Émile Jaques-Dalcroze, barde symphoniste ?
Mon cher Sami, je suis heureux d’avoir un collaborateur tel que toi. Tu entends tout, tu prévois tout, tu pèses tout, éclaircis tout, tu mets d’aplomb, tu animes, tu relies, tu bouches les trous, tu apaises les orages, tu crées le beau temps… et c’est bien pour cela que tout marche déjà si bien et que tout le monde s’incline devant ton effort et ta volonté1.
Cette lettre, écrite manifestement pendant les répétitions du spectacle Genève chante, en été 1937, montre en quelle estime Emile Jaques-Dalcroze tient le jeune Samuel Baud-Bovy, son élève, à qui l’on a confié la direction musicale de l’ouvrage. Tout au long de sa carrière, Baud-Bovy n’aura de cesse de défendre la personnalité et l’œuvre de Jaques-Dalcroze auquel l’attachent, depuis l’enfance, des liens extrêmement solides.
Son père, Daniel Baud-Bovy2, est lié de longue date avec le compositeur. C’est lui qui compose le livret du Poème alpestre, spectacle officiel de l’Exposition Nationale de 1896 ; en 1911, il écrit, en collaboration avec Albert Malche3, le texte de la Fête de juin, immense festspiel4 qui célèbre, en 1914, le centenaire du rattachement de Genève à la Confédération. Tout naturellement, le petit Samuel, âgé de huit ans, participe à ce spectacle au troisième acte duquel il incarne le « chef des mamelouks », ainsi qu’en témoigne un affectueux envoi de Jaques-Dalcroze sur un exemplaire du livret officiel5. Par la suite, élève du maître6 à l’Institut qui porte son nom, Samuel Baud-Bovy incarnera le rôle de l’« enfant qui a peur » dans Les Premiers souvenirs, poème musical et chorégraphique de Jaques-Dalcroze sur un texte de Jacques Chenevière, donné lors des grandes fêtes de l’Institut en juin 1918.
En 1937, devenu un acteur important de la vie musicale genevoise, Baud-Bovy dirige les représentations de Genève chante. Ce spectacle chanté et dansé, organisé par l’Association des Intérêts de Genève, est formé d’extraits d’œuvres antérieures de Jaques-Dalcroze agrémentés d’un texte poétique de René-Louis Piachaud, qu’un vif différend opposera à Baud-Bovy à cause d’éléments idéologiquement tendancieux. Par la suite, le chef d’orchestre sera l’un des rares à défendre les partitions lyriques et orchestrales de l’auteur de Janie, pour la plupart tombées dans l’oubli alors que Jaques-Dalcroze vivait encore. Parmi les nombreux hommages au rythmicien radiodiffusés quelques jours après son décès, celui de Samuel Baud-Bovy sera le seul à centrer son propos sur l’œuvre du compositeur. Qu’on nous permette de citer quelques extraits de ce beau texte, daté du 5 juillet 1950 et conservé à la Bibliothèque de Genève7 :
(…) Je voudrais (…) rappeler ici à tous ceux qui éprouvent pour lui des sentiments de reconnaissance, qu’ils ont aujourd’hui encore le moyen de la lui témoigner. Et pas seulement en soutenant l’Institut de rythmique qui perpétuera son œuvre pédagogique, mais aussi en collaborant, de quelque manière que ce soit, à sauver son œuvre de compositeur. La générosité du cœur de notre maître (…) le rendait aussi totalement insouciant du sort de ses œuvres. Alors que tant de ses confrères numérotent scrupuleusement la moindre de leurs mélodies, Jaques-Dalcroze ne s’est préoccupé ni d’établir un catalogue de ses œuvres, ni d’en fixer la date, ni même de veiller à ce qu’il en existe en lieu sûr un exemplaire. Que sont devenus La Soubrette, Le Violon maudit (…) ? Où a disparu le matériel de Janie, cette partition si fraîche, dont seule l’ouverture fut gravée ? Et qui croirait que ce chef-d’œuvre d’émotion et de poésie qu’est Le petit roi qui pleure est demeuré manuscrit…8
Les anciens élèves, les amis de Jaques-Dalcroze, la ville, le canton qu’il a si bien chantés, doivent s’associer pour assurer, matériellement au moins, la conservation de son œuvre, pour en dresser l’inventaire9, pour en faciliter la diffusion. (…) En s’acquittant d’un devoir à l’égard d’une grande mémoire, ils apprendraient peut-être – qui sait – à soutenir même de leur vivant ceux de leurs concitoyens qu’habite un génie créateur.
