Les traces de l’oralité
La Grèce et l’Inde
Même si cela peut paraître présomptueux de ma part, je crois pouvoir dire que Samuel Baud-Bovy a compté parmi mes maîtres. Il a en tout cas été de ceux dont la fréquentation m’a marqué, même si celle-ci a, somme toute, été relativement brève.
Ayant certaines affinités avec la culture de l’Inde, j’attache une grande importance à la notion de maître, de gourou. En effet, pour les Indiens, la connaissance, toute forme de connaissance, une fois acquise, doit être transmise à la génération suivante, faute de quoi elle ne serait que lettre morte, et son détenteur un arbre sans fruit. La tradition hindoue distingue à cet égard deux catégories de connaissances : d’une part celles qui concernent la voie spirituelle et sa réalisation, y compris les réalités métaphysiques, ontologiques et eschatologiques qu’elle comporte ; d’autre part celles relatives aux différents savoirs et savoir-faire propres à l’exercice d’un métier, à l’accomplissement d’une fonction utile et nécessaire à la bonne marche de la société et à la préservation de sa mémoire.
Le gourou n’est donc pas nécessairement ce personnage charismatique auprès duquel les dévots viennent se prosterner pour accéder aux arcanes d’une quelconque science occulte ; il est essentiellement un passeur, le maillon d’une chaîne qui nous rattache aux enseignements du passé et donc, symboliquement, à l’univers des dieux, des héros et des ancêtres, un lien qui assure la continuité entre le monde du mythe et celui du réel.
La Grèce de Samuel Baud-Bovy n’était pas essentiellement celle de l’Antiquité et de sa mythologie, contrairement à celle de son collègue et ami Olivier Reverdin. Il n’y était certes pas insensible ; mais elle n’était pas au centre de ses préoccupations, sinon pour alimenter et confirmer ses réflexions sur le présent. En revanche, ses observations sur la Grèce du XXe siècle et sa musique lui permirent d’éclairer de nombreux aspects de la culture antique. « Il vaut la peine, pour qui veut connaître la Grèce ancienne, d’étudier la Grèce moderne dans toutes ses manifestations », affirmait-il1. Il soulignait à ce propos la « continuité sans faille dans l’évolution de la langue et de la musique grecques »2, notamment par la comparaison entre la métrique ancienne et la versification de certains chants actuels, en particulier dans le Dodécanèse, lieu de ses premières recherches de terrain en 1930.
A cet égard, mes travaux en Inde3 n’ont fait que me confirmer cette constatation de Baud-Bovy, à savoir que les cultures populaires de tradition orale sont susceptibles de conserver les traces d’un passé millénaire, même si celles-ci ont nécessairement été altérées par les accidents de l’histoire. Ce que, faute de mieux, on appelle la mémoire collective s’inscrit dans les paroles et les gestes ritualisés, et tout particulièrement dans la musique et la danse, autant que dans leurs contenus thématiques, qu’elle caractérise et anime d’une inspiration distinctive. Mais, s’il ne reste que des bribes de la mythologie grecque ancienne dans la culture populaire vivante qu’a pu observer Baud-Bovy, il n’en va pas de même en Inde où, de l’époque védique à nos jours, la culture est marquée par une étonnante continuité, tant sur le plan des formes que sur celui des idées.
Je me souviens à ce propos du commentaire de mon ami Dominique Wohlschlag, sanscritiste et professeur de latin, qui m’avait accompagné lors d’un mes voyages en Inde. « La meilleure manière d’expliquer à mes élèves ce qu’a été la religion des Romains (et a fortiori celle des Grecs), me disait-il en substance, serait de les emmener ici, dans le sud de l’Inde, pour qu’ils puissent assister à l’un de ces rituels qui mettent en scène la vie des dieux, des démons et des héros mythologiques. Ils comprendraient alors comment fonctionne une telle religion, avec ses rites thérapeutiques, ses oracles et ses divinités protectrices ; et aussi la manière dont les arts manifestent à la fois l’idéal social de beauté et de vertu d’une tradition et, à travers leur symbolisme, sa dimension métaphysique. »
Si, comme le disait Baud-Bovy, « la vocation qui a toujours été celle de la Grèce [est d’]opérer la synthèse de l’Orient et de l’Occident »4, on serait tenté de lui répondre que la vocation de l’Inde est peut-être aujourd’hui de fournir à l’Occident les clés d’accès à son Antiquité perdue.
