Samuel Baud-Bovy et la pensée musicale de Jean-Jacques Rousseau
Qu’on me permette, pour commencer, de laisser remonter quelques souvenirs personnels et anecdotiques, puisque je ne dissocie pas les étapes d’un lien affectueux et la référence aux travaux de Samuel Baud-Bovy.
Mes premiers souvenirs de Samuel Baud-Bovy remontent très haut : à mes treizième et quatorzième années, c’est-à-dire à 1933-1934 : nous participions aux séances d’entraînement d’un Institut de culture physique de Champel. Mes performances d’adolescent, d’abord modestes, ont alors quelque peu progressé. Mais c’est qu’il m’encourageait par son exemple, notamment par sa souplesse au volley-ball, où il excellait.
La suite de mes souvenirs est d’ordre musical. J’ai suivi les classes secondaires et supérieures (non professionnelles) de l’enseignement du piano au Conservatoire de Musique de Genève. Comme beaucoup de mes condisciples, je participais aux activités de la classe d’orchestre. Cet ensemble, dirigé par Samuel Baud-Bovy, avait pour devoir principal d’accompagner les pianistes candidats au diplôme de virtuosité. J’ai le souvenir d’André Perret, de Renée Peter, de Jacques Horneffer. Sans exceller dans la pratique du rythme, et sans beaucoup de souplesse dans les poignets, je fus chargé, pendant un ou deux ans, de tenir la batterie. Bien que j’eusse bénéficié de l’enseignement de l’admirable Charles Peschier, ma façon d’accorder les timbales, mes roulements étaient loin d’être exemplaires. Vint le jour où le pianiste candidat eut à jouer en concert d’examen le premier concerto de Liszt. Je fus à mon poste lors des répétitions. Mais lors du finale, mon poignet s’obstinait régulièrement à défaillir dans les joyeux appels du triangle. Samuel Baud-Bovy n’eut d’autre ressource que de me proposer une répétition privée dans sa jolie demeure de Plainpalais. Je n’ai pas perdu le souvenir de ce lieu charmant. Il fut généreux, patient, persuasif et finalement mes maladresses furent surmontées.
Plus tard, parmi les basses dans le chœur de la Société de Chant Sacré, j’ai à nouveau suivi la baguette de Samuel Baud-Bovy. Notre répertoire comporta la Passion selon saint Jean, et aussi le Requiem des vanités du monde d’Henri Gagnebin, dont Samuel Baud-Bovy fut le successeur à la direction du Conservatoire. Baud-Bovy unissait une très intime connaissance de l’œuvre, et tout le talent nécessaire pour amener un groupe d’amateurs à une ferveur précise, et même à une sorte d’excellence.
Bien des années se passent et, lors des commémorations rousseauistes genevoises de 1962, pour le deux-cent-cinquantième anniversaire de la naissance de Rousseau, coïncidant avec le deux-centième anniversaire de l’Emile et du Contrat social, je découvre en Samuel Baud-Bovy une véritable passion pour Jean-Jacques, que jusqu’alors je n’avais pas encore suffisamment perçue. D’une part, il aime la musique de Rousseau, il la joue, il l’édite, et il l’enregistre. En 1957, il avait dirigé à Genève, à la salle du Kursaal, le seul acte conservé (acte d’Hésiode) des Muses galantes de 1745. Et d’autre part, dans ses publications, il prendra soin de rappeler toutes les raisons qu’avait Rousseau de défendre sa notoriété de compositeur, ses principes de théoricien. Son attention se porta également sur les motets et sur les divers airs qui constituent l’ample recueil des Consolations des misères de ma vie, où s’épanouit le genre de la « romance pastorale ».
Un recueil de dix-sept études, sous le titre Jean-Jacques Rousseau et la musique, a paru en 1988, avec une préface de Jean-Jacques Eigeldinger, aux éditions de La Baconnière. Le livre est accompagné d’un précieux CD qui permet de retrouver le souvenir de quelques-uns des concerts qu’il nous fut donné d’écouter autour de 1960. Il faut immédiatement ajouter que c’est avec la méthode musicologique la plus rigoureuse que Samuel Baud-Bovy a abordé Rousseau et ses écrits sur l’art musical. Les études regroupées dans cet ouvrage replacent Rousseau dans son temps, face à Rameau, à Gluck, à Voltaire, ou au long de la querelle des « deux musiques ». S’il y il prit le parti de la musique italienne, ce fut néanmoins en se reconnaissant lui-même comme un musicien français. Baud-Bovy met aussi en pleine évidence un Rousseau novateur, qui prend rang parmi les premiers folkloristes ou ethnomusicologues. La preuve en est donnée dans la magistrale étude intitulée « Rousseau, les musiques exotiques et le ranz-des-vaches » (p. 103-123). L’ouvrage offre ainsi, sous plusieurs angles successifs, une vue très complète de la pensée musicale de Rousseau, souvent en rapport étroit avec quelques-uns des points essentiels de sa philosophie. Sobre et clair comme à l’accoutumée, Baud-Bovy ne prétend pas tout embrasser de la « doctrine » de Rousseau, mais son savoir, sa lucidité, la précision de ses analyses, nous font beaucoup avancer dans la compréhension de ce qui tenait à cœur à Jean-Jacques : la voix, la ligne mélodique. Il sut dire, à ce propos, très pertinemment, ce qui ne lui permettait pas d’acquiescer aux théories développées par Ernest Ansermet dans son livre Les fondements de la musique dans la conscience humaine (voir notamment les pages 85-87 et 130-131 de Jean-Jacques Rousseau et la musique).
La connaissance qu’avait Samuel Baud-Bovy des écrits de Rousseau sur la musique était exemplaire. Nul ne maîtrisait aussi bien que lui les matériaux et les sources du Dictionnaire de musique. Il l’a suivi dans le fin détail de sa pensée et de son travail. Et il est un point sur lequel sa compétence était sans égale : le rapport de Rousseau avec la musique grecque antique, c’est-à-dire avec l’idée qu’un philosophe du XVIIIe siècle pouvait s’en faire à partir de ce qui subsistait des textes théoriques, des idées véhiculées par les érudits ou les dictionnaires. Déjà, dans le recueil que j’ai mentionné, une étude inédite, en allemand (car c’était le texte d’une communication faite à Würzburg en mai 1986), suivie d’une note de Bertrand Bouvier, concernait la musique grecque ancienne dans le Dictionnaire de musique. Dans le même domaine de recherche un article était publié dans la Revue de musicologie (LXXII/1, 1986, p. 5-21) dont le titre reprenait une question controversée : « Le genre enharmonique a-t-il existé ? ». Marcel Raymond et Bernard Gagnebin comptaient sur sa collaboration pour les notes relatives au Dictionnaire de musique, dans le cinquième tome de la monumentale édition des Œuvres complètes de Rousseau dans la Bibliothèque de la Pléiade, comprenant les écrits sur le théâtre et la musique. Samuel Baud-Bovy n’a pas failli à sa promesse. L’éditeur parisien n’a malheureusement pas retenu les notes relatives aux articles singuliers du dictionnaire, car le volume comportait déjà 1928 pages. En revanche, des commentaires très précis de Samuel Baud-Bovy (« Note sur la musique grecque antique dans le Dictionnaire de musique ») se trouvent aux pages 1658 à 1664, en tête d’une série d’essais explicatifs dus à Xavier Bouvier, Brenno Boccadoro et Jean-Jacques Eigeldinger. Ce volume, concluant une édition commencée en 1959, n’a pu paraître qu’en 1995. La note de Baud-Bovy est troublante, car elle pose, au sujet de la préférence de Rousseau pour la monodie, une question qui ne concerne pas seulement le jeu de la mémoire et des sentiments, mais l’aptitude physiologique à l’écoute de la polyphonie, qui résulte de l’intégrité de l’organe perceptif. Nous sommes des êtres vulnérables, et l’hypothèse proposée par notre ami à propos de Rousseau me paraît liée à une discrète et émouvante confidence personnelle :
Sa prédilection pour la pure mélodie s’explique peut-être, plus encore que par le souvenir des romances de tante Suzon, par l’accident « singulier » qui, dès sa jeunesse, lui avait ôté la finesse d’ouïe dont il jouissait auparavant. Tout en laissant intacte leur perception du dessin mélodique, la détérioration progressive de leurs facultés auditives a parfois pour effet, chez les personnes âgées, de réduire la polyphonie à un magma sonore. La « révolution subite et presque inconcevable » qui le laissa pour la vie « non tout à fait sourd, mais dur d’oreille » (Confessions, Pléiade, t. I, p. 227) n’expliquerait-elle pas le besoin chez Rousseau de cette unité de mélodie qui exige « qu’on n’entende jamais deux Mélodies à la fois » (…) (article « Unité de mélodie », p. 1145) comme son aversion pour tout accompagnement qui ne se bornerait pas à conférer aux notes de la mélodie l’orientation que leur assure, dans le chant monodique, l’attirance exercée sur les notes sensibles par les cordes essentielles du mode ? (p. 1662-1663).
On le constate, Baud-Bovy se résigne difficilement à restreindre la musique à la monodie. Dès lors que la polyphonie a révélé ses ressources, s’en tenir à la seule monodie n’est plus une ascèse, c’est un appauvrissement, une privation. Il me suffit de rappeler combien Baud-Bovy était heureux en dirigeant Bach : il y trouvait les récitatifs monodiques et les chœurs contrapuntiques à quatre parties, c’est-à-dire la coexistence de la mélodie et de l’harmonie, dont Rousseau avait voulu faire des opposés.