Dans son hommage, Samuel Baud-Bovy met le doigt sur un problème crucial : plusieurs ouvrages du compositeur, dont on connaît l’existence par des programmes ou des comptes rendus parus dans la presse de l’époque, ont en effet disparu. C’est particulièrement le cas de partitions écrites avant 1900 et, parmi celles-ci, de quelques œuvres symphoniques, sans doute la part la moins connue de l’immense corpus d’Emile Jaques-Dalcroze, dont Baud-Bovy fut à plusieurs reprises l’interprète. Il nous a paru intéressant de rendre hommage à celui qui fut un fervent défenseur de son maître en examinant un cas de figure qui illustre parfaitement les questions et les problèmes, souvent complexes, qui se posent à l’exégète du compositeur : comment le Festival vaudois, l’un des plus célèbres festspiels du musicien, va former la substance d’un grand ouvrage symphonique aujourd’hui oublié, quoique non dénué de qualités : les Tableaux romands.
Les personnes ayant côtoyé Jaques-Dalcroze le dépeignent volontiers comme un homme en perpétuelle ébullition, insouciant du sort de son œuvre. Il a lui-même véhiculé cette image, sans doute en partie véridique, allant jusqu’à questionner sa sœur pour savoir dans quel recueil trouver telle ou telle chanson de sa composition. Il n’accordait que peu d’attention à ses manuscrits, qu’il ne datait pour ainsi dire jamais, et ne faisait guère de commentaires au sujet de ses propres ouvrages. Pourtant, lorsque l’on se penche sur ses méthodes de travail, on se rend compte que son rapport à sa propre musique n’était pas aussi indifférent. En effet, on constate que, dès sa jeunesse, il a très régulièrement puisé son matériau mélodique dans des partitions antérieures, n’hésitant pas à en réutiliser de larges fragments, voire des morceaux entiers, dans les compositions les plus diverses.
Il est révélateur qu’en 1907 déjà10, les éditeurs Sandoz, Jobin et Cie se voient intenter un procès par Mmes Chouet et Sauze, éditrices du Poème alpestre, le festspiel écrit pour l’exposition nationale de 1896. Jaques-Dalcroze en a en effet repris, avec d’assez nombreuses modifications il est vrai, l’Hymne à la patrie dans le Festival vaudois – publié par Sandoz et Jobin – célébrant, en 1903, le centenaire du rattachement du canton de Vaud à la Confédération suisse. Les éditrices du Poème alpestre11 cherchent donc à faire établir leurs droits sur ledit hymne. Or, si la justice donne bien raison aux plaignantes, la sanction infligée semble avoir été symbolique, compte tenu du fait que la mélodie du morceau incriminé était elle-même empruntée à une chanson estudiantine intitulée La maison rouge et verte, publiée en 1891 dans une version sans accompagnement12, reprise ultérieurement dans la quatrième édition du Chansonnier des Sociétés de Belles-Lettres13, et utilisée également dans la musique pour la revue On restaure14.
Cet imbroglio est loin d’être un exemple isolé, et cet usage de matériau antérieur apparaît bien comme une constante dans le travail de créateur d’Emile Jaques-Dalcroze. En voici quelques exemples : l’épisode intitulé Il roille de l’oratorio La Veillée15 (2e version, vers 1900) est repris du recueil Chez nous (1895) ; le Chant des canotiers et la Chanson du blé des Chansons populaires romandes (1898) sont empruntés à l’opéra Janie (1894), la deuxième étant elle-même issue des Refrains bellettriens (1891). Le thème cyclique initial du Concerto en ut mineur pour violon et orchestre de 1901 provient de l’une des Chansons religieuses publiées une année auparavant : Dieu n’aime pas les visages sombres. Si l’on avance dans la carrière du musicien, les exemples continuent à abonder : les Novelettes et caprices pour violon, violoncelle et piano (1924), sont des adaptations de quelques-uns des Caprices et études rythmiques pour piano (1920). Les Pièces brèves, Figurines de danse et Sept Novelettes, pour violon et piano, toutes rédigées sans doute autour de 1925, reprennent quelques-unes des Douze Danses, ainsi que des Plastische Studien, deux recueils publiés en 1911 et sans doute composés pendant le séjour du musicien à Hellerau16. La Valse des valets et des servantes, au troisième acte de la féerie enfantine Le petit roi qui pleure (1932), reprend en partie une Valse blanche pour voix et orchestre, écrite probablement vers 1900. Les Pièces pittoresques pour ensemble instrumental, de 1945, sont des orchestrations de quelques-unes des vocalises intitulées Rythmes de chant et de danse (1932) ; quant à la suite orchestrale Rythmes simples (1926), elle n’est autre que l’orchestration de six des cent treize Esquisses rythmiques pour piano, publiées en annexe de la Méthode Jaques-Dalcroze en 1916 et 1925. Ces deux derniers exemples montrent bien à quel point le compositeur n’opérait qu’une distinction ténue entre ses œuvres à vocation pédagogique et ses partitions de concert, la musique devant selon lui habiter la plus modeste des esquisses pour piano au même titre que la plus vaste des symphonies.
