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Samuel Baud-Bovy et la recherche musicale en Crète, 1954

Lambros LIAVAS

C’est pour moi un honneur et une joie que de participer à cette rencontre consacrée à la personnalité et à l’œuvre de Samuel Baud-Bovy, en qui nous autres musicologues grecs reconnaissons le savant qui a ouvert des voies nouvelles à l’étude de la musique traditionnelle de notre pays. En effet, Baud-Bovy nous a fait passer de la simple description du folklore musical à la science de l’ethnomusicologie avec sa méthode analytique et comparative ; il a placé la musique traditionnelle grecque au centre de l’intérêt, dans le cadre des Balkans et de la Méditerranée orientale.

Ce qui ajoute encore à l’honneur et à la joie que nous éprouvons, c’est de pouvoir vous présenter aujourd’hui le volume consacré aux enregistrements réalisés par Baud-Bovy en Crète en 1954 avec la collaboration des Archives musicales de folklore de Melpo Merlier et le soutien du Fonds national suisse de la recherche scientifique. Les deux volumes qui viennent de paraître, édités par les Archives musicales de folklore du Centre d’études d’Asie Mineure à Athènes, avec le généreux appui du Fonds Samuel Baud-Bovy de Genève, sont le complément de l’ouvrage publié par Baud-Bovy en 1972 sous le titre Chansons populaires de Crète occidentale, qui avait pour sujet les chants dits « rizitika ».

Les nouveaux volumes contiennent dans la première partie l’historique et la méthodologie de la recherche menée en 1953-54, alors que la seconde partie est consacrée aux chansons et aux airs de danse de la Crète centrale et orientale. Elle offre en traduction grecque 10 textes théoriques de Baud-Bovy, 67 transcriptions détaillées des mélodies et les enregistrements correspondants sur deux disques numériques.

Je tenterai ici de vous présenter les caractéristiques de la recherche musicale réalisée en Crète il y a un demi-siècle et sa valeur d’œuvre de pionnier ; je montrerai ensuite de quelle manière nous avons élaboré cette édition, qui constitue la première tentative de mettre en valeur la richesse des inédits déposés dans le Fonds Samuel Baud-Bovy.

Baud-Bovy, après les deux volumes de chansons recueillies dans le Dodécanèse (1935 et 1938) et l’achèvement de sa thèse de doctorat consacrée aux textes de ces chansons (1936), a compris que pour entreprendre l’étude systématique de leurs mélodies et leur commentaire analytique, il avait besoin de connaître la tradition musicale d’autres régions du monde grec, avec lesquelles les îles du Dodécanèse avaient des contacts et des échanges. « Je me suis rendu compte, note-t-il, qu’il n’était pas possible de parler de la musique du Dodécanèse avant d’explorer, disons, celle de la Crète, et avant de connaître celle des centres urbains de l’Asie Mineure. » Il devenait dès lors évident qu’une recherche musicale systématique, ayant pour but des monographies sérieuses sur telle région précise de l’hellénisme, supposait un cadre organisé et une méthode qui mettrait en œuvre les instruments et la dynamique de la musicologie comparative. Telle était la pensée qui a guidé Baud-Bovy au début des années cinquante, lorsqu’il assistait aux congrès internationaux en qualité de membre des Archives internationales de musique populaire, en collaboration avec l’ethnomusicologue roumain Constantin Brăiloiu, restant toujours attentif aux recherches et aux publications de Béla Bartók, de Claudie Marcel-Dubois, de Walter Wiora et d’autres pionniers de l’ethnomusicologie dans le domaine de la musique traditionnelle européenne.

En Grèce, on trouvait à l’avant-garde de cette réflexion les Archives musicales de folklore de Melpo Merlier-Logothéti, qui avait été – comme Baud-Bovy – l’élève d’Hubert Pernot à l’Institut néohellénique de la Sorbonne, et qui avait déjà développé ses idées en la matière en 1935, dans son ouvrage Le folklore musical en Grèce. C’est d’ailleurs Melpo Merlier qui encouragea Baud-Bovy à faire sa première enquête dans les îles du Dodécanèse, alors sous domination italienne ; l’étape suivante devait être la Crète car, comme le notait Baud-Bovy au début des années cinquante, « nous ne disposons sur cette île au folklore si riche et aux traditions si anciennes que de quelques collections d’importance inégale et d’environ 30 disques enregistrés en 1930 et 1931 ».

