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Le rôle éminent de Samuel Baud-Bovy en faveur de la musique à Genève

Claude VIALA

Le dimanche 31 mai 1943, alors même qu’il dirigeait l’Orchestre de la Suisse Romande et le chœur de la Société de Chant Sacré pour la création du Requiem des vanités du monde d’Henri Gagnebin, Samuel Baud-Bovy était nommé conseiller administratif de la Ville de Genève. Les partis politiques de droite, nettement majoritaires, s’étaient entendus pour abandonner à une personnalité indépendante le dicastère de la culture (on disait alors des « Beaux-Arts »). Ils s’étaient tournés vers le jeune chef d’orchestre, helléniste accompli, qui ouvrit une période où les maigres deniers accordés au monde des arts furent répartis sous l’égide de personnalités issues de ce monde même.

Peu après son élection, Samuel Baud-Bovy fut confronté au problème aigu que posait l’Orchestre de la Suisse Romande dans le cadre de la situation générale des musiciens, celle des artistes exécutants en particulier. Pour l’évoquer, il convient de remonter un peu le temps. A la crise économique du début des années trente s’était ajoutée, pour les musiciens, l’apparition du cinéma parlant. La disparition des ensembles qui animaient nos salles obscures provoqua un fort chômage, touchant en premier lieu les musiciens peu qualifiés entrés dans la profession à la faveur de l’essor du septième art. La situation était frappante à Genève, au point que la municipalité, soucieuse d’en amortir les effets, avait créé pour les saisons d’été un orchestre de chômeurs donnant des concerts dans le kiosque du Jardin anglais.

Du côté de l’Orchestre Romand, les revers de fortune de M. Pictet de Rochemont l’avaient contraint à renoncer à son mécénat, l’une des principales ressources de l’Orchestre depuis la fin de la Première Guerre mondiale. Ernest Ansermet avait alors transformé son ensemble en Société coopérative, dont les revenus assuraient à grand-peine l’existence souvent très modeste de ses musiciens.

Si les progrès du cinéma avaient sonné le glas pour nombre d’exécutants, la croissance simultanée de la radio ouvrit des perspectives pour les plus qualifiés d’entre eux. Ainsi, la Radio Suisse Romande constitua à Lausanne en 1935 un orchestre stable d’une quarantaine de musiciens. C’est alors qu’Ernest Ansermet, fort de son origine et de ses relations vaudoises, élabora le plan portant son nom, puis modifia à nouveau le statut de son orchestre, devenu Orchestre de la Suisse Romande (OSR), en joignant à sa formation dès 1938 la plupart des musiciens de l’orchestre de Radio-Lausanne, disposant ainsi à Genève d’un ensemble de 84 musiciens.

La médaille avait un revers : l’Orchestre n’était complet qu’une partie de l’année, certains de ses membres n’étant engagés que pour la saison d’hiver. Durant la dernière guerre, la situation des musiciens retenus pour six mois seulement (dont certains avaient connu l’engagement continu à Lausanne) alla se dégradant : les activités offertes par les brasseries, les hôtels ou les casinos devenaient de plus en plus rares, la musique mécanique, le disque commençant à remplacer les petits ensembles. Force était de constater que l’OSR était seul en Suisse à vivre de la sorte, les membres des formations d’outre-Sarine bénéficiant tous d’une entière stabilité.

Les musiciens grondaient. Dès la saison 1944-1945, ils revendiquaient unanimement le contrat à l’année pour tous. Emile Unger, depuis peu administrateur de l’Orchestre, appuyait cette revendication dont la réalisation dépendait étroitement de la Ville de Genève, la Radio se repliant derrière l’effort considérable accompli quelques années auparavant.

Convaincu lui aussi de la nécessité de cette réforme, le conseiller administratif Samuel Baud-Bovy n’avait pas tâche facile. Les ressources dont il disposait étaient limitées et rien encore ne laissait présager les « Trente glorieuses ». Il dut d’abord persuader le Conseil administratif de reporter sur l’OSR, en l’arrondissant, la subvention accordée à l’orchestre des chômeurs ; et ce n’était pas simple de faire disparaître un ensemble autour duquel s’était installé un certain clientélisme. Il dut aussi convaincre les responsables du Grand Théâtre d’élargir leur saison, puis leur en donner les moyens, arrachés à son collègue chargé des finances. Quant aux nouveaux concerts de la Ville, les idées ne lui manquaient pas, tant pour améliorer la qualité des programmes que pour leur trouver des lieux durant la belle saison.