On trouve l’un des exemples les plus intéressants de ces « migrations » dans l’élaboration des Tableaux romands, la plus vaste des partitions symphoniques de Jaques-Dalcroze.
Entre 1898 et 1904, le musicien compose ses plus célèbres recueils de chansons inspirées par le pays romand, et dont certaines s’intègrent véritablement au folklore. Ces six années voient naître successivement les Chansons populaires romandes (1898) dont le succès est immense, les Chansons religieuses (1900), les Chansons de l’alpe (1901), les Chansons de route (1904), les Propos du père David la jeunesse17, sans oublier, bien sûr, les deux recueils de Rondes enfantines (1898 et 1899) qui, créant véritablement un genre, remporteront un immense succès bien au-delà des frontières suisses. Si tous ces recueils, écrits pour voix et piano, sont formés de pièces indépendantes, selon une structure alternant couplet et refrain, le musicien donne dans ces mêmes années une composition singulière, Le Jeu du feuillu, inspiré d’une vieille coutume genevoise et sous-titré « suite de chansons de mai ». Même s’il est formé de treize morceaux exécutables séparément, ceux-ci sont reliés par des préludes et des interludes instrumentaux qui donnent à l’ouvrage son unité.
Ces chansons, que Jaques-Dalcroze fait exécuter dans toute la Suisse romande, ou qu’il chante lui-même en s’accompagnant au piano, lui valent une célébrité incontestable qui s’ajoute au succès remporté par le Poème alpestre. C’est ainsi qu’il se voit confier la composition du Festival vaudois, dont on lui commande le texte et la musique, et auquel il travaillera probablement dès l’automne 190118, le spectacle devant être représenté les 4, 5 et 6 juillet 1903 à Lausanne. L’ouvrage est bâti comme une sorte de vaste opéra populaire en cinq parties, alternant soli, chœurs et ballets. La première partie, La Vigne, nous transporte dans un univers mythologique où ne manquent ni grand prêtre, ni bacchantes. Les trois actes suivants sont des évocations historiques : Moudon (1368), Lausanne (1556), Rolle (1791). Enfin, la cinquième partie a pour cadre une alpe naïve et légendaire, peuplée de fées, de nains et de bergers. Les cinq parties, sans aucun lien dramaturgique, sont néanmoins unifiées musicalement par un motif conducteur omniprésent qui constitue, sous des habillages extrêmement divers, le fil unissant les multiples épisodes de l’œuvre. Fidèle à son habitude, mais aussi pressé par le temps, Jaques-Dalcroze puise largement dans le patrimoine populaire romand et multiplie les emprunts à ses propres compositions : les Chansons populaires romandes, les Chansons religieuses, dont il reprend la Prière patriotique19, les Chansons de l’alpe et surtout Le Jeu du feuillu, dont il reprend cinq numéros dans l’acte de Lausanne20, ainsi que divers éléments mélodiques dans la vaste introduction orchestrale qui ouvre la deuxième partie, et dans la Chanson de guerre, située dans ce même acte.