La préparation de la mission en Crète fut confiée à deux collaboratrices des Archives Merlier, Aglaïa Ayoutanti et Despina Mazaraki. En 1953, en l’espace de quarante jours, elles ont parcouru l’île entière et récolté des informations précieuses sur le répertoire musical de chaque département, sur les meilleurs chanteurs, les anciens instruments de musique et les interprètes.

Le « carnet de route » et le « rapport de travail » rédigés par Aglaïa Ayoutanti, ainsi que l’exposé de Despina Mazaraki sur « les premières impressions que l’on retire de la musique populaire crétoise », sont publiés intégralement dans notre ouvrage en tant que précieux témoignages sur l’image de la grande île à l’époque ; ils montrent aussi le zèle déployé par les deux musicologues. Les contacts qu’elles prirent et le matériau qu’elles localisèrent alors eurent une influence décisive – comme Baud-Bovy lui-même le reconnaît à plusieurs reprises – sur le déroulement efficace et rapide de la mission principale, du 4 au 24 avril 1954, qui permit en moins d’un mois de récolter plus de 280 chansons et danses de toute la Crète. En se fondant sur les observations d’Ayoutanti et Mazaraki, Baud-Bovy, dans sa lettre du 21 octobre 1953 au professeur Henri de Ziegler, vice-recteur et président de la commission de l’Université de Genève, demanda une subvention du Fonds national suisse pour sa participation à la mission envisagée. On y lit entre autres : « Jusqu’à ce jour, (…) un budget de 1900 Fr. » La demande fut aussitôt accordée par le Conseil du FNS qui, en date du 2 décembre 1953, alloua la somme de 2000 francs au professeur Samuel Baud-Bovy de Genève, pour réaliser une mission de recherche en Crète au printemps de 1954 ayant pour but la récolte d’échantillons littéraires et musicaux de la chanson populaire grecque.

La méthode et l’importance de la recherche menée en Crète

Cette recherche menée en Crète a une importance particulière pour l’histoire de l’ethnomusicologie en Grèce ; il s’agit en effet du premier relevé à grande échelle, qui visait délibérément et systématiquement à couvrir dans son ensemble une région étendue et complexe comme l’île de Crète par des enregistrements sonores réalisés sur le terrain.

Tous les relevés précédents avaient été faits « d’oreille et sur dictée », le musicologue notant sur le papier, en notation byzantine ou occidentale, la mélodie entendue de la bouche du chanteur. Ainsi avaient procédé Constantin Psachos, Georges Pachticos, Simon Karas, et Baud-Bovy lui-même dans le Dodécanèse. Plus tard, les enregistrements furent réalisés dans des locaux spécialement aménagés où l’on transportait les lourds appareils de prise de son, comme lors de la campagne historique de 1930 menée par le « Syllogue pour l’enregistrement des chansons populaires » à l’initiative d’Hubert Pernot et de Melpo Merlier, comme aussi lors des gravures commerciales sur disque de gramophone 78 tours.

L’équipement de la recherche en Crète comprenait deux magnétophones à ruban : un volumineux Perfectone et un autre plus léger à ressort, que la Radio suisse romande avait mis à la disposition de Baud-Bovy. Il s’agissait de l’invention récente de Kudelsky à Lausanne, l’ancêtre du magnétophone Nagra qui resta, jusqu’aux années quatre-vingt où s’imposa le son numérique, l’outil le plus pratique et le plus fiable pour les prises de son sur le terrain et les recherches musicales du cinéma et de la télévision. Le rôle de « technicien du son » fut assumé par le fils de Baud-Bovy, Manuel, alors âgé de vingt ans, et par son ami Dominique Bron, frère de Michelle Bouvier, qui avec Bertrand Bouvier faisait lui aussi partie de l’équipe de recherche.

