Samuel Baud-Bovy et la poésie de la Grèce moderne
Le 3 septembre 1946 sortait des presses de l’imprimerie La Concorde à Lausanne l’ouvrage de Samuel Baud-Bovy Poésie de la Grèce moderne. Chargé de cours depuis 1931, nommé professeur extraordinaire de langue et littérature grecques modernes en 1942, connu depuis 1935 pour ses recherches et publications dans le domaine des études néohelléniques et byzantines ainsi qu’en ethnomusicologie, le jeune savant avait déjà proposé dans des revues et journaux suisses des traductions, destinées à un large public, d’œuvres de poètes grecs contemporains, et non des moindres : Constantin Cavafy, Georges Séféris, Odysseas Elytis, Dimitris Antoniou, Costis Palamas, Angelos Sikelianos. Préfacé par Franck-Louis Schoell1, qui avait conçu et animé la collection « Culture Européenne » et décidé de consacrer le premier numéro de la série « Cultures nationales » à la Grèce2, le volume « modeste » – 189 pages en tout – y était salué d’emblée comme véhicule exemplaire du sens européen de la poésie – la ποίησις étant entendue comme « fabrication, travail d’artisan » – célébrant, au sortir d’une guerre qui avait mis à feu et à sang le continent, les retrouvailles avec des frères de toujours que les malheurs récents, mais aussi l’espoir et la foi commune en un avenir possible de l’Europe rendaient soudain à nouveau très proches, en dépit des frontières lointaines, et même, dans le cas grec précisément, encore interdites.
L’auteur, lui, datait son Introduction de Genève, janvier 19463, déclarant en toute franchise :
Les quelques poètes auxquels sont consacrées les études du présent volume marquent diverses étapes de cette élaboration [de la « Grande Grèce » de l’esprit]. Chacun d’eux représente un aspect de l’esprit grec, mais à eux seuls, ils ne résument pas toute la poésie de la Grèce moderne. Nos études ne prétendent d’ailleurs pas donner d’eux une idée complète : elles sont surtout un commentaire destiné à éclairer les fragments que nous avons traduits, et qui eux-mêmes n’ont pas été seulement choisis pour leur valeur intrinsèque, mais souvent aussi pour la moindre résistance qu’ils offraient aux efforts du traducteur4.
En réalité, S. Baud-Bovy étudiait l’œuvre de cinq poètes et traitait de manière plutôt indirecte l’apport littéraire d’un sixième. Il s’agit, dans un ordre qui respecte la succession des générations et qui s’articule en quatre chapitres, d’André Calvos et Denys Solomos – placés sous la même enseigne des « îles Ioniennes » – Costis Palamas – et accessoirement Aristote Valaoritis – Constantin Cavafy et Angelos Sikelianos. D’un point de vue platement comptable, la part du lion revient sans conteste à Palamas, à qui sont dédiées quelque 42 pages, tandis que les deux poètes des îles Ioniennes et Sikelianos se cantonnent en 39 et 38 pages respectivement, Cavafy se contentant de 25 pages seulement. L’ouvrage s’achevait avec une notice bibliographique de livres et de revues, accompagnée d’un répertoire de traductions à l’intention du public francophone ignorant le grec et désireux de mieux connaître les auteurs étudiés ; néanmoins, S. Baud-Bovy mentionnait de manière succincte les écrits grecs qui faisaient tous autorité à l’époque et auxquels il était redevable pour sa – bonne – documentation ainsi que pour une partie de ses interprétations et de ses commentaires5.
Soixante ans nous séparent aujourd’hui de cette entreprise d’un S. Baud-Bovy qui déplorait à la fin de son Introduction la coupure que la guerre avait imposée, l’empêchant de suivre le mouvement intellectuel en Grèce depuis 1939 ; il faut également se souvenir que les grands ouvrages de synthèse sur la littérature grecque ne devaient voir le jour que vers la fin de la décennie : il suffit de mentionner Constantin Th. Dimaras et son Ιστοϱία της νεοελληνιϰής λογοτεχνίας. Από τις πϱώτες ϱίζες ως την εποχή μας, vol. I-II, Athènes 1948-19496, publication qui marque le début d’un intérêt accru porté au problème des origines et de la modernité de la littérature néohellénique, et des efforts de plus en plus rigoureux de savants grecs et étrangers visant à faire connaître et valoir les dimensions européennes du fait littéraire grec.