L’examen des partitions de direction du Festival vaudois21 révèle la complexité de la mise au point de l’orchestration du festspiel qui fait appel alternativement à un grand orchestre d’harmonie et à un orchestre symphonique, les marches et défilés étant, eux, confiés à des fanfares. Les cinq gros volumes qui constituent cette partition, truffés de collettes et de feuillets annexes, attestent les innombrables coupures, modifications, rajouts effectués au cours des répétitions. Ils révèlent surtout que l’orchestration de l’œuvre a été effectuée entièrement par des tiers : on ne distingue pas moins de cinq écritures différentes, auxquelles s’ajoute celle du compositeur pour divers ajouts et corrections. Malheureusement, le nom de ces collaborateurs ne figure nulle part. Il nous semble, dans deux sections symphoniques situées dans les première et cinquième parties, reconnaître l’écriture d’Edouard Combe22. La deuxième partie pourrait avoir été instrumentée – si l’on en croit les nombreuses indications en allemand – par un des chefs des musiques des 112e et 142e régiments badois, en garnison à Mulhouse, qui avaient été engagés pour les représentations23. Nous pensons pouvoir distinguer, dans le quatrième acte, l’écriture d’Henri Kling24, spécialiste alors incontesté de la composition pour instruments à vent. Enfin, une partie des instrumentations pour l’harmonie semble avoir été effectuée par un musicien italien25, comme en témoignent les nombreuses indications dans cette langue figurant en marge de la partition. Son intervention nous intéresse particulièrement, car c’est indubitablement lui qui va collaborer à la rédaction d’une série de pièces symphoniques que Jaques-Dalcroze tirera du Festival vaudois.
Le festspiel est par essence un genre éphémère, les reprises en étant rendues extrêmement difficiles, tant par son caractère de circonstance que par les effectifs souvent pléthoriques nécessaires à son exécution et les infrastructures scéniques exigées pour sa représentation. Le Festival vaudois n’échappe pas à la règle et l’on peut comprendre que le compositeur, qui s’était engagé corps et âme dans la composition et la réalisation de l’ouvrage, ait souhaité en réutiliser les éléments musicalement les plus saillants et les plus élaborés dans des partitions destinées au concert. Une fois encore, on ne connaît pas les circonstances dans lesquelles ce travail de métamorphose est accompli. Une lettre de Jaques-Dalcroze à son ami Philippe Godet26, datée du 21 juillet 1903 – soit seize jours après la dernière représentation du Festival – livre néanmoins une précieuse information : « Je travaille en ce moment à une symphonie romande et prépare le livret d’un drame lyrique valaisan. » Si ce dernier projet ne semble pas avoir connu de réalisation, la symphonie évoquée par le musicien est sans aucun doute ce qui va devenir les Tableaux romands.
La Bibliothèque de Genève ne conserve pas moins de huit morceaux symphoniques dont le matériel est tiré du festspiel vaudois, en tout ou en partie ; cinq d’entre eux, à en juger par la graphie des manuscrits et les nombreuses indications en italien, ont été orchestrés par ce collaborateur inconnu27 auquel nous faisions allusion ci-dessus. Le travail de ce dernier se fonde indubitablement sur les diverses particelles de la main du compositeur, rédigées sur trois portées et comportant l’ensemble du texte musical, ainsi que de très nombreuses indications d’instrumentation. Ces divers morceaux forment la matière de deux importantes partitions symphoniques : une Suite de ballet et les Tableaux romands. La Suite de ballet, en quatre parties, présente tout d’abord deux fragments du premier acte du Festival vaudois, la Danse des vierges puis la Bacchanale, reprises toutes deux in extenso et réorchestrées, avec les parties chorales redistribuées aux instruments de l’orchestre. Les troisième et quatrième morceaux sont issus tous deux du cinquième acte, dont ils constituent des « montages » d’extraits de la première partie (L’Alpe libre) et notamment du Ballet de fleurs des alpes. Malgré divers aménagements (coupures, transpositions, enchaînements), la Suite de ballet28 suit de très près le texte musical du Festival ; il en va autrement pour les Tableaux romands qui, s’ils tirent l’essentiel de leur matériau du festspiel, font l’objet d’une véritable recréation, comme le souligne la notice du programme de la première audition de l’ouvrage au sixième concert d’abonnement à Genève, le 28 janvier 190529 : « Cette importante œuvre récente de M. Jaques-Dalcroze est construite sur quelques thèmes empruntés au Festival vaudois du même auteur, (…). Les Tableaux romands sont cependant une œuvre complètement nouvelle ; les thèmes utilisés sont traités dans un sens purement symphonique et les cinq parties sont unifiées par l’emploi d’un motif conducteur et générateur unique qui réapparaît dans chaque partie, modifié harmoniquement et rythmiquement. »
Si le compositeur fait bien plus qu’« emprunter certains thèmes » au festspiel, dont il reprend de substantiels fragments, le travail effectué sur cette vaste suite symphonique apparaît en vérité d’une tout autre ampleur que les simples remaniements effectués pour la Suite de ballet. En effet, les Tableaux romands constituent l’ouvrage symphonique le plus vaste jamais composé par le musicien30. Ils s’articulent en cinq grandes pièces de forme libre, unies par un motif conducteur (qui n’est autre que le thème du sol natal, omniprésent tout au long du Festival vaudois), à l’orchestration et à la texture particulièrement riches. Comme souvent chez Jaques-Dalcroze, la partition connaît au fil des exécutions divers remaniements, modifications ou coupures dont témoignent les corrections apportées aux matériels d’orchestre et dont on ne saisit pas toujours l’opportunité, les versions premières étant généralement les plus convaincantes.