Comme le note Baud-Bovy, « l’application et l’inventivité des deux jeunes gens nous permirent de tirer le meilleur parti de l’équipement dont nous disposions, et cela dans des conditions de prise de son extrêmement difficiles ». La réaction des gens était tout à fait caractéristique : dans certains villages (par exemple à Yeryeri), ils demandèrent à entendre les enregistrements juste après leur réalisation ; le magnétophone les diffusait du haut du balcon de l’auberge, au milieu de la gaîté générale et des commentaires sur la qualité des interprétations.

Le transport des appareils et leur fonctionnement posaient problème : les pannes étaient fréquentes et, dans les nombreux villages encore sans électricité, il fallait recourir à une génératrice (fournie par la Mission américaine d’Athènes) qui fonctionnait à l’aide d’une batterie d’automobile. Malgré tout, la possibilité d’enregistrer sur ruban magnétique des chansons entières et des airs de danse avec leurs répétitions, sans les limites de temps qu’avaient imposées le cylindre ou la plaque enduite de cire, faisait à l’époque l’effet d’un grand luxe !

Le résultat de cette évolution technologique, qui permettait d’enregistrer « à foison » sur ruban magnétique de longues chansons et des airs instrumentaux développés, fut la possibilité de noter sur la portée musicale des transcriptions qui n’étaient plus sténographiques et sommaires, souvent limitées à la première phrase musicale ou à la première strophe d’une chanson. De plus, la possibilité d’écouter les enregistrements à demi-vitesse du magnétophone, une octave plus bas, rendait perceptible au musicologue et lui permettait de noter avec une plus grande précision le détail des ornements et les subtiles variantes mélodiques et rythmiques d’une chanson donnée ou d’un air instrumental.

Cela rendit possibles des notations musicales « verticales » détaillées plaçant les répétitions d’une phrase musicale sous son premier énoncé : pour le chercheur, c’est la base de l’analyse critique et de l’examen comparatif de la structure et du fonctionnement d’une mélodie traditionnelle ; ce procédé éclaire la notion de « variations » et de transformations successives d’un air en fonction du lieu, du moment et des conditions de son exécution.

Baud-Bovy reste le maître incontesté de l’analyse structurelle et de l’étude comparative des variantes dans le domaine de la musique grecque traditionnelle, et l’un des plus éminents dans la littérature ethnomusicologique internationale. Ses partitions constituent des modèles d’analyse systématique et de représentation visuelle des techniques et des plans qui président à la genèse et à l’évolution d’une mélodie à travers ses variations incessantes, en relation étroite avec les paroles d’une chanson ou les spécificités organologiques des instruments de musique employés.

Cette façon d’envisager la musique populaire comme un système vivant en variation continue, d’une exécution à l’autre (et cela, chez le même instrumentiste ou chanteur), a amené Baud-Bovy à prendre conscience de la « relativité » des transcriptions musicales, loin de la notion d’« œuvre » de la musique savante occidentale qui, en principe, est exécutée telle quelle, sans changement. Cependant, la nécessité d’analyser et de classer typologiquement les variantes rencontrées, en fonction du genre musical ou du répertoire correspondant, imposait à Baud-Bovy une contrainte préalable : chercher à relier les caractéristiques musicales au cadre historique et social. Ainsi, le carnet de notes de la campagne de Crète, conservé dans le Fonds Baud-Bovy à Genève, nous apprend que pour chaque chanteur rencontré sur le terrain, il fallait noter le nom, l’âge, le lieu de naissance, le domicile, l’état civil, le niveau d’études ; à mentionner également, s’il avait voyagé et fait son service militaire, s’il pratiquait un autre répertoire en plus du populaire, s’il jouait d’un instrument de musique et s’il dansait. De même, pour chaque chanson enregistrée, il fallait noter son appellation locale ou ses premiers vers, la date et le lieu de l’enregistrement, la personne qui l’avait enseignée au chanteur, et si d’autres personnes la connaissaient dans le même village, ou encore si elle était exécutée à une fin déterminée ou dans des circonstances particulières.

