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Chanson populaire, art populaire et style byzantin

Reclassements idéologiques pendant l’entre-deux-guerres

Alexis POLITIS

Cette communication a été prononcée en grec lors du colloque ; nous la publions ici traduite par Bertrand Bouvier.

Si Samuel Baud-Bovy était né en Grèce, nous le rangerions tout naturellement dans la « génération de 1930 ». Il avait d’ailleurs certaines caractéristiques de ce groupe assez homogène : outre son âge, son origine bourgeoise et une solide éducation, qui lui permettait une vision des choses très large. La Grèce faisait partie de son environnement grâce à son père Daniel, mais je ne sais pas quelles stimulations particulières lui donnait cet entourage. Tel n’est d’ailleurs pas mon sujet ; ce que je cherche, c’est de dépister en quelque sorte les coordonnées du milieu athénien – ou plus généralement grec – en particulier son intérêt pour la chanson populaire, l’art populaire en général et leurs rapports à Byzance.

Mon propos est d’insister sur le travail des mentalités qui s’accomplissait pendant la décennie de 1920 à 1930, à l’époque où les adolescents de la génération des années trente formaient leur monde idéologique. Par adolescents de cette génération, je n’entends pas seulement les créateurs connus dans le monde des lettres et des arts, mais leur public, les contemporains qui les lisent, qui visitent leurs expositions ou qui assistent à leurs concerts.

Je rappelle la caractéristique fondamentale de l’époque, qui est commune à tous les Européens : d’une part la guerre mondiale, dont l’issue avait laissé des questions décisives en suspens, et d’autre part un sentiment d’inefficacité de la démocratie parlementaire et de l’héritage bourgeois du XIXe siècle, qui amenait à la surface des propositions plus radicales soit vers la gauche – la révolution soviétique était désormais un fait – soit vers la droite, avec l’exemple de l’Italie – un exemple qui était, au début des années vingt, encore nouveau et pour certains chargé d’espoirs. Quelques années plus tard, en 1929, le krach de l’économie aggrava encore la situation.

Pour les Grecs, les changements furent beaucoup plus profonds : le territoire national avait presque doublé, et la moitié des habitants étaient nouveaux – les uns dans les territoires annexés, les autres réfugiés des territoires qui n’avaient pu être conquis. Une violence guerrière de dix ans (des guerres balkaniques au désastre d’Asie Mineure) avait soudain unifié l’hellénisme, en faisant coïncider à peu près ses limites géographiques et économiques avec ses limites nationales – les seules exceptions importantes étant Constantinople, les communautés d’Egypte, le Dodécanèse et Chypre. Cependant, les guerres qui avaient réalisé une partie de la Grande Idée avaient entraîné, du même coup, sa mort biologique en tant qu’idéologie. Et la mort de la Grande Idée signifiait la dissolution ou, pire, la disparition pure et simple du noyau dur de la pensée néohellénique, de cet élément qui constituait les vues et les conceptions en un tout cohérent, et en même temps déterminait les options idéologiques et politiques plus particulières des gens.

Nous savons que cette dissolution devait amener la division définitive des classes dirigeantes en groupes divers, qui souvent s’opposaient violemment. Il est vrai que cette division remontait déjà à la génération précédente, avec le conflit dû à la question de la langue (opposition entre l’idiome savant et l’idiome populaire), et qu’elle s’était aggravée en prenant des dimensions politiques lors des guerres balkaniques avec les conflits entre vénizélistes et partisans du roi Constantin ; cependant, l’objectif stratégique de chaque groupe restait le même, à savoir la libération de territoires et de frères de la nation – je laisse en dehors de mon propos la question de savoir si, sur plusieurs points, le but proposé relevait de l’utopie ou était simplement dicté par des obsessions nationalistes. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’après 1922 les Grecs s’étaient unis sur le plan national, mais – et c’est là le point important – que leur unification avait amené de multiples et profondes différenciations internes. Le but national unificateur ayant disparu et avec lui le tissu conjonctif de l’idéologie, les outres de l’Eole social s’étaient ouvertes.

Ces différenciations sociales et politiques ne nous retiendront pas plus longuement, mais nous devons les garder à l’esprit, car elles avaient une influence déterminante sur la réalité de tous les jours. Qu’il suffise de se rappeler les coups d’Etat militaires successifs, l’alternance de la démocratie et de la monarchie, la naissance du mouvement ouvrier et ses brutales répressions. Je me limiterai à la sphère qui est la nôtre, celle que nous appellerions courants d’idées, choix culturels, tendances dominantes ou secondaires.

