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Mythologie et histoire ancienne dans la chanson rébétique

Jean-Jacques RICHARD

Έχουν αϰούσει για τους παλιούς σε μύθους ϰαι θϱύλους που τους έχουν αφομoιώσει σαν λαϊϰά παϱαμύθια. Αυτοί οι αγνοί είναι που δημιούϱγησαν τη λαϊϰή παϱάδοση ϰαι τέχνη1.

Dans un petit livre intitulé Le Malheur d’être Grec, d’où est extraite la citation mise en épigraphe, l’auteur distingue parmi ses compatriotes trois catégories de gens, selon l’attitude qu’ils adoptent à l’égard du legs antique : ceux d’abord qui sont conscients du poids de cet héritage et de la difficulté qu’il y a à l’assumer ; ceux, de loin les plus nombreux, qui en sont à moitié conscients ; ceux, enfin, qui n’en sont pas conscients du tout. Ces derniers sont des hommes simples et purs, c’est-à-dire non lettrés, tels Macriyannis, Théophilos et le Peuple. Au mémorialiste et au peintre nous ajouterons, pour notre part, un troisième enfant du peuple : Marcos Vamvacaris, le musicien poète qui s’est illustré dans un genre musical longtemps réprouvé, le dernier peut-être où l’on s’attendrait à rencontrer des grands noms de la mythologie et de l’histoire : la chanson rébétique2. Chanson de mauvais garçons, pour la classe politique au pouvoir en Grèce dans la première moitié du XXe siècle, vivant en marge de la société, dont ils rejettent le système de valeurs ; expression musicale et poétique d’un groupe social organisé dans sa marginalité pour certains musicologues de renom – dont Fivos Anoyanakis3 – ayant son code d’honneur et ses règles propres, qui s’est constitué au sein du sous-prolétariat des centres urbains de l’époque.

Nous ne nous arrêterons pas à cette divergence de vues, qui n’est d’ailleurs plus guère perceptible de nos jours, pas plus que nous n’étudierons l’aspect musical de la chanson rébétique, n’étant pas compétent dans ce domaine. C’est aux paroles que nous nous attacherons, bien que, nous en sommes conscient, texte et musique soient, dans la chanson populaire en général, étroitement liés, comme l’ont bien mis en évidence, entre autres, les recherches de Samuel Baud-Bovy4. Nous nous autoriserons néanmoins de la particularité de notre sujet pour les dissocier, la mention d’Athéna et de Ménélas n’influant guère, pensonsnous, sur la ligne mélodique des chants considérés5.

Nous examinerons donc les chants faisant allusion à des personnages et à des événements mythiques ou historiques. Ce sujet surprendra peut-être, dans la mesure où, nous l’avons dit, on ne s’attend guère à rencontrer des héros de la mythologie et de l’histoire grecques dans la chanson rébétique, les personnages qui y sont nommément cités étant généralement des êtres faisant partie de l’univers des chanteurs et des compositeurs, rébétès comme eux la plupart du temps. Pour ce qui est de la place qu’y tiennent les femmes, elle est en rapport direct avec celle qu’elles occupent dans la vie de ces hommes : ce sont d’ordinaire leurs amies, amantes en titre ou béguins passagers, l’amour, souvent malheureux, étant un des sujets principaux des chansons rébétiques. Mais c’est aussi très souvent leur mère, que les rébétès aiment et révèrent plus que toute personne au monde6. Quant aux autres personnages, ils ne sont d’habitude pas mentionnés par leur nom, mais par leur fonction : c’est notamment le cas des policiers (οι πολισμάνοι), ennemis jurés des rébétès, qu’ils traquent sans pitié. A noter que les figures et les événements de l’histoire contemporaine, tant grecque que mondiale, sont quasi absents du genre, hormis des allusions à la dernière guerre et à la Résistance dans certaines chansons de Spyros Calphopoulos7, de Costis Caripis8, de Stélios Kiromytis9, de Costas Roucounas, dit Samiotakis10 et, bien sûr, de Marcos Vamvacaris11.

De tous les compositeurs, et ils sont nombreux, dont les chants ont été retenus par les anthologies publiées à ce jour, seuls deux puisent dans la mythologie et l’histoire ancienne des éléments qu’ils utilisent dans leurs textes, soit sous forme de comparaisons, soit carrément comme sujets de chansons : ce sont Marcos Vamvacaris et Yorgos Mouflouzélis.

Deux auteurs seulement, c’est peu si l’on songe que la mythologie et l’histoire ancienne font, depuis l’Antiquité, partie du patrimoine culturel du peuple grec et que, dès leur plus tendre enfance, les Hellènes entendent – ou entendaient ? – des contes et des légendes dont les protagonistes sont des héros mythiques ou historiques. Serait-ce une manifestation du déracinement socioculturel des rébétès, qui, d’une manière plus ou moins consciente, pouvaient penser que ces grands noms de la mythologie et de l’histoire ancienne n’avaient rien à faire, même sous forme allusive, dans des chansons traduisant les peines, nombreuses, et les joies, plus rares, de leur vie ? A moins que, rejetant systématiquement tout ce qui émanait de la classe dirigeante – responsable à leurs yeux de la précarité de leur existence – ils aient vu dans la mythologie et l’histoire – que ladite classe avait, dans un certain sens, confisquées à son profit – des « valeurs bourgeoises », frappées ipso facto d’un ostracisme généralisé. En tout état de cause, le fait que la majorité des rébétès ont une instruction rudimentaire – ils ne sont guère allés, pour la plupart d’entre eux, au-delà de l’école primaire, contraints qu’ils étaient de travailler très jeunes – ne nous paraît pas une raison déterminante : Vamvacaris n’a-t-il pas précisément fait la connaissance des personnages de la mythologie et de l’histoire ancienne pendant les quatre ans qu’il a fréquenté la communale d’Hermoupolis, le chef-lieu de Syra (Syros), son île natale ?12 Nous tenterons de l’expliquer dans la seconde partie de cette étude.

Il est toutefois une exception, mais de taille : Charon, une figure « mythique », qui apparaît dans un très grand nombre de chansons d’auteurs les plus divers. Cela n’est guère surprenant, si l’on se rappelle que la chanson rébétique est essentiellement une chanson douloureuse, d’où la mort n’est jamais bien loin. Or le mot qui la désigne est rarement θάνατος (thanatos, substantif masculin), mais par antonomase Xάϱος (Charos), écrit parfois avec une minuscule.

Charon est, on le sait, une figure importante de la chanson populaire (δημοτιϰό τϱαγούδι)13 ; il est donc normal qu’on le retrouve dans la chanson rébétique (ϱεμπέτιϰο τϱαγούδι), expression urbaine de la chanson populaire grecque14, à laquelle elle est apparentée sur plus d’un point. Il y apparaît toutefois dans des situations aussi bien traditionnelles qu’originales, ayant pour effet de renouveler le genre en même temps que le personnage ; aussi lui consacrerons-nous la première partie de cette étude. Nous rappellerons brièvement les caractéristiques de cette figure, puis nous examinerons plus en détail les innovations apportées au genre par la gouaille rébétique.

Si, traditionnellement, les mirologues sont en général composés et interprétés par des femmes, les chansons populaires ayant pour sujet Charon le sont d’ordinaire par des hommes, premier point commun à la chanson des campagnes et à celle des villes15. Cela tient au milieu dans lequel les chansons rébétiques ont été élaborées : celui d’un sous-prolétariat urbain formé d’ouvriers d’usines, de débardeurs, d’écorcheurs, etc., qui se retrouvaient le soir dans les cafés-aman, les tavernes et les fumeries clandestines16.

Pour la tradition populaire, Charon est un sinistre voleur, qui, tel un rapace insatiable, s’empare sans pitié des âmes humaines pour les conduire et les enfermer dans le monde souterrain (ο ϰάτω ϰόσμος) ou Hadès, sur lequel il règne sans partage. Il est représenté sous les traits d’un cavalier vêtu de noir, tenant une épée à la main, qui lui sert à détacher les âmes des corps de ses victimes. Cette opération ne va pas toujours sans mal, et il peut arriver qu’il se heurte à farouche résistance, notamment lorsqu’il s’attaque à un brave ; mais il finit toujours par l’emporter, demeurant inexorablement sourd aux supplications de ses proies ou de leurs parents. Le Charon de la chanson populaire réunit en un seul et même personnage les attributs de quatre divinités antiques différentes17 :

a) de Charon tout d’abord : si le célèbre nocher des enfers, qui faisait franchir aux âmes l’Achéron, a donné son nom au Charos des Grecs d’aujourd’hui, il a toutefois troqué sa barque contre un cheval18, peut-être sous l’influence de l’iconographie religieuse, où un certain nombre de saints – saint Georges et saint Démètre, pour ne citer que les plus célèbres – sont représentés à cheval ;

b) de la Mort, ensuite, représentée sous les traits d’un personnage ailé et vigoureux, vêtu de noir et brandissant une épée19 ;

c) d’Hermès encore, dont la mission consistait à conduire au passeur infernal les âmes que lui avait remises la Mort, d’où son épithète de ψυχοπομπός, c’est-à-dire d’escorteur d’âmes ;

d) d’Hadès, enfin, appelé aussi Pluton, dont il a pris la place à la tête des enfers.

