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Samuel Baud-Bovy traducteur de Cavafy

Martha VASSILIADI

Lorsque Samuel Baud-Bovy écrit pour la première fois au poète alexandrin par l’intermédiaire de son ami Dimitrios Petrokokkinos, il est âgé de vingt-cinq ans et il vient d’être nommé chargé de cours à l’Université de Genève. Cette première lettre, écrite avec l’enthousiasme sincère de la jeunesse, marque le début d’un échange fructueux, bien que de brève durée, entre le poète mourant et le jeune néohelléniste. Elle mérite d’être citée1 :

Genève, 20 décembre 1931

1, rue Beauregard

Monsieur,

Chargé par l’Université de Genève, à la suite d’un séjour de deux ans en Grèce, d’un cours sur la langue et la littérature grecques modernes, je voudrais pouvoir insister sur votre œuvre qui pose un problème si intéressant au point de vue de la langue, qui est celui auquel je me suis placé pour mon cours de cette année.

Pour ce faire, je voudrais pouvoir étudier l’ensemble de votre bel œuvre et en suivre le développement chronologique, ce que je ne puis faire avec les anthologies et les extraits reproduits dans des articles qui sont les seuls matériaux dont je dispose.

Serait-ce très indiscret de vous demander à qui je pourrais m’adresser pour obtenir la collection à peu près complète de vos écrits ? S’il m’était possible de la réunir, je la déposerais à la Bibl. publique de notre ville, pour que tous nos ἑλληνομαθεῖς [hellénisants] puissent en profiter.

Avec l’espoir que vous voudrez bien me pardonner la liberté que je prends, je vous prie d’agréer, Monsieur, l’expression de mon admiration et de ma parfaite considération.

Samuel Baud-Bovy

Licencié ès-lettres

Chargé de cours

à l’Université de Genève

Flatté par ce vif intérêt, le poète, qui reçoit en même temps de la part de Petrokokkinos une sorte de lettre de recommandation de Samuel Baud-Bovy accompagnée d’un article élogieux, paru très probablement dans le Journal de Genève, à propos du jeune enseignant, lui envoie, toujours indirectement, trois recueils de ses poèmes avec un petit mot de remerciement très formel2 :

Αλεξάνδϱεια, 10, rue Lepsius, 6 Ιανουαϱίου 1932

Αξιότιμε ϰ. Πετϱοϰόϰϰινε,

Έλαβα το γϱάμμα σας της 28 Δεϰεμβϱίου.

Εδιάβασα μ’ ενδιαφέϱον τα αποϰόμματα, πεϱί του Baud-Bovy, των εφημεϱίδων, που μ’ εστείλατε. Άλλωστε, η δι’ αυτόν εϰτίμησις η διϰή σας είναι αϱίστη σύστασις.

(…)

Όταν γϱάψετε εις τον ϰ. Bovy πέτε τον, σας παϱαϰαλώ, πως τον ευχαϱιστώ θεϱμώς για το ότι σϰοπεύει ν’ ασχοληθεί με την ποίησί μου.

Με πολλήν εϰτίμησι, Κ. Π. Καβάφης

Pour le néohelléniste genevois qui a appris le grec « non seulement à la Faculté des lettres de l’Université d’Athènes, mais de la bouche du peuple grec, dans le Magne, dans les Cyclades, etc. » (« όχι μόνον εις την Φιλοσοφιϰήν Σχολήν του Πανεπιστημίου Αθηνών, αλλ’ από το στόμα του Ελληνιϰού Λαού, εις την Μάνην, εις τας Κυϰλάδας (…) »)3, comme le souligne un article publié dans la revue Νέα Εστία, et qui inaugure sa carrière universitaire avec une leçon sur la « Question de la langue », la poésie de Cavafy poserait « un problème si intéressant au point de vue de la langue » qui offrirait de nouvelles pistes pour l’étude du grec, traumatisée à l’époque par les querelles des Anciens et des Modernes, des défenseurs de la langue savante et des démoticistes, défenseurs de la langue populaire.

En 1931, Cavafy divise encore les cercles littéraires, qui ne contestent plus l’originalité de son œuvre, mais cherchent à comprendre comment ce Grec de la diaspora a réussi à secouer le romantisme attardé de l’Ecole athénienne. Esprit ouvert et philologue lucide, Samuel Baud-Bovy a su très tôt exalter le génie et la modernité de la poésie cavafienne ; en l’intégrant à son enseignement universitaire, il fut peut-être le premier en Europe occidentale à présenter ex cathedra le poète d’Alexandrie, maintes fois commenté depuis et traduit partout dans le monde.

Fruit de son admiration pour Cavafy, mais aussi de l’enseignement systématique de sa poésie, un premier article de Baud-Bovy paraît peu après la mort du poète dans le Journal de Genève4. Abstraction faite de l’horrible coquille qui défigure le nom du poète en « Karaphis » et dont l’auteur n’est point responsable, ce premier texte, quoique peu connu de la bibliographie cavafienne, reste très important du point de vue de la réception de l’œuvre de l’Alexandrin en Europe. Certes, produit de son temps et de la critique littéraire des années trente, l’article, qui reproduit quelques avis aujourd’hui contestés, telle l’importance du vice dans l’art poétique cavafien, est construit sur un parallélisme assez réussi entre le poète et ses contemporains athéniens. Insistant sur son origine de Grec d’Egypte, Baud-Bovy souligne avec une grande perspicacité ce que Cavafy a réclamé tout au long de sa vie, sa modernité poétique. Voici comment il résume la situation de la poésie en Grèce :

Tandis que les poètes athéniens du XIXe siècle, dans une langue archaïsante, sans contact avec la langue savoureuse du peuple, s’étaient efforcés d’imiter les maîtres du Romantisme, et chantaient la chute des feuilles ou les pâles lis des joues de leurs muses (…), leurs successeurs, – les vingt ans en 1880 – ne voulurent plus admettre d’autre langue poétique que la langue vivante du peuple, de ses chansons, de ses légendes. (…) et l’on assista ainsi à l’éclosion d’une nouvelle poésie, qui comprend, à côté des chefs-d’œuvre durables, bien des œuvres verbeuses et superficielles (…). Karaphis (sic), au contraire, (…) reprend la langue artificielle des écrivains archaïsants, tout en y introduisant sans autre guide que son sens artistique et parfois aussi le désir d’étonner, des expressions de la langue parlée, voire des dialectismes. Cette langue mêlée dont il se sert (…) convient admirablement par sa sécheresse, par sa recherche, par son abstraction (…) aux termes mêmes de sa poésie, uniquement cérébrale et ennemie de tout lyrisme5.

Cavafy aurait été content, s’il avait été encore en vie, de lire l’affirmation que sa poésie se définit comme « uniquement cérébrale et ennemie de tout lyrisme », raison pour laquelle elle a d’ailleurs été tant critiquée, et pendant si longtemps. Cette réfl qui aboutit à une proposition d’étude comparative entre le « Rouméliote Kostis Palamas » et l’« Alexandrin Kavaphis », Samuel Baud-Bovy la travaillera et la développera plus tard en détail dans son livre Poésie de la Grèce moderne (1946). En 1933, s’excusant de trahir le « ton personnel du poète », il se contente de fournir au public genevois la traduction, « quelque imparfaite qu’elle soit », d’un poème caractéristique de Cavafy. Il s’agit du fameux « En attendant les Barbares », tel qu’il figure dans le Journal de Genève du 10 juillet 1933 :

– Ce que nous attendons, massés sur l’Agora ?

Aujourd’hui doivent arriver les Barbares.

– Pourquoi cette inaction dans le Sénat

et qu’attendent pour légiférer les Sénateurs ?

C’est qu’aujourd’hui doivent arriver les Barbares.

A quoi bon désormais légiférer ?

Les Barbares, quand ils seront là, feront des lois.

– Et pourquoi l’Empereur s’est levé si matin,

et s’est assis à la plus grande porte de la ville,

sur la route, officiel et portant sa couronne ?

C’est qu’aujourd’hui doivent arriver les Barbares,

et l’Empereur attend, pour accueillir

leur chef. Même il a préparé

un parchemin à lui remettre, sur lequel

il a écrit pour lui beaucoup de titres et de noms.

– Pourquoi nos deux consuls et les préfets sont sortis

avec leurs toges rouges brodées aujourd’hui ?

Pourquoi ils ont mis des bracelets si chargés d’améthystes

et des bagues étincelantes d’émeraudes ?

C’est qu’aujourd’hui doivent arriver les Barbares

et que ces choses-là les éblouissent.

– Pourquoi les orateurs ne viennent pas, selon l’usage,

prononcer leurs discours, exprimer leur avis ?6

C’est qu’aujourd’hui doivent arriver les Barbares

et que le beau parler et les harangues les ennuient.

– Pourquoi tout à coup cette angoisse

et ce désordre ? (que les visages sont devenus graves !)

Pourquoi les places et les rues se vident

et pourquoi tous rentrent chez eux soucieux ?

C’est qu’il fait nuit et qu’ils ne sont pas arrivés,

et des hommes venus des frontières

ont déclaré que, de Barbares, il n’y en a plus.

Et maintenant qu’allons-nous devenir sans Barbares ?

Ces gens-là, c’était une solution comme une autre.

Si Samuel Baud-Bovy, en tant que critique de Cavafy, s’écarte quelquefois de la réalité7, ce n’est sans doute pas entièrement de sa faute, puisqu’il suit très souvent les avis de Timos Malanos, dont le livre sur Cavafy paru en 1933 fit une grande impression. En tant que traducteur de son œuvre, Baud-Bovy se distingue par une grande sensibilité et une rare précision. Notons qu’au moment où il publie son article intitulé « Un poète néo-alexandrin » et traduit « En attendant les Barbares », les seules traductions de Cavafy qui existent en français sont celles, extrêmement soignées et revues par le poète lui-même, signées par Georges Papoutsakis, et celles de Théodore Grivas qui paraissent sporadiquement dans des revues francophones telles que La Semaine Egyptienne ou Les Cahiers du Sud. En homme de lettres soucieux de se tenir au courant de l’actualité, Baud-Bovy avait certainement accès à ces revues (où il semble avoir découvert l’œuvre de Cavafy, comme le suggère sa lettre au poète), mais cela n’empêche pas que sa version des « Barbares » diffère remarquablement des autres traductions.

Cela, non seulement du fait qu’il respecte en français « au risque de paraître incorrect, (…) la forme des interrogations de l’original qui ne sont pas des questions directes, mais introduisent une réponse à une question posée par un interlocuteur supposé »8, mais aussi parce qu’il réussit en inversant souvent l’ordre des mots à produire un effet d’orchestration et de musique poétique qui convient aux sonorités profondes du langage cavafien. Ainsi, la question indirecte « – Ce que nous attendons, massés sur l’agora ? » met en valeur la théâtralité du discours et révèle une coïncidence parfaite de l’horizon poétique et de l’horizon traductif, pour employer ici le jargon de la théorie de la traduction. En effet, si on enlève aux questions la construction interrogative directe (τί, γιατί) comme le suggère Samuel Baud-Bovy, on se rend mieux compte qu’il s’agit d’un faux dialogue qui sert uniquement à faire avancer le récit et que ce discours narratif, sous cette fausse apparence de dialogue, est proche d’un récit intérieur ; il présuppose une entente entre les interlocuteurs, dont celui qui répond se distingue par son intelligence ou sa perception supérieure.

La transposition de la question directe en question indirecte (« qu’est-ce que » > « ce que ») n’est pas la seule réussite de la traduction des « Barbares » par Baud-Bovy. Quant à la question-constatation mi-tragique mi-ironique de la fin (« Και τώϱα τί θα γένουμε χωϱίς βαϱβάϱους. »), le néohelléniste genevois propose dans un français souple et naturel une belle version de la dernière phrase, si typiquement cavafienne dans son ironie : « Ces gens-là, c’était une solution comme une autre. » (« Οι άνθϱωποι αυτοί ήσαν μια ϰάποια λύσις. ») Il vaudrait la peine de regarder de plus près les autres traductions françaises de ce même vers, tout en considérant bien sûr les modes de traduction prédominants à chaque époque, pour se rendre compte de la précision de la tournure de S. Baud-Bovy. Les voici dans l’ordre chronologique9 :

– Samuel Baud Bovy (1933) :

Et maintenant qu’allons-nous devenir sans Barbares ?

Ces gens-là, c’était une solution comme une autre.

– Georges Papoutsakis (1958) :

A présent, qu’allons-nous devenir sans barbares ?

Après tout, ces gens-là étaient une solution.

– Etienne Coche de la Ferté (1964) :

Et maintenant, sans les Barbares, qu’allons-nous devenir ?

Ces hommes-là, en un sens, apportaient une solution.

– Marguerite Yourcenar (1978) :

Mais alors, qu’allons-nous devenir sans Barbares ?

Ces gens-là étaient une solution.

– Ange Vlachos (1983) :

Et maintenant qu’allons-nous faire sans barbares ?

Ces gens-là étaient une sorte de solution.

– Dominique Grandmont (1999) :

Et maintenant, qu’allons-nous devenir sans barbares ?

Ces gens-là, en un sens, apportaient une solution.

A part le titre qui, dans toutes les versions, reste le même, exprimant la continuité du participe présent (πεϱιμένοντας) et donc la continuité de l’attente des Barbares, il est aisé de constater que dans la liste des citations ci-dessus, la rhétorique fait souvent tort à la poésie. On sent la gêne des traducteurs devant la simplicité de l’adjectif indéfini ϰάποια qui affaiblit volontairement et insidieusement la force du mot λύσις qu’il détermine. Ainsi, Papoutsakis ajoute « après tout », Vlachos « une sorte de solution », Coche de la Ferté « en un sens, (…) une solution » et Marguerite Yourcenar assistée de Constantin Dimaras, auxquels on doit la traduction française la plus lue de la poésie de Cavafy, se contente de traduire mot à mot sans prendre trop de risques. A mes yeux, la traduction de Baud-Bovy reste la plus réussie, fidèle et infidèle à la fois, car elle rend – sans forcer – le réseau signifiant sous-jacent : se projeter dans un avenir sans Barbares signifie se projeter dans un non-avenir coupé de toute illusion de régénérescence possible10. « (…) c’était une solution comme une autre. »11

Samuel Baud-Bovy ne cessera de traduire Cavafy. Le même article du Journal de Genève paraîtra douze ans plus tard, en 1945, avec de légers changements, dans la revue lausannoise Formes et Couleurs, peu avant l’édition, également à Lausanne, de son livre Poésie de la Grèce moderne (1946). Or, dans ce dernier, où un chapitre entier est consacré à Cavafy, la traduction des « Barbares » subit d’importants changements. Au troisième vers, « inaction » devient « absence d’activité », dans la troisième strophe l’Empereur n’est plus « officiel » mais « solennel, sur son trône et portant la couronne », alors que le dernier vers est changé en « C’était une solution que ces gens-là ». Comme s’il avait le souci d’être plus proche encore de son modèle, Baud-Bovy se permet quelques libertés qui rendent le texte plus explicite et permettent d’identifier certains principes interprétatifs du traducteur, lequel semble avoir enseigné plusieurs fois ce même poème.

Pourtant, ce qui reste un mystère philologique qui m’a été signalé par Anastasia Danaé Lazaridis et que je n’arrive pas à résoudre, est le fait que dans les trois versions des « Barbares » traduits par Baud-Bovy dont nous disposons, il manque toujours deux vers. Il s’agit des vers 20-21 (« γιατί να πιάσουν σήμεϱα πολύτιμα μπαστούνια / μ’ ασήμια ϰαι μαλάματα έϰταϰτα σϰαλιγμένα ; ») qui sont tout simplement omis dans le texte français. Ces vers manqueraient-ils dans l’édition que Cavafy a offerte à Baud-Bovy en 1931 ? Vu la date de la première édition des « Barbares » (1898/1904) et l’extrême méticulosité du poète en ce qui concernait la distribution de ses recueils tirés à un nombre limité d’exemplaires, cela paraît peu probable. S’agirait-il plutôt d’une omission délibérée ou simplement d’une négligence de la part du traducteur ? Celui-ci confie, dans une lettre adressée à Timos Malanos, qu’il n’apprécie pas l’attachement « égotique » de Cavafy à ses poésies. A l’occasion de la parution de la biographie-commentaire de Timos Malanos Le poète K. P. Kavafis (1933) et des pamphlets qui lui ont succédé, Samuel Baud-Bovy lui écrit sur un ton amical12 :

Διάβασα ϰϱιτιϰές όπου σας ϰατηγοϱούσαν για την ανευλάβειά σας πϱος τον Καβάφη. Είναι αστήϱιϰτη μομφή. Εάν δεν με ϰάνατε να αγαπήσω τον Καβάφη, μου επιτϱέψατε όμως να τον ϰαταλάβω πολύ ϰαλύτεϱα ϰαι πληϱέστεϱα. Φέτος που στο φϱοντιστήϱιο στο Πανεπιστήμιο διαβάσαμε ποιήματα του Καβάφη, [το βιβλίο σας] μου στάθηϰε πολύτιμος βοηθός. Τον Καβάφη τον είχα γνωϱίσει στην Αθήνα όταν ήϱθε να θεϱαπευτεί. Τον συμπόνεσα βέβαια τότε γιατί ήταν σε άσϰημα χάλια ϰ’ είχε αυτήν την ανησυχία, την αγωνία στα μάτια που σου έϰανε ϰαϰό. Μα με ξάφνιασε η εγωπάθειά του. Θυμάμαι που με ϱώτησε ποιό ήταν το τελευταίο ποίημα της σειϱάς που μου είχε στείλει ϰαι του ϰαϰοφάνηϰε που δεν μπόϱεσα να του πω13.

Toutefois, cette confession faite à Malanos, dont les renseignements ne sont pas toujours fiables, n’explique pas l’intervention audacieuse du traducteur sur le texte poétique ; l’omission des deux vers demeure une énigme. Après 1933, Samuel Baud-Bovy republiera ses traductions de Cavafy à plusieurs reprises. Lorsque G. P. Savidis, le cavafologue par excellence, viendra à Genève pour présenter les Propos inédits d’esthétique et de morale de C. P. Cavafy, Samuel Baud-Bovy et Bertrand Bouvier accepteront le défi de traduire ces écrits intimes du poète en très peu de temps, en vue de la conférence de Savidis. Ce beau travail de traduction, aujourd’hui encore inédit, offre un bel exemple de l’affinité élective qui liait le grand néohelléniste genevois et le poète d’Alexandrie. Ces vingt-sept courts passages, écrits à différents moments de la vie du poète, étonnent par leur sincérité et éclairent de façon unique les théories esthétiques et morales de l’œuvre cavafienne. En voici un échantillon :

(…) Peu importe que personne ne soit d’accord avec moi. Mon propos n’est pas perdu. Quelqu’un peut-être le répétera et il est possible qu’il atteigne des oreilles qui, l’entendant, seront encouragées. L’un de ceux qui aujourd’hui sont d’un avis opposé pourrait un jour – dans une conjoncture favorable – s’en souvenir, et, à l’occasion de faits nouveaux, être persuadé ou du moins ébranlé dans son opinion contraire.

Il en va de même pour diverses autres questions sociales, et pour certaines où l’essentiel est l’action. J’ai conscience d’être timoré, incapable d’agir. Je me borne donc à parler. Mais je ne considère pas que mes paroles soient inutiles. Un autre agira. Et toutes les déclarations que je fais, moi le pusillanime, lui faciliteront le passage à l’acte. Elles préparent le terrain.

Yves Bonnefoy dit qu’« on ne traduit bien que son proche ». Je pense que pour Samuel Baud Bovy et le poète d’Alexandrie, c’est bien le cas.

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1 G. P. Savidis, « Ο Καβάφης συντάϰτης μαθητιϰής ανθολογίας δημοτιϰών τϱαγουδιών », Μιϰϱά Καβαφιϰά, vol. 2, Hermis, Athènes 1987, p. 209.

2 Samuel Baud-Bovy, « Ένα ανέϰδοτο γϱάμμα του Καβάφη », Νέα Εστία, 43 (1er mai 1948), p. 584, et Savidis, op. cit., p. 213. En voici la traduction :

Cher Monsieur Petrokokkinos,

J’ai reçu votre lettre du 28 décembre.

J’ai lu avec intérêt les coupures de journaux que vous m’avez envoyées concernant Baud-Bovy. D’ailleurs, l’estime que vous lui portez vous-même est une excellente recommandation.

(…)

Lorsque vous écrirez à M. Bovy dites-lui, je vous prie, que je le remercie chaleureusement de son intention de s’occuper de ma poésie.

Avec toute mon estime, C. P. Cavafy

3 Savidis, op. cit., p. 212.

4 Samuel Baud-Bovy, « Un poète néo-alexandrin », Journal de Genève (lundi 10 juillet 1933).

5 Ibid.

6 Sautant du même au même, le typographe du Journal de Genève a omis ces quatre vers de la traduction. Nous les rétablissons ici, dans les termes choisis par Baud-Bovy dans son ouvrage Poésie de la Grèce moderne (1946), p. 137-138.

7 Surtout en ce qui concerne la comparaison Palamas-Cavafy, où S. Baud-Bovy rapproche les deux poètes en raison de leur solitude ; le propos doit être nuancé dans le cas de Palamas. Sur cette comparaison, voir aussi Roderick Beaton, Εισαγωγή στη Νεότεϱη Ελληνιϰή Λογοτεχνία, trad. Ev. Zourgou et Marianna Spanaki, Néféli, Athènes 1996, p. 129-134, ainsi que Panayotis Agapitos, « Byzantium in the poetry of Kostis Palamas and C. P. Cavafy », Κάμπος, 2 (1994), p. 1-21.

8 S. Baud-Bovy, « Un poète néo-alexandrin » (voir note 4).

9 Il s’agit des traductions suivantes : C. P. Cavafy, Poèmes, trad. Georges Papoutsakis, préface d’André Mirambel, Belles-Lettres, Paris 1958 ; Etienne Coche de la Ferté, « Dans l’attente des Barbares », Constantin Cavafy, présentation, choix de textes, bibliographie par Georges Cattaui, Seghers, Paris 1964, p. 114-115 ; Constantin Cavafy, Présentation critique de Constantin Cavafy 1863-1933, trad. Marguerite Yourcenar et Constantin Dimaras, Gallimard, Paris 1978 ; Constantin Cavafy, Poèmes, trad. Ange S. Vlachos, Icaros, Athènes 1983 ; Constantin Cavafis, Poèmes, préface, trad. et notes Dominique Grandmont, Gallimard, Paris 1999.

10 Sur le thème des barbares, voir Renato Poggioli, « Qualis Artifex Pereo ! or Barbarism and Decadence », The Mind and Art of C. P. Cavafy. Essays on his Life and Work, Denise Harvey & Co., Athènes 1983, p. 127-156. Voir aussi Martha Vassiliadi, « Les barbares », Les fastes de la Décadence dans l’œuvre de Constantin Cavafy, Néféli, Athènes 2008, p. 95-106, ainsi que Léna Arabatzidou, « The Empire Awaits the Barbarians : A New Perspective », Journal of Modern Greek Studies, 29 (2011), p. 171-190.

11 Sur les traductions de Cavafy en français, voir I. M. Panagiotopoulos, « Ο Καβάφης στα γαλλιϰά », Νέα Εστία, 64 (1er juillet 1958), p. 1031-1032, ainsi que Dim. Stoupakis, « Η ϰαϰοποίηση του Καβάφη εις τα γαλλιϰά. Υπόλογοι οι μεταφϱαστές Μαϱγϰεϱίτ Γιουϱσενάϱ ϰαι Κ. Θ. Δημαϱάς. Η ευθύνη του ϰληϱονόμου του ποιητή », Ο Πάϱοιϰος Καΐϱου (17 mai 1959). Voir aussi le mémoire inédit de Spyridoula Kylafi, « Les traductions en français de Cavafy », soutenu en 1995 à l’Université Paris V-Sorbonne, ainsi que la thèse inédite de Maria Tsoutsoura, Cavafy / Baudelaire : thèmes, traductions et formes dans le prolongement de la poésie baudelairienne en Grèce au tournant du siècle (1873-1917), soutenue en 1991 à l’Université Paris V-Sorbonne, et enfin Sophie Coavoux, « Constantin Cavafy en français », Το Δέντϱο, 145-146 (janvier 2006).

12 Timos Malanos, Αναμνήσεις ενός Αλεξανδϱινού, Boukoumanis, Athènes 1971, p. 303.

13 Voici la traduction :

J’ai lu des critiques où l’on vous reprochait votre irrévérence envers Cavafy. C’est un reproche infondé. Si vous ne m’avez pas fait aimer Cavafy, vous m’avez cependant permis de beaucoup mieux et plus pleinement le comprendre. Cette année, où nous avons lu des poèmes de Cavafy à mon séminaire à l’Université, [votre livre] m’a été d’une aide précieuse. J’avais connu Cavafy à Athènes, lorsqu’il est venu se faire soigner. J’ai eu de la compassion pour lui à ce moment-là, certes, car il était en bien mauvais état et avait cette inquiétude, cette angoisse dans les yeux qui faisait mal. Mais son égotisme m’a surpris. Je me rappelle qu’il m’a demandé quel était le dernier poème de la série qu’il m’avait envoyée, et il a mal pris le fait que j’aie été incapable de lui répondre.