Une autre différenciation à l’intérieur de la société, au-delà de la question linguistique, nous la trouvons dans l’effort des jeunes de faire corps pour s’opposer aux adultes. Il ne s’agit pas, assurément, d’un phénomène entièrement neuf, mais en tout cas d’un phénomène récent ; j’en note quelques étapes significatives. En mai 1907 est lancé Ηγησώ [Hégéso], le premier périodique rigoureusement « jeune », qui résista jusqu’en février de l’année suivante : dix fascicules, ce n’est pas peu de chose. Sept ans plus tard, en avril 1914, Napoléon Lapathiotis publie dans la revue Νουμάς [Noumas] un « Manifeste » : « J’appelle les Jeunes dont le sang bouillonne (…) : brisons les idoles et marchons en tête. » Le texte provoqua des réactions positives. Deux ou trois mois plus tard se constitua une « Organisation des Jeunes » – mouvement éphémère, dont l’unique activité devait être son texte fondateur. D’autres associations du même genre vinrent ensuite, qui apparemment ne dépassèrent pas non plus les limites d’un cercle d’amis1. Mais à mesure que nous nous rapprochons de la troisième décennie du siècle, les choses mûrissent : le groupe de jeunes suivant, qui se constitue en 1920, aura vie et action. Je me limite à deux manifestations de cette vitalité, l’édition de la revue Μούσα [La Muse] d’août 1920 à septembre 1923, et l’anthologie intitulée Οι Νέοι. Εϰλογή απο το έϱγο των νέων Ελλήνων ποιητών [Les Jeunes. Morceaux choisis de l’œuvre des jeunes poètes grecs], composée par Tellos Agras, alors âgé de vingt-trois ans. Deux autres anthologies poétiques avaient paru en 1920 et 1923, ainsi qu’un choix de nouvelles en 1923 également, tandis qu’au milieu de la décennie se constitua à Athènes un « Θίασος των Νέων » [« Thiase des Jeunes »], et que sur l’autre rivage de la mer Egée parut un ouvrage collectif sous le titre Το βιβλίο « των Νέων » Σμύϱνης [Le livre « des Jeunes » de Smyrne], 19222.

Ces fréquences ont un sens. N’oublions pas le rôle important que joue l’armée dans ces années-là, ce qui sans doute donne de l’élan et de la conviction à la jeune génération. Autre chose cependant nous intéresse davantage. Cette opposition entre les générations ne va pas durer longtemps, me semble-t-il ; elle s’affaiblira vers la fin de la décennie – le petit livre emporté d’« Oreste Digénis » (pseudonyme de Georges Théotocas), Ελεύθεϱο πνεύμα [Esprit libre], paru en 1929, pourrait bien être son chant du cygne – il est donc permis de la considérer comme le témoignage de différenciations et de chocs nécessaires, qui toutefois met également en lumière l’impossibilité initiale des différences plus organiques, disons sociales, de se manifester. Retenons cette observation d’une portée générale.

La seconde différenciation se trouve à l’intérieur de l’idéologie nationale, mais elle se diffuse également dans la société en influençant les mentalités et les attitudes. Nous savons que, de manière tout à fait schématique, l’identité néogrecque était fondée exclusivement sur l’héritage de la Grèce antique. A vrai dire, Constantin Paparrigopoulos (dans son Histoire de la nation hellénique [Ιστοϱία του Ελληνιϰού Έθνους]), dès la fin du XIXe siècle, avait réussi à réhabiliter Byzance en tant que période historique remarquable et digne d’étude, en soulignant la coloration hellénique de l’Etat byzantin. Ses vues s’étaient imposées et constituaient la version officielle de l’histoire. Mais il ne faut pas se leurrer : elles ne s’étaient pas répandues plus largement parmi les gens instruits et n’avaient point modifié à un degré notable l’image de l’identité néogrecque. En 1910, Ion Dragoumis notait dans son journal intime que « les maîtres d’école se sont efforcés et s’efforcent encore de donner à la nation un idéal, celui “d’imiter les ancêtres”, ceux de la Grèce classique. Le peuple jusqu’à présent avait un autre idéal, “celui de l’Empire byzantin” »3. Etant entendu que dans l’esprit de Dragoumis, le « peuple » s’identifie à ce qu’il y a de juste et de souhaitable. Mais au cours de la décennie 1920-1930, les choses prennent une nouvelle tournure ; comme il s’agit d’une affaire assez compliquée, qui associe de multiples paramètres, nous devrons la suivre plus en détail.