Selon Spyridakis, cet amalgame de croyances aurait été achevé à l’époque où le christianisme triomphait du paganisme. Dès lors, le préposé à la mort est l’archange Michel, qui va l’annoncer aux hommes avant de leur trancher la vie de son épée et de recueillir leur âme pour la conduire dans l’autre monde, afin qu’elle y comparaisse devant Dieu20. C’est ce glaive fatal qui a donné naissance au thème de la résistance de la victime, laquelle n’accepte pas sans autre le verdict qui lui est signifié : elle tient tête à la mort et engage contre elle une lutte désespérée. Ce thème remonte à l’Antiquité : c’est ainsi qu’Héraclès lutte contre la mort pour ramener Alceste à la vie, dans la pièce homonyme d’Euripide. Dans la chanson populaire, plus précisément dans les ballades du cycle acritique, le résistant le plus célèbre est Digénis, dont tant de chansons relatent les exploits21.

Citons encore les chansons de l’Hadès décrivant les conditions que doivent endurer les âmes des défunts dans le sombre et glacial royaume des morts. Mélangées sans distinction de catégories sociales, elles se rappellent avec nostalgie la vie qui était la leur dans le monde d’en haut (ο επάνω ϰόσμος) : elles aspirent à revoir la lumière et à jouir de nouveau des plaisirs terrestres.

Par rapport à la chanson populaire des campagnes, la chanson rébétique présente des analogies et des différences que nous allons examiner, en insistant sur ces dernières. En effet, si dans un certain nombre de chants on rencontre un Charon tout ce qu’il y a de plus traditionnel :

… ώϱα την ώϱα ϰαϱτεϱώ, ο Xάϱος να με πάϱει.

Για δες του Xάϱου το σπαθί, μανούλα, πώς το φέϱνει

ϰαι τη ζωή του ϰαθενός, μάνα, πώς τήνε παίϱνει…22

Dans d’autres, au contraire, il apparaît avec de nouveaux attributs :

Βγήϰε ο Xάϱος να ψαϱέψει με τ’ αγϰίστϱι του ψυχές23.

Ou :

Xάϱε, με το δϱεπάνι σου έμπα στο φτωχιϰό μου24.

Ce qui, dans les deux cas, frappe au-delà de ces différences, c’est la pudeur avec laquelle est évoquée la mort. Cette pudeur, caractéristique de la chanson rébétique – pudique comme l’est le rébétis lui-même – se retrouve dans le domaine sentimental. Elle se teinte d’ailleurs d’une manière de résignation, conforme à un certain fatalisme oriental, ce fatalisme foncier du rébétis : celui-ci « vit sa vie comme un destin. Aucun changement n’est possible ; il a si peu le choix, qu’il n’a même pas l’idée qu’un tel choix puisse exister. Tout lui vient d’une fatalité qui le dépasse, qui a sur lui force de nécessité, jusqu’à la mort. Dans un tel univers, seuls les gémissements et les plaintes sont possibles, aucune prise de conscience politique ne peut se faire : on ne change pas la condition humaine. »25 Fataliste, résigné devant la mort, le rébétis peut même aller jusqu’à l’appeler de ses vœux, tant elle lui paraît préférable à la vie, qui d’ailleurs ne lui apporte que tristesse et amertume :

Τί πάθος ατελείωτο που είναι το διϰό μου·

όλοι να θέλουν τη ζωή, ϰι εγώ το θάνατό μου.

Refrain :

Απελπίστηϰα, μανούλα μου, να υποφέϱω·

ϰουϱάστηϰα μες στη ζωή το χάϱο να γυϱεύω26.

La mort comme antidote d’une vie malheureuse ! Si cela n’est pas nouveau, dans la chanson rébétique en revanche – par laquelle s’exprime tout un groupe social – cette conception prend une importance notable, comme il appert des deux fragments suivants : le premier est emprunté à une chanson de Dimitris Atraïdis, intitulée Charon est le médecin, titre que portait également une autre chanson du même auteur, quasi identique à la première, mais que celui-ci changea par la suite en Ainsi le veut ma destinée, modification significative mettant bien en évidence le rôle que joue le destin dans la vie du rébétis :

Ο Xάϱος είναι ο γιατϱός, ο ισχυϱός του Άδη,

που θα μου δώσει, βϱε παιδιά, του λυτϱωμού το χάδι27.

Lorsqu’on en arrive à ce point de désespoir, la mort perd son caractère redoutable. Qui plus est, se la voir refuser, alors qu’on l’appelle de ses vœux, est le pire des rejets :

Οι τάφοι δε με θέλουνε ϰαι οι νεϰϱοί φωνάζουν:

εμείς δε θέλουμε ψυχές που βαϱιαναστενάζουν28.

Ce fatalisme résigné et plus ou moins conscient a pour conséquence une réaction de fuite, ou, à tout le moins, un besoin d’évasion : pour oublier ses maux, le rébétis va se tourner vers la drogue, sans se faire d’illusions, toutefois, sur la nature du réconfort qu’elle procure par les plaisirs momentanés, et somme toute factices, des paradis artificiels auxquels donne accès le narghileh. S’il fume principalement le haschisch, il arrive aussi qu’il recoure aux drogues dites dures, telles l’héroïne et la cocaïne, non sans être conscient de hâter ainsi sa fin ! Mais s’il la souhaite…

Ο λουλάς ϰαι το ϰαλάμι

θα με φέϱουνε στον Άδη29.

Il est pourtant des chansons où le désir de la mort se teinte d’une sorte de sérénité, perceptible dans la tendresse de certains mots, lesquels évoquent moins le noir et sinistre cavalier que l’archange resplendissant de lumière divine :

χάϱε, στον ύπνο μου να ’ϱθείς, χωϱίς να με ξυπνήσεις,

να ’ϱθείς με το χαμόγελο ϰι ούτε πολύ ν’ αϱγήσεις30.

Et :

Ένας αλήτης πέθανε, εχθές αϱγά το δείλι

ϰι ο Xάϱος τον αγϰάλιασε,

εϰεί που τον αντάμωσε,

μες στου πάϱϰου την πλατεία,

αχ ! ϰαϰούϱγα ϰοινωνία31.

Le premier de ces deux fragments est une prière adressée à Charon par un homme qui se sait condamné par les médecins – il est atteint de tuberculose, maladie on ne peut plus courante dans la première moitié du XXe siècle ; le second nous montre Charon prenant dans ses bras un vagabond mort un soir sur une place, dans l’indifférence générale.

Mais le rébétis n’est pas seulement sombre et fataliste : il peut aussi se montrer gouailleur à ses heures, se laisser aller au persiflage, à l’humour tendre ou corrosif. Son attitude à l’égard des valeurs communément admises est un non-conformisme irrévérencieux. Egalement détaché de la vie et de la mort, ne se faisant aucune illusion sur la société dans laquelle il vit, il sait que « sa solitude est absolue, mais il lui reste la liberté splendide de la danser »32. La danse qu’il a choisie pour exprimer son univers : le zeïbékicos, « expression solitaire qui n’impose d’autre règle chorégraphique que celle d’une fatalité gestuelle, renchérit sur la pesanteur au lieu de chercher à s’en libérer, rejette la grâce et l’harmonie. Le rébétis prend le contre-pied de la danse, de même qu’il prend dans sa vie celui de la société. Il est au fond d’un puits, qu’il met un entêtement vain à explorer. Dans ce puits, nulle vérité. Mais c’est justement cela sa vérité »33. Voici, pour illustrer cette citation, trois chansons composées sur ce rythme, en version partielle ou intégrale.