L’Alpe s’ouvre par un majestueux choral. Les cors exposent le motif conducteur, puis divers épisodes de caractère bucolique se succèdent (on remarquera les chants d’oiseaux qui rappellent ceux de Siegfried de Richard Wagner, dont Vincent d’Indy se souviendra également dans son Jour d’été à la montagne, exactement contemporain). Commence alors une fête villageoise31, bâtie sur un schéma harmonique en ostinato enchaînant des cellules de huit mesures. Soudain, tout se calme ; de longues tenues des cordes ponctuées par d’innombrables motifs ornementaux des vents s’éteignent progressivement avant qu’une brève coda en crescendo termine la pièce dans un éclatant ut majeur.
Un clocher… au loin est le seul morceau qui ne trouve pas sa source dans le festspiel. Une sombre introduction des bassons et des contrebasses laisse place à une atmosphère chaude et lumineuse. Les cordes, en multiples divisi, dessinent de souples volutes bientôt rejointes par un carillon ininterrompu. Un solo de violoncelle, dialoguant avec les flûtes, se déroule paisiblement dans des couleurs crépusculaires, puis quelques accords d’orgue terminent le morceau dans la douceur.
Le début de Travail reprend celui du Festival Vaudois32, un cortège morne et pesant qui semble symboliser la dureté du labeur quotidien. Les cors entonnent alors une mélodie tranquille et confiante enchaînant deux thèmes du festspiel33. Brutalement, le climat s’assombrit et mène vers l’affirmation du thème conducteur sur un mécanique ostinato de cordes. Un passage apaisé précède le retour solennel du second des deux thèmes mentionnés ci-dessus, puis un bref rappel du cortège initial se fond dans le retour abrégé du premier thème, avant un grand crescendo conclusif.
Le Lac : sur un rythme de barcarolle, une introduction modulante mène vers une douce berceuse murmurée par les cordes, puis vers une ample et sereine mélodie qui n’est autre que la Chanson du Léman du Festival Vaudois34. La mesure devient alors binaire ; un passage de transition ramènera le thème principal dont la structure ternaire se superpose aux mesures à 4/4 des cors et trompettes. Une brève coda, quelques irisations de flûte, et tout finit « perdendosi ».
Kermesse reprend textuellement le long prélude orchestral placé au début du deuxième acte du Festival, dont le thème principal n’est autre qu’un avatar du thème conducteur. Il est impossible de décrire les multiples épisodes de ce morceau haut en couleur. Fifres et tambours, danses de jongleurs (on reconnaît au passage l’introduction de la Chanson du papegay et la Chanson des quatre fous, tirées du Jeu du feuillu), défilé de soldats en armes, tout concourt à recréer l’atmosphère d’une fête médiévale. L’étonnante invention rythmique du musicien et l’ingéniosité de l’instrumentation donnent du relief à cette page qui, pour être débordante de fantaisie, n’en reste pas moins fermement structurée dans sa forme et dans son parcours tonal. Comme on peut s’en douter, c’est une dernière et triomphale affirmation du motif du sol natal qui constitue la conclusion du morceau.