Le premier point est la consécration définitive de Byzance au niveau supérieur de la vie intellectuelle, soit dans la sphère académique et scientifique. L’année 1919 voit la fondation de la Société des études byzantines, l’année 1924 la création de la chaire d’histoire de Byzance à l’université d’Athènes4, l’année 1926 celle de la chaire de littérature byzantine et néohellénique. Parallèlement, la nouvelle université qui est fondée à Thessalonique en 1925 et qui correspond à l’esprit plus progressiste du temps inclut dans son cursus des chaires d’histoire byzantine et grecque moderne, de littérature byzantine et grecque moderne, de même que de « laographie », c’est-à-dire d’études du folklore. Précisément pour ces années, William Miller nous apprend que « les conférences d’histoire, notamment d’histoire byzantine, sont extrêmement populaires ; des excursions sont organisées sur des sites de la civilisation byzantine, et la salle du “Parnasse”, société littéraire, est souvent envahie en hiver par un public de tous les âges et de toutes les professions, désireux “d’apprendre du neuf” sur ce sujet ancien, mais inépuisable, où la contribution des chercheurs grecs est précieuse. » Le même Miller, de son regard pénétrant, observait que « Byzance est plus proche et plus chère aux Grecs d’aujourd’hui que les cités-Etats de l’Antiquité (…). Mistra était la résidence des seigneurs byzantins et attire les Grecs plus que la Sparte antique. »5

Tels sont, parmi beaucoup d’autres, quelques signes qui documentent et confirment le schéma théorique que j’essaie de défendre. A savoir qu’au cours de l’entre-deux-guerres les conceptions de tout un milieu dynamique d’intellectuels touchant notre histoire nationale se sont considérablement modifiées, qu’en d’autres termes la manière de percevoir le passé des Grecs modernes, c’est-à-dire nos racines, a changé. Si on voulait fouiller notre moi le plus profond, ce n’est plus chez Périclès et Xénophon que l’on devrait le chercher, mais – telle est la nouvelle proposition – dans les années obscures de Byzance et de la domination ottomane. Ce changement de perspective en entraîne un autre, plus important : notre moi n’a peut-être pas son origine dans les sublimes réalisations de la Grèce archaïque et classique – épopée, poésie lyrique, tragédie, Périclès, Apelle, Praxitèle – mais dans l’art humble d’hommes modestes et anonymes : chanson populaire, organisation communale, peinture byzantine, art populaire.

L’auteur Alkis Thrylos observe le changement et le commente avec ironie en 1926 : « Le mot magique était autrefois “les Anciens”, maintenant que son contenu est moribond, le mot magique devient “la Tradition” ou “la réalité grecque moderne”. » Dans le même registre, le poète Varnalis ajoute le « remplacement du classicisme antique par le classicisme populaire, du casque des combattants de Marathon par le coutelas colocotronis »6. En 1930, lors du Congrès byzantin d’Athènes, Costis Palamas reliait sa génération et la précédente à Byzance : « Qu’on le veuille ou non, les poètes grecs modernes eux aussi sont les héritiers des Byzantins, que leur art s’approche du savant Constantin Manassès ou de la chanson populaire ; et avec leurs amours grecques et avec la contrition chrétienne, aristocrates et républicains sont peut-être plus proches de Romanos le Mélode et de la pécheresse Cassiané que de Pindare et de Sapho. »7 Enfin, en 1939, Henry Miller, dont nous savons qu’il fut étroitement lié avec des représentants de l’avant-garde littéraire, nous décrit le climat lors des raouts qui avaient lieu autour de Katsimbalis et de Séféris à Hydra, dans la maison de maître de Hadzikyriacos-Ghikas : « Dans la forteresse où vit Ghikas la discussion tourne toujours autour de Byzance, qui constitue le lien culturel. Et la discussion, pareille à un pendule, va et vient, de Mycènes à l’Athènes de Périclès, de l’époque minoenne à la guerre d’Indépendance de 1821, d’Hermès Trismégiste à Périclis Yannopoulos ou à Palamas et Sikélianos. On y boit et mange comme Gargantua. »8