La première, la plus ancienne, est une chanson d’origine populaire, qui a donné lieu à de nombreuses variantes, dont la plus connue est celle de Panayotis Toundas, intitulée Charon, ou Conversation avec Charon34 :

Το Xάϱο τον αντάμωσαν πεντε-έξι χασιϰλήδες

ϰαι τον ϱωτούσαν πώς πεϱνούν στον Άδη οι μεϱαϰλήδες.

Πες μας, βϱε Xάϱε, να χαϱείς, στο μαύϱο σου σϰοτάδι,

έχουν χασίσι, έχουν λουλά οι βλάμηδες στον Άδη ;

Πες μας αν έχουν μπαγλαμά, μπουζούϰια να γλεντάνε

έχουν τεϰέ, έχουν τσαϱδί, που παν ϰαι την τϱαβάνε;

πες μας αν έχουν γϰόμενες, μανίτσες ϰαι γουστάϱουν

το ναϱγιλέ να ϰάνουνε, ντουζένι να φουμάϱουν.

Πες μας, βϱε Xάϱε, να χαϱείς, τί ϰάνουνε τ’ αλάνια,

βϱίσϰουν νταμίϱα, έχουν λουλά, για ϰάθονται χαϱμάνια ;

Πάϱε δυό δϱάμια πϱουσαλιό ϰαι πέντε μυϱωδάτο

ϰαι δώσε να φουμάϱουνε τ’ αδέλφια μας ’ϰεί ϰάτω.

Κι όσοι μαχαιϱωθήϰανε ϰαι πήγανε στον Άδη,

για πες μας αν γιατϱεύτηϰαν ή λιώσαν στο σϰοτάδι.

Κι όσοι από ϰαϱασεβντά τϱελάθηϰαν ϰαι πάνε,

πες μας, τους πέϱασε ο νταλγϰάς, γι’ αϰόμα αγαπάνε ;

Πες μας τί ϰάνουν οι φτωχοί πϱεζάϰηδες ϰι εϰείνοι.

Πάϱε να δώσεις ϰαι σ’ αυτούς λιγάϰι ϰοϰαΐνη.

Nous citons ce chant en entier, car il donne en quelques strophes une bonne image de l’univers du rébétis transplanté aux enfers : c’est le tékès, ou fumerie clandestine, sanctuaire du bouzouki et du narghileh, lesquels, l’espace de quelques heures, lui font oublier ses problèmes d’existence. C’est l’endroit où sont nées tant de chansons, dont certaines sont de petits chefs-d’œuvre de la veine populaire. C’est l’endroit où se retrouvent chaque soir ces compagnons d’infortune, où ils se racontent leurs peines et leurs joies, généralement en vers et en musique. Tentant de les oublier dans la solidarité et la fraternité rébétiques, ils se passent le narghileh dans un silence religieux, tandis que les notes cristallines d’un ou de plusieurs baglamas accompagnent leurs hallucinations. Marcos Vamvacaris, peut-être le plus grand compositeur et interprète du genre, n’hésite pas à reconnaître dans la pipe orientale sa muse inspiratrice :

Μα εγώ δεν είμαι ποιητής, τϱαγούδια να ταιϱιάζω,

ϰαι μου τα φέϱνει ο αϱγιλές ϰαι τα ϰατασϰευάζω35.

La chanson de Panayotis Toundas annonce celle de Yannis Papaïoannou intitulée Cinq Grecs aux enfers, où nous assistons à une fête infernale, dans tous les sens du terme, et à une ridiculisation plaisante du diable – qui, curieusement, n’est pas désigné du nom de Charon – promu malgré lui patron d’un gigantesque centre de divertissement (ϰέντϱο διασϰεδάσεως), où règne une ambiance… endiablée. Voici trois des quatre strophes de cette chanson :

Πέντε Έλληνες στον Άδη

ανταμώνουν ένα βϱάδυ

ϰαι το γλέντι αϱχινάνε

ϰι όλα γύϱω τους τα σπάνε.

Με μπουζούϰια, μπαγλαμάδες

τϱέλαναν τους σατανάδες

ϰι απ’ το ϰέφι ζαλισμένοι

χόϱευαν οι ϰολασμένοι.

Ως ϰι ο διάβολος αϰόμα

μένει με ανοιχτό το στόμα

ϰαι του έϱχεται ζαλάδα

στων Pωμιών την εξυπνάδα36.

Cette chanson, comme la précédente, semble vouloir démythifier l’Hadès en lui ôtant son caractère effrayant ; or, quel meilleur moyen pour ce faire que la dérision et l’humour ? Nous ne saurions dire si l’auteur cherche de la sorte à persuader ses auditeurs, et lui-même en premier lieu, que la mort n’est pas une chose aussi terrible qu’on le croit, que c’est un phénomène naturel qui ne doit pas nous inquiéter outre mesure, puisque même dans le royaume des morts on peut passer de bons moments… Quelle que soit l’interprétation retenue, Charon ne sort pas grandi de l’aventure !

Mais le comble de l’humiliation, c’est dans une chanson de Dimitris Gogos dit Bayadéras, intitulée Charon, que celui-ci la connaîtra – la seule chanson, à notre connaissance, où Charon soit présenté en vaincu. D’ailleurs, toujours selon l’auteur, il ne survivra pas à cette mortification. Cette défaite mémorable se situe en Crète, bien sûr !

Το Xάϱο βϱήϰα μια βϱαδιά, βαϱύ ϰι αγϱιεμένο

μ’ ένα σπαθί στο χέϱι του, στο αίμα βουτηγμένο.

Refrain :

Στης Κϱήτης τ’ όμοϱφο νησί

πήγε να πάϱει μια ψυχή

ϰαι βγήϰε πληγωμένος.

Με ϰοίταξε, τον ϰοίταξα, μες στ’ άγϱιά του μάτια

ϰαι μου είπε λάθος έϰανε σ’ αυτά τα μονοπάτια.

Στης Κϱήτης τ’ όμοϱφο νησί

πήγε να πάϱει μια ψυχή

ϰαι γίνηϰε ϰομμάτια.

Τον είδα για στεϱνή φοϱά, τα μάτια του πϱιν ϰλείσει

ϰι είπε στης Κϱήτης το νησί δε θα ξαναπατήσει.

Στης Κϱήτης τ’ όμοϱφο νησί

όποιος θα πάϱει μια ψυχή

εϰεί θα ξεψυχήσει37.

Cette chanson est particulièrement représentative d’une certaine attitude rébétique à l’égard du trépas, et le message qu’elle délivre va au-delà de l’anecdote qu’elle relate : ne craignant guère la mort apparemment, la souhaitant même, parfois, le rébétis pousse à l’extrême cette attitude, dont, nous l’avons dit, l’irrévérence à l’égard des valeurs admises est une des traits principaux : tournant en dérision Charon, son représentant attitré, il exalte du même coup le courage de celui qui a su lui résister victorieusement et même le tuer, lequel ne saurait être qu’un rébétis, Crétois de surcroît…

Les quelques exemples relatifs au personnage de Charon, analysés dans la première partie de cette étude, nous ont permis de souligner la place centrale que tient la mort dans la chanson rébétique, qui se rattache à la tradition de la chanson populaire. Certains de ces exemples nous ont même révélé des esprits forts, tels Papaïoannou et Bayadéras, lesquels renouvellent la figure du personnage, n’hésitant pas à nous dépeindre un Charon bien différent, démythifié, ridiculisé même, bref, un être semblable au commun des mortels, avec ses défauts et ses faiblesses. Tout cela s’inscrit dans un contexte parfaitement païen, souligné par les noms antiques d’Hadès et de Charon. Aucun élément chrétien dans cet univers, où il n’est nulle part question de rédemption, de salut, de Royaume de Dieu. La mort est le terme absolu de l’existence terrestre, au-delà de laquelle s’ouvre le néant : Vanité des vanités… Aussi, en dépit des derniers exemples, isolés, il est vrai, dans l’ensemble des chansons relatives à la mort, on ne peut s’empêcher de penser, en entendant celles de Charon comportant des éléments humoristiques, que l’on assiste à un baroud d’honneur livré par le rébétis, sur un rythme de zeïbékicos, contre l’inéluctable, qu’il craint comme tout le monde, même s’il lui arrive de l’appeler de ses vœux. C’est peut-être dans les chansons de Charon que l’humanité de la chanson populaire urbaine est la plus perceptible.