Premières rencontres
Sur un plan plus personnel, je dois à Samuel Baud-Bovy de m’avoir montré sa confiance dès notre première rencontre. En 1979, à ma plus grande surprise, il m’invitait ainsi à participer activement à la session sur la musique des Rencontres internationales de Genève. Deux ans plus tard, c’est chez lui que j’ai eu le privilège de faire la connaissance de son ami Gilbert Rouget, figure marquante de l’ethnomusicologie française et grand spécialiste des musiques africaines5. Rouget venait de publier La musique et la transe6, ouvrage fondamental dont la lecture avait suscité en moi de nombreuses interrogations, notamment sur la nature des pouvoirs mis en jeu par la musique en situation rituelle. La question fait encore aujourd’hui débat, et elle n’est certainement pas près de trouver de réponse concluante. Mais les jalons posés par Rouget m’ont sans doute incité, vingt ans plus tard, à aborder le problème de manière concrète dans les recherches que j’avais entreprises sur les rituels du Kerala, en m’interrogeant notamment sur la réalité des phénomènes de possession et sur les différentes façons dont la musique paraissait « agir » sur l’état de conscience des danseurs et autres intervenants. J’ai ainsi été amené à admettre avec Rouget que la musique est bien « le principal moyen de manipuler la transe, mais en la socialisant beaucoup plus qu’en la déclenchant »7.
Quoi qu’il en soit, cette soirée au boulevard des Tranchées est restée gravée dans ma mémoire comme un moment privilégié, marqué par la chaleur et la simplicité de l’accueil de Samuel Baud-Bovy et de son épouse. J’ai eu le bonheur de revoir Rouget par la suite lors de l’hommage qui lui a été rendu par la Société française d’ethnomusicologie à l’occasion de son quatre-vingt-dixième anniversaire. Et c’est lui qui, spontanément, a évoqué le souvenir de cette première rencontre, vingt-cinq ans auparavant. En fait, ce soir-là, Samuel Baud-Bovy m’avait accueilli dans ce qu’il aimait appeler son « jardin secret », le jardin de l’ethnomusicologie.
La naissance des Archives internationales de musique populaire
En 1984, notre relation allait évoluer. Je venais d’être engagé par Louis Necker, alors directeur du Musée d’ethnographie de Genève, avec comme principale mission de réanimer les Archives internationales de musique populaire (AIMP). Ces archives avaient été fondées au Musée en 1944 sur l’initiative de l’ethnomusicologue roumain Constantin Brăiloiu, dont Baud-Bovy m’avait longuement parlé. Aujourd’hui mondialement reconnu comme un des pères de l’ethnomusicologie scientifique, Brăiloiu avait alors cinquante ans. Après des études musicales très poussées, il avait tout d’abord envisagé d’être compositeur. Mais la découverte des musiques populaires de Roumanie avait marqué un tournant décisif dans sa carrière : renonçant délibérément à sa première vocation, il résolut de consacrer toute son énergie à ce qu’on appelait alors le « folklore musical ». Pendant une quinzaine d’années, il allait mener d’innombrables missions de recherche et de collecte systématique d’enregistrements dans toutes les régions de son pays, constituant ainsi une véritable cartographie de la vie musicale des villages roumains.
Mais en 1943, au plus fort de la guerre, sentant l’évolution de la situation politique peu propice à la poursuite de ses travaux, Brăiloiu décide de s’expatrier. Déjà familier du milieu musical de Suisse romande, où il avait plusieurs fois séjourné dans sa jeunesse, c’est tout naturellement qu’il choisit Genève comme destination. Brăiloiu pressentait que son séjour allait être de longue durée – il n’est en fait jamais retourné en Roumanie – et il avait eu le soin d’emporter dans ses bagages des exemplaires soigneusement répertoriés de ses précieuses archives musicales.
Peu après son arrivée, il est présenté au directeur du Musée d’ethnographie, le professeur Eugène Pittard, auquel il propose de déposer ses documents à Genève et de constituer sur cette base ce qui allait devenir les Archives internationales de musique populaire. Pittard est rapidement conquis par le personnage, dont il a entendu dire que Bartók le considère comme un modèle d’intelligence et de rigueur scientifique.