Datant d’une époque où les compositeurs suisses sont très préoccupés par l’expression de leur identité (Les Armaillis de Gustave Doret, représentés en 1906, sont composés en 1902, les esquisses d’Helvetia d’Ernest Bloch remontent à 1900), les Tableaux romands apparaissent comme la seule partition symphonique « nationale » de la Suisse romande que l’on pourrait, sans établir aucune comparaison d’ordre stylistique ou esthétique, mettre en parallèle avec les cycles Ma Patrie de Bedřich Smetana pour les pays tchèques, ou Lemminkäinen de Jean Sibelius pour la Finlande. Certes, l’œuvre n’est pas exempte de défauts et on peut lui reprocher une certaine prolixité, notamment dans son abondance d’éléments pittoresques, ainsi que son orchestration un peu lourde. Malgré tout, l’ouvrage, habilement et soigneusement construit, mérite de sortir de l’oubli par la fantaisie de son inspiration et la richesse de son matériau mélodique.
Depuis 2000, des enregistrements discographiques ont permis de jeter un regard nouveau sur les partitions dalcroziennes, dont certaines n’avaient pas été exécutées depuis près d’un siècle. Le plus grand danger, dans un processus de réévaluation de l’œuvre d’un créateur, est de céder à la tentation de placer celle-ci trop haut. Dans le cas de l’auteur de Janie, il faut d’emblée situer les limites d’une production certes extrêmement abondante, mais inévitablement très inégale. Cependant, quelque restriction que l’on puisse formuler à l’égard d’un compositeur dont le sens critique a sans doute été quelque peu émoussé par le jaillissement créateur, l’œuvre de Jaques-Dalcroze – et notamment sa musique symphonique – est loin de mériter l’ostracisme qui la frappe depuis si longtemps. Le compositeur doit être reconnu pour l’exceptionnelle générosité et le constant renouvellement de son inspiration mélodique, ainsi que pour son ingéniosité et son caractère volontiers ludique, notamment dans le domaine rythmique, qui donnent tout leur prix à la plupart de ses partitions.
Emile Jaques-Dalcroze souffrit pendant ses dernières années de l’oubli dans lequel étaient tombées ses œuvres auxquelles il tenait le plus – tels l’oratorio La Veillée ou l’opéra-comique Les Jumeaux de Bergame – et il faut savoir gré à Samuel Baud-Bovy d’avoir été l’un des seuls à jouer fidèlement la musique du vieux maître. Nous conclurons en citant quelques extraits d’un texte manuscrit inédit, conservé dans les archives familiales :
C’est surtout à partir de 1937 (…) que je revis souvent Monsieur Jaques. Dès lors, je m’efforçai, par des reprises de ses principales œuvres, d’atténuer l’impression d’abandon que ressentent si douloureusement les artistes âgés. Pour cet amoureux de la vie, du mouvement, vieillir fut un laborieux apprentissage. (…) C’est ce Monsieur Jaques âgé au souvenir duquel je reste attaché. Il avait su vieillir : les chagrins, les déceptions n’avaient pas atteint ses facultés d’enthousiasme (…). Il avait appris qu’il n’est pas si simple d’aimer, de sourire à la vie : mais son amitié, son affectueux, son malicieux sourire n’en avaient que plus de prix.
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1 Lettre autographe d’Emile Jaques-Dalcroze à Samuel Baud-Bovy [s.l.n.d]. Archives familiales Baud-Bovy. Ce document, ainsi que tous ceux provenant des archives de famille, nous ont été aimablement communiqués par Mme Françoise Sallin-Baud-Bovy.
2 Daniel Baud-Bovy (1870-1958). Ecrivain, poète, historien d’art. Il dirigera notamment le Musée Rath et l’Ecole des Beaux-Arts de Genève. En collaboration avec Henri Cain, il écrira les livrets des autres poèmes alpestres que sont Les Armaillis et Le Nain du Hasli, dont Gustave Doret composera la musique. Outre ses œuvres littéraires, il consacrera des ouvrages à des peintres genevois tels que W. A. Töpffer, Hodler, Menn et Hugues Bovy. Il fournira à Jaques-Dalcroze le livret d’une Blanche-Neige, à laquelle il travaillera entre 1905 et 1910 environ, et dont la musique ne sera jamais achevée. Dans les premières années du XXe siècle, le compositeur écrira également un recueil de Trois Chansons sur des textes de D. Baud-Bovy (Bibliothèque de Genève, cote Ms. Mus. 615/4).