Mais, nous l’avons dit, on y rencontre aussi des figures de la mythologie et de l’histoire ancienne. Toutefois, contrairement à ce que l’on constate dans le cas de Charon, que l’on retrouve chez nombre d’auteurs, seuls deux d’entre eux mentionnent des personnages mythiques ou historiques : ce sont les compositeurs et interprètes Marcos Vamvacaris et Yorgos Mouflouzélis38. Ces deux hommes ont certains points communs : insulaires l’un et l’autre – Vamvacaris est de l’île de Syros, dans les Cyclades, Mouflouzélis de Lesbos – ils ont dû quitter très tôt l’école pour venir en aide à leurs familles respectives en travaillant de leurs mains, souvent dans des conditions pénibles et pour des salaires de misère. Dotés d’une voix rauque, caractéristique des voix rébétiques, ils sont habités d’une véritable passion pour le bouzouki et le baglamas ; quant à leurs chansons, souvent empreintes d’un humour narquois, elles traduisent un talent musical et poétique certain.

Au début de son Autobiographie, Vamvacaris raconte qu’il aimait beaucoup l’école, où, en raison de sa précocité physique, il était entré en 1909, à l’âge de quatre ans39. Il eut un maître très sévère, qui l’aimait bien, car il était bon élève. « Je lui dois beaucoup », écrit-il, poursuivant en ces termes : « Même si je suis peu instruit, je faisais, en fait, tout pour m’instruire. J’adorais l’histoire. Celle d’autrefois, les événements de l’Antiquité : Xerxès, Artaxerxès, ces choses-là, la bataille navale de Salamine. Je ne saurai jamais pourquoi j’aimais tant ça. Et encore maintenant, j’aime toujours ça. Le monde byzantin, Constantinople, la prise de Constantinople. Si, encore maintenant, je tombe sur des livres qui en parlent, je les lis. Ça se voit d’ailleurs dans mes chansons, comme celle-ci :

Ήμουνα μάγϰας μια φοϱά με φλέβα αϱιστοϰϱάτη·

τώϱα θα γίνω δάσϰαλος σαν το σοφό Σωϰϱάτη.

Ο Πάϱις θα γινόμουνα νά ’ϰλεβα την Ελένη·

ν’ άφηνα το Μενέλαο με την ϰαϱδιά ϰαμμένη.

Ήθελα νά ’μαι ο Ηϱαϰλής όταν σε πϱωτοείδα,

να σού ’ϰοβα την ϰεφαλή σαν τη Λεϱναία ύδϱα.

Τί άλλο θέλεις να γενώ για να με αγαπήσεις;

Εσύ με το ϰεφάλι σου τον Ξέϱξη θα ζητήσεις40.

A propos de cette chanson, composée en 1936, Marcos ajoute : « Les choses qui sont dans cette chanson, je les ai apprises dans le livre de la communale. Le peu d’instruction que j’ai reçue à l’école, c’est ce qui m’a, disons, un peu aidé. »41 Très représentative de son talent, elle nous montre comment il met en œuvre les rudiments mythologiques et historiques acquis à l’école primaire ; connaissances de seconde main, donc, car s’il avait lu l’Iliade et l’Odyssée, il l’aurait probablement dit. On y relève toute une série de comparaisons : l’auteur voudrait être tour à tour Socrate, Pâris, Hercule. Le philosophe représente la culture et l’intelligence, le prince troyen l’aristocratie et la richesse, le demi-dieu la force et la puissance. Il y a dans ce désir d’être un grand homme un trait enfantin, que confirme, par ailleurs, le goût des légendes et des récits mythiques. En dépit d’innombrables épreuves, de conditions de travail pénibles, de fréquentations parfois douteuses, Vamvacaris a su garder toute sa vie une ingénuité, une candeur perceptibles jusque dans sa musique, dont certaines mélodies, d’une argentine simplicité, sont particulièrement attachantes : nous pensons, par exemple, à sa célèbre Φϱαγϰοσυϱιανή [Frangossyriani]42 ou à Όλοι οι ϱεμπέτες του ντουνιά [Tous les rébétès du monde].

En cela il est proche de Théophilos, le peintre « naïf » de Lesbos, dont les fresques historiques et mythologiques sont d’une fraîcheur peu commune. Par ailleurs, il y a probablement chez lui un secret désir de sortir de sa condition de paria, qui transparaît dans les termes d’aristocrate, ainsi que dans les noms de Pâris et d’Héraclès. Quant à la belle Hélène, reine et amante – qui revient souvent dans ses chansons – elle semble incarner son idéal féminin. Il aimerait aussi avoir une force herculéenne, qui lui vaudrait respect et considération. Son désir, enfin, d’être un homme instruit, un maître comme Socrate, traduit son lancinant regret d’avoir dû prématurément quitter l’école, alors qu’il avait une si grande soif d’apprendre. Doté de telles qualités, il pourrait prétendre à un amour sincère et durable43. Avec l’expérience qu’il a acquise de la vie, l’instruction lui permettrait de gouverner ses affaires d’une manière judicieuse et de jouir ainsi d’une situation sociale enviable, susceptible d’inspirer confiance à une femme. Enfin, le recours à la violence n’est jamais totalement exclu, surtout si l’on a affaire à forte tête, comme le suggère la comparaison de l’hydre de Lerne44.

La haine éprouvée pour une femme autrefois aimée s’exprime avec force dans Le réclusionnaire à perpétuité [Ο ισοβίτης]. Pour les beaux yeux de son amie, le héros de cette chanson a commis un crime qui lui a valu la réclusion à vie. Il exhale sa douleur et crie vengeance. Résolu à se pourvoir en appel pour sortir de prison, il se jure de la tuer d’une manière particulièrement atroce : il la taillera en pièces, l’arrosera de pétrole, y mettra le feu et jettera ses restes carbonisés au fond d’un puits. Et la chanson se termine par ces vers :

Τέτοια μεγάλη εϰδίϰηση, αν τήνε ξεμπουϰάϱω,

όπως τον Έϰτοϱα ο Αχιλλεύς τον έσεϱνε στο ϰάϱο45.

La douleur du fils de Pélée, dont Hector avait tué le meilleur ami, était telle que, non content d’avoir vengé Patrocle en tuant le fils aîné de Priam, il infligea à son cadavre le pire des outrages. Ayant comme Achille le cœur meurtri, le réclusionnaire ne peut que souhaiter se venger d’une manière… homérique.

La présence d’éléments mythologiques et historiques dans la chanson rébétique n’a pas dû, on s’en doute, servir la cause des rébétès, déjà passablement compromise aux yeux de la classe bourgeoise bien pensante de l’époque, qui, dans des criaillements effarouchés, la rejetait pour ses outrances de langage46. Or là, ils dépassent franchement la mesure : oser galvauder des noms aussi prestigieux tient du sacrilège. Comme dans le cas des chansons présentant un Charon ridiculisé, on est en présence ici d’une démythification des héros, réduits à l’état prosaïque de simples particuliers, dépouillés de leur prestige. Ce procédé – qui n’est pas sans rappeler Offenbach – est particulièrement sensible dans la chanson de Mouflouzélis intitulée Pâris – ou la guerre de Troie vue par un rébétis. L’effet comique ressortit avant tout au langage : il réside dans l’association de termes nobles et de termes bas, pour reprendre la terminologie des grammairiens français du XVIIe siècle, selon le procédé mis en honneur par le genre burlesque, qui, prenant le contre-pied de la préciosité, opte résolument pour le langage familier, la vulgarité même, dans la plus pure tradition rabelaisienne47. Par ailleurs, le bilinguisme48, fléau qui a longtemps divisé les Grecs et dont Mouflouzélis a su habilement tirer parti, porte aussi sa part de responsabilité dans le rejet dont furent victimes les rébétès, qui s’exprimaient dans une langue très populaire, argotique même.

Ainsi accommoder Pâris, Ménélas, Socrate, Hélène et même Héraclès à la sauce rébétique, chanter leurs déboires amoureux d’une voix rauque en s’accompagnant d’un bouzouki est un outrage caractérisé à nos ancêtres antiques49. Il n’est pas interdit de penser que Vamvacaris et Mouflouzélis prennent un malin plaisir à « choquer le bourgeois », en profanant ce qu’il a de plus sacré après sa religion : la mythologie, l’épopée homérique et l’histoire ancienne. Voici in extenso le Pâris de Mouflouzélis, particulièrement représentatif de ces chants profanateurs :

Τον Πάϱι αγαπητιϰό σαν έπιασ’ η Ελένη,

της είπε η Αθηνά· « μωϱή, τϱανός ϰαυγάς θα γένει. »

Κι οι μάγϰες ξηγηθήϰανε να ϰάψουνε την Τϱοία,

να τιμωϱήσουνε τον τζε μαζί με την ϰυϱία,

που ϰάνανε την αϱπαγή ἐν πλήϱει μεσημβϱίᾳ.