Au demeurant, la « laographie » (étude du folklore), qui avait été fondée comme une science par la génération précédente, a changé de rôle et d’objet dans l’entre-deux-guerres. Elle ne consiste plus tant dans l’étude des « monuments de la parole » – chansons, contes de fées, légendes, proverbes, sur lesquels le fondateur Nicolas G. Politis avait concentré son attention. Ce sont désormais les coutumes, les meubles, la vaisselle, l’architecture domestique – bref, la vie quotidienne – qui suscitent l’intérêt. Mentionnons Angélique Hadzimichalis, qui étudia les costumes traditionnels, les broderies, l’artisanat populaire, ainsi que l’architecte Pikionis et son article de 1925 sur l’art populaire ; parmi d’autres, mentionnons encore les contributions, peut-être de moindre envergure, d’Athina Tarsouli, d’Andonis Sohos – Η λαϊϰή τέχνη στην Τήνο [L’art populaire à Tinos], 1930 – de Vanghélis Haniotis – Η λαϊϰή τέχνη της Καϱπάθου [L’art populaire de Carpathos], 1933 – ou Niki Perdica et son livre sur Skyros en 1940. Notons encore que vers le milieu des années vingt, les meubles populaires de Skyros – chaises à siège cordé, coffres, tables basses – font leur entrée dans les salons de la bourgeoisie. En 1926, c’est la découverte des images qui illustrent les Mémoires de guerre de Macriyannis, l’année précédente celle de la maison Rodakis à Egine et, un peu plus tard, celle du théâtre d’ombres de Karaghiozis. En 1930 l’Académie d’Athènes fonde ses Archives médiévales, qui étendent leurs recherches à la période ottomane ; la même année est constituée l’Association des études médiévales (qui publia quatre volumes de la revue du même nom) ; en 1935 Melpo Merlier crée les Archives musicales de folklore.

Sur le plan théorique, Stilpon Kyriakidis élabore une variante de l’optique sous laquelle est envisagée la vie du peuple grec : il en place les origines non pas dans l’Antiquité classique, mais à la fin de la domination romaine, c’est-à-dire à l’ombre de Byzance. C’est alors, estime-t-il, que de l’art des mimes qui récitaient des réductions de tragédies naquirent les ballades narratives du répertoire populaire (παϱαϰαταλογή > παϱαλογή), c’est alors que se forma la mythologie populaire : du fait que la nouvelle religion n’acceptait pas les croyances héritées du paganisme, elles furent reléguées aux classes les plus populaires9.

On assiste donc à une promotion de l’art populaire, qui gagne sa place dans la pensée de certains intellectuels. Notons cependant un détail important : c’est à Londres qu’a lieu la première exposition du portefeuille de Macriyannis ; l’étude de la maison Rodakis est signée par Klaus Vrieslander ; le théâtre d’ombres de Karaghiozis est découvert par Louis Roussel et Giulio Caïmi, dont les livres furent écrits en français. N’oublions pas non plus que le peintre populaire de Mytilène Théophilos fut révélé au public parisien par Tériade, et non par Elefthériadis ! C’est une pensée originaire de l’Europe occidentale qui ouvre le canal reliant la culture populaire grecque à l’intelligentsia. D’ailleurs, le tournant vers le « populaire » ne constitue pas une particularité grecque, ni n’est fondé exclusivement sur un changement de l’angle de vue sur nos racines nationales. C’est une tendance qui est renforcée – peut-être même qui a son origine – dans le modernisme européen : les masques de l’Afrique noire, l’art des Incas, la fascination pour le Minotaure et jusqu’à la peinture naïve du Douanier Rousseau constituent des sources d’inspiration pour les courants d’avant-garde de la pensée européenne, on considère que le regard primitif est capable de pénétrer plus avant dans le monde indiscernable du subconscient humain10.

Outre la conscience nationale, l’attention portée aux réalisations des humbles artisans de la tradition anonyme pouvait fournir des idées aux créateurs contemporains : Aristotélis Zahos dans son architecture s’inspire de Byzance, Pikionis des maçons et charpentiers d’autrefois, Photis Kondoglou de la tradition orthodoxe, Stratis Doucas des conteurs populaires, tandis que Constantin Psachos compose sur la base du chant ecclésiastique et que Manolis Calomiris incorpore à ses œuvres des motifs de la chanson populaire. Devons-nous considérer ces choix comme un retour à la tradition, comme un enfermement dans une hellénicité bien circonscrite, ou comme un ralliement aux choix analogues de l’avant-garde européenne ?

