Avant-propos
En Samuel Baud-Bovy s’unissaient les talents de l’artiste et les vertus du savant. Tout au long de sa vie, il sut les cultiver par un travail assidu consacré presque entièrement à la chanson populaire de la Grèce moderne. Il avait vingt et un ans, en 1927, quand, bivouaquant aux flancs de l’Olympe, il vit danser en chantant les evzones commis à la garde du groupe international d’alpinistes qui allaient réussir le lendemain l’ascension collective de la montagne des dieux. L’impression que lui firent ces rythmes nouveaux, ces mélodies où il percevait des intervalles inconnus de la musique occidentale, ne devait pas s’effacer, mais déterminer au contraire sa vocation de chercheur.
Pour donner la pleine mesure de son apport à l’étude de la chanson populaire grecque, il convient d’en préciser le contexte en retraçant à larges traits la carrière de ce grand Genevois.
Ses dons multiples et la variété de ses domaines de travail ont parfois donné le tournis à ses contemporains, tout en provoquant leur admiration. Bien des choristes de la Société de Chant Sacré ignoraient que leur directeur vénéré (1938-1977), qui leur révélait les arcanes des œuvres du répertoire et créait avec eux des œuvres nouvelles, était aussi professeur à l’Université. Et ses collègues de l’exécutif de la Ville de Genève, où il avait accepté – hors parti – un mandat de conseiller administratif délégué aux Beaux-Arts (1943-1947), ne se doutaient pas qu’il présidait en même temps, à Berne, l’Association des musiciens suisses. Quant à ses étudiants, que ce soit à la Faculté des lettres (1931-1958) ou au Conservatoire de Musique (1957-1970), ils appréciaient sa haute compétence dans le secteur de leur choix, mais ne savaient pas que leur maître consacrait des études pénétrantes à Jean-Jacques Rousseau musicien.
Sur le plan international, Baud-Bovy était réputé comme musicologue, profond connaisseur de la chanson populaire grecque et pionnier de l’ethnomusicologie comparée. A Athènes, les auditeurs qui applaudissaient le maestro genevois venu diriger à la tête de l’Orchestre d’Etat Haydn, Mendelssohn, Skalkotas et Frank Martin, découvraient à l’entracte qu’il parlait le grec comme un Grec et avait sur l’histoire de leur pays et sa littérature des connaissances peu communes.
Plus d’une fois, des spécialistes éminents, frappés par les aptitudes de Baud-Bovy dans leur domaine particulier, ont voulu se l’attacher. A Paris, Hubert Pernot, directeur de l’Institut néohellénique de la Sorbonne et phonéticien remarquable, que Baud-Bovy avait assisté dans la transcription de ses enregistrements des parlers de Chio, l’engageait à ne plus « faire des galipettes du côté de la musique », pour s’adonner à la dialectologie néogrecque. A Bruxelles, l’illustre byzantiniste Henri Grégoire lui avait demandé des articles pour sa revue Byzantion ; constatant leur qualité, il avait souhaité que Baud-Bovy laisse à d’autres l’étude des prosateurs et poètes grecs contemporains pour se consacrer tout entier à la philologie byzantine, qui manquait d’ouvriers.
L’helléniste Victor Martin, papyrologue de renom international, qui avait été son maître de grec ancien à la Faculté de Genève et qui joua un rôle déterminant dans la création de la chaire de langue et littérature grecques modernes à la faveur du legs Lambrakis-Maunoir, lui reprochait amicalement, dans une lettre de 1930, d’avoir profité de son séjour à Athènes pour former un petit orchestre d’amateurs plutôt que de travailler à sa thèse sur les chansons du Dodécanèse.
Ce n’en fut pas moins sur l’étude de la chanson populaire grecque que Baud-Bovy concentra en priorité ses efforts. L’éclairant document sur sa formation que nous offre la récente publication bilingue du journal tenu par le jeune savant, âgé de vingt-trois ans, à Athènes de 1929 à 1930, contient en germe les promesses d’une grande carrière de néohelléniste, d’ethnomusicologue et de musicien.
Dès 1929, bénéficiaire d’une bourse du fonds Lambrakis-Maunoir, Baud-Bovy perfectionne sa connaissance du grec dans le pays même et se consacre à la recherche musicologique sur le terrain. La province qu’il choisit, d’entente avec ses amis Melpo et Octave Merlier, est le Dodécanèse, alors sous occupation italienne. Rhodes et les îles voisines, comme il l’a noté lui-même, étaient à l’époque d’autant plus attachées à leurs traditions que, par elles, s’affirmait leur hellénisme, et la chanson populaire y vivait encore de son existence première, liée qu’elle était à tous les actes de la vie du village : mariages, veillées funèbres, fêtes religieuses. Notées d’oreille, mais répétées sur le violon du folkloriste jusqu’à l’entière approbation du chanteur ou de la chanteuse, les Chansons du Dodécanèse paraissent en deux volumes à Athènes, en 1935 et 1938, inaugurant la série des publications des Archives musicales de folklore fondées par Melpo Merlier. Ce recueil constitue à cette date la plus riche monographie consacrée au patrimoine musical d’une région de la Grèce et acquiert aussitôt valeur d’exemple.