Για μια γυναίϰα άμυαλη ϱημάξαν τα λιμάνια

ϰαι δέϰα χϱόνια μείνανε τόσες ϰυϱές χαϱμάνια,

ϰαι δέϰα χϱόνια μείνανε οι πιό ’μοϱφες χαϱμάνια.

Εϰεί ήταν ο Αχιλλεύς, το πϱώτο ϰουτσαβάϰι,

εϰεί το μούτϱο ο Οδυσσεύς, που ’φτιάξε τ’ αλογάϰι,

τσοντάϱισε ϰι ο Δούϱειος ϰαι πήϱανε τη μάχη.

Αιτία ήταν η τιμή που χάθηϰε η Τϱοία.

Το δείξαν οι αϱχαίοι μας πού ’χαν πυγμή ϰι αντϱεία·

ϰι αϱχίζει πια η Οδύσσεια, μα είν’ άλλη ιστοϱία50.

Vision plaisante et satirique – dans le style de Nicos Tsiforos51 – de la guerre de Troie, dont la cause humaine, qu’Homère aussi considère comme décisive, est présentée d’une manière caricaturale. C’est une histoire d’amour et de mari trompé – le Ménélas au cœur brisé de Vamvacaris – qui appelle ses pairs à l’aide pour récupérer son épouse infidèle et venger son honneur, ainsi que celui de son royaume et de tous les Achéens. Dans ce chant, Mouflouzélis nous montre que ces héros étaient non seulement des hommes comme nous, mais encore de fieffés coquins. Ce parti pris est souligné par l’usage de termes argotiques : les chefs argiens sont des μάγϰες (des mecs), Achille, un ϰουτσαβάϰι (un casseur), le πολύτϱοπος Ulysse, le héros errant (ou aux mille tours), το μούτϱο ο Οδυσσεύς (Ulysse la fripouille), et tout à l’avenant. Notons à propos de cette dernière expression l’effet burlesque produit par la juxtaposition d’un mot d’argot, signifiant rusé, coquin, et du nom du héros dans sa forme classique. La même remarque vaut pour Αχιλλεύς, du nom de qui la forme ancienne et savante est conservée, afin d’accuser le contraste avec son sobriquet ϰουτσαβάϰι. Pâris et Hélène ne sont pas mieux traités, tandis que le diminutif αλογάϰι (canasson), désignant l’énorme cheval de bois, fait de celui-ci un jouet dans la main des Grecs, ajoutant encore à cette démythification systématique. Enfin, le complément circonstanciel de temps au datif, ἐν πλήϱει μεσημβϱίᾳ, inséré dans ce contexte argotique, y ajoute une note plaisamment archaïsante52.

La chanson intitulée Eve, dont nous donnons ci-après les deux premières strophes, est de la même encre ; les protagonistes, toutefois, sont des personnages de l’Ancien Testament :

Τον ϰόσμο να τον πλάσει σε έξι μέϱες

εδούλεψε με ϰέφι ο Θεός,

μα στον Αδάμ όταν παϱέδωσε την Εύα,

θα πϱέπει να μετάνοιωσε ϰι αυτός.

Refrain :

Και τη λαδιά μιάς πονηϱής

τώϱα πληϱώνουμε ϰι εμείς.

Ο Πλάστης μας, οπού είχε ϰαι τα μέσα,

με τη γυναίϰα είχε μιά μέϱα παιδευτεί.

Εγώ ο δόλιος πώς θε να τα βγάλω πέϱα

Που είμαι ένας θνητός πάνω στη γη ;53

Outre les traits déjà relevés à propos de la chanson précédente, il faut noter la familiarité avec laquelle sont décrites les actions et les pensées du Créateur. Familiarité dans le bon sens du terme, c’est-à-dire dénuée de toute nuance irrévérencieuse ou blasphématoire. Dieu est humanisé, et l’épisode décrit se situe aux temps heureux où l’homme vivait en harmonie avec son Créateur dans le Jardin d’Eden. Clin d’œil de connivence de l’auteur au Tout-Puissant : tout Dieu qu’il est, il a eu, lui aussi, des surprises avec la femme… C’est du même genre de familiarité que sont empreints les rapports des gens du peuple avec les saints, la Vierge et le Christ, perçus comme des êtres puissants, certes, mais non moins bienveillants et proches des êtres humains.

Nous conclurons cette étude par deux fragments de Vamvacaris, qui non seulement contiennent des allusions mythologiques, mais sont encore de véritables hymnes chantés à la gloire de l’instrument rébétique par excellence, le bouzouki, cette « petite caisse en bois, ventrue, sur laquelle glissent trois paires de cordes pour aller courir au ras d’un long manche effilé. Le mariage d’une rondeur rustique et d’une flèche agile, aérienne. L’image même de la musique qui en sort »54. C’est pour que cet instrument, longtemps maudit, conquière la place qui lui revient au sein des instruments de la musique populaire que Vamvacaris et tant d’autres compositeurs ont subi les pires avanies. Ils y sont parvenus, puisque, désormais, on ne conçoit plus guère de chansons grecques sans accompagnement d’un ou de plusieurs bouzoukis. Le premier des deux fragments est tiré de la chanson intitulée Le bouzouki à Paris55. On y voit l’instrument invité au festival de Cannes, où il ravit les Parisiennes. Reconnu à l’étranger, il pourra prendre fièrement le chemin de Colonaki56, où il enchantera ces dames de la bonne société athénienne, qui ne sauraient aimer une chose que celle-ci ne l’ait d’abord été des Européens… D’une longueur inusitée, cette chanson présente une particularité que nous transcrivons ci-dessous : il s’agit d’une évocation, sur un rythme différent, de dames du temps jadis, dont les charmes, même s’ils surpassent infiniment ceux des amies des rébétès, ne sauraient briser l’amitié de Marcos et de son ami Stavros :

Ε ! ϰαι να ζούσε η Κλεοπάτϱα της Αιγύπτου,

που ξελόγιασε Καίσαϱες ϰαι Καίσαϱες,

ϰαι που να ζούσε η Αφϱοδίτη της Μήλου57,

τί να μας ϰάνουνε εμάς οι Ζιγϰουάλες ;58

Ε ! ϰαι να ζούσε η Ελένη από τη Σπάϱτη,

πού ’χε μαζέψει59 το ντουνιά απ’ την ομοϱφιά,

αφού είμαστε ϰι οι δυό ϰαλοί60

ϰαι τον Μενέλαο που του άναψε φωτιά61.

Il est intéressant de noter que tous les personnages mythologiques et historiques cités ici, hormis Ménélas et les Césars62, ne sont que des femmes : deux reines demeurées célèbres pour leurs amours tumultueuses et la déesse de l’amour, sœur du dieu des arts. Les hommes, eux, ne sont pas en position avantageuse : tant Ménélas que nombre de Césars ont perdu la tête avec les femmes. Quant à Zigouala, c’était le nom, ou le surnom, de la première femme qu’a aimée Marcos. Il l’avait rencontrée chez une de ses cousines au Pirée, et cela avait été le coup de foudre. Ils se marièrent, mais elle le fit passablement souffrir par la suite, si bien qu’ils finirent par se séparer. Malgré cela, et quoiqu’il connût nombre d’autres femmes après elle, il ne parvint jamais à oublier ce lion.

Le second fragment est la conclusion de la chanson intitulée Bouzouki, joie du monde. Il évoque l’ascension irrésistible de l’instrument (το όϱγανο), qui, parti du monde louche des cafés aman et autres estaminets interlopes, gagne l’empyrée en passant par les immeubles chic, où il monte en ascenseur :

Τώϱα θ’ ανέβεις πιο ψηλά, θα φτάσεις ϰαι στον Άϱη,

ϰαι ο Απόλλων ο θεός – μπουζούϰι μου – ϰι αυτός θα σε γουστάϱει63.

Ces deux extraits nous donnent l’occasion de rappeler que le bouzouki – cette sorte de mandoline à long manche, lointain descendant de la pandoúra antique et du tambourás byzantin64 – n’était pas seulement en faveur auprès des chanteuses et des amies des rébétès ; c’était l’instrument favori des femmes des harems, sur lequel elles jouaient des mélodies orientales et dont elles accompagnaient leurs chants et leurs danses.