3 Albert Malsch ou Malche (1876-1956), éminent pédagogue, accomplit sa carrière dans le cadre du Département de l’instruction publique du Canton de Genève. Directeur de l’enseignement primaire, professeur de pédagogie à l’Université, puis conseiller d’Etat en charge de l’instruction publique (1927-1930), il sera appelé par le gouvernement turc pour réorganiser l’Université d’Istanbul.
4 Littéralement « jeu de fête », le festspiel consiste en un vaste spectacle populaire avec chant, danse, voire déclamation, mobilisant une foule de participants non professionnels, issus de toutes les classes de la population. Il est généralement lié à une commémoration historico-patriotique, telle que l’anniversaire de l’entrée d’un canton dans la Confédération helvétique, ou à une réjouissance populaire ou civique, telle qu’une fête de chant, un tir fédéral ou les fameuses Fêtes des vignerons célébrées à Vevey.
5 Archives familiales Baud-Bovy.
6 Cette information figure notamment dans l’article du Dictionnaire des musiciens suisses, Atlantis Verlag, Zurich 1964, p. 39. Malgré les patientes recherches de Mme Isabelle Hirt, bibliothécaire responsable, dans les archives de l’Institut Jaques-Dalcroze, il ne nous a pas été possible de trouver la trace du cursus de Baud-Bovy.
7 Fonds Emile Jaques-Dalcroze, département des manuscrits (sans cote).
8 La partition chant et piano du Petit roi qui pleure a été ultérieurement publiée par les éditions Henn, à Genève, en 1954, suivie, dix ans plus tard, de la version orchestrée par Bernard Reichel.
9 Conservés aujourd’hui à la Bibliothèque de Genève (département des manuscrits), les manuscrits des œuvres de Jaques-Dalcroze ont fait l’objet d’un remarquable inventaire dressé en 1990 par Mme Karine Saxer.
10 Edouard Combe, « A propos d’un jugement », La Vie Musicale, n° 7-8, 1ère année, 18 décembre 1907, p. 111-114.
11 Seule la partition chant et piano du Poème alpestre a été publiée (Genève, Mmes Chouet et Gaden, s.d. [1896]).
12 Emile Jaques-Dalcroze, Refrains bellettriens, L’Internationale artistique littéraire et musicale, Vevey 1891.
13 Chansonnier des Sociétés de Belles-Lettres de Lausanne, Genève et Neuchâtel, Eggimann, Genève, 1898.
14 Jaques-Dalcroze composa la musique de trois revues locales (On restaure [1895], Des chansons ! [1896], Respect pour nous ! [1898]). Si la musique des deux dernières nous est parvenue sous la forme de partitions ne comportant que la ligne de chant, celle de On restaure (donnée en faveur de la restauration de la cathédrale St-Pierre) est perdue, à l’exception d’une Valse des Mouettes, publiée séparément. On en conserve en revanche le texte des couplets, publié sous forme d’un livret (Imprimerie L. F. Jarrys, Genève 1895). La pièce se termine par des Couplets à Genève, sur lesquels la mélodie de La maison rouge et verte s’adapte parfaitement.
15 Quatre lettres de Jaques-Dalcroze à Samuel Baud-Bovy (23.03.1939, 21.05.1939, 02.05.1943, s.d. [mars 1948]) font allusion à cette œuvre que son auteur considérait comme sa préférée et qu’il aurait aimé voir exécuter par son disciple à la tête de la Société de Chant Sacré. Ce projet semble, malheureusement, être resté lettre morte.
16 L’Institut de Hellerau, près de Dresde, avait été fondé en 1910 pour permettre à Jaques-Dalcroze d’enseigner et de diffuser sa méthode, ainsi que de réaliser des spectacles selon ses idées et celles du peintre et scénographe genevois Adolphe Appia. Foyer culturel d’une extraordinaire vivacité, l’Institut de Hellerau verra défiler l’élite culturelle de toute l’Europe. Ses activités seront malheureusement interrompues par la Première Guerre mondiale.
17 Peu connu, ce recueil contient néanmoins l’une des plus célèbres chansons de Jaques-Dalcroze : Tout simplement.
18 Une chronique du Journal de Genève du 24.01.1902, annonçant les représentations du festspiel pour l’année suivante, donne une description quasi définitive du contenu de chaque acte, ce qui laisse penser qu’à cette date le livret, au moins, était quasiment achevé.
19 Ajoutant à cette occasion la reprise de la dernière phrase (« Tu m’as dit d’aimer et j’obéis (…) ») avec l’intervalle de septième mineure, forme sous laquelle le morceau a acquis sa popularité.