Proposant ainsi en 1946 ses études sur les cinq poètes grecs, S. Baud-Bovy, soucieux d’offrir à ses lecteurs francophones peu familiers de l’histoire et de la culture de la Grèce moderne un cadre dans lequel insérer les auteurs et les œuvres retenus, brossait à grands traits – c’était la fonction principale de son Introduction – le portrait d’un pays, d’un peuple et d’une littérature essentiellement résumée à sa production poétique, populaire et savante. Pour ce faire, il rappelait l’histoire, la lutte des Grecs pour leur indépendance au début du XIXe siècle, les vicissitudes du petit Etat grec, la ténacité et l’ampleur de ses ambitions – traitées déjà par Gobineau de pure folie7 – le projet de la « Grande Idée » et sa lente élaboration, ainsi que les succès et les revers de la politique qui, étape par étape, tâchait de la réaliser. En matière d’histoire intellectuelle, il exposait la question encore irrésolue – quoique presque tranchée dans le domaine littéraire – de la langue qui opposait savants puristes et partisans de la langue populaire dits « démoticistes », l’héritage antique et la filiation byzantine, les trésors de la tradition orale et de l’orthodoxie que quatre siècles d’esclavage n’avaient pu éteindre ni même affaiblir, le problème des origines, des influences et des modèles offerts aux écrivains de la Grèce régénérée. Bref, S. Baud-Bovy se comportait en historien de la littérature, penché sur un corps vivant qui, de conflit en conflit et de synthèse en synthèse, précisait ses formes et cherchait sa place dans le monde moderne.
Tout en parlant d’esprit, c’est de cette matière mouvante que notre auteur s’enquiert, osant un parallélisme original entre vie politique et vie culturelle :
A l’irrédentisme politique correspondra donc un irrédentisme littéraire. La littérature de la Grèce moderne tend, consciemment ou non, et comme par une nécessité organique, à accueillir tout ce qui, en quel temps, en quel lieu que ce soit, a jamais été grec. Survivances païennes, croyances chrétiennes, traditions byzantines – vocables de tout âge et de toute provenance – la sobriété classique comme la luxuriance orientale – tout trouvera place, tout sera fondu dans cette « Grande Grèce » de l’esprit qui, peu à peu, s’élabore8.
Du coup, c’est faire coïncider le début de la littérature grecque moderne avec la gestation et les étapes de constitution de l’Etat libre et indépendant : « Qu’au milieu de ces convulsions une littérature ait pu naître, se développer, est presque miraculeux », note S. Baud-Bovy au début de son Introduction9.
Transposition de la notion du « miracle grec » – fonctionnant comme un condensé du mythe des origines – aux temps modernes ? Peut-être, mais l’attitude d’étonnement admiratif face à l’objet d’étude ne trahit pas moins le parti pris latent de la méthode ou, si l’on veut, de la voie choisie pour passer à l’exposé de la matière : une fois posé le principe que l’étude sera partielle, car elle ne porte pas sur toute la poésie moderne, l’auteur déclarant à la page 23 de l’Introduction que « chacun d’eux [ces quelques poètes] représente un aspect de l’esprit grec, mais à eux seuls, ils ne résument pas toute la poésie de la Grèce moderne », c’est tout naturellement que le point de départ de la Poésie de la Grèce moderne passera par les îles Ioniennes et leurs deux illustres représentants, André Calvos et Denys Solomos. Non seulement parce qu’ils incarnent – depuis le début du XXe siècle en tout cas – ce que le canon littéraire déjà solidement établi appelle les « grands poètes », Solomos faisant de surcroît figure de « poète national », mais surtout en tant que porte-étendards de ce mouvement de reconquête de l’« âme nationale » insufflé par la guerre d’Indépendance à toute personne qui se sentait grecque :
Les rudes montagnards de la Grèce continentale, les compagnons incultes des Botsaris et des Colocotronis, en levant le drapeau de l’insurrection, rendirent à tous les Grecs leur âme nationale. C’est grâce à eux sans doute que Calvos et Solomos, au lieu de devenir de grands poètes italiens, comme leur compatriote Ugo Foscolo, ont créé la poésie grecque moderne10.