La « prophétie » s’est réalisée : quittant le ghetto social où il était confiné depuis longtemps, le bouzouki a atteint les sommets de la consécration ; ses notes cristallines ont eu raison de ses détracteurs. Dès lors, plus rien ne s’oppose à ce qu’il obtienne la sanction du dieu de la musique lui-même, qui se laissera séduire lui aussi. Le fait est que dans les années cinquante, grâce au disque principalement, il est sacré instrument national grec par excellence. Mais si Vamvacaris se réjouit de son expansion triomphale, il constate non sans amertume l’abâtardissement du genre, le bouzouki finissant par accompagner un nombre considérable de chansons d’une indigence rare, tant sur le plan de la musique que sur celui des paroles : « N’importe qui en gratte les cordes, sans songer un seul instant qu’il tient dans ses mains un objet sacré. » Et il ajoute : « Même la police le traquait. C’est pourquoi elle me traquait moi aussi, la police. On ne voulait pas que le bouzouki se répande. Et pourtant, il s’est répandu. »65 En fait, c’était moins à l’instrument en tant que tel qu’on en avait, qu’à ceux qui en jouaient et l’écoutaient, en raison du danger potentiel que, croyait-on, ils représentaient pour la société, par leur non-conformisme et surtout par leurs chansons ayant pour sujet la drogue. Or le petit instrument « à la rondeur rustique » fit des adeptes jusque dans les rangs des forces de l’ordre, puisqu’il comptait parmi ses plus fervents partisans le tout-puissant chef de la police de Thessalonique sous Métaxas, Nicos Mouschoundis, qui avait pris Vamvacaris en sympathie et l’emmenait souvent hors de la ville pour l’écouter jouer et chanter66.

Cette chanson est doublement prophétique, en ce qu’elle annonce, d’une part, la diffusion et la popularisation du bouzouki, d’autre part, d’une manière imagée, la caution que lui apporteront certains musicologues et musiciens. Dès la fin de la guerre, le musicologue et critique musical Fivos Anoyanakis, en 1947, et le compositeur Manos Hadzidakis, deux ans plus tard, attirèrent l’attention sur la valeur et l’originalité de la chanson rébétique67. C’est ainsi qu’en 1949, « aux heures les plus sombres de la guerre civile, Manos Hadzidakis réunit Marcos Vamvacaris et Vassilis Tsitsanis – un exploit – lors d’une conférence où se presse la haute société athénienne et où le futur compositeur des Gars du Pirée ne mâche pas ses mots : les deux énergumènes sagement assis sur l’estrade ne sont autres que le Bach et le Beethoven de la musique populaire. L’assistance est parcourue d’un délicieux frisson. Munies de cette bénédiction, les classes dirigeantes consentent à un mariage de raison. Ce n’est qu’un début. Une nouvelle mode fait bientôt des ravages, à laquelle le petit instrument des fresques byzantines et des harems prête pudiquement son nom : on va écouter “du bouzouki” dans tous les quartiers où il avait su préserver sa rigueur et son indépendance… »68 Samuel Baud-Bovy tempère quelque peu ce jugement hyperbolique, non sans reconnaître la spécificité de la chanson populaire urbaine : « … en alliant aux acquis de la musique européenne les rythmes, les contours mélodiques, les timbres instrumentaux de l’Anatolie, les chansons rébétiques avaient, à un niveau qu’on a quelque peu surestimé, réalisé cet équilibre entre l’Orient et l’Occident, qui nous est apparu comme une constante du génie grec. »69

Or, dès le début des années cinquante, ce triomphe va paradoxalement provoquer le déclin de la chanson rébétique authentique, déclin lié à l’amélioration des conditions de vie des chanteurs, promus vedettes de la chanson populaire urbaine (λαϊϰό τϱαγούδι). Le genre entre en agonie : il dégénère petit à petit pour finir par succomber sous les assauts conjugués du mercantilisme, du snobisme, de la récupération, de l’exploitation à outrance par l’industrie du disque et du mauvais goût. Certes, les rébétès ne sont pas sans porter une part de responsabilité dans cette dégénérescence. Mais peut-on leur tenir rigueur de vouloir exorciser le passé, l’authenticité du genre leur rappelant les conditions difficiles dans lesquelles il était né ? Tous n’avaient pas la dignité et la maturité artistique d’un Vamvacaris, resté jusqu’à la fin de sa vie fidèle à lui-même et au style qui avait fait sa réputation70.

Gardons-nous, toutefois, de peindre les choses sous des couleurs trop sombres : certains musiciens de talent tels Mikis Théodorakis, Manos Hadzidakis et Stavros Xarchacos ont compris que toute tentative de ressusciter la chanson rébétique est vouée à l’échec, ce genre étant indissociablement lié à une époque, à une situation économique, sociale et politique à jamais révolues. Ils ont compris que leur devoir était de recueillir l’héritage rébétique et d’en tirer les leçons pour l’élaboration d’une nouvelle musique populaire, représentative de la réalité grecque d’aujourd’hui. Enfin, le regain d’intérêt que, depuis les années quatre-vingt, la jeune génération manifeste pour ce genre musical est encourageant. Il a eu pour conséquences la collecte d’enregistrements d’époque et le repiquage de ceux-ci sur microsillons d’abord, sur disques compacts ensuite. Par ailleurs, de nombreux groupes vocaux et instrumentaux (ϰομπανίες) se sont formés dans tout le pays, interprétant le répertoire rébétique dans un esprit de rigueur et d’authenticité, à l’instar de ce qui se fait dans le domaine de la musique populaire rurale et insulaire. Ainsi les rébétès, probablement tous morts aujourd’hui, n’auront pas souffert ni chanté en vain : leur message a été entendu et leur héritage recueilli.

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1 « Ils ont entendu parler des anciens dans des mythes et des légendes, qu’ils ont assimilés comme des contes populaires. Ce sont ces êtres simples et purs qui ont créé la tradition et l’art populaires. » (Νίϰος Δήμου, Η Δυστυχία του να είσαι Έλληνας, Hermias, 9e éd., Athènes 1978, p. 31).

2 L’adjectif ϱεμπέτιϰος dérive du substantif ϱεμπέτης, lequel désigne un personnage inquiétant, un voyou, un truand même, qui hante rues et cafés des ports grecs et des quartiers interlopes, souvent en quête de bagarre. Pεμπέτης, équivalent de ϱεμπεσϰές, signifie fainéant, paresseux, qui stagne socialement parlant (φυγόπονος, τεμπέλης, αχαΐϱευτος). L’origine du terme est incertaine, en dépit d’une opinion communément admise postulant un hypothétique mot turc rebet – que S. Baud-Bovy écrit rebett au chap. V de son ouvrage cité ci-dessous (n. 4) – mot que nous n’avons trouvé dans aucun dictionnaire. N. P. andriotis (Ετυμολογιϰό Λεξιϰό της ϰοινής νεοελληνιϰής, 3e éd., Thessalonique 1983, s.v.) avance avec prudence un mot d’origine slave, rebiata, pluriel de rebenok, qui veut dire jeune homme, gaillard (παιδί, παλιϰάϱι). Dans un article paru le 12 mai 1976 dans le quotidien Tα Νέα, John Veinoglou propose le verbe grec ϱέμπομαι et l’adjectif ϱεμπιτός, figurant dans le dictionnaire de Charles du fresne, seigneur Du Cange, Glossarium mediae et infimae Graecitatis (1688). Le premier terme signifie errer, rôder, laisser vaguer son imagination ; le second désigne celui qui vagabonde sans raison, qui gaspille son temps bêtement, qui rentre tard à la maison et laisse vagabonder son esprit, bref le bohème, le divagueur, le paresseux. Or on peut remonter encore plus haut dans le temps, jusqu’à l’époque de Plutarque (v. 46/49-125 ap. J.-C.) et même à celle de Ménandre (342-292 av. J.-C.), soit à la seconde moitié du IVe siècle avant notre ère ; ces auteurs, en effet, utilisent le verbe ῥέμβω au médio-passif, ῥέμβομαι, dans le sens de tournoyer, s’agiter tout autour, errer çà et là et, figurément, dans celui de s’égarer dans des rêveries (cf. Anatole Bailly, Dictionnaire grec-français, s.v., ainsi que les termes apparentés). C’est exactement le même verbe que celui du dictionnaire de Du Cange, dont la graphie atteste la survivance de la prononciation antique…

3 Cf. l’article qu’il publia le 28 janvier 1947 dans le journal Ριζοσπάστης et reproduit aux pages 139 et suiv. de la traduction grecque de l’ouvrage de Gail Holst, intitulé Road to rebetika (paru en 1974 et traduit en grec en 1977). Le critique musical y montre que la réprobation frappant la chanson rébétique, genre réputé immoral, ne tient pas compte de son enracinement dans la tradition musicale grecque : la chanson populaire et le chant byzantin ; il écrit même que « sa principale caractéristique est sa ligne mélodique originale ». Il insiste en outre sur le lien étroit de la musique et des paroles, dont il vante la simplicité poétique, les auteurs étant à la fois compositeurs et poètes populaires. Quant aux chansons de fumeries, s’il ne les approuve pas, il rappelle que le vrai problème est le trafic de drogue. – Sur cet ouvrage, cf. la note relative à Manos Hadzidakis dans la conclusion de cette étude.