Les AIMP sont ainsi fondées sous la forme juridique d’une association à but non lucratif, sise au Musée d’ethnographie de Genève et bénéficiant de liens privilégiés avec cette institution. Parmi les membres du comité, outre Pittard en tant que président et Brăiloiu comme collaborateur scientifique, figure bien évidemment Samuel Baud-Bovy, dont le respect, la confiance et l’amitié réciproques avec Brăiloiu demeureront toujours indéfectibles.
Brăiloiu se met rapidement au travail8. Dès la fin de la guerre, il entreprend toute une série de démarches, d’abord auprès des délégations des différents pays représentés en Suisse, puis des représentations suisses à l’étranger et des institutions internationales conservant des archives sonores ; un impressionnant courrier de l’époque montre la détermination qu’il apporte à ce projet, et aussi le succès qu’il y remporte. Son but, tel qu’il le définit lui-même, est triple :
1. sauver des documents musicaux précieux ;
2. mettre dans la circulation scientifique internationale les matériaux nécessaires à une étude comparative étendue ;
3. faciliter les contacts de pays à pays par le moyen de la musique populaire9.
L’entreprise est couronnée de succès puisque, en quinze ans, les AIMP amassent plus de 1700 disques 78 tours de musiques traditionnelles du monde entier, ainsi que plusieurs dizaines d’heures de bandes enregistrées et une impressionnante documentation écrite.
Sur cette base, Brăiloiu entreprend la réalisation d’un projet ambitieux, qui l’occupera jusqu’à ses derniers jours : la publication de ce qui allait devenir la Collection universelle de musique populaire10. Les quarante volumes de cette première anthologie des musiques du monde paraissent dès 1951, et l’entreprise ne sera interrompue que par le décès de Brăiloiu, survenu en 1958. Il n’est pas inutile de rappeler qu’il s’agit de la première collection de disques jamais publiée sous les auspices du Conseil International de la Musique et avec le concours de l’UNESCO. Elle comporte des documents rares – le plus ancien remonte à 1913 – dont la découverte allait être unanimement saluée par la communauté scientifique. Mais le tirage en était limité à une centaine d’exemplaires, essentiellement destinés à servir de monnaie d’échange avec d’autres institutions poursuivant des buts similaires ; les circuits commerciaux de l’époque n’avaient en effet aucun moyen de diffuser ce genre de disques.
Parmi les enregistrements publiés dans la Collection universelle figure d’ailleurs un disque consacré à la Grèce11. Il comporte une berceuse et une ballade d’Asie Mineure datant de 1930, provenant des Archives musicales de folklore de Mme Melpo Merlier et remises à Brăiloiu par l’intermédiaire de Baud-Bovy.
Parallèlement à la Collection universelle, et sans doute pour honorer sa terre d’accueil, Brăiloiu publie également, de 1950 à 1954, une série de treize disques de Musique populaire suisse en collaboration avec la Société suisse des traditions populaires12. On y trouve quelques joyaux de musiques encore vivantes, préservées des influences normalisatrices du folklore officiel qui commençait à faire des ravages et dont Brăiloiu se méfiait comme de la peste.
Renouer un fil rompu
Mais Brăiloiu n’a pas eu de successeur direct à Genève et, après son décès, les AIMP ont cessé toute activité pour entrer dans une période d’hibernation qui allait durer un quart de siècle. Aussi, lorsque j’ai été chargé d’en ranimer la flamme, la rencontre avec Samuel Baud-Bovy s’est avérée providentielle. Comme dans les meilleures traditions, Baud-Bovy a ainsi été le chaînon qui m’a relié à mon prédécesseur au Musée. Il allait me transmettre l’essentiel de sa démarche et des convictions qui l’animaient, tout en me fournissant certaines informations précieuses sur sa manière de travailler.
Je n’avais en effet pas connu Brăiloiu personnellement, n’étant encore qu’un enfant à l’époque de son décès en 1958. Ce n’est qu’une douzaine d’années plus tard, alors que j’étudiais l’ethnomusicologie à Neuchâtel, que j’ai pour la première fois entendu parler du grand chercheur roumain, qui figure toujours en bonne place parmi les maîtres de la discipline.
Si la plupart des professionnels connaissaient la réputation de sa Collection universelle, en revanche, peu de gens avaient eu le privilège d’en apprécier le contenu. Mon premier souci au Musée a donc été de la rééditer, assortie des commentaires originaux de Brăiloiu complétés notamment par une étude critique de Jean-Jacques Nattiez, professeur à l’Université de Montréal, qui avait longuement étudié ces enregistrements au début des années quatre-vingt.