Baud-Bovy rapporte combien il est difficile de convaincre les femmes de confier aux chercheurs des chansons qu’elles considèrent comme leur répertoire personnel, telles les berceuses et les lamentations funèbres. Il confirme l’aisance naturelle avec laquelle D. Mazaraki établit un contact amical avec les informateurs, en particulier les femmes, et il critique au contraire la mentalité quelque peu « scolaire » avec laquelle A. Ayoutanti organise la recherche. Il est caractéristique que lui-même, à plus d’une reprise, s’est ingénié à composer des distiques de circonstance, de manière à montrer qu’il respectait les convenances et participait au rituel du divertissement crétois, répondant par des couplets improvisés aux apostrophes chantées que lui adressait l’assistance.

Si cette recherche présente quelques « lacunes » méthodologiques (que nous signalons dans l’introduction de l’ouvrage) par rapport aux données nouvelles offertes ensuite par l’évolution du « regard » ethnomusicologique, ces défauts doivent être considérés comme dus au caractère de « sauvetage » qu’avaient les deux missions crétoises. L’accent étant mis sur le caractère local du répertoire et ses interprètes menacés de disparition, il devenait prioritaire de constituer un échantillonnage complet du matériau originel. Quoi qu’il en soit, si l’on peut parler de lacunes, elles ne diminuent en rien la valeur historique de cette œuvre de pionnier en regard de la réalité grecque de l’époque. Ce point est déjà souligné dans la première présentation systématique des résultats de la recherche en question, à savoir dans l’édition de 1972 des chansons « rizitika ».

Du livre sur les « rizitika » (1972) à l’édition de 2006

L’édition du premier volume consacré aux chants et aux airs de la Crète occidentale constitue une étape et un point de référence dans l’histoire de l’ethnomusicologie en Grèce, même si sa diffusion fut limitée en raison de sa rédaction en français et d’un tirage restreint à mille exemplaires. Elle n’a pas eu l’impact mérité auprès de la communauté scientifique et des amis de la musique traditionnelle.

Fidèle à ses principes, Baud-Bovy avait réuni dans son ouvrage 136 mélodies classées, selon leurs variantes, en 50 groupes de chants « similaires ». Par leur analyse musicale et littéraire et la comparaison avec des exemples pris dans d’autres régions du monde grec, il tentait d’identifier « les raisons qui rendent la chanson de la Crète occidentale si différente des chansons des autres régions de la Grèce ». En outre, en comparant leur structure mélodique et leurs schémas strophiques avec les plus anciennes mélodies populaires consignées dans un manuscrit du mont Athos (au monastère des Ibères), il put montrer que dans les chants « rizitika », « nous rencontrons une tradition ancestrale, étroitement liée au chant ecclésiastique byzantin ».

Comme en témoignent les manuscrits conservés dans le Fonds Baud-Bovy de Genève, la parution du volume consacré à la Crète occidentale n’a pas mis un terme au travail systématique sur les matériaux de la Crète centrale et orientale, qui s’est traduit aussi par des études ponctuelles sur les chansons rimées à contenu historique, les berceuses, les chansons de noces, les déplorations funèbres, les instruments de musique et les danses. Trois de ces études (sur les airs des chansons rimées et l’air dit « de Rotokritos », sur la danse basse de La Canée et sur l’évolution morphologique de la « lyra ») ont d’abord paru en autant d’articles publiés entre 1976 et 1981, alors que la majeure partie des transcriptions musicales analytiques et des notes manuscrites afférentes est restée inédite.

En assumant, en janvier 1987, deux mois à peine après la mort de Baud-Bovy, la tâche de réunir et classer ses papiers, et d’organiser ses archives musicologiques léguées au Conservatoire de Musique de Genève, puis d’en publier le catalogue raisonné, nous avons d’emblée constaté la grande quantité et la qualité des matériaux inédits restant de la recherche en Crète.

