a pu jouer dans la naissance du théâtre religieux occidental. Ce second volet de l’étude constitue, me semble-t-il, son apport le plus précieux ; bien au-delà de la question du théâtre religieux en Grèce, il aborde des questions plus vastes qui touchent aux rapports culturels entre l’hellénisme et l’Occident au Moyen Age et à l’époque moderne, et, sur ce point, il ouvre des perspectives assurément nouvelles.
L’auteur revient, plus longuement que dans son premier article, sur l’exploitation erronée qui fut faite de la Legatio de Liutprand de Crémone, démontrant que, contrairement à une interprétation reprise par nombre d’historiens depuis Krumbacher, il n’est à aucun moment question, dans ce texte, de transformation de Sainte-Sophie en théâtre ; à l’appui de cette argumentation, il convoque une autre source contemporaine, le Livre des cérémonies de Constantin VII, qui décrit avec précision les fameux « jeux scéniques » que mentionne Liutprand : il s’agit des chants et des attractions, de nature absolument profane, dont était agrémenté le banquet qui suivait les cérémonies religieuses de la Saint-Elie.
Quant au témoignage de La Broquière, Baud-Bovy montre, en invoquant cette fois le texte d’un Office… en l’honneur des Trois saints enfants dans la fournaise, que l’embryon de drame que ce voyageur du XVe siècle qualifie de « mystère » était intégré à la liturgie. Mais il va plus loin : il rapproche – et ici commence à apparaître la dimension en quelque sorte « comparative » qui fait tout l’intérêt de cette seconde étude – cette « représentation » de l’épisode d’une mise en scène assez semblable que décrit un document du Xe siècle, la Règle des bénédictins d’Angleterre. Mise en scène rudimentaire dans les deux cas, acteurs dont les gestes traduisent les sentiments éprouvés par le personnage, mais, dans les deux cas aussi, un texte qui se limite aux chants de l’office du jour et ne constitue donc en rien une œuvre dramatique indépendante. On voit affleurer déjà ici la thèse que développera l’auteur dans la suite de son étude : le Moyen Age grec n’a pas connu à proprement parler de théâtre religieux, mais le caractère dramatique que pouvait prendre, à l’occasion de telle ou telle fête, l’évocation d’un épisode biblique, est comparable aux « représentations » liturgiques qui ont donné naissance au théâtre religieux d’Occident. Là cependant où, d’un côté (en Occident), la représentation dramatique des Ecritures fut conçue comme un moyen d’accroître la foi des fidèles, l’Eglise d’Orient empêcha ou limita le développement de ce qui pouvait être assimilé à des pratiques païennes.
Ce rapprochement – et cette opposition – permettent en ce point à Baud-Bovy de revenir sur la Passion chypriote, dont, en 1938, il n’avait fait qu’esquisser l’analyse, et qui revêt une importance centrale, puisqu’il s’agit du seul drame religieux en grec dont on ne puisse douter qu’il ait été destiné à la scène. Il replace l’œuvre dans ce qu’il pense être son cadre occidental – catholique – c’est-à-dire qu’il rattache sa composition au prosélytisme des moines catholiques qui, après la chute du Royaume latin de Jérusalem, au cours du XIIIe siècle, se sont repliés sur la Chypre des Lusignan. Mais loin de faire de ce drame grec la simple adaptation d’une Passion occidentale, il relève minutieusement les caractères, les épisodes et les motifs qui ne se retrouvent pas dans les plus anciennes Passions occidentales conservées : ainsi du lavement des pieds, et plus encore du personnage du forgeron des clous de la Croix, à l’origine duquel Bertrand Bouvier a consacré dans son Mirologue de la Vierge une étude décisive ; au passage, et en recensant ces motifs vraisemblablement propres au texte grec, Baud-Bovy met en évidence une série de sources secondaires du drame chypriote, parmi lesquelles figurent les Actes de Pilate. Mais il note que la lamentation de la Vierge, aussi bien que celle des saintes femmes lors de la mise au tombeau, sont omises dans le texte, et que dans un cas le copiste, qui est peut-être aussi l’auteur, a laissé un blanc ; et, de ce qui pourrait paraître un détail, il tire une conclusion, ou plutôt une hypothèse, qui est du plus grand intérêt : comme il advient dans certaines Passions occidentales, et notamment dans la Passion du Mont-Cassin, où la lamentation de la Vierge consiste dans un planctus populaire en dialecte italien du Sud inséré dans le texte latin, la Passion chypriote, pendant grec de ces drames occidentaux, devait peut-être comporter, dans sa forme complète, un ou des thrènes populaires, des mirologues.
Cette étude pousse donc très loin l’analyse de cette Passion et la recherche de ses sources. Mais les sources identifiées par lui étant grecques, Baud-Bovy, sans jamais dévier de sa position qui consiste à nier l’existence d’un théâtre religieux en Grèce au Moyen Age, montre aussi, indirectement, que nous n’avons pas affaire à la transposition fidèle d’un drame occidental, que le texte dénote un net effort d’adaptation à la tradition grecque – tradition savante, mais aussi tradition populaire, si l’hypothèse concernant l’insertion des mirologues est juste.
Ainsi, tout en continuant d’expliquer la composition de ce drame par la présence d’ordres catholiques et par l’existence d’écoles latines, Baud-Bovy rend en quelque sorte à la Grèce ce qu’il lui avait refusé en niant l’existence d’un théâtre religieux. Et il le fait plus clairement encore en proposant, en conclusion de son étude, ce que j’appellerai une théorie sur les origines du théâtre religieux occidental, une théorie qui pourra paraître audacieuse et insuffisamment étayée, mais dont le moins qu’on puisse en dire – et c’est cet aspect qui nous retiendra ici – est qu’elle fait la part belle à la Grèce.