Cette première réédition parut en 1984 et fut rapidement suivie de celle de la Série suisse en 1986. Si elles n’ont pas connu de ventes spectaculaires, toutes deux furent en revanche saluées par la presse spécialisée, et notamment par l’Académie Charles Cros, qui leur attribua son Prix du Patrimoine en 1986.
Cette reconnaissance officielle a été l’impulsion qui permit la renaissance des AIMP. Il s’est ensuite agi de renouer avec les racines de Brăiloiu ; nous avons donc résolu de nous rendre en Roumanie avec Louis Necker et notre collègue Bernard Crettaz, alors conservateur du département Europe du Musée. Malgré les difficultés bureaucratiques de l’époque – nous étions en plein règne de Ceauşescu – nous avons pu entrer en contact avec les responsables de l’ancien Institut de Folklore de Bucarest, entre-temps rebaptisé Institut de Recherches Ethnologiques et Dialectologiques. C’est là que nous avons rencontré l’ethnomusicologue Speranţa Rădulescu, spécialiste reconnue de musique populaire. Grâce à elle, nous avons pu découvrir le trésor caché de Brăiloiu, ses archives roumaines qui étaient déposées à l’Institut. Nous lui devons aussi d’avoir pu visiter quelques-uns des villages où Brăiloiu avait effectué ses recherches, notamment Drăguş en Transylvanie, dont il avait tiré sa fameuse monographie Vie musicale d’un village13.
Logiquement, le stade suivant de « l’opération Brăiloiu » a été la publication de ses documents de terrain roumains. Après deux ans de démarches, enfin munis des autorisations officielles nécessaires, nous avons pu avoir accès au Saint des Saints. Mme Rădulescu nous avait préparé le terrain, et notre retour à Bucarest nous a permis de repiquer les enregistrements sélectionnés par ses soins, qui allaient constituer le troisième volet du triptyque : l’anthologie intitulée Roumanie : Musique de villages, parue en 1988 sous forme de trois disques compacts14. Cette compilation présente une sélection d’enregistrements significatifs des recherches de Brăiloiu dans trois régions de Roumanie : le Gorj en Olténie, la Bucovine en Moldavie, et le Pays de l’Olt en Transylvanie.
En toute logique, ces disques roumains furent immédiatement suivis de la publication d’enregistrements de Samuel Baud-Bovy en Grèce. Grâce à son fils Manuel et au professeur Bertrand Bouvier, j’avais entretemps fait la connaissance du chercheur grec Lambros Liavas, qui avait été chargé de gérer les archives de Baud-Bovy déposées au Conservatoire de Musique de Genève et d’en rédiger le catalogue15. Douzième volume de la nouvelle collection des AIMP, le CD Grèce : Chansons et danses populaires16 réunit une trentaine d’enregistrements réalisés par Baud-Bovy et ses collaborateurs. Il se présente comme une sélection significative de son travail de terrain, répartie en trois volets : le Dodécanèse, à partir de ses enregistrements de 1930, la Crète, où il séjourna notamment en 1954, et enfin quelques enregistrements de Roumélie et d’Epire destinés à illustrer la spécificité des traditions musicales de Grèce continentale, que Baud-Bovy distinguait clairement de celles des îles17.
La pérennité d’une démarche
La réanimation des Archives internationales de musique populaire a donc pu s’effectuer dans la plus pure tradition ethnographique : en commençant par le tribut aux ancêtres, en l’occurrence aux pères fondateurs. Il s’est ensuite agi de poursuivre l’œuvre éditrice de Brăiloiu, en respectant les critères qu’il s’était assignés et qu’il avait définis de la sorte : « Les AIMP ne possèdent aucun “arrangement” ni aucune harmonisation de mélodies populaires, telles que les postes de Radio en utilisent en général. Les Archives ne conservent, en effet, que des documents strictement scientifiques de musique populaire n’ayant subi aucune sorte d’altération. »18
Le profil était donc clair, et la démarche a conservé aujourd’hui tout son sens, si l’on considère les transformations subies par l’ensemble des traditions musicales du monde au cours des soixante dernières années. C’est donc dans cette optique que j’ai pu reprendre le témoin, et la centaine de CD que compte actuellement notre collection s’inscrit, j’ose le croire, dans la ligne scientifique tracée par Brăiloiu et Baud-Bovy19.