Nous avons proposé un spécimen de ces enregistrements dans un disque compact intitulé Grèce : Chansons et danses populaires. Collection Samuel Baud-Bovy, édité en 1989 avec le concours de Laurent Aubert par les Archives internationales de musique populaire et le Musée d’ethnographie de Genève. Ce disque a été honoré d’un prix de l’Académie Charles Cros.

Parallèlement, dès 1990, nous avons envisagé avec Manuel Baud-Bovy et Bertrand Bouvier de publier les matériaux relatifs à la Crète centrale et orientale, accompagnés d’un échantillon plus large de transcriptions, en complément au volume consacré à la Crète occidentale. Il nous a paru approprié de publier l’ouvrage posthume en langue grecque, son contenu intéressant avant tout la communauté scientifique et pédagogique grecque. Nous avions d’ailleurs entrepris de traduire en grec certains des articles publiés, en collaboration avec D. Mazaraki, peu avant sa mort survenue en janvier 1989.

Par la suite, la mise au net des notes manuscrites de Baud-Bovy s’avéra un travail extrêmement complexe, du fait qu’elle impliquait dans bien des cas un véritable « décryptage » de son écriture, des références abrégées et des codes sténographiques qu’il utilisait. De surcroît, dans plusieurs des unités partielles, nous avons rencontré jusqu’à cinq versions successives du même texte avec des différenciations de l’une à l’autre, des adjonctions et des corrections ultérieures qui rendaient une recomposition nécessaire. Dans les textes résultant de la collation critique des manuscrits, nous nous sommes efforcés de formuler le plus fidèlement possible les questions que Baud-Bovy se posait à propos de chaque répertoire.

En tête des différents articles réunis dans notre volume, nous avons placé une notice sommaire sur l’état où nous avions trouvé les manuscrits en question, leur contenu exact et les options qui ont prévalu dans l’effort de recomposition. Notre avancée dans le labyrinthe des manuscrits de Baud-Bovy a été facilitée par sa fille, Françoise Sallin-Baud-Bovy, qui a joué le rôle d’Ariane pour la lecture des textes et l’établissement de la version originale française.

Une fois le travail de collation et de recomposition des originaux effectué, il s’est agi de produire en traduction grecque un texte « définitif », combiné avec les exemples musicaux qui l’illustrent, avec les transcriptions musicales correspondantes dans le fascicule des partitions et le matériel photographique disponible ; il a fallu en outre rechercher, vérifier et compléter les notes et les références.

Les renvois à la bibliographie et à la discographie établis par Baud-Bovy lui-même ont été incorporés aux chapitres respectifs ; à la fin du volume, nous avons tenté de rédiger la bibliographie la plus complète possible de son œuvre, aussi bien dans le domaine de la musique grecque traditionnelle que dans celui de la musique savante occidentale, de manière à donner au lecteur une image de l’activité complète du musicologue.

Il nous a paru indispensable d’inclure dans cet ouvrage les exposés-rapports et les notes journalières de Mmes Ayoutanti et Mazaraki concernant l’exploration préliminaire de 1953, ainsi que le journal tenu par Baud-Bovy et le bilan qu’il a dressé de la mission principale en 1954. Ces textes, dont chacun met en relief la personnalité respective des trois auteurs, sont de la plus grande utilité pour qui veut suivre l’historique de la mission et les méthodes employées.

Le lecteur a le privilège de devenir le compagnon de route de la recherche : en lisant le journal de Baud-Bovy, il sourit de son humour délicat, se laisse charmer par la disposition poétique et le lyrisme spontané qui marquent ses descriptions de la nature printanière de la Crète. Avec sa conscience « écologique » bien suisse, en sa qualité d’ami de la nature et d’amateur d’antiquités héritée de son père Daniel, il fait passer dans ses récits les couleurs et les parfums de la campagne crétoise, il décrit sa flore avec la précision du naturaliste et nous sert de guide sur les sites archéologiques avec la passion d’un voyageur d’autrefois. C’est dans ce cadre géographique plein de charme que viennent s’insérer les chants, les airs et les danses, combinés avec les portraits expressifs des informateurs rencontrés ; les descriptions détaillées des us et coutumes (noces, baptêmes, solennités pascales) constituent de précieux témoignages sur le folklore crétois de l’époque.

