Quelques souvenirs
J’ai la chance de prendre la parole le dernier dans ce colloque, avec l’avantage d’avoir entendu des témoignages sur les multiples facettes de cette riche personnalité que fut Samuel Baud-Bovy. Ce que j’ai connu de lui me semble aujourd’hui tout à fait partiel en regard de ce qu’il fut en réalité ; vous m’en voyez confus. Pourtant, lors de nos rencontres, il ne m’a jamais fait sentir cette supériorité. Il se rendait parfaitement compte que j’étais nul en théorie musicale et il m’aidait à comprendre ce qu’il avait à me dire en adaptant à mes connaissances ses explications.
Pendant mes années de formation, je n’ai pas eu de maîtres, comme on l’entend d’ordinaire. Mes études supérieures ne correspondaient pas à ma vraie vocation. J’ai été privé, de ce fait, de l’apprentissage auprès d’un maître lorsque je me suis consacré entièrement aux études littéraires et à la Grèce moderne.
Je n’ai pas à me plaindre, après tout, puisque les circonstances m’ont permis de choisir certaines personnes auxquelles j’ai pu m’adresser, exposer mes perplexités, demander des conseils et des directives. Chaque fois que je me rendais en Grèce, je recherchais ces personnes : à Athènes c’était Constantin Dimaras, à Thessalonique c’était Linos Politis. A Genève, je venais moins souvent, mais je savais que Samuel Baud-Bovy était là, patient et attentif à mes questions, malgré ses charges au Conservatoire de Musique et ses autres activités. Il m’écoutait, il me corrigeait, et lorsqu’il me désapprouvait, il n’hésitait pas à me gronder et concluait ses argumentations par un éclat de rire. Très probablement, les sentiments qui me liaient à lui étaient d’un caractère affectif aussi bien qu’intellectuel. Si je ne me trompe, c’est là le critère infaillible pour se rendre compte qu’on se trouve effectivement face à un maître.
La première fois que j’ai mesuré la profondeur de sa compétence en ce qui concerne la chanson populaire grecque, c’est lorsque je me suis engagé à écrire un petit livre sur la chanson des « cleftes ». Je connaissais ses travaux sur le Dodécanèse, mais pas encore ses études sur la chanson cleftique de 1950 et de 1953, réunies par la suite dans un volume en 1958. Entre-temps, j’avais épuisé la bibliographie grecque sur ce sujet et j’avais épuisé aussi la patience des collaborateurs du Centre de folklore de l’Académie d’Athènes, où je me perdais dans les dossiers des archives. Les réponses de Samuel Baud-Bovy appartenaient à une autre manière de penser et d’évaluer, à une méthode différente. C’était une révélation pour moi. Il donnait une nouvelle dimension culturelle aux faits et il avait une approche qui m’aidait à comprendre plus nettement les faits mêmes de la poésie populaire grecque. Malgré mes lacunes en matière musicale, il arrivait à me faire partager son approche toute particulière.
Lorsque mon histoire de la littérature grecque moderne parut, en 1971, il trouva le temps de la lire avec attention et de me faire des remarques substantielles et précieuses qui m’ont été d’une grande aide par la suite. Ce que je voudrais souligner avant tout, c’est qu’il n’était pas absolu dans ses affirmations, les interprétations plurielles ne lui étaient pas étrangères, il n’excluait pas les alternatives. Comme cette fois où nous passions l’hiver 1984-85 à Genève et qu’une chute de neige mémorable avait paralysé tout le trafic, rendant difficile les déplacements en ville : Sami s’était armé de ses skis de fond et vint nous trouver comme promis au parc des Eaux-Vives.
C’est cette image que j’aime garder de Samuel Baud-Bovy.