Les Archives se sont par ailleurs enrichies d’innombrables documents musicaux ; elles comportent actuellement près de 16.000 heures de musique, soit environ 2000 disques 78 tours, plus de 3000 disques 33 et 45 tours, quelque 6500 CD et plusieurs centaines de cylindres de cire, de cassettes et de bandes originales, analogiques et numériques, comportant des enregistrements de terrain, de studio ou de concerts de musiques du monde entier. Ce fonds sonore apparaît comme l’un des plus importants d’Europe dans le domaine de l’ethnomusicologie. Son catalogage et sa numérisation ont récemment été achevés et le « fonds Brăiloiu » de disques 78 tours a été mis en ligne en 200920, à l’occasion de l’exposition « L’Air du temps » dédiée à la mémoire de Brăiloiu et à la valorisation de ses archives21. Cette exposition a par ailleurs permis de rééditer en CD les deux collections de disques de Brăiloiu22, ainsi que de lui dédier un volume d’hommages intitulé Mémoire vive23.
Les Archives internationales de musique populaire sont ainsi un des trésors du Musée d’ethnographie de Genève, un trésor qui demeure pour l’instant insuffisamment mis en valeur, mais dont certains projets en cours devraient permettre de poursuivre l’exploitation des ressources.
Evocations
Pour en revenir à Samuel Baud-Bovy, j’aimerais encore ajouter qu’il n’a pas seulement été pour moi le transmetteur de l’héritage de Brăiloiu, mais aussi un maître et un modèle de rigueur scientifique. Je me souviens lui avoir un jour soumis un article que je m’apprêtais à publier dans les Archives suisses des traditions populaires24. Ce texte visait à élargir le propos développé par Brăiloiu sur la « rythmique enfantine »25 à l’aspect mélodique du répertoire enfantin. Après avoir attentivement lu mon manuscrit, Baud-Bovy me demanda pourquoi je n’avais pas développé un point particulier de mon analyse. Je lui répondis que cela me semblait être une question de détail et que je n’avais pas cru bon d’y accorder trop d’importance. Sa réplique fut cinglante : « Vous devriez pourtant savoir, me dit-il, que, dans notre métier, seuls les détails sont importants ! » La leçon était claire, et elle est demeurée à jamais gravée dans ma mémoire ; elle démontre en tout cas un trait de caractère marquant de Samuel Baud-Bovy : sa minutie, qui fut tout au long de ses travaux la garante de sa totale probité intellectuelle.
Baud-Bovy aimait aussi me parler de Brăiloiu, dont le tempérament hors du commun l’avait manifestement marqué et qu’il évoquait volontiers à travers certaines anecdotes pittoresques sur le personnage. Par respect pour leur mémoire, je tairai les plus croustillantes ; mais qu’il me soit quand même permis d’en citer une pour conclure.
Un jour, ayant reçu deux billets pour un concert de l’Orchestre de la Suisse Romande dirigé par Ernest Ansermet, Baud-Bovy proposa à Brăiloiu de l’y accompagner. A son plus vif étonnement, celui-ci lui répondit avec un petit sourire en coin : « Non merci, mon cher Samuel, je crois que je préfère rester à la maison ; en fait, je n’aime pas beaucoup la musique ! » Interloqué par une telle réponse venant d’un homme qui passait pour un des plus grands musicologues de son temps, Baud-Bovy comprit alors que la passion de son collègue pour les musiques de tradition orale était telle qu’il en était arrivé à ne plus apprécier la « grande musique », trop convenue et pas assez spontanée à son goût. Brăiloiu s’en explique d’ailleurs en 1954 dans ce qui demeure un de ses plus beaux textes, dont j’aimerais citer un extrait pour conclure cet hommage :
Nous devons aux musiques populaires et exotiques toutes sortes d’enseignements précieux ; mais parmi eux, il en est un que, hélas, nous ne pouvons plus comprendre. La puissante cohésion spirituelle des sociétés qu’elles expriment échappe à notre entendement. Si dans ces sociétés-là on ne discute (ou ne discutait) pas des goûts, c’est que ces goûts, à l’opposé des nôtres, y sont unanimes. Et c’est aussi que, au-dessus des caprices de l’individu, règne la haute fonction dont la musique y est investie et dont nous l’avons, nous, dépouillée à jamais. Mais là, bien entendu, commence une autre histoire26.