Aucune réponse claire à cette question n’a été donnée par les hommes de l’époque ni par ceux qui, après eux, ont essayé de les comprendre. En effet, si la mise en valeur de l’élément populaire par l’élite intellectuelle ne constitue nullement une particularité grecque, l’usage de ce qui est primitif et sans apprêt et la manière de l’insérer, inchangé ou avec des variantes, dans des œuvres qui se veulent actuelles ou même d’avant-garde, ont fini par aboutir à un phénomène complexe dans ses applications néogrecques. Et cela pour de multiples raisons.

La première est sans conteste l’incertitude du sentiment national ou, pour le dire autrement, l’insécurité que nous donne, depuis des siècles, le syndrome psychologique collectif de supériorité-infériorité face à l’« Europe ». Quelle forme doivent prendre les œuvres des créateurs grecs ? Faut-il qu’elles expriment quelque spécificité nationale, ou participent au devenir international et contribuent à le former ? L’hellénicité est-elle définie par l’attachement à l’idéal antique de la civilisation classique ou à celui de la tradition populaire (avec ou sans Byzance) ? Les œuvres doivent-elles refléter certaines spécificités de la nature grecque – la lumière, l’Egée, le paysage marin ? Notre peuple a-t-il certains traits vraiment permanents ? Sur ces questions, les discussions ont été interminables tout au long de cette période, et bien entendu elles n’ont abouti à rien. (A mon avis elles ont même été superflues, du fait que le terme « hellénicité » n’a pas de sens propre ; il désigne simplement une appréciation vaguement positive.)

Le second facteur qui a compliqué les choses a été une singularité – cette fois bien réelle – de la Grèce moderne : son insoluble « question de la langue ». Pendant les vingt années de l’entre-deux-guerres, le « démoticisme » (prévalence de la langue populaire), ayant définitivement conquis le domaine de la littérature, revendiquait une consécration plus large. Cependant, les résistances de la « katharévoussa » (langue savante) restaient encore vigoureuses. Et par suite, tout recours au « matériau populaire » – langue, art, idéologie – range ses usagers dans le camp ou la portion de la société que l’on pourrait qualifier d’« objectivement progressiste ». Je mets toutefois ces mots entre guillemets, du fait que les situations se révèlent plus compliquées ; pour y voir plus clair, nous devons compléter, à grands traits, l’image de la société.

Tout ce qu’on a pu lire jusqu’ici concernait au premier chef les intellectuels, la classe bourgeoise d’une manière plus générale. Mais il faut mentionner aussi une autre caractéristique fondamentale de l’entre-deux-guerres, l’important accroissement des classes moyennes de la société grecque. Accroissement quantitatif tout d’abord : la population des villes est multipliée. En parallèle, une participation plus intense aux activités économiques, politiques et sociales. Pour rester dans le domaine qui nous intéresse, nous observons de 1920 à 1940 une augmentation importante, quasi foudroyante, de la circulation du livre. Les maisons d’édition surgissent l’une après l’autre ; certes, elles ne tiennent pas toutes, plusieurs ferment, mais il est hors de doute que le lectorat s’est considérablement élargi. Rappelons deux phénomènes éditoriaux majeurs : la parution parallèle de la Μεγάλη Ελληνιϰή Εγϰυϰλοπαιδεία [Grande Encyclopédie hellénique] chez Pyrsos et de l’Εγϰυϰλοπαιδιϰόν Λεξιϰόν [Dictionnaire encyclopédique] d’Elefthéroudakis : de pareilles initiatives rivales présupposent un grand nombre d’acheteurs, qui bien entendu ne sont pas tous des intellectuels, mais qui ont une certaine culture. La rédaction de ces deux ouvrages atteste également, par la mobilisation des meilleurs spécialistes du pays, un potentiel de savoirs remarquable ; je le note ici, parce que les historiens de la période en font rarement état.

De même, ils négligent de signaler que ces maisons d’édition se sont appuyées principalement sur les séries successives de traductions d’auteurs et de penseurs européens « classiques ». D’auteurs grecs anciens également, mais dans une moindre mesure ; c’est la première fois qu’une classe moyenne élargie – instituteurs, fonctionnaires, peut-être aussi négociants – entre en contact avec la pensée occidentale, avec ce que l’on pourrait appeler les « bases de la civilisation contemporaine ». La réalisation de ces séries éditoriales présuppose également un potentiel d’intellectuels élargi, de traducteurs principalement. Pour qu’il existe une certaine avant-garde, une classe intermédiaire est indispensable qui ait – ne serait-ce que de façon superficielle – fait la connaissance des « classiques » ; Breton, Picasso, Schönberg ne prennent un sens que lorsque certains connaissent Dostoïevski ou Zola. Un coup d’œil sur la variété des matières dans les revues de l’époque confirme le constat empirique et le raisonnement : vue sous un autre angle, la société grecque, dans les années de l’après-guerre, se relie plus étroitement à la pensée occidentale, et il s’agit maintenant d’un public de culture moyenne. En effet, la trajectoire européenne de la génération des années trente ne se limitait pas à ses seuls représentants illustres.

Un dernier point dont nous devons tenir compte est un facteur supplémentaire de division de la société : la création et le rayonnement de la gauche ou, pour être plus exact, du mouvement communiste. Cela est intéressant, bien sûr, pour compléter l’image générale, mais aussi d’un point de vue plus particulier, du fait qu’une avant-garde d’un autre ordre est désormais proposée à la société grecque – et adoptée par une partie de celle-ci, petite mais dynamique. Une proposition qui privilégie intensément le « populaire », mais d’une manière et avec des considérations et un but tout à fait différents, alors que le « moderne » est rejeté comme réactionnaire. Ce qui est « populaire » est souvent confondu avec, ou même identifié à ce qui est « grec », tandis que le « moderne » l’est avec l’« étranger » ou, plus exactement, l’« européen ». La référence même à la tradition pouvait servir soit à mettre en évidence la qualité supérieure de la race grecque, soit à honorer les vertus des travailleurs, soit comme une marque d’authenticité de la création artistique lui permettant d’être introduite, le cas échéant, auprès du public européen. Il n’est pas rare que nous puissions déceler, dans une même œuvre, deux au moins des trois variantes indiquées ici.

Je crains qu’au lieu de clarifier le tableau, j’aie réussi à emmêler l’écheveau encore davantage. Mais il l’était déjà à l’époque, dans le sens que, la société s’étant désormais élargie, elle pouvait accueillir diverses tendances qui l’interprétaient, l’éclairaient sous différents angles, en laissant surgir parfois des ombres étranges. Fixons un instant notre attention sur le pseudonyme « Oreste Digénis » choisi par Théotocas en 1929 : Oreste, c’est la mythologie antique ; Digénis, le héros des défenseurs des marches orientales de l’Empire byzantin. Deux ans plus tard, Stéris nommait les paysages de Santorin tantôt « rivage homérique », tantôt, lorsqu’ils figuraient également des personnes, « chanson populaire »11. Antiquité et Byzance, Antiquité et art populaire s’entrelacent, marchent de pair ; d’autres fois, c’est Byzance qui est totalement identifiée à l’art ou à la chanson populaires, et le classicisme de sa littérature est passé artificiellement sous silence. On dresse de la sorte un nouveau schéma idéologique, quelque chose comme le reliquat ou le succédané mental d’une Grande Idée, qui désormais s’enracine dans l’humble et le populaire. C’est dans ce climat que Samuel Baud-Bovy, jeune homme de vingt-trois ans, arrive en Grèce pour noter des chansons populaires et les étudier, et il choisit comme terrain de recherche le Dodécanèse, la seule région grecque qui, avec Chypre, était restée en dehors des limites du territoire national – là où mille ans plus tôt s’étaient fixées des vagues de réfugiés chassés de l’Asie Mineure par les Seldjoukides. Baud-Bovy a dû être influencé par ce nouveau climat idéologique ; mais son regard clair, son esprit vigoureux lui ont permis de ne pas y céder et de réaliser une œuvre substantielle, riche de pensées, qui fait notre joie et qui nous aide à placer la chanson populaire grecque, texte et musique, dans un cadre aussi objectif que possible.

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1 Voir aussi Yannis Papacostas, Τα φιλολογιϰά σαλόνια ϰαι ϰαφενεία (1880-1930) [Les salons et cafés littéraires (1880-1930)], Athènes 1988, p. 178-190.