Certes, nul n’oserait, en 1946 et encore aujourd’hui, sous-estimer le rôle joué par la réalité, ou l’histoire, dans l’inspiration et l’œuvre de ces deux poètes ; néanmoins, le raisonnement est quelque peu spécieux car, mis à part le fait que Foscolo semble revêtir l’habit peu flatteur du traître à la cause nationale grecque qu’il aurait pu – ou dû – partager avec ses deux compatriotes, qui voudrait affirmer, en 1946 et encore aujourd’hui, que Calvos ou Solomos seraient devenus de grands poètes italiens ? Après ses vingt Odes publiées en 1824 et 1826, Calvos, qui mourra oublié de tous en 1867 à l’âge de soixante-quinze ans, dans la petite ville de Louth au nord de Londres, avait sombré dans un interminable mutisme en matière de poésie. Solomos, lui, malgré la publication de ses Rime improvvisate, en 1822, et très probablement à cause d’elles – tout en ne cessant de penser et d’écrire en italien pendant les années de maturité de ses compositions en grec et sans presque rien achever – se verra refuser une quelconque entrée honorable au Parnasse italien11.
L’amour de la patrie jouant ainsi le rôle moteur dans la vocation littéraire, tout aussi miraculeusement, la réussite – esthétique du moins – de l’entreprise poétique des deux Zantiotes semble se comprendre et s’expliquer par l’examen du substrat individuel, de la vie personnelle, par le roman familial propre :
Ainsi, c’est par enthousiasme patriotique que l’un et l’autre poète revenaient à cette langue qui était, à proprement parler, leur langue maternelle, mais à laquelle, tout jeunes encore, ils avaient été arrachés, en même temps qu’ils étaient arrachés à leur mère pour poursuivre leurs études en Italie12.
De même que l’âme grecque dans le passage précité, la langue maternelle serait donc aussi à reconquérir, et c’est à cette double joute que les poètes feront leurs armes. Les moyens dont Calvos et Solomos se saisiront en même temps, leur panoplie poétique, se révéleront fort différents, leurs choix linguistiques s’opposant radicalement. Pourtant, leur mérite au combat sera jugé en quelque sorte égal.
Situation certes paradoxale, S. Baud-Bovy est à même de le constater, tout en concluant :
Ce n’est donc pas un paradoxe insoutenable que de prétendre que cette langue qu’ils élevaient du premier coup à la dignité de langue littéraire, l’un et l’autre l’ignoraient. Ils réalisèrent d’ailleurs ce tour de force par des moyens absolument différents. Aussi bien leurs vies, comme leurs œuvres, sont véritablement parallèles, puisque, nés dans la même île, épris d’un commun idéal, vivant tous deux, des années durant, dans la même petite ville, ils ont réussi cet autre tour de force de passer l’un à côté de l’autre sans jamais se rencontrer, sans qu’il leur soit échappé un mot d’estime ou de réprobation l’un pour l’autre13.
Le contexte historique, la vie et l’œuvre, leur mise en parallèle et le mouvement de va-et-vient que le critique établit entre elles, l’évaluation de la poétique de chacun des auteurs examinés et leur réception, voilà la démarche que désormais S. Baud-Bovy, en bon pédagogue et compte tenu des impératifs éditoriaux – fort louables – de la collection, agissant également en professionnel consciencieux du commentaire de textes littéraires, suivra dans les grandes articulations de l’ouvrage.
Aux chapitres traitant de Palamas, Cavafy et Sikelianos, le même schéma se reproduit, l’auteur alternant constamment l’ordre des sujets, telles les variations d’un thème en musique. Face aux œuvres et aux très nombreux spécimens traduits, présentés, interprétés – poèmes entiers ou fragments – l’historien de la littérature se double du critique littéraire, maniant avec une habileté indéniable sa propre langue – juste, précise, raffinée – et les analyses métriques et thématiques constitutives du sens général à attribuer à chacune des œuvres.
Choisissant, de manière souvent intuitive, une dominante emblématique de la personnalité de chaque poète, de son portrait psychologique, il en développe la portée en faisant converger les exemples exposés pour illustrer son propos et dégager en même temps un sens qui transcende l’élément individuel, qui rejoigne l’universalité de la condition humaine. C’est ainsi, par exemple, que l’étude sur Calvos s’ouvre par l’assertion exclamative : « Calvos, ou la Solitude ! » Cette dominante présidera dès lors à l’exposé de sa biographie autant que de sa poétique :
Poésie déclamatoire, froide rhétorique ? L’exposé des thèmes traités par Calvos le ferait craindre. S’il n’en est rien, c’est sans doute que pour lui ces abstractions, plus vivantes que les objets sensibles, étaient les seules présences réelles qui animaient sa solitude14.
La même dominante orientera aussi la conclusion :
Il ne faut donc pas s’étonner si Calvos a trouvé peu d’écho parmi ses compatriotes, s’il est resté seul après sa mort comme il l’avait été pendant sa vie. La seule image que nous possédions de lui est celle qu’il en a tracée lui-même dans la dernière strophe de son poème des Vœux :
Aucune passion
ne m’aveugle : frappant
ma lyre, je me dresse
près du gouffre béant
de mon tombeau15.
Solomos, auquel S. Baud-Bovy consacre de très justes et belles analyses de métrique, proposant des traductions d’une admirable fidélité de ton et de rythme qui rendent justice à la sonorité incomparable des vers du poète, Solomos, le pendant opposé de Calvos, sera présenté sous le signe de l’effort incessant d’un douloureux dépassement – de la Grèce autant que de soi :
Jamais Solomos n’a été plus Grec, n’a été plus digne de ce nom de poète national qu’il a reçu par méprise, que lorsqu’il dépasse la Grèce. Mais, pour s’en rendre compte, il faut pouvoir lire le texte original. La langue grecque a purifié Solomos de tout ce qu’il avait d’alangui, de fleuri, d’extérieur dans sa poésie italienne, et qu’on retrouve même dans les poèmes italiens de sa dernière période16.
Le même thème revient à l’heure de conclure : « N’est-ce pas la part d’humaine faiblesse qu’il sentait en lui qui lui a permis de s’élever à la conception d’un monde plus achevé, à l’idée de perfection ? »17
Poète épris de perfection, donc, marqué par l’expérience traumatisante de la laideur de l’âme humaine et peut-être aussi de la fragilité de la raison, l’artiste aux angoisses intimes chercherait le salut, au sortir d’une effrayante plongée dans la nuit, en se vouant corps et âme à l’expression de la seule beauté, idéalisant la vie tout en la sublimant par la mort et célébrant inlassablement le triomphe de l’esprit libre sur la matière. Ce qui est remarquablement mis en évidence par S. Baud-Bovy pourrait se résumer au bonheur de ses formules percutantes au sujet de Solomos, et se mesurer à l’émotion qui traverse les fragments traduits :
Peu de poètes ont exprimé avec un tel frémissement la beauté presque douloureuse de la nature en de certaines heures, où tout effort, tout travail paraissent superflus, où la contemplation devient l’activité suprême, où la personnalité se fond, s’anéantit dans la communion avec le monde sensible :
L’Amour avec l’Avril se sont pris par la main,
c’est le bon, le plus doux moment de la nature ;
dans l’ombre foisonnant de fraîcheurs, de parfums,
s’évanouit le chant d’indicibles murmures.
De ravissantes eaux, des eaux claires et douces
dans l’abîme embaumé se sont précipitées,
et, prenant son parfum, lui laissent leur fraîcheur,
puis, montrant au soleil les trésors de leurs sources,
courent de-ci, de-là, font comme un gazouillis.
On voit sourdre la vie, au ciel, sur mer, sur terre,
mais sur l’eau blanche, immobile de la lagune,
calme aussi loin qu’on voit et blanche jusqu’au fond,
joue avec une petite ombre un papillon
qui dans un lis sauvage a parfumé son rêve18.
Costis Palamas (1859-1943), le prolixe, l’intarissable, sera étudié à son tour au deuxième chapitre de l’ouvrage comme l’homme de toutes les antithèses et de toutes les synthèses, surtout de celle du paganisme et du christianisme, de la Grèce antique et de la Grèce byzantine19. L’homme, le citoyen, le poète – car tout est fusion chez lui aux dires de S. Baud-Bovy – écartelé, multiple, instable et protéiforme, trouve sa grandeur précisément « dans cette opposition tragique entre le besoin de foi qui est en lui, et le scepticisme de l’analyste »20. Contrairement à Solomos, « il ne connaît pas ces extases où la personnalité se fond dans la nature »21.
S’il chante le cyprès qui s’inscrit dans le cadre de sa fenêtre, c’est que, comme Barrès22, il y voit l’image d’une destinée humaine :
Devant moi la fenêtre ; dans le fond
le ciel, tout le ciel, et rien d’autre,
et au milieu, tout entouré de ciel,
un cyprès élancé : rien d’autre.
Et que le ciel soit sombre ou qu’il soit clair,
dans l’ivresse du bleu, la houle des tempêtes,
du même rythme lent le cyprès se balance,
tranquille, beau, désespéré. Rien d’autre23.
Un et multiple à la fois, Palamas n’en n’est pas moins seul que les poètes précédents, mais la comparaison qui s’impose à présent invoque la figure d’Amiel : « (…) s’il est seul, ce n’est pas faute d’avoir été aimé, mais, comme Amiel, faute d’avoir su aimer »24. Quant à sa poétique, définie par le poète lui-même en ces termes : « partout l’image, la métaphore, la prosopopée, le symbole, l’expression plastique, alternant avec l’imprécision musicale, sans aucune phrase qui rappelle l’expression de la prose », S. Baud-Bovy pense qu’elle « explique assez ce que son œuvre peut avoir de périmé »25.
Toutefois, pour porter un jugement sur un tel monument de la poésie néohellénique, il faut essayer d’équilibrer les données foisonnantes : la diversité inouïe des formes de son œuvre, son vocabulaire, « somme » prodigieuse « du grec parlé dans tous les temps et dans tous les lieux » et enrichi des composés abondamment forgés par le poète sur le modèle de la langue populaire, sa syntaxe, simple et vigoureuse comme dans les chansons cleftiques mais aussi habile dans « les inversions subtiles, les imbrications recherchées des atticistes byzantins », traduisant la passion de Palamas pour le vers et la forme poétique, permettent au critique de conclure le deuxième chapitre par un tour de dialectique hégélienne : « Mais cette quête de la forme, cette lutte pour atteindre la beauté, ont agrandi les frontières littéraires de la Grèce, ont fait triompher, elles aussi, une Grande Idée, en même temps que, par elles, le poète échappait au déchirement de ses contradictions intimes. »26
Avec Constantin Cavafy (1863-1933), bien que les procédés de l’exposé restent les mêmes que dans les chapitres précédents, le discours change sensiblement. Tout d’abord, il est frappant de constater que dans les quelque 25 pages consacrées au poète figurent les traductions de pas moins de 19 poèmes. En revanche, dans l’étude sur Palamas, S. Baud-Bovy traduisait 24 pièces – poèmes entiers ou extraits de compositions plus étendues – en 42 pages. En comparaison, pour la présentation de Calvos il proposait la traduction d’une seule ode en entier, A Psara, et de quelques strophes des odes Les vœux et A la gloire. Pour Solomos, il avait traduit en entier l’Epigramme à Psara et le poème Blondine, puis des strophes de l’Hymne à la Liberté, deux fragments du Crétois, des vers épars et des fragments des Assiégés libres, La figure voilée27, des vers du Requin, le fragment du poème italien Orfeo. Enfin, dans les 38 pages de l’étude sur Sikelianos figuraient en français 12 poèmes, quelques-uns en entier et d’autres par un extrait.
Ainsi, c’est plutôt la voix de Cavafy que l’on entend cette fois, et bien moins celle de son commentateur. Les traductions sont certes habiles, mais on constate au fil des pages que le texte poétique est exploité de manière quasi systématique dans le but de brosser le portrait psychologique du poète, « triste portrait de l’artiste en vieil homme ». La biographie de l’auteur se fait ici à la lumière et à la lecture de l’œuvre, et l’image ainsi dégagée semble absorber en elle toute la substance du commentaire critique : S. Baud-Bovy se montre souvent embarrassé, voire maladroit, sévère et même injuste, original par contre et sonnant parfois très juste quand il s’agit de mettre en parallèle Palamas et Cavafy – eux que « pendant l’entre-deux-guerres, la critique littéraire opposait constamment » – élogieux soudain lorsqu’il se penche sur le dépouillement formel de la poétique cavafienne :
De fait, les poèmes écrits par Cavafy dans les premières années de ce siècle sont parmi les plus beaux de la littérature grecque moderne. Ils sont aussi, par chance, de ceux qui souffrent le moins d’une traduction, tant l’expression en est volontairement abstraite, tant ils doivent peu aux séductions extérieures du rythme et de la langue. L’anecdote en est absente ; le drame intérieur du poète en fait tout le sujet. Et, aussi longtemps qu’il n’ose en faire étalage, le vice même de Cavafy devient un élément de beauté de sa poésie28.