Mention spéciale doit être faite des observations de Baud-Bovy sur la succession des chants au cours des réjouissances crétoises ; on voit qu’il en percevait le caractère rituel et la structure définie, qui faisaient de ces chants bien autre chose qu’une succession fortuite de mélodies. On relèvera également l’importance qu’il attachait à la spécificité locale de chaque production, en plus de son caractère général « pancrétois ».

C’est là encore un intérêt particulier de cette enquête : les deux missions en Crète ont été réalisées à une époque transitoire et critique, marquée par l’urbanisation croissante de l’île et l’établissement d’un réseau routier mettant désormais en communication des régions jusqu’alors isolées : la Crète occidentale avec la Crète centrale et orientale, la côte septentrionale avec la côte méridionale.

Au niveau de la musique, les incidences de cette évolution se font sentir dans la diffusion de nouveaux instruments et la prédominance de la « paire » formée par la lyra crétoise moderne avec le luth, ou par le violon avec le luth, qui remplace l’ancienne « paire » lyra-luth. Ces instruments sont désormais joués par des virtuoses professionnels connus, qui se produisent dans les premières « tavernes crétoises » d’Héraclion et de La Canée. Le disque, où ils ajoutent souvent des compositions « personnelles », contribue à leur célébrité aussi bien dans l’île que dans les « colonies » crétoises d’Athènes, du Pirée et de la diaspora. On notera sur ce point la remarque désabusée d’un vieillard crétois enregistré par A. Ayoutanti, déclarant à propos du fameux Dermitzakis de Sitia qu’il « joue la danse bondissante d’après des notes ». C’est ainsi que se produisit graduellement l’élargissement d’un répertoire local donné, avec des influences pancrétoises et panhelléniques véhiculées par le disque, la radio et la télévision. Voici le tableau que brosse A. Ayoutanti à Kritsa : « A peine assis, je leur ai exposé le but de notre visite. On entendit alors la retransmission par la radio de musique légère, de chansons et de danses à la mode. Cela m’a complètement gâté l’atmosphère. Tous les cafés ont la radio et captent sans arrêt Athènes, Thessalonique et La Canée. Et par-dessus le marché, l’aide américaine du plan Marshall a offert à la commune une radio avec génératrice et accessoires divers, un haut-parleur qui porte à 4 ou 5 kilomètres. La radio est placée dans la maison communale, et le haut-parleur juché au sommet du toit se voit de loin. »

Un dernier détail qui frappe dans les notes journalières est la mention de divers « érudits », autoproclamés gestionnaires de la tradition, rencontrés dans les centres urbains de Crète, qui avaient la prétention de mettre en avant une image folklorique embellie des traditions de l’île en établissant des liens arbitraires avec l’Antiquité, de peur de « ridiculiser la Crète en offrant à l’Europe les productions d’un joueur de lyra inculte ».

Il faut souligner encore le fait que Baud-Bovy, grâce au recul qu’il avait en tant que chercheur étranger, mais aussi avec son amour et son intérêt de philhellène, a abordé et analysé le matériau recueilli avec objectivité, dans un esprit scientifique ; il n’a pas hésité à mettre en lumière, sans crainte ni passion, les échanges et les emprunts continuels qui caractérisent les traditions de la Crète, tout comme celles de la mer Egée en général – échanges et emprunts qui confèrent expressivité, richesse et variété à la musique et aux traditions culturelles de la région.

