L’enseignement linguistique et littéraire de Samuel Baud-Bovy
A une époque où, dans notre Faculté des lettres, on pouvait obtenir la licence en trois ans, j’ai eu la chance de suivre l’enseignement de Samuel Baud-Bovy pendant cinq années entières. En effet, j’étais élève de seconde au Collège de Genève, section classique, lorsque notre vénéré maître de grec, Edmond Beaujon, a demandé un jour s’il y avait dans la classe quelqu’un qui s’intéressait à la Grèce moderne et à sa langue (ce qui n’était nullement le cas de lui-même). Passionné de grec ancien depuis mes débuts au Gymnase littéraire de Zurich et lecteur attentif d’Eschyle, Thucydide et Platon, je me suis annoncé aussitôt. Et c’est ainsi qu’en qualité d’auditeur tout d’abord, puis d’étudiant régulier, je me suis mis à l’école du néohelléniste Baud-Bovy.
La dotation en heures de son enseignement était modeste et l’auditoire restreint, si bien que j’avais parfois l’impression de recevoir des leçons particulières. Parmi mes camarades, il y avait un ou deux « classiques » inscrits en grec et en latin, parfois un transfuge du séminaire de papyrologie que le professeur Victor Martin envoyait à son jeune collègue pour qu’il apprenne la phonétique et la morphologie du grec dit moderne, dont les origines sont beaucoup plus anciennes que ce que l’on croit communément. Il y avait surtout quelques Grecs des deux sexes, parfois de passage, parfois issus d’autres facultés de notre alma mater, qui venaient faire sous la direction de Baud-Bovy de véritables découvertes dans le domaine de leur langue et de leur littérature. Je n’en nommerai qu’un seul, mon plus vieil ami grec : c’est l’archéologue Nicolas Yalouris, qui venait de soutenir sa thèse à l’Université de Bâle et s’apprêtait à faire une brillante carrière dans le Service archéologique grec.
L’enseignement linguistique ne comportait pas de cours d’initiation à proprement parler. Ce qu’on appelle aujourd’hui l’« encadrement » des étudiants se limitait à la présence du seul professeur, dont on savait qu’il exerçait, en dehors de l’Université, d’autres activités importantes. Pour les éléments de la langue, le débutant était renvoyé aux grammaires de Triandaphyllidis et de Pernot, et c’est au prix d’un important travail personnel qu’il acquérait le vocabulaire et s’appliquait à faire les lectures et les exercices pratiques proposés par le professeur. Pour nous inculquer les règles de la syntaxe, celui-ci composait à notre intention des phrases de thème, qu’il prenait la peine de corriger d’une semaine à l’autre ; j’en ai toujours admiré à la fois l’ingéniosité et le parfait naturel, et j’ai essayé plus tard de m’en inspirer dans mon propre enseignement.
A un stade plus avancé, Baud-Bovy nous initiait à la traduction littéraire : son choix des auteurs n’était pas dicté par la facilité. C’est ainsi que nous avons entrepris de traduire Eupalinos de Paul Valéry, et un détail révélateur m’est resté en mémoire. Dans ce texte qui pastiche un dialogue de Platon, mais dont le ton valérien est inimitable, l’auteur met en présence Socrate et Phèdre dans les Champs Elysées, qui s’entretiennent d’architecture en évoquant la figure légendaire d’Eupalinos. Vantant le talent avec lequel cet architecte du tyran de Samos faisait passer ses réflexions les plus ardues dans ses discours aux ouvriers, Phèdre observe à un certain moment que la maxime d’un praticien est une matière précieuse au philosophe : « C’est un lingot d’or, dit-il à Socrate, que je te remets, orfèvre ! » A quoi Socrate répond à sa manière souvent sibylline : « Je fus orfèvre de mes chaînes ! » J’avais timidement traduit par « Υπήϱξα χϱυσοχόος των αλυσίδων μου ». Βaud-Bovy me gronda : « Vous avez mal lu l’original ; il ne fallait pas lire “Je fus orfèvre de mes chaînes”, mais “Je fus orfèvre d e m e s c h a î n e s”, ce qui donne en grec “Των αλυσίδων μου υπήϱξα χϱυσοχός”. » On ne pouvait mieux m’apprendre qu’en prose grecque, contrairement au français, le mot qui fait mouche ne vient pas à la fin, mais au début de la proposition. Il en va tout autrement en poésie, notamment dans les distiques rimés échangés dans leurs duels par les improvisateurs populaires : là, c’est à la fin du dernier hémistiche qu’est portée l’estocade.
En ce qui concerne le registre linguistique, l’option délibérée était celle de la langue parlée et de la littérature contemporaine, langue codifiée par les démoticistes dont Baud-Bovy avait connu à Athènes, dans l’entourage d’Octave et de Melpo Merlier, de brillants représentants. Mais il était parfaitement au fait de la langue savante et, par-delà son caractère souvent artificiel, il savait nous rendre sensibles, par l’étude des textes, ses lettres de noblesse.
Cela m’amène à parler de son enseignement littéraire : il en avait une conception très large et se rappelait les lignes programmatiques tracées pour la nouvelle chaire de grec moderne par le doyen Victor Martin, helléniste et papyrologue de renom international, dans son discours du Dies academicus de 1927, où il annonçait l’acceptation par l’Université de Genève du legs de Christos Lambrakis en souvenir de son épouse Léonie Maunoir. Il s’agissait de montrer la continuité de la langue grecque de l’Antiquité à nos jours, en passant par la période hellénistique, l’époque romaine, le Moyen Age byzantin et les temps modernes marqués par plusieurs occupations étrangères.