Mais en fin de compte, son culte de la beauté, autre point commun – que S. Baud-Bovy s’est ingénié à relever – avec Palamas, son rival de toujours, n’est pas synonyme de rédemption dans le cas de Cavafy :
Mais il n’a pas su, il n’a pas pu s’élever plus haut que la beauté des corps. Elle ne suffit pas à combler le vide de toute âme humaine. Sur son lit de mort, Cavafy, dit-on, sanglotait. La panoplie d’ironie, de stoïcisme, qu’il s’était appliqué toute sa vie à forger pour cette heure redoutée, il n’avait plus la force de la revêtir. Et il se retrouvait le Cavafy de ses premiers poèmes, celui qui attendait – et avec lui toute un monde sans foi et sans espoir – que paraissent, enfin, les Barbares29.
En opposition flagrante avec celui de Cavafy, le portrait d’Angelos Sikelianos, que S. Baud-Bovy met d’emblée en parallèle avec Palamas, conclut le volume. La méthode de lecture psychocritique – le terme fut inventé, sauf erreur, en 1948 par Charles Mauron, l’auteur de l’ouvrage Des métaphores obsédantes au mythe personnel – mise à rude épreuve, à mon sens, dans la lecture de Cavafy, s’applique avec bonheur dans le cas de Sikelianos : de l’homme à l’œuvre et de la poésie au poète, le passage s’opère avec naturel et conviction, au moyen d’admirables traductions qui confinent souvent à l’exploit30. Et pourtant, c’était ce même S. Baud-Bovy qui déclarait, après avoir renoncé à traduire la totalité du poème Pantarkès :
Et quand, levant les yeux, il vit l’adolescent, l’âme comblée,
par le silence olympien et par la nuit qui mourait parfumée,
de ce regard, accoutumé comme un aigle à la route de volupté,
il parcourut ses bras, sa poitrine, ses flancs et ses côtés,
et se dit en lui-même : « Olympien, ô Zeus, si je te dresse,
permets-moi de graver sur un coin de ton pied : Il est beau, Pantarkès ».
Si ces vers, les derniers du poème, se sont révélés moins rebelles que d’autres à la traduction, c’est sans doute qu’ils en sont les plus anecdotiques, directement inspirés qu’ils sont par un détail de la biographie de Phidias rapporté par Pausanias. Mais pour restituer au lecteur de langue française ce qui constitue l’essence même du poème, la présence du divin dans la nature, la communion qui par elle s’établit entre l’artiste et le dieu, les bonnes intentions, l’application du traducteur sont, hélas, insuffisantes31.
C’est dans ce chapitre consacré à Sikelianos que l’on mesure le mieux le défi, la souffrance et la jouissance que se donne le traducteur – plus que le critique ou l’historien de la littérature – aux prises avec l’esprit et la chair de la poésie grecque :
Les seules qualités que n’atténue pas une traduction : la construction d’un poème, son armature logique, sont précisément celles qui manquent encore à la première œuvre de Sikelianos. Plus que les mots eux-mêmes, c’est leur atmosphère, leur musique, leur parfum, qui fait le prix de ces poèmes,
comme s’épand sur le cristal
un embu quand on le remplit
dans une source fraîche et pure.
Transvasée par des mains maladroites, qui reconnaîtrait l’eau de Castalie ?32
La beauté apollinienne du poète originaire de Leucade – « la plus grecque, la plus poétique des îles Ioniennes » – conjuguée à sa jeunesse33, font de Sikelianos « le grand Initié, le Hiérophante », l’extatique qui, tout en s’inscrivant dans la tradition de Palamas et, de manière générale, dans la grande tradition tout court, aurait fait souffler un air d’enthousiasme vigoureux et entraînant à la poésie grecque : « Au pessimisme de Palamas et de Cavafy, il oppose l’optimisme d’une nature équilibrée ; de toute la force du puissant élan qui l’entraîne, il dit “oui” à la vie. »34
Malgré l’impétuosité et l’exubérance du personnage, merveilleusement mises en lumière par les analyses de S. Baud-Bovy, l’équilibre semble être le maître mot de la poétique de Sikelianos, car en lui s’exprimeraient les rapports heureux et confiants – mais non béatifiants ou dénués de lucidité pour autant – que l’homme conscient de sa mortalité est appelé à entretenir avec la nature, la cité, le monde et, à jamais, avec la matière et l’esprit dont il est pétri.