4 Cf. son Essai sur la chanson populaire grecque, publié en 1983 à Nauplie par la Fondation ethnographique du Péloponnèse. Dans la note liminaire, Fivos Anoyanakis écrit ceci : « Lorsque, en 1930, à vingt-trois ans, il en entreprend l’étude, il l’envisage dès l’abord comme un tout où sont indissociablement liés son (musique), verbe (poésie) et mouvement (danse). » [C’est nous qui soulignons.]

5 Sur cette dissociation, v. par exemple Gérard Pierrat, Théodorakis, le roman d’une musique populaire, Albin Michel, coll. Rock & Folk, Paris 1972, p. 72s., qui la condamne « chez tous ceux qui reconnaissent l’importance du rébético et s’en sont faits les plus ardents thuriféraires, dont Théodorakis, qui en qualifie la musique de géniale et de divine, mais en juge les paroles vulgaires et sans intérêt ». Or « tout l’art du rébético est fait d’une alliance contrastée, tragique, entre une musique aussi profonde et grave qu’un hymne byzantin et des paroles tirées d’une réalité sordide ». La comparaison avec le chant ecclésiastique est peut-être un peu excessive, mais, sur le fond, l’auteur fait sienne l’opinion des ethnomusicologues.

6 Les pères, par contre, sont tout simplement absents de ce genre de chansons !

7 Cf. Τάσος ςχοϱέλης, Ρεμπέτιϰη ανθολογία [Tassos schorélis, Anthologie rébétique] (4 vol.), Pléthron, Athènes 1977-78 ; vol. II, p. 129, une chanson de la Résistance (1942) intitulée Ça flambe dans le maquis, et, p. 134, Le Non de 1940.

8 Ibid., p. 159, Tu nous as déclaré la guerre, l’auteur s’adressant à Mussolini.

9 Ibid., p. 177, Je prendrai mon fusil, chanson figurant également dans l’anthologie d’Ηλίας Πετϱόπουλος, Ρεμπέτιϰα τϱαγούδια [Ilias Pétropoulos, Chansons rébétiques], 3e éd., Athènes 1974, sous le titre J’abandonnerai mon plectre – littéralement ma plume, les instrumentistes se servant d’un fragment de tuyau de plume de rapace pour faire vibrer les cordes du bouzouki ou du baglamas.

10 T. schorélis, op. cit., vol. III, p. 229, Le Prisonnier de guerre, qui évoque la débâcle d’Asie Mineure de 1922, et dans l’ouvrage de Pétropoulos (op. cit., p. 402), La Bombe (1945), où sont mentionnés successivement Truman, Hirohito, Hitler et Mussolini. Les pages 401 à 404 de cette anthologie réunissent des chants inspirés par la Seconde Guerre mondiale.

11 Τ. schorélis, op. cit., vol. I, p. 216, Je me suis rappelé l’année 1912. V. aussi, dans l’autobiographie (en grec) de ce compositeur publiée par les soins d’Anguéliki Kaïl (Αυτοβιογϱαφία, εισαγωγή, παϱουσίαση της Αγγελιϰής Κάιλ, Papazissis, Athènes 1973), p. 278, une chanson où il est question de Hitler, de Mussolini, de Kemal Atatürk et de Staline, ainsi que, à la page 287, une autre qui évoque l’hécatombe des vieux chefs politiques décédés en l’espace de quelques semaines : Condylis, Vénizélos et Démertzis. Ces deux dernières chansons font l’objet d’un commentaire de Stathis damianacos dans son livre intitulé Κοινωνιολογία του ϱεμπέτιϰου [Sociologie du rébético], Hermias, Athènes 1976, p. 203. Dans son Autobiographie, troisième de nos sources, Vamvacaris cite un grand nombre de ses chansons qui ne figurent pas dans les anthologies mentionnées ci-dessus.

12 Cf. son Autobiographie, p. 46.

13 Cf., entre autres, les célèbres Εϰλογαί από τα τϱαγούδια του ελληνιϰού λαού [Choix de chansons du peuple grec], Αthènes 1932, de Nicolas Politis, en particulier la section « Mοιϱολόγια του ϰάτω ϰόσμου ϰαι του χάϱου » [« Mirologues du monde souterrain et de Charon »], nos 207-222, p. 219-228, ainsi que la thèse de doctorat de Guy saunier, « ADIKIA », le Mal et l’injustice dans les chansons populaires grecques (société d’éd. Les Belles Lettres, Paris 1979), passim.

14 Cf. Samuel Baud-Bovy, op. cit., qui lui consacre le dernier chapitre de son ouvrage (chap. V, p. 61-78).

15 Rappelons toutefois le nom d’Eftychia Papaïoannopoulou, poétesse micrasiate de talent, à qui nombre de rébétès ont acheté, la plupart du temps pour une bouchée de pain, les paroles des chansons qui les ont rendus célèbres. Ayant souvent renoncé à ses droits d’auteur, elle fut l’objet d’une exploitation éhontée de la part de certains chanteurs (cf. T. schorélis, op. cit., vol. III, p. 29-46).

16 « Dans les cafés-aman, on chantait et l’on dansait à l’origine des chansons démotiques et des morceaux de musique dits à la turque. » (Olivier revaud-d’Allones, La Création artistique et les promesses de la liberté, chap. VI : « L’art contre la société ; une culture dominée : le rébétiko », Klincksieck, Paris 1973, p. 147). Décrivant les cafés-aman (p. 148), l’auteur précise qu’il y avait d’ordinaire deux femmes, l’une qui chantait les chansons turques, l’autre qui dansait sur les airs de ces chansons. C’est, semble-t-il, le seul cas où il était permis aux femmes de chanter en public en tant que solistes. La chanson dite de Smyrne, apportée en Grèce par les réfugiés d’Asie Mineure, très orientale de caractère, tantôt lente et ornée, tantôt vive et sensuelle, a été illustrée par trois chanteuses restées fameuses : Marica Politissa, Rita Abatzi et Rosa Eskénazi. Par la suite, dès 1932, le rébético classique a connu trois autres chanteuses de talent : Ioanna Yeorgacopoulou, Marica Ninou et Sotiria Bellou ; cette dernière fut pendant longtemps l’interprète attitrée de Vassilis Tsitsanis. – Sur l’origine et l’étymologie du mot aman, voir le même ouvrage, p. 148.

17 Les indications et références qui suivent sont empruntées à l’ouvrage de G. spyridakis – largement tributaire de celui de Politis mentionné plus haut – Ελληνιϰή λαογϱαφία [Folklore grec], Athènes 1975, vol. IV, p. 352-360.

18 Dans les chansons des îles, il apparaît souvent sous les traits d’un corsaire ou d’un capitaine.

19 On se rappellera qu’en grec la mort (ο θάνατος) est du genre masculin.

20 « Nombre de textes patristiques affirment qu’au moment où l’âme va se séparer du corps, des anges viennent auprès du mourant pour recueillir son âme et la conduire dans l’autre monde, tandis que des démons viennent également pour tenter de s’en emparer. (…) Selon les témoignages patristiques, ces anges peuvent être plus ou moins nombreux, mais il y en a en général au moins deux. Le premier est l’ange chargé de conduire (c’est-à-dire d’accompagner et de guider) l’âme dans l’autre monde ; c’est l’ange psychopompe ou psychagogue. Le second est l’ange gardien du mourant. “D’après la doctrine de l’Eglise, [ce dernier] se tient devant notre lit de mort et reçoit notre âme. (…) Il nous devient visible et accessible quand notre âme se sépare du corps” (S. Boulgakov). Ces deux anges sont mentionnés dans de nombreux textes. » (Jean-Claude Larchet, La Vie après la mort selon la Tradition orthodoxe, les éditions du Cerf, coll. Théologies, Paris 2004, p. 48s.).