Dans le dernier article de notre publication, intitulé « Sur le rythme de quelques chansons crétoises » et issu d’une communication au Congrès international de Palerme en juin 1954 – deux mois à peine après la mission – Baud-Bovy note qu’il a recherché dans la musique crétoise moderne des survivances du pied « crétique » de la métrique antique, composé d’une longue suivie d’une brève et d’une longue. Il est révélateur que sa grande admiration pour la tradition antique ne l’entraîne cependant pas à lui vouer un attachement arbitraire en lui faisant établir un lien aventureux entre le rythme de 5/8 de certaines chansons (notamment l’air d’Erotocritos) et le mètre antique. Au contraire, il analyse cette structure rythmique en utilisant la récente découverte de son collègue des Archives internationales de musique populaire de Genève, l’ethnomusicologue Constantin Brăiloiu : le principe du giusto syllabique bichrone, de diffusion mondiale. Cette option de Baud-Bovy confirme la largeur de ses vues scientifiques, libres de préjugés ou d’idées fixes, comme aussi le fait que dès les années cinquante, il a délibérément abordé la musique grecque avec les outils modernes de l’ethnomusicologie en tant que musicologie comparative, pour introduire et promouvoir son champ de recherche auprès de la communauté scientifique internationale.

Enfin, nous tenons à mentionner et à remercier les amis et collaborateurs dont la contribution décisive a permis la réalisation de l’ouvrage qui fait l’objet de cette communication.

Nous avons bénéficié du précieux et constant appui de Manuel Baud-Bovy et de Bertrand Bouvier, toujours accueillants lors de nos séjours successifs à Genève, de nos discussions au Conservatoire de Musique où est déposé le Fonds Samuel Baud-Bovy, et de notre collaboration durant bien des années ; ils nous ont permis de résoudre quantité de problèmes et d’élucider nombre de points obscurs. Sans leurs connaissances, leur engagement et leur intérêt pour l’œuvre entreprise, nos erreurs et omissions seraient assurément beaucoup plus nombreuses.

Le musicologue Marcos Ph. Dragoumis, directeur des Archives musicales de folklore de Melpo Merlier et son proche collaborateur Thanassis Moraïtis, avec toute leur compétence et leur expérience, se sont chargés de la tâche délicate d’évaluer les enregistrements musicaux choisis publiés dans le second volume. Th. Moraïtis s’est chargé en outre de faire passer les transcriptions du manuscrit autographe à l’ordinateur selon le système actuel de notation musicale électronique. Parallèlement, mes collègues ont supervisé la réalisation des deux disques numériques qui accompagnent l’édition ; dans ce but, Christos Hadzistamou, l’ingénieur du son, a mobilisé la technologie moderne pour ramener les enregistrements à leur hauteur tonale réelle, en restituer le rythme initial et la netteté de la prise de son – notamment dans les passages où le bruit de la génératrice rivalisait avec le chant et le jeu des instruments…

Importante également fut la contribution du jeune musicologue Manolis Mourtzakis, qui s’est chargé de la recomposition des textes sur les mirologues crétois, dans le cadre de son mémoire de licence en musicologie soutenu à la Faculté des lettres de Genève en octobre 2002. Enfin, Sophia Léonidis, ancienne assistante du professeur Bouvier, a traduit avec talent les notes journalières de Baud-Bovy en grec.

Nous souhaitons que la parution des deux volumes de cet ouvrage, qui coïncide avec le centième anniversaire de la naissance de Samuel Baud-Bovy et le vingtième anniversaire de sa mort, soit un hommage à cet éminent spécialiste de la musique traditionnelle grecque, ainsi qu’à la mémoire de la visionnaire passionnée que fut Melpo Merlier et de ses deux collaboratrices dévouées des Archives musicales de folklore, Aglaïa Ayoutanti et Despina Mazaraki.

Leur œuvre commune constitue une arche précieuse qui sauvegarde pour les générations futures le style artistique et moral de tous ceux – éponymes ou anonymes – qui véhiculent notre tradition musicale. Puisse la présente édition servir de point de départ pour mettre en valeur le matériau original inestimable déposé dans le Fonds Samuel Baud-Bovy du Conservatoire de Musique de Genève.