Sikelianos semble ainsi incarner l’homme et l’artiste idéal dans le système humaniste et rebelle à toute contrainte du critique lui-même, de l’homme, du citoyen et de l’artiste accompli que fut S. Baud-Bovy sa vie durant, et cela dès ses premiers pas dans le domaine de la critique littéraire, comme le révèle sa Poésie de la Grèce moderne en 1946 déjà. En dépit des éventuels désaccords sur tel ou tel point que la critique actuelle serait fondée à formuler, des quelques points de vue de l’analyse qui peuvent nous paraître naïfs et de certains partis pris – plutôt éclairants, et c’est fort appréciable, sur l’époque et la personnalité du critique littéraire – ce qui fait tout le prix, aujourd’hui encore, de la lecture de la Poésie de la Grèce moderne, c’est la parfaite probité intellectuelle de l’auteur et de son projet, sa passion pour la poésie, sa fascination pour la traduction du texte poétique, son incomparable talent dans cet exercice exigeant, sa générosité à faire partager le plaisir de la découverte de l’autre, de cet étranger qu’il a su honorer en l’accueillant en ami dans le sanctuaire de sa langue maternelle.
S. Baud-Bovy concluait en ces termes l’Introduction à son ouvrage :
La coupure de la guerre nous a empêché de suivre le mouvement intellectuel en Grèce depuis 1939 : c’est dire que, sur tel point, ce livre se trouve sans doute dépassé avant d’avoir vu le jour. Mais il nous aura permis, au long de ces années d’épreuve, de demeurer le plus près qu’il se pouvait de la Grèce, et, par une fréquentation constante de ses plus grands poètes, de participer au moins par le cœur et l’esprit à ses enthousiasmes, à ses deuils, à ses espoirs35.
Enracinés dans les années sombres de la guerre, ces travaux de Samuel Baud-Bovy nous donnent la mesure non seulement de son humanisme, mais de son humanité. A l’entendre à nouveau, à travers ses traductions et ses commentaires de la poésie de la Grèce moderne, quelque chose de partiel, d’imparfait sans doute, mais d’infiniment précieux nous est restitué du charme de sa présence d’autrefois parmi nous.
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1 Voir p. 15-18 du volume en question.
2 Deux autres séries complétaient la collection : « Echanges intraeuropéens » (deux titres déjà parus et cinq autres figurant en préparation) et « Contacts intercontinentaux » (trois titres en préparation au moment de la parution de l’ouvrage de S. Baud-Bovy).
3 S. Baud-Bovy, op. cit., p. 19-24.
4 Ibid., p. 23.
5 Ph. Michalopoulos, Ger. Spatalas, K. Varnalis, K. Kairophylas pour Solomos, G. Zoras, N. B. Tomadakis, M. Sigouros pour Calvos, T. Malanos, P. Vlastos, Gl. Alithersis pour Cavafy, K. Tsatsos, G. Katsimbalis pour Palamas, T. Dimopoulos et Cl. Paraschos pour Sikelianos ; comme ouvrages d’ensemble sont mentionnés Aristos Kambanis, probablement pour son Ιστοϱία της νέας ελληνιϰής λογοτεχνίας (1000 μ.Χ.-1900), Athènes 1925, et G. Apostolakis. Par contre, on n’y trouve pas mention de Ilias P. Voutiéridis et de son Ιστοϱία της νεοελληνιϰής λογοτεχνίας. Από των μέσων του ΙΕ΄ αιώνος μέχϱι των νεωτάτων χϱόνων. Μετ’ εισαγωγής πεϱί της βυζαντινής λογοτεχνίας, vol. I-II, Athènes 1924-1927.