Tandis que, d’emblée, le musicologue donnait des preuves de sa maîtrise, le philologue s’affirmait avec sa thèse de doctorat, parue en 1936 dans la collection de l’Institut néohellénique de Paris, sous le titre La chanson populaire grecque du Dodécanèse. I. Les textes. Dans cet ouvrage, Baud-Bovy étudie tout d’abord le vers de la chanson populaire et les rapports du rythme poétique et du rythme musical ; une deuxième partie, de loin la plus développée, porte sur le texte des principales chansons narratives du Dodécanèse, leur origine, date et diffusion ; la troisième partie a pour sujet le distique rimé examiné du point de vue des procédés de l’improvisation. Ce qui fait le prix des observations de Baud-Bovy, c’est que, fondées sur le matériau recueilli dans le Dodécanèse, elles sont constamment mises en relation avec l’ensemble des chansons grecques provenant aussi bien du continent que des îles, d’Asie Mineure que de Chypre. De là vient que ce livre magistral, dont plusieurs vues novatrices furent qualifiées de « prématurées » par une critique tatillonne, reste, après trois quarts de siècle, une référence incontournable.
Les travaux ultérieurs qui, aux yeux des spécialistes grecs et étrangers, allaient asseoir la réputation de l’ethnomusicologue genevois, s’inscrivent dans un programme délibéré : explorer successivement les principaux domaines de la chanson populaire pour saisir les caractères spécifiques de telle province, de tel genre, et parvenir à la fin à une vision globale qui ne soit pas seulement descriptive et statique, mais aussi diachronique.
C’est ainsi qu’en 1958, Baud-Bovy, réunissait ses Etudes sur la chanson cleftique, suivies de la transcription de dix-sept chansons enregistrées en 1930 par la maison de disques Pathé, à l’initiative d’Hubert Pernot qui avait été, avec son assistante Polymnia Lascaris, son maître de grec moderne à la Sorbonne. Sous l’angle de la prosodie, du système strophique et de l’analyse comparative des mélodies – conduite ici pour la première fois dans le domaine grec – ce livre fait la somme de nos connaissances sur les chansons lyrico-narratives, propres à la Grèce continentale, qui célèbrent les exploits des héros de la guerre d’Indépendance de 1821.
L’étape suivante est franchie avec le grand volume sur les Chansons populaires de Crète occidentale, paru à Genève aux éditions Minkoff en 1972, avec l’appui du Fonds national suisse de la recherche scientifique. La matière première en est considérable : aux vingt-huit mélodies gravées sur disque en 1930 s’ajoutent deux cent cinquante chansons enregistrées au magnétophone sur le terrain en 1954, après une mission préparatoire réalisée l’année précédente par Aglaïa Ayoutanti et Despina Mazaraki. Devant la masse des documents sonores réunis, on admire d’autant plus l’effort de transcription, d’analyse et de systématisation qui permet à Baud-Bovy de ranger les cent trente-six variantes musicales du volume sous cinquante numéros, classés selon le genre et les circonstances de leur exécution. Ayant mis en évidence les éléments constitutifs de chaque mélodie, l’auteur peut faire des rapprochements révélateurs avec telle chanson consignée au XVIIe siècle dans un manuscrit du mont Athos, telle complainte notée au début du XXe sur les bords de la mer Noire, telle mélodie entendue dans les années trente dans l’île de Karpathos. Au terme de son enquête, il arrive à définir les traits particuliers du dialecte musical étudié, les liens qui le rattachent aussi bien à la chanson populaire du continent qu’au répertoire de l’Archipel, ses points de contact avec les chants ecclésiastiques de tradition byzantine.
Samuel Baud-Bovy n’a pas pu mettre en œuvre lui-même le second volume crétois, qui devait traiter des chansons et des danses recueillies en Crète centrale et orientale. Mais il a été possible à des continuateurs compétents et respectueux, Lambros Liavas, Marcos Ph. Dragoumis et Thanassis Moraïtis, sur la base des transcriptions et commentaires largement élaborés par l’auteur, de publier à titre posthume, à l’enseigne des Archives musicales de folklore de Melpo Merlier, deux volumes sous le titre général d’Enregistrements musicaux en Crète, 1953-1954.
Et s’il n’a pas été donné à Baud-Bovy de réaliser le pendant musicologique de sa thèse de doctorat sur le répertoire du Dodécanèse, il faut se féliciter qu’il ait accepté, sur les instances du musicologue Fivos Anoyanakis, spécialiste des instruments populaires de musique, d’écrire son Essai sur la chanson populaire grecque (1983). C’était une manière de faire la synthèse de plus de cinquante ans de lectures, de recherches, d’enquêtes sur le terrain et de réflexions, d’affirmer les certitudes acquises au terme d’un labeur patient, de tracer la voie à ceux qui allaient continuer sa tâche. Sous une forme ramassée, trop dense pour que la critique lui ait rendu pleinement justice, Baud-Bovy a écrit là, en français d’abord, puis en grec, son testament scientifique : en moins de cent pages, il a mis en lumière la continuité de la tradition musicale du peuple grec, de l’Antiquité à nos jours, en étayant ses propos par des exemples enregistrés sur deux cassettes, transcrits intégralement dans un cahier à part. La Fondation ethnographique du Péloponnèse, en assurant à ce dernier ouvrage du néohelléniste et du musicien genevois une réalisation digne de son objet, s’est acquis un titre durable à la reconnaissance de ceux qui se vouent aux études grecques et, par-delà, de ceux qui s’interrogent sur la nature et la destinée de tout art populaire.
Nous sommes très heureux de pouvoir offrir à la communauté scientifique, ainsi qu’aux lecteurs avertis ou sensibles à la culture grecque, ces études issues des communications prononcées lors du colloque « Samuel Baud-Bovy (1906-1986) : néohelléniste, ethnomusicologue, musicien », organisé par l’Unité de grec moderne de la Faculté des lettres de l’Université de Genève les 24 et 25 novembre 2006, accompagné d’un concert au Conservatoire de Musique. Leur valeur académique et leur actualité restent certaines, pensons-nous, grâce à l’éclairage à la fois multiple et particulier qu’elles apportent, ainsi réunies, sur l’œuvre et la personnalité hors du commun de Samuel Baud-Bovy.
Des auteurs d’horizons très divers, tant par leurs domaines de recherche et d’activité respectifs que par leur origine géographique et leurs liens avec l’héritage intellectuel du savant genevois, où ils auront su puiser une inspiration parfois très personnelle, ont participé au colloque. Les vingt communications en français et en grec publiées ici, reflet fidèle de la variété des approches qui ont ponctué à cette occasion un dialogue pluridisciplinaire d’une grande originalité, témoignent aussi de l’étendue des champs d’investigation, des talents, des différentes activités – assumées toujours avec la passion et l’acuité de l’artiste et de l’expert – de Baud-Bovy lui-même. Le caractère pionnier de ses recherches ethnomusicologiques aussi bien que littéraires, son rôle fondateur pour les études néohelléniques à l’Université de Genève, sa contribution fervente à la vie musicale et son engagement pédagogique novateur sont ainsi révélés dans toute leur spécificité, illustrant l’étendue, la richesse et l’intime cohérence de sa personnalité.
Les contributions éditées aujourd’hui à l’enseigne de la prestigieuse Librairie Droz, au-delà de leur apport scientifique dans cette mosaïque de domaines, laissent transparaître la sensibilité particulière de l’homme – que la plupart des auteurs ont bien connu – sa finesse, l’influence de sa réflexion. Elles ajoutent à l’œuvre de l’érudit le sceau de la personne unique, garantie d’un héritage bien vivant que nous confions aux lecteurs actuels et futurs.
En proposant ici un éclairage varié sur la carrière polyvalente de Baud-Bovy, nous n’avons pas seulement voulu honorer sa mémoire ; comme en témoignent, au fil des pages, la présentation de certains de ses travaux laissés inachevés, mais également les enquêtes bibliographiques qui se sont avérées nécessaires pour établir le catalogue aussi complet que possible des publications du savant genevois réalisé par nos soins, un pan entier de ses travaux, de ses recherches et de ses manuscrits est longtemps resté ou demeure encore inédit. Certains de la richesse de ce legs inexploré, en attente d’être (re) découvert, notamment au Fonds Samuel Baud-Bovy déposé au Conservatoire de Musique de Genève, nous espérons que le présent volume donnera une impulsion favorable à la recherche et saura motiver de nouveaux spécialistes à poursuivre les investigations et la réflexion scientifiques, fidèles à l’esprit toujours entreprenant et novateur de cette brillante personnalité.