Ainsi, le 1er octobre 1946 débutait une vie nouvelle pour l’OSR enfin consolidé. Si Ernest Ansermet avait su s’entourer de quelques solistes vedettes, le fond même de l’ensemble appelait des améliorations. En peu de temps le niveau des nouveaux arrivants répondit à cette nécessité. Et ce fut bientôt l’époque faste, celle du contrat avec la maison Decca et l’apparition des enregistrements dont le succès mondial dure encore aujourd’hui.

Samuel Baud-Bovy avait donc très largement contribué à cette évolution capitale dans la vie de l’Orchestre. Au terme de la législature, en 1947, il quittait le Conseil administratif, où sa succession était assurée par le directeur du Musée d’art et d’histoire. Tout en poursuivant ses recherches musicologiques, son enseignement universitaire de néohelléniste et ses activités de chef d’orchestre et de chœur, il se voua dès lors au Conservatoire de Musique de Genève, dont il devint co-directeur. De ce Conservatoire, il dirigeait et gérait depuis longtemps l’orchestre, veillant à son recrutement et à la formation des jeunes, dont plusieurs préparaient une carrière professionnelle. Il créa là une classe de direction d’orchestre où il étonnait ses disciples, dont certains devinrent célèbres, par sa maîtrise du langage musical et sa prodigieuse aptitude de lecteur de partitions au piano. Il réorganisa en outre l’enseignement de la plupart des disciplines instrumentales, restant dans l’ombre jusqu’en 1956 où il devint enfin seul directeur.

En ce temps, le Conservatoire vivait encore au XIXe siècle. Tout en veillant à la bonne marche artistique et pédagogique de l’institution, tout en la confortant, tout en réagissant contre l’académisme excessif des cours d’écriture, tout en fondant le cours d’acoustique et de régie musicale, tout en préparant la naissance de l’Ecole supérieure d’art dramatique (E.S.A.D.), Samuel Baud-Bovy voua des efforts considérables à d’indispensables améliorations matérielles : recherche de locaux d’appoint, insonorisation du bâtiment de la Place Neuve, et surtout amendement de la situation archaïque dont souffraient les professeurs.

Aux ressources alors insuffisantes pour atteindre des objectifs raisonnables, s’ajoutait l’hostilité de la majorité du Comité de la Fondation du Conservatoire à toute initiative progressiste. S’attaquant d’emblée au problème de la retraite des professeurs, dont la caisse était à l’état d’embryon, Baud-Bovy dut vaincre là des résistances incompréhensibles, car d’un autre âge.

Puis il entreprit le long combat visant à donner à l’enseignement musical un statut comparable à celui de l’enseignement public. Ses démarches pour une « maturité artistique » entrèrent dans le cadre de ce combat où il entraîna non seulement les professeurs, chose aisée, mais aussi les autres institutions d’enseignement musical. S’il eut avec certaines d’entre elles bien des difficultés à surmonter, elles furent légères à côté des obstacles que tentèrent encore de dresser devant lui les membres les plus conservateurs du Comité de la Fondation du Conservatoire, heureusement devenus minoritaires.

Un conseiller d’Etat éclairé, de hauts fonctionnaires compétents et avisés donnèrent une suite positive aux demandes qui leur étaient adressées ; le parlement cantonal approuva les subventions nouvelles et, dès 1969, l’avenir du Conservatoire et de l’enseignement musical à Genève était assuré.

Samuel Baud-Bovy allait alors se retirer afin d’achever ses travaux de recherche helléno-musicaux, laissant à d’autres le soin de recueillir le fruit de ses efforts. C’est donc notre devoir de rappeler ici qu’en un quart de siècle, il aura joué un rôle majeur pour la promotion de l’OSR, pour l’essor de l’enseignement musical et pour l’honneur de la cité.