L’activité de Baud-Bovy à la Faculté des lettres a commencé en automne 1931, au terme de ses trois premiers séjours en Grèce et dans le Dodécanèse, alors sous occupation italienne, où il avait rassemblé les matériaux de sa thèse de doctorat. Cette activité s’est ouverte par une série de conférences destinées à éprouver les aptitudes pédagogiques du candidat à la chaire et l’intérêt du public. Pour en donner un aperçu, je communique ici la liste de ces conférences probatoires, que l’on trouve en annexe à une lettre de Baud-Bovy à son mentor Victor Martin. En voici la lecture, sans autre commentaire.
« Aperçu sur l’histoire de la langue et de la littérature néo-grecques.
1. L’importance de la question de la langue dans l’étude de la littérature byzantine et grecque moderne.
2. Trois états de la langue grecque (comparaison d’un texte classique et de sa traduction en ϰαθαϱεύουσα et δημοτιϰή).
3.4. Coup d’œil sur l’histoire et la littérature de la Grèce, de l’époque romaine à la prise de Jérusalem (l’Eglise byzantine et ses hymnes).
5. L’épopée de Digénis Akritas et les chansons acritiques.
6. La poésie et le théâtre crétois.
7.8.9. La chanson populaire :
les chansons d’amour et les ballades.
les chansons du berceau, des noces et de la mort.
les chansons historiques et clephtiques, avec aperçu sur l’histoire de la Grèce de la prise de Constantinople à la guerre de l’Indépendance.
10. Coup d’œil sur le rôle de la tradition savante dans la Régénération de la Grèce. Coraïs et le γλωσσιϰό ζήτημα.
11. Solomos et les premiers démoticistes.
12. L’école de Solomos (Polylas, Typaldos, Marcoras, Mavilis).
13. Valaoritis, Krystallis et Bizyinos, poètes régionalistes.
14. L’« atticisme », ses théoriciens et ses poètes.
15. Psichari et les μαλλιαϱοί (Vernardakis, Roïdis, Pallis, Eftaliotis, la revue Noumas).
16. Palamas et la « grande idée ».
17. Les lyriques (Drossinis, Polemis, Porphyras, Malakassis, etc.).
18. Deux poètes de la μιϰτή (Kalvos, Kavafis).
19. La prose (Papadiamantis, Theotokis).
20. De l’intérêt du grec moderne et de la Grèce moderne. »
Mes collègues néohellénistes seraient tentés sans doute d’apporter quelques retouches à ce catalogue, mais ils ne pourraient en contester la rigueur et l’ambitieuse richesse. Ils doivent garder à l’esprit qu’en écrivant ces lignes, Baud-Bovy n’avait pas vingt-cinq ans et qu’en matière d’histoire de la littérature néogrecque, il ne disposait que du manuel de Cambanis (1925) et de la première édition de Voutiéridis (1924-1927) ; le maître ouvrage de Constantin Dimaras était alors en préparation et les histoires de la littérature grecque moderne qui devaient le renouveler, notamment celles de Mario Vitti (1971) et du regretté Linos Politis (1978), étaient bien loin de paraître.
J’ai retrouvé dans les papiers de mon maître, que ses enfants m’ont aimablement confiés, les manuscrits relatifs aux conférences annoncées, de même qu’un trésor de notes de cours, d’ébauches d’articles, de dactylogrammes de communications, de programmes de musique grecque savante et populaire et de traductions, en prose et en vers, de toutes les époques de l’hellénisme. De ses traductions de Calvos, de Solomos, de Palamas, de Cavafy et de Sikélianos, une faible partie seulement a passé dans le beau volume Poésie de la Grèce moderne (voir ici l’étude d’Anastasia Danaé Lazaridis). Mais l’éventail de ses intérêts, et aussi de ses traductions restées inédites pour la plupart, va des premiers hymnographes de l’Eglise d’Orient (à commencer par Romanos le Mélode) aux prosateurs et aux poètes de la génération de 1930, en passant par les poèmes pétrarquisants en dialecte chypriote du XVIe siècle et les œuvres dramatiques et romanesques de la Renaissance crétoise du XVIIe.
L’étendue de son information, l’acuité de sa perception des textes ressortaient, sans la moindre trace d’ostentation, dans les séminaires d’explication littéraire, où le philologue le disputait à l’artiste. Je puis en témoigner pour avoir éprouvé, et observé chez mes condisciples, des émotions qui ne devaient pas s’effacer devant telle strophe de Romanos, devant la chanson populaire de sire Borée, devant telle page de la Femme de Zante de Solomos, tel passage des Mémoires du général Macriyannis, telle nouvelle de Constantin Théotokis ou tel poème de Séféris.
J’aimerais conclure en adressant mes vœux aux continuateurs actuels de l’œuvre si brillamment inaugurée il y a trois quarts de siècle par Samuel Baud-Bovy. Les technocrates de l’Université d’aujourd’hui parlent, avec un mélange d’attendrissement et de condescendance, de ces « disciplines orchidées » que continue de menacer la profonde réforme des études entraînée par la déclaration de Bologne. Cet état de choses ne doit pas décourager les défenseurs de notre discipline, mais au contraire les renforcer dans leurs convictions et les faire redoubler de zèle, et ce dans une cité qui, fidèle à sa tradition philhellène, s’honore d’avoir, une des premières en Europe occidentale, fait une place dans les programmes de sa Faculté des lettres à la langue et à la littérature de la Grèce d’aujourd’hui.