20 Chanson du roi et de la reine, Hymne au printemps, Chanson des maïenzettes, Chanson des marmousets de mai, Chanson des vieux maïenzets.
21 Bibliothèque de Genève, dépôt Foetisch-Henry, cote Ms. Mus. 812-816.
22 Compositeur, critique musical et musicographe, Edouard Combe (1866-1943) fut un acteur extrêmement actif de la vie musicale romande au tournant du XXe siècle. Il fait partie des fondateurs de l’Association des Musiciens Suisses. Un grand nombre de ses œuvres sont malheureusement perdues.
23 Jacques Burdet, La Musique dans le canton de Vaud au XIXe siècle, Payot, Lausanne 1971, p. 250-257.
24 Henri Kling (1842-1918) était un musicien d’origine franco-allemande, naturalisé suisse et établi à Genève. Corniste, musicologue et compositeur extrêmement prolifique, il écrivit d’innombrables morceaux pour fanfare et orchestre d’harmonie et laissa plusieurs ouvrages théoriques consacrés aux instruments à vent.
25 Ses interventions se situent dans les actes I, III et V.
26 Bibliothèque Publique et Universitaire de Neuchâtel, cote Ms 3164.43 (102). Ecrivain neuchâtelois, ami et confident de Jaques-Dalcroze, Philippe Godet (1850-1922) écrivit le livret du premier ouvrage lyrique du musicien, Janie, idylle musicale en trois actes, créée au Grand Théâtre de Genève le 13 mars 1894. Les deux hommes entretinrent entre 1886 et 1920 une importante correspondance, particulièrement riche pour les années 1891 à 1903.
27 Le nom de ce celui-ci a figuré sur les partitions des troisième et quatrième mouvements de la Suite de ballet et sur l’une des partitions du troisième mouvement (Travail) des Tableaux romands. Malheureusement, il a dans tous les cas été gratté ou biffé. Subsistent néanmoins des dates sur chacun de ces documents : respectivement 29 octobre, 17 octobre, et 26 septembre 1903 (BGE, Ms. Mus. 596/5, Ms. Mus. 603/2 et Ms. Mus. 605/6). En plus de ces deux morceaux, son écriture apparaît également sur les manuscrits du deuxième mouvement de la Suite de ballet, et sur celui de L’Alpe, mouvement initial des Tableaux romands.
28 Créé à Lausanne le 9 janvier 1904, l’ouvrage ne semble pas avoir connu d’autres exécutions.
29 L’Orchestre du Théâtre de la Ville de Genève était dirigé par l’auteur lui-même.
30 Les partitions manuscrites et imprimées, ainsi que les matériels d’orchestre, sont conservés à la Bibliothèque de Genève (Ms. Mus. 605-607, et dépôt Foetisch-Henry, Ms. mus. 985-1025). L’orchestration des premier et troisième mouvements a été effectuée par le collaborateur mentionné ci-dessus. Le deuxième mouvement a été orchestré par le compositeur lui-même, ainsi qu’en témoigne le manuscrit de la partition ; le quatrième morceau figure sous la forme d’une copie à l’encre par un tiers, superposée, semble-t-il, à un manuscrit autographe au crayon préalablement effacé. Malheureusement, aucun manuscrit du cinquième mouvement n’a été conservé.
31 Empruntée au cinquième acte du Festival vaudois (partition chant et piano, W. Sandoz, Neuchâtel, p. 298-300).
32 Partition chant et piano, p. 1 à 3 (cinquième mesure).
33 Situés respectivement au cinquième acte (Entrée des braves, mesures 1 à 16, partition chant et piano, p. 279-280) et au troisième acte, chœur suivant le récit de Pierre Viret (partition p. 133, mesures 6 à 13).
34 Pour cet épisode, Jaques-Dalcroze se livre à un ingénieux montage de fragments du quatrième acte. Le mouvement s’ouvre par l’introduction de la Chanson du Léman (partition chant et piano, p. 227, 30e mesure, p. 228, dernière mesure) enchaînée au prélude ouvrant ce quatrième acte (partition, p. 201 à 202, 3e mesure). Le compositeur remplace une séquence en forme de « quodlibet » sur des chants patriotiques par quatorze mesures nouvelles qui font le lien avec la Chanson du Léman proprement dite (partition, p. 229s.).