2 De mars 1919 à mai 1920 parut également le mensuel littéraire Οι Νέοι [Les Jeunes], v. Dimitris Tziovas, Οι μεταμοϱφώσεις του εθνισμού ϰαι το ιδεολόγημα της ελληνιϰότητας στο μεσοπόλεμο [Les métamorphoses du nationalisme et le concept idéologique d’« hellénicité » dans l’entre-deux-guerres], Athènes 1989, p. 23 et Ch. L. Karaoglou, « Συλλογιϰές ϰινήσεις ϰαι εϰδηλώσεις νέων λογοτεχνών (1914-1924) » [« Mouvements collectifs et manifestation de jeunes auteurs (1914-1924) »], dans le volume d’hommages Μνήμη Λίνου Πολίτη [In memoriam Linos Politis], Thessalonique 1988, p. 209-228. Sur la revue Μούσα, nous disposons de l’étude analytique de Ch. L. Karaoglou Το πεϱιοδιϰό « Μούσα » (1920-1923) [La revue « La Muse » (1920-1923)], Athènes 1991 ; sur le « Θίασος των Νέων », v. Man. Siragakis, « Ο Γιάννης Σιδέϱης ϰαι ο Θίασος των Νέων, μια “θαμπή πηγή” » [« Yannis Sidéris et le Thiase des Jeunes, une “source opaque” »], revue Παϱάβασις [Parabase], 2 (1988), p. 181-212. Voir enfin la double réaction de Grégoire Xénopoulos et de Photos Politis ; le premier avec une série d’articles, et plus particulièrement « Το Μανιφέστον » [« Le Manifeste »] dans le quotidien Ελλάς [L’Hellade] du 22.5.1914 (texte repris dans Xénopoulos, Επιλογή ϰϱιτιϰών ϰειμένων [Choix de textes critiques], éd. G. Pharinou-Malamatari, Athènes 2002, p. 199-201 ; cf. aussi le commentaire de l’éditrice aux p. 68-73 de l’introduction), le second dans sa critique virulente de l’anthologie de Tellos Agras dans le quotidien Πολιτεία [La Cité], 31.7.1922 (repris dans Photos Politis, Επιλογή ϰϱιτιϰών άϱθϱων [Choix d’articles critiques], III, Athènes 1983, p. 103-106 ; v. également les p. 85-88 dirigées contre Xénopoulos).

3 Ion Dragoumis, Φύλλα ημεϱολογίου [Feuillets de journal], IV, Athènes 1985, p. 133 ; cf. aussi V, Athènes 1986, p. 138 (une inscription de 1916, où on voit une jeune fille du peuple s’intéresser en 1903 à l’histoire byzantine, et non pas à l’histoire antique). L’année 1916 voit également la parution de l’ouvrage de C. S. Socolis, Αυτοϰϱατοϱία [L’Empire], significatif des temps nouveaux (aux p. 18-19 est signalé le refus de Byzance par la société grecque moderne).

4 Tonia Kioussopoulou dans son article « Η πϱώτη έδϱα βυζαντινής ιστοϱίας στο πανεπιστήμιο Αθηνών » [« La première chaire d’histoire byzantine à l’université d’Athènes »], Μνήμων [Le Mémorialiste], 15 (1993), p. 257-276, présente les résistances et les difficultés que rencontra la fondation de la chaire. Du même auteur, v. également l’article « Η Πηνελόπη Δέλτα ϰαι το Βυζάντιο » [« Pénélope Delta et Byzance »] dans le volume Π. Σ. Δέλτα. Σύγχϱονες πϱοσεγγίσεις στο έϱγο της [P. S. Delta. Approches contemporaines de son œuvre], édité par Al. P. Zannas, Athènes 2006, p. 291-312, de même que Marianna Spanaki, Βυζάντιο ϰαι Μαϰεδονία στο έϱγο της Π. Σ. Δέλτα [Byzance et la Macédoine dans l’œuvre de P. S. Delta], Athènes 2006.

5 William Miller, 100 χϱόνια ελεύθεϱου βίου [100 ans d’une vie libre], traduit de l’anglais par Ph. C. Voros, édité par Théodossis et Anna Pylarinos, Athènes 1993, p. 281 et 21-22 (le titre original est simplement Greece, Londres 1928).

6 Alkis Thrylos, Στοχασμοί για το δημοτιϰό τϱαγούδι [Réflexions sur la chanson populaire], Athènes 1928, p. 8 (conférence de 1926) et compte rendu par Varnalis dans la revue Αναγέννηση [Renaissance], 2, fasc. 11-12 (juillet-août 1928), p. 493.

7 Costis Palamas, « Η βυζαντινή ϰληϱονομιά εις την νέαν ελληνιϰήν ποίησιν » [« L’héritage byzantin dans la poésie grecque moderne »], Άπαντα, vol. VIII de ses Œuvres complètes, Athènes s.d., p. 567. La communication commente les vues de Sp. Zambélios et présente un intérêt multiple pour notre sujet. A la fin, Palamas exprime son regret que le programme du congrès n’ait pas inclus une présentation de poèmes grecs modernes « à sujet purement byzantin. La poésie grecque moderne en offre des échantillons remarquables » – pour conclure avec le poème de Lambros Porphyras « Θϱύλος αγάπης » [« Légende d’amour »] (ibid. p. 568-570). Sur le rapport de la poésie de Palamas avec Byzance, v. Pan. A. Agapitos, « Byzantium in the poetry of Kostis Palamas and C. P. Cavafy », Kambos, 2 (Cambridge 1994), p. 6-20. Le sujet « Byzance et la littérature néohellénique » est trop vaste pour être abordé dans une note en bas de page ; je me borne à mentionner G. Kéchayoglou, « Τύχες της βυζαντινής αϰϱιτιϰής ποίησης στη νεοελληνιϰή λογοτεχνία » [« Fortunes de la poésie acritique byzantine dans la littérature grecque moderne »], Ελληνιϰά [Hellenica], 37 (1986), p. 83-109 ; Annita P. Panarétou, « Το Βυζάντιο στη νεοελληνιϰή λογοτεχνία » [« Byzance dans la littérature grecque moderne »], Βυζαντινός Δόμος [Dôme byzantin], 1 (1987), p. 43-63 ; C. Mitsakis, « Το Βυζάντιο στο νεοελληνιϰό ιστοϱιϰό μυθιστόϱημα » [« Byzance dans le roman historique grec moderne »], Τα δοϰίμια της Οξφόϱδης [Les essais d’Oxford], Athènes 1995, p. 93-107 ; et du moment que j’ai touché le sujet de Cavafis, Diana Haas, Le problème religieux dans l’œuvre de Cavafy, Paris 1996 ; du même auteur « “Στον ένδοξό μας Βυζαντινισμό”. Σημειώσεις για έναν στίχο του Καβάφη » [« “A notre glorieux byzantinisme”. Sur un vers de Cavafy »], Διαβάζω [Lire], 78 (5.10.1983), p. 76-81 ; Renata Lavagnini, « Sette nuove poesie bizantine di Const. Kavafis », Rivista di Studi Bizantini e Neoellenici, nouv. série 25 (1988), p. 217-281 ; Const. Macris, « “Εν μέϱει εθνιϰός ϰ’ εν μέϱει χϱιστιανίζων”. Δοϰιμή πϱοσέγγισης της διαλεϰτιϰής σχέσης παγανισμού / χϱιστιανισμού στην ποίηση του Κωνσταντίνου Καβάφη » [« “En partie païen et en partie christianisant”. Essai d’une approche du rapport dialectique paganisme / christianisme dans la poésie de Constantin Cavafis »], dans le volume de Javier Alonso Aldama et Olga Omatos Sáenz (éd.), Cultura Neogriega. Tradición y Modernidad, Vitoria (Universidad del País Vasco) 2008, p. 407-418. Ajoutons qu’en 1927, la « Société d’études byzantines » avait proclamé un concours de rédaction de nouvelles « ayant un sujet byzantin (…) en langue simple », v. Επετηϱίς Εταιϱείας Βυζαντινών Σπουδών [Annuaire de la Société des études byzantines], 4 (1927), p. 395 (l’expression « langue simple » employée par les tenants de la langue savante fit l’objet d’un commentaire ironique dans la revue Ελληνιϰά Γϱάμματα [Lettres grecques], 1, 1927, p. 565).

8 Henry Miller, Πϱώτες εντυπώσεις απο την Ελλάδα [Premières impressions de Grèce], trad. Vassilis Vassikéchayoglou, Athènes 1985, p. 26-27.

9 Kyriakidis se fonde évidemment sur les théories des « éléments culturels engloutis », « gesunkenes Kulturgut ». Sur les vues plus générales qu’il a soutenues, v. Alki Kyriakidou-Nestoros, Η θεωϱία της ελληνιϰής λαογϱαφίας [La théorie de la « laographie » grecque], Athènes 1978, p. 122-126.

10 Le climat des arts figurés est dépeint par Nicos Hadzinicolaou, « Ο Πιϰιώνης, η τέχνη ϰαι το “πνεύμα της εποχής” » [« Pikionis, l’art et “l’esprit du temps” »], Νοήματα της ειϰόνας [Sens de l’image], Réthymno 1994, p. 345-384.

11 Je me fonde sur la brochure intitulée 18 ϰϱιτιϰά άϱθϱα [18 articles critiques] (Athènes 1931), réimprimée dans le volume Στέϱης [Stéris], Editions Panorama, Athènes 1982.