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1 Samuel Baud-Bovy, Essai sur la chanson populaire grecque (note liminaire de Fivos Anoyanakis), Fondation ethnographique du Péloponnèse, Nauplie 1983, p. 13.
2 Ibid., p. 79.
3 Voir notamment Laurent Aubert, Les feux de la déesse. Rituels villageois du Kerala (Inde du Sud), Payot, collection Anthropologie – Terrains, Lausanne 2004.
4 S. Baud-Bovy, op. cit., p. 67.
5 Gilbert Rouget avait par ailleurs publié et préfacé en 1973 la réédition d’une série d’articles de Constantin Brăiloiu sous le titre Problèmes d’ethnomusicologie, parue à Genève aux éditions Minkoff Reprints.
6 Gilbert Rouget, La musique et la transe. Esquisse d’une théorie générale des relations de la musique et de la possession, Gallimard, Paris 1990 [1980].
7 Ibid., p. 21.
8 L’historique des AIMP qui suit reprend des informations déjà publiées ailleurs : Laurent Aubert, « La quête de l’intemporel. Constantin Brăiloiu et les Archives internationales de musique populaire », Bulletin annuel du Musée d’ethnographie, 27, Musée d’ethnographie, Genève 1985, p. 39-64 ; Mémoire vive. Hommages à Constantin Brăiloiu, ouvrage collectif dirigé par Laurent Aubert, MEG / Gollion : Infolio, Genève 2009, p. 87-104.
9 Lettre circulaire adressée par Brăiloiu à ses collègues, juillet 1949.
10 Rééditée en 2009 : Collection universelle de musique populaire. Textes de Constantin Brăiloiu, Ernest Ansermet, Laurent Aubert, Jean-Jacques Nattiez. Coffret de 4 CD AIMP LXXXV-LXXXVIII / VDE 1261-1264, [1951-58].
11 CU 10, Ibid. CD 2, plages 31-32.
12 Rééditée en 2009 : Musique populaire suisse. Textes de Laurent Aubert, Brigitte Bachmann-Geiser, Pietro Bianchi et Christine Burckhardt-Seebass. CD AIMP LXXXIX / VDE 1265 [1951-54].
13 Constantin Brăiloiu, Vie musicale d’un village. Recherches sur le répertoire de Drăguş (Roumanie), 1929-1932, Institut universitaire roumain Charles Ier, Paris 1960.
14 Roumanie : Musique de villages. Textes de Constantin Brăiloiu, Speranţa Rădulescu et Laurent Aubert. 3 CD AIMP IX-XI / VDE 537-539, 1988.
15 Lambros Liavas, Catalogue du fonds Samuel Baud-Bovy, Conservatoire de Musique de Genève, Genève 1989.
16 Grèce : Chansons et danses populaires. Textes de Samuel Baud-Bovy et Lambros Liavas. 1 CD AIMP XII / VDE 552, 1989.
17 S. Baud-Bovy, op. cit., p. 27-43.
18 Lettre à Giorgio Nataletti, 9 décembre 1948.
19 La liste complète de ces publications est accessible en ligne à l’adresse www.ville-ge.ch/meg/cd.php
20 www.ville-ge.ch/meg/musinfo_ph.php
21 Réalisée au Musée d’ethnographie de Genève, cette exposition a été reprise trois ans plus tard à l’Abbaye de Daoulas, en Bretagne, dans une version élargie et adaptée au lieu (cf. L’Air du temps. Musiques populaires dans le monde, ouvrage collectif dirigé par Laurent Aubert, Editions Apogée, Rennes 2012).
22 Voir supra, notes 10 et 12.
23 Op. cit.
24 Laurent Aubert, « L’enfance de l’art ou l’art de l’enfance ? Notes sur quelques chansons et formulettes enfantines recueillies à Genève en 1946 », Schweizerisches Archiv für Volkskunde, 83/3-4, 1987, p. 121-144.
25 Réédité dans le volume Problèmes d’ethnomusicologie, Minkoff Reprints, Genève 1973, p. 267-299.
26 Constantin Brăiloiu, « Elargissement de la sensibilité musicale devant les musiques folkloriques et extra-occidentales », Opere / Œuvres II, Editura Muzicala, Bucarest 1969 [1954], p. 227-236.