Faisant sienne la thèse de certains médiévistes selon laquelle la Passion dite du Mont-Cassin précéderait toutes les autres et selon laquelle la première apparition d’un théâtre religieux serait à localiser en Italie du Sud, Baud-Bovy rappelle d’une part le rôle que jouèrent les moines basiliens dans l’importation en Italie de la littérature patristique ou hymnographique grecque, et d’autre part les rapports étroits des bénédictins du Mont-Cassin avec l’Eglise d’Orient et le monde byzantin. D’où cette hypothèse : si l’on admet que la naissance du théâtre religieux occidental est liée au monastère bénédictin du Mont-Cassin, il n’est pas fortuit que ce soit en ce lieu, et au sein de cet ordre, qu’apparurent les premières Passions : la familiarité des bénédictins avec la liturgie et l’hymnographie orientales, leur ouverture aux influences grecques, seraient à l’origine du théâtre religieux en Occident, dont l’apparition devrait donc beaucoup à ce que Baud-Bovy nomme le « tempérament dramatique des Grecs », et leur « anthropomorphisme ». Et, dans le domaine du théâtre toujours, du théâtre sacré, l’Occident n’aurait fait, en quelque sorte, que restituer à la Grèce, mais tardivement, ce qu’il lui avait d’abord emprunté : à Chypre en un premier temps, avec la Passion dont nous avons parlé, en Grèce ensuite, avec la Θυσία του Αβϱαάμ – ces deux œuvres, à leur tour, ne devant à des modèles occidentaux que leur caractère dramatique et les grands traits de leur intrigue, puisque leurs auteurs ont su, en puisant à des sources grecques, les adapter au milieu culturel auquel ils les destinaient.
On admire l’ampleur des perspectives ainsi dégagées, la vision d’ensemble des rapports culturels entre Grèce et Occident qu’elles permettent, la conception souple et dynamique des influences littéraires qu’elles supposent. Sans doute la théorie est-elle hardie, et cela dans les deux volets qui la composent : négation de l’existence d’un théâtre religieux en Grèce, et explication par une influence grecque de la naissance du théâtre religieux en Europe occidentale ; sans doute Baud-Bovy ne convoque-t-il pas tous les documents – textes historiographiques, récits de voyageurs – qui mériteraient d’être mentionnés et discutés dans ce dossier et que d’autres savants, avant et après lui, ont pris soin d’exploiter. Il ne mentionne par exemple qu’épisodiquement, et seulement pour expliquer les dialogues et monologues chez Romanos, la tradition des Homélies, qui ont parfois un caractère dramatique accusé, bien qu’on ne puisse en aucun cas parler à leur propos de représentations ou de jeux scéniques. Il n’utilise pas le témoignage, pourtant précieux, de l’historien Théophylacte Simokattès (VIe siècle), qui parle de θεανδϱιϰά μυστήϱια sous le règne de l’empereur Maurice (VIe siècle), et qu’avaient exploité Sathas, puis Lambros et d’autres après lui (l’ambiguïté supposée du mot μυστήϱια avait été discutée – le contexte semble montrer qu’il s’agit de la communion), ni de l’historien Kedrinos, qui parle d’une troupe d’acteurs que le patriarche Théophylacte, fils de Romain Lécapène, aurait constituée au Xe siècle. Il ne cite pas non plus le cas de Michel Cérulaire, qui, au dire de Psellos, aurait introduit des acteurs à Sainte-Sophie, où ils représentaient notamment la Nativité et le baptême du Christ. Il omet enfin le témoignage, à la fin du XIVe siècle et au début du XVe, d’un pèlerin russe, Ignace de Smolensk, qui parle d’une représentation dans Sainte-Sophie des Trois enfants dans la fournaise, et dans le texte duquel il est précisé qu’« on préparait la fournaise ».
Pour plusieurs de ces sources, et pour quelques autres, il est loisible de déduire, ex silentio, que Baud-Bovy les considérait comme secondaires ou négligeables : tel est sans doute le cas des diverses occurrences du mot μυστήϱιον que je viens de mentionner, le rapprochement avec le genre occidental du mystère paraissant à tout le moins aventureux, voire, pour les textes grecs antérieurs aux XIIe-XIIIe siècles, parfaitement anachronique. Pour d’autres sources, comme les témoignages sur Cérulaire, sans doute leur consultation l’aurait-elle conduit à une conclusion plus nuancée que la position négative dont il ne s’écarte jamais, et en tout état de cause à distinguer l’idée d’un théâtre religieux autorisé par l’Eglise de celle de l’existence, marginale et sporadique mais attestée tout de même, de représentations sacrées que l’Eglise, ou certains clercs, auraient désapprouvées ou fermement condamnées, mais qui n’en auraient pas moins existé. Le cas de Michel Cérulaire, pour se limiter à une source, illustre bien ce genre de déviation, d’exception à la règle – une exception dont on reste libre d’apprécier si elle confirme ou infirme la règle. Mais le grand mérite des travaux de Samuel Baud-Bovy, en ce domaine, demeure d’avoir admirablement « contextualisé », comme on dit, la question du théâtre religieux en Grèce au Moyen Age, de ne l’avoir pas dissociée de celle des origines du drame religieux occidental, et d’avoir fait bénéficier une problématique qui paraît relever des seules études médiévales de toute sa compétence de néohelléniste et de folkloriste.