21 Cf. par exemple Emmanuel zakhos, Poésie populaire des Grecs, anthologie bilingue, Maspéro, coll. Voix n° 14, Paris 1966, p. 71 & 75-77.

22 Vers de 15 syllabes (dits vers politiques) de rythme iambique : « J’attends d’un instant à l’autre que Charon vienne me prendre. / Regarde donc, maman, son épée, comment Charon la tient / et la vie de chacun, maman, comment il s’en empare. » – Contrairement à ce qu’avance, avec réserve, il est vrai, Ilias Pétropoulos (op. cit., p. 401), qui l’attribue à D. Semsis, la chanson d’où sont extraits ces vers est de Vamvacaris (cf. Autobiographie, p. 207), et T. schorélis (op. cit., vol. I, p. 243) ; intitulée Χαϊδάϱι (Chaïdari), du nom d’un quartier populaire de la banlieue occidentale d’Athènes, elle est composée sur le rythme zeïbékicos (cf. infra).

23 Vers de 15 syllabes de rythme trochaïque : « Avec son hameçon, Charon est allé à la pêche aux âmes. » – Chanson de Yannis Papaïoannou, qui a passablement renouvelé l’aspect du personnage.

24 Vers de 15 syllabes de rythme iambique : « Armé de ta faux, Charon, entre dans mon pauvre logis. » Il faut sans doute voir dans la présence de cette faux – seul exemple, à notre connaissance, dans les chansons rébétiques – une influence de l’iconographie occidentale. (Τraduire δϱεπάνι par faucille paraît peu judicieux.) Le vers cité est extrait d’une chanson intitulée Le verre de douleur, que Pétropoulos (op. cit., p. 305) attribue à Manolis Chiotis et à Nicolas Roussos.

25 O. Revaud-d’Allones, op. cit., p. 156.

26 Vers de 15 syllabes de rythme iambique : « Quelle souffrance infinie que la mienne : / alors que tout le monde veut vivre, moi, je veux mourir. » Refrain (de rythme incertain) : « Je n’en peux plus, ma petite maman, de souffrir ainsi ; / je suis fatigué de passer ma vie à rechercher Charon. » – Chanson intitulée J’ai perdu tout espoir (rythme : zeïbékicos) de M. Vamvacaris (Autobiographie, p. 236 et Pétropoulos, op. cit., p. 220).

27 Distique de 15 syllabes de rythme iambique : « Charon est le médecin, le puissant médecin des enfers, / celui qui me donnera, les gars, la caresse de la délivrance. » (Schorélis, op. cit., vol. I, p. 193) ; à comparer avec la 3e strophe de la seconde chanson : Ο χάϱος είναι ο γιατϱός για τα διϰά μου πάθη / όταν θα ϱθεί ϰαι θα μου πεί : πάμε μαζί στον Άδη. « Charon est le médecin de mes propres maux : / quand il viendra, il me dira : Allez, viens avec moi aux enfers ! » – Cf. aussi dans le même style l’Amanès majeur de Marica Politissa (ibid., p. 150) : Έλα, βϱε χάϱε, γϱήγοϱα ϰαι πάϱε την ψυχή μου, / γιατί μόνο στη μαύϱη γη θα γιατϱευτεί η πληγή μου. « Allez, Charon, dépêche-toi de prendre mon âme ; / car ce n’est que dans la terre noire que guérira ma blessure. » – Ou encore celui de Stellakis intitulé Πειϱαιώτιϰος (ibid., p. 160).

28 Distique de 15 syllabes de rythme iambique : « Les tombeaux ne veulent pas de moi, et les morts s’écrient : / nous ne voulons pas de ces âmes qui gémissent. » (Anonyme : cf. Schorélis, op. cit., vol. I, p. 157).

29 Distique d’octosyllabes de rythme trochaïque : « Le narghileh et l’embout / me mèneront droit aux enfers. » Version anonyme d’une chanson de prison recueillie par Pétropoulos (op. cit., p. 249) dans une fumerie clandestine (rythme : hassapicos).

30 Distique de 15 syllabes de rythme iambique : « Charon, viens dans mon sommeil, et ne me réveille pas ; / viens avec le sourire et sans trop tarder. » Fragment d’une chanson de G. Rovertakis, intitulée Brûlez, médecins, vos ordonnances (Schorélis, op. cit., vol. III, p. 95).

31 Vers de 15 syllabes suivi de deux octosyllabes de rythme iambique, puis de deux octosyllabes de rythme trochaïque : « Un vagabond est mort hier soir, à la tombée de la nuit ; / et Charon l’a pris dans ses bras / là où il l’a rencontré, / au beau milieu de la place du Parc ! / Ah ! chienne de société ! » Première strophe d’une chanson de Costas Caplanis (Schorélis, op. cit., vol. II, p. 142). – Les chansons où il est question de Charon étant très nombreuses, nous ne saurions, en raison des limites imparties à cette étude, prétendre à l’exhaustivité ; c’est pourquoi nous renvoyons le lecteur à la section de l’anthologie de Pétropoulos (op. cit., p. 309-316) intitulée « Του Xάϱου ϰαι του Άδη ». Citons-en toutefois quelques éléments présentant un intérêt pour notre sujet : tout d’abord une prière de Papaïoannou intitulée J’en ai marre de tout (ibid., p. 313), dans laquelle il demande à Charon une « faveur » : qu’il vienne l’emporter, afin qu’il trouve « le repos » ; une autre, de Tsitsanis, (ibid., p. 326), intitulée La plainte de l’expatrié : « Charon, prends mon âme, afin que je trouve le repos ». Certaines de ces prières sont adressées à Charon soit par les intéressés eux-mêmes, soit par des parents, leur mère la plupart du temps. La chanson de Papaïoannou intitulée Dans le massif du Pentélique (qui abritait un sanatorium ; ibid., p. 312) se rattache à la première catégorie : un tuberculeux demande à Charon un sursis, lui disant qu’il a femme et enfants. Charon le regarde en souriant. Et, bien qu’auparavant le malade cherchât par tous les moyens à le rencontrer, il prend soudain la fuite. Charon lui crie alors d’une voix forte : « Ah ! je te tiens, je ne te lâche plus ! » – La chanson de Bacalis (ibid., p. 315), intitulée Attends, Charon, appartient à la seconde catégorie : une mère intercède pour son fils, car s’il meurt, elle restera seule, tout comme la jeune fille qu’il aime depuis longtemps. Enfin, Charon peut prendre une vie pour des raisons personnelles : ainsi, la chanson de Lafcas Ferme la porte (Schorélis, op. cit., vol. II, p. 220), nous présente un Charon amoureux d’une belle qu’il convoite. L’auteur, dont c’est l’amie, met celle-ci en garde, lui enjoignant de ne pas lui ouvrir, même s’il frappe à sa porte, car un baiser de Charon signifie la mort.

32 G. Pierrat, op. cit., p. 85.

33 Ibid., loc. cit. Le zeïbékicos « est une danse individuelle à quatre temps et demi, mais son tempo étant plus lent, on le note habituellement à 9/4 ». (Samuel Baud-Bovy, op. cit., p. 51). Cette danse favorite des rébétès, sans figures définies, est généralement exécutée par un homme seul qui cherche à oublier dans l’alcool les tribulations de son existence. D’ailleurs, les mouvements circulaires et asymétriques qui la caractérisent rappellent les titubations d’un homme pris de boisson. Tenant parfois son verre à la main ou dansant autour de celui-ci, il peut être encouragé par un ou deux amis accroupis, marquant ce rythme lent en frappant dans leurs mains. Son nom lui vient des ζεϊμπέϰηδες, du mot turc zeybek, désignant de fiers montagnards de la région d’Aydın, de Brousse et de Smyrne, dans la Turquie des XVIIIe et XIXe siècles. Pour les uns, il s’agit de Grecs islamisés, pour les autres, de Turcs non musulmans – puisque les Ottomans les appelaient gâvour (prononcer guiavour, c.-à-d. infidèles) – qui descendraient des colons venus de Thrace, fondateurs de la Tralles antique. D’aspect farouche et redoutable, ces guerriers d’élite, armés jusqu’aux dents, étaient, paraît-il, au nombre de 4000. « Gardiens de troupeaux, mais volontiers brigands aussi, ils étaient rