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Conquérir le futur par l’art

Raymond JOURDAN

Du rêve à la réalité

Le projet de maturité artistique, tel que Samuel Baud-Bovy l’envisageait et dont ma collègue Inès Chennaz-Boissonnas rappelle fort opportunément l’histoire, était initialement destiné aux élèves particulièrement doués, en fait une maturité de type classique latin-grec, enrichie du programme des classes avancées du Conservatoire de Musique. Mener de front la préparation d’une maturité de ce type et une virtuosité au Conservatoire pouvait conduire effectivement des élèves surchargés et découragés à abandonner soit le Collège, soit le Conservatoire ; en fait, ce qui posait problème à cette catégorie d’élèves était l’organisation de leur emploi du temps, aussi avait-il été prévu que l’horaire du matin soit dévolu au Collège et celui de l’après-midi au Conservatoire : voilà qui n’était pas facile à traduire dans la réalité.

Ce projet de nouvelle maturité pouvait apparaître à bien des égards comme une provocation par les temps qui couraient : mai 68 ne s’était pas gêné pour stigmatiser toute forme d’élitisme et notamment, dans le cadre des études au Collège, celui de la maturité classique. Quoi qu’il en soit, si provocation il y avait de la part de Samuel Baud-Bovy, il faut aller la chercher dans l’évolution de sa pensée et son côté visionnaire ; la figure de Baud-Bovy devait en rencontrer une autre, celle d’André Chavanne, chef du Département de l’instruction publique, visionnaire lui aussi, pour qui l’art devait être garant d’une éthique et d’un projet social positif.

Les démarches artistiques

Lors de la création de la section artistique, l’on était heureux de pouvoir écrire que les démarches artistiques possèdent des spécificités auxquelles nous ne sommes guère habitués, telles que :

– pas de théorème à récuser

– pas d’erreur à corriger

– pas d’obligation de consensus

Car l’éducation artistique fonde sa légitimité sur une conviction démocratique énoncée dès le XIXe siècle, exprimant la valeur qu’accorde notre société à la culture et le rôle formateur qu’elle lui attribue : l’art est le bien de tous et doit, par conséquent, être rendu accessible à tous1.

Dans cette perspective, l’éducation artistique pourrait être l’un des points de départ du renouvellement du concept même d’apprentissage, d’un nouveau rapport à l’école et à la culture dans lequel l’enseignant « se voit confier un rôle d’éducateur, d’animateur, de médiateur, voire de “provocateur” »2. Néanmoins, le but de l’enseignement n’est pas de former des artistes ou des critiques d’art, mais de favoriser l’acquisition de connaissances en relations étroites avec les manifestations et les processus relevant de la création, passée et contemporaine.

Evolution de la section artistique

Un rappel : la maturité artistique devait s’inscrire dans le concert des autres types de maturité régis par l’ORM (Ordonnance de la Reconnaissance de la Maturité), seul texte réglant l’éducation au niveau de la Confédération suisse, les cantons gardant le privilège d’organiser leurs structures éducatives comme ils l’entendent et très souvent en fonction de traditions aussi lointaines que bien établies ! Les quatre types de maturité (classique, latine, scientifique et moderne) jouissaient du même avantage, celui de l’égalité juridique ; ils étaient ainsi reconnus par toutes les universités suisses pour l’admission dans toutes leurs facultés. Ils avaient aussi un profil commun : sur une trentaine d’heures d’enseignement hebdomadaires, plus d’un tiers étaient dévolues aux disciplines spécifiques du type envisagé ; le même profil sera privilégié pour la maturité artistique. Il appartenait aussi à cette nouvelle filière de répondre au concept de culture générale de l’enseignement gymnasial et d’éviter de succomber à la tentation du pré-professionnalisme ; la maturité artistique ne devait être l’antichambre ni du Conservatoire de Musique, ni de l’Ecole supérieure des Beaux-Arts. Ces deux institutions ont par ailleurs tenu à le faire comprendre au Collège de Genève.

Très tôt l’idée a germé non seulement de proposer à l’enseignement de la musique cette nouvelle voie de formation, mais de l’étendre aussi à celui des disciplines d’arts visuels ; l’évolution de chaque division sera alors différente (la section arts visuels l’emportera notamment par le nombre d’élèves qui choisiront cette voie), mais l’une et l’autre vont s’attacher à redessiner le profil de la maturité.

Un nouveau paysage

Les réflexions qu’il a fallu précisément mener pour intégrer dans les meilleures conditions ce nouveau diplôme dans les structures du Collège de Genève ont eu pour corollaire de redéfinir les objectifs et la place de chaque type de maturité ; il s’agissait, dans le cadre du gymnase, de mettre les disciplines artistiques à parité avec les autres matières afin de rééquilibrer filières humanistes, scientifiques et littéraires, et de gommer ainsi certaines hiérarchies devenues obsolètes, les enseignements artistiques ayant très tôt souhaité être reconnus comme des filières d’excellence. Dans ce contexte, de nouveaux regards étaient portés sur l’évaluation et sur le projet de l’élève, se faisaient jour de nouvelles approches pédagogiques et s’institua un dialogue extrêmement fructueux entre les disciplines du cursus de l’élève, dont les objectifs étaient remodelés de manière substantielle.

Les arts et les sciences

Le dialogue sans doute le plus riche et le plus inattendu est celui qui s’est établi entre les arts et les sciences : surprenant peut-être, mais aussi dans l’air du temps !

Les arts permettraient de sortir des spécialisations étroites en introduisant des niveaux de communication nouveaux entre disciplines, alors que « la communication est rompue parce que les spécialistes ne peuvent plus se comprendre ». « Tout en apportant des connaissances sur un sujet hors programme, un projet artistique peut développer les qualités intuitives qui peuvent être fournies par la stricte logique, qualités dont le savant est de plus en plus dépendant… Il développe la connaissance de ce qui ne peut pas être prouvé ni calculé. »3

On rappellera l’étymologie latine de la communication : communicare signifie bien mettre en commun, partager, mettre en relation : communiquer, c’est échanger, dans échanger il y a changer. Communiquer, c’est prendre le risque d’avoir à changer, à changer de point de vue, c’est accepter l’autre, sa différence…

L’ancienne distinction entre l’art et la science, qui reposait sur le partage entre, d’un côté, raison, logique, jeu des protocoles et des contraintes, universalité et, d’un autre, sensibilité, sensorialité, liberté des choix, individualité, n’a plus sa raison d’être4.

Mais la science d’aujourd’hui n’est plus la science « classique ». Les concepts fondamentaux qui fondaient la « conception classique du monde » ont aujourd’hui trouvé leurs limites dans un progrès théorique que nous n’avons pas hésité à appeler une métamorphose. L’ambition de ramener l’ensemble des processus naturels à un petit nombre de lois a elle-même été abandonnée. Les sciences de la nature décrivent désormais un univers fragmenté, riche de diversités qualitatives et de surprises potentielles.

(…) Ce ne sont plus d’abord les situations stables et les permanences qui nous intéressent, mais les évolutions, les crises et les instabilités. Nous ne voulons plus étudier seulement ce qui demeure, mais aussi ce qui se transforme, les bouleversements géologiques et climatiques, l’évolution des espèces, la genèse et les mutations des normes qui jouent dans les comportements sociaux5.

La création artistique n’est plus seule à intégrer le sujet connaissant dans le système à connaître. La science aussi, de plus en plus, est tenue de s’interroger sur les lieux (géographiques, institutionnels, historiques, universitaires, scientifiques…) d’où elle parle. Les anciennes frontières, issues du XIXe siècle, ne sont pas abolies, mais réorganisées6.

Art et science… quels enjeux se cachent derrière les facéties analogiques ? Est-ce le sentiment de plus en plus vif d’une déchirure irréparable entre raison et sensibilité ? Ou, plus simplement, l’expression d’une insurmontable difficulté à vivre et à penser le monde ?

Tout franchissement de frontière comporte des risques7.

De nombreux échanges ont eu lieu entre les enseignants de ces deux domaines sur les thèmes qui viennent d’être évoqués, mais leurs discussions ont beaucoup porté sur l’évaluation apparemment si différente pour les uns et pour les autres : dépasser la notion du « juste ou faux » pour prendre en compte la démarche de l’élève dans la résolution d’un problème ou l’élaboration d’un projet.

L’évaluation et le projet personnel

Les démarches artistiques ne postulent pas, nous l’avons vu, de théorèmes à récuser ou d’erreurs à corriger. Toutes les considérations ne s’appliquent pas aux deux divisions, musique et arts visuels, même si les parallélismes sont nombreux.

L’aptitude à construire un cours à partir du désir de l’apprenant plutôt qu’à partir de ses lacunes requiert du pédagogue de se mettre préalablement à l’écoute de ses élèves, avant même de le concevoir. Présomptueux et inefficace sera le pédagogue appliquant à l’art le concept de cours magistral qui oblige ses élèves à fabriquer des objets déterminés selon une référence esthétique coercitive. Un programme défini à l’avance a peu de chances de susciter le processus créatif dans l’esprit des élèves. Avant de définir la matière de son cours, le maître se devrait d’accorder un laps de temps consacré à un travail libre. Face à l’éventail des différentes formes d’expression, il sera à même de cerner plus objectivement les enjeux (« en-jeux ») exprimés. Et à partir de cette première prise de contact, sans brusquer les sensibilités, il pourra définir un programme en équilibre dynamique avec l’ensemble des élèves et, de cette façon, les aider à prendre conscience de la singularité de leur potentiel de créativité jusqu’à ce qu’ils soient à même d’entrevoir puis de formuler un projet personnel8.

En effet, on demandait à l’élève d’esquisser un projet personnel au moment de son entrée au Collège et de son choix de la section artistique, alors qu’on ne demanda jamais aux autres élèves de justifier d’abord le choix des études gymnasiales et, dans le cadre de celles-ci, la préparation de tel ou tel type de maturité ! Il faut reconnaître que les candidats à la section artistique se sont prêtés de bonne grâce à cet entretien et que cet accueil fut apprécié des élèves choisissant aussi bien l’option musique que celle des arts visuels.

Structures « obsolètes » ?

Ces élèves n’abordaient pas le Collège avec le même degré de formation ou de préparation, et cela est surtout vrai dans le domaine de la musique : un élève de premier degré qui aurait débuté ses études de musique au Conservatoire dès l’âge de cinq ans pouvait se retrouver avec un ou plusieurs camarades qui n’avaient entrepris l’étude d’un instrument que bien plus tardivement ; cette situation a contribué à atténuer les frontières entre les différents degrés ; il faut penser au bénéfice que le nouvel élève pouvait tirer des savoirs acquis dans les autres disciplines de culture générale par des camarades proches de l’obtention de leur diplôme de maturité : les uns et les autres apprenaient ainsi ce que peut signifier transmettre des connaissances, un savoir.

La structure la plus mise à mal fut cependant celle du temps, du temps scolaire et de son organisation : les disciplines artistiques, et ceci est valable aussi bien pour l’enseignement de la musique que pour celui des arts visuels, ne peuvent pas se satisfaire du « canon » de l’heure de 45 minutes. Il a fallu trouver dans l’organisation de l’horaire des plages plus importantes et privilégier d’autres formes de « travail » : la création notamment d’ateliers ou de camps de musique ou de dessin, cette fois-ci autour d’un thème qui pouvait sous-tendre les activités dans ces disciplines tout au long de l’année, en laissant à l’élève la possibilité d’exprimer ou de construire le projet personnel dont nous avons parlé.

Se faire entendre – se rendre visible

Les collèges ont bénéficié des rencontres et travaux de ces élèves : organisation de concerts à l’intérieur de l’établissement (en dehors de ceux qu’un orchestre ou un chœur de collège pouvait programmer) et d’expositions continues des travaux de peinture, dessins et sculptures ; cela n’a pas peu contribué à donner des idées aux autres élèves et à les pousser à se questionner aussi par rapport aux études qu’ils étaient en train de mener.

Les ateliers, les salles spécialisées, les locaux de répétition devinrent très rapidement des lieux d’échanges et de rencontres ouverts à tous les élèves – et non pas seulement à ceux des deux divisions artistiques – offrant à l’établissement dans son ensemble une vision renouvelée de ce que l’école pouvait être : un lieu non pas seulement de « consommation » de savoirs, mais de réflexions sur ces derniers.

Démocratisation des études

La vision de ces filières artistiques, considérées à l’origine comme renforçant l’image élitiste du Collège de Genève et des études gymnasiales, ne résista guère devant les intérêts qu’elles suscitèrent auprès de tous les partenaires de l’institution : des instances dirigeantes du Département de l’instruction publique, des enseignants, des parents et des directions de collège qui devaient mettre en place ces nouvelles structures. On devrait même parler des enthousiasmes et des passions qu’elles provoquèrent.

Progressivement et très tôt, ces filières offrirent l’image d’une certaine démocratisation des études, alors que ce n’était peut-être pas leur objectif premier. Les sections artistiques accueillirent peu à peu des élèves qui n’avaient pas le profil gymnasial type, mais sans que l’on ait à transiger sur les normes d’admission à l’issue de l’enseignement obligatoire, et du Cycle d’orientation plus particulièrement ; celles-ci restèrent inchangées. L’entretien d’« entrée » dont nous avons parlé se révéla aussi être une forme de contrat que les élèves ont tenu à respecter. Ces élèves, au fur et à mesure de la progression de leurs études, devenaient « gymnasiaux » et pouvaient s’intégrer à des classes mixtes dans lesquelles se retrouvaient des élèves de différents types de maturité que des questions d’effectifs nous obligeaient souvent de constituer.

Ces élèves d’artistique ont emprunté à leurs camarades d’autres voies de formation et une rigueur intellectuelle qu’ils échangèrent avec ces derniers contre une curiosité, un goût de l’inattendu, de la découverte. On notera que les disciplines artistiques elles-mêmes obtinrent une reconnaissance, un statut égal à celles qui attestaient de la spécificité des différents types de maturité.

Reconnaissance de la maturité artistique

Formellement, celle-ci ne fut jamais reconnue sur le plan fédéral. L’accès à l’Université de Genève ne posa pas de problèmes et l’admission dans d’autres universités fit souvent l’objet d’âpres discussions, mais qui en général aboutirent. L’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne avait même admis pour certaines formations les élèves porteurs de la maturité « arts visuels », et les succès remportés par les étudiants admis dans ces filières furent naturellement réjouissants.

Les élèves, afin de pouvoir poursuivre certaines études, complétaient leur maturité artistique par l’étude d’une deuxième langue vivante, ce qui leur permettait d’obtenir en fait deux diplômes de maturité et surtout d’être admis dans toutes les facultés.

La carrière des porteurs de maturités artistiques

Ces élèves, nous allons les retrouver – à l’image, d’ailleurs, des autres détenteurs de certificats de maturité – dans des facultés ou écoles où l’on ne les attendait guère : on ne compte pas le nombre de ceux qui choisirent les études de médecine, de sciences « dures » comme les mathématiques ou la physique, ou encore de langues et de sciences humaines. L’aisance avec laquelle ils ont pu suivre ces différentes études montre que les programmes de cette maturité avaient su garder le caractère de culture générale des études gymnasiales et qu’il ne s’agissait pas d’une spécialisation précoce.

La nouvelle maturité et les disciplines artistiques

La nouvelle maturité a vu disparaître à la fois la notion de sections ou de types de maturité et de celle du groupe-classe ; elle se caractérise par un jeu d’options, spécifiques et complémentaires, qui ne recoupent pas, il faut l’admettre, les dotations horaires que l’ancienne maturité connaissait. Les options spécifiques artistiques sont reconnues cette fois-ci à l’égal des autres, mais sans que l’on puisse dire qu’il s’agit là d’un avantage, d’un gain majeur.

Lors de la création de la maturité artistique, on ne savait pas quelle serait son évolution. Samuel Baud-Bovy peut s’enorgueillir d’avoir proposé, d’avoir suscité un projet qui aura été pendant plus d’un quart de siècle le creuset des réformes et des réflexions les plus enrichissantes sur ce que l’enseignement gymnasial peut et doit être.

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1 Denyse Beaulieu, « Editorial : les aventuriers du temps perdu… », L’enfant vers l’art. Une leçon de liberté, un chemin d’exigence, Autrement, Série Mutation n° 139, Paris octobre 1993, p. 17.

2 Eadem, « L’éducation artistique : chronique d’une idée dans le siècle », op. cit., p. 26.

3 Judith Epstein, « Contrechamp outre-Atlantique : les dérives d’une politique », Chercheurs ou artistes ? Entre art et science, ils rêvent le monde, Autrement, Série Mutations n° 158, Paris octobre 1995, p. 209. J. Epstein cite ici le Lewis Report publié par le Massachusetts Institute of Technology (MIT) en 1949.

4 Monique Sicard, « Art et science, la chute du mur ? », ibid., p. 35.

5 Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La nouvelle alliance. Métamorphose de la science, Gallimard, Paris 1979, p. 15.

6 Monique Sicard, op. cit., p. 36.

7 Ibid., p. 16.

8 Jean-Claude Prêtre, « L’enseignement de l’art : écrits pédagogiques et propositions visuelles », Arts visuels. L’évaluation, Références VIII, Cahier I, Collège Claparède, janvier 2001, p. 7.