6 Les décennies suivantes seront encore plus fécondes en élaboration d’histoires de la littérature grecque moderne : André Mirambel, La littérature grecque moderne, Paris 1953, Bruno Lavagnini, Storia della letteratura neoellenica, Milan 1955, Börje Knös, L’histoire de la littérature néo-grecque. La période jusqu’en 1821, Stockholm-Göteborg-Uppsala 1962, Linos Politis, Ιστοϱία της νέας ελληνιϰής λογοτεχνίας. Συνοπτιϰό διάγϱαμμα, βιβλιογϱαφία, Thessalonique 1968 (puis éditions successives sous le titre Ιστοϱία της νεοελληνιϰής λογοτεχνίας), Mario Vitti, Storia della letteratura neogreca, Turin 1971 (version abrégée en allemand en 1972 et traduction grecque en 1978), Linos Politis, A History of Modern Greek Literature, Oxford 1973, Roderick Beaton, An Introduction to Modern Greek Literature, Oxford 1994.
7 Mentionné à la p. 20 de l’Introduction, à propos de la « Grande Idée » grecque : « Et Gobineau a beau traiter ces Grecs de fous : sans autres armes que leur folie, patiemment, étape par étape, ils réalisent leur “idée”. »
8 S. Baud-Bovy, op. cit., Introduction, p. 22-23.
9 Ibid., p. 20.
10 Ibid., Chapitre 1er, Calvos (1792-1867) et Solomos (1798-1857), p. 29.
11 Cf. la critique sévère de Giuseppe Montani, ancien ami du poète grec, dans Mario Vitti, Γϱαφείο με θέα. Άϱθϱα ϰαι ομιλίες. Εϱγογϱαφία με αυτοβιογϱαφιϰό σχόλιο, en particulier « Ο Giuseppe Montani επιπλήττει τον νεαϱό ϰόντε », Athènes 2006, p. 169-176.
12 S. Baud-Bovy, op. cit., p. 29-30.
13 Ibid., p. 30.
14 Ibid., p. 34.
15 Ibid., p. 35. Il s’agit de la dix-huitième strophe du poème Αι Ευχαί : Δεν με θαμβώνει πάθος / ϰανένα· εγώ την λύϱαν / ϰτυπάω, ϰαι ολόϱθος στέϰομαι / σιμά εις του μνήματός μου / τ’ ανοιϰτόν στόμα.
16 Ibid., p. 59.
17 Ibid., p. 63-64.
18 Ibid., p. 58-59.
19 Voir surtout ibid., p. 78 et 91.
20 Ibid., p. 93.
21 Ibid., p. 95.
22 La comparaison et la mention de Barrès mériteraient, dans le cadre d’une autre étude, un examen plus approfondi des lectures et des goûts esthétiques de S. Baud-Bovy.
23 Ibid., p. 96 ; il s’agit d’un fragment des Cent voix paru parmi les traductions déjà publiées par S. Baud-Bovy dans la revue lausannoise Formes et Couleurs, no 2 consacré à la poésie contemporaine (1945).
24 Ibid., p. 97.
25 Ibid., p. 107.
26 Ibid., p. 109.
27 Il s’agit d’une assez longue esquisse en italien et en prose, « l’exemple le plus typique des poèmes du premier cycle » de la poétique solomienne, selon S. Baud-Bovy, qui prend manifestement plaisir à la traduire ; ibid., p. 60-62.
28 Ibid., p. 128-129.
29 Ibid., p. 136.
30 La plume de S. Baud-Bovy traçant un tel portrait de Sikelianos est intéressante à plus d’un titre : « De sa famille, il ne nous a dit que peu de choses. Son père n’apparaît pas dans son œuvre. Il semble que comme les “braves”, les héros de la chanson populaire, il soit, lui aussi, un “fils de la veuve”. Et les psychanalystes pourraient peut-être trouver, dans le rôle que sa propre mère a joué dans sa formation, le point de départ de sa mystique, où la Grande Mère – qu’elle soit la natura naturans perpetuam divinitatem, la Nuit, Isis, Demeter ou la Vierge – tient une si grande place. » Ibid., p. 143.
31 Ibid., p. 154-155.
32 Ibid., p. 145.
33 Né en 1884, Sikelianos était un jeune homme au moment de la publication de son premier recueil, Alafroïskiotos (le Visionnaire, littéralement « celui dont l’ombre est légère »), en 1909.
34 S. Baud-Bovy, op. cit., p. 142.
35 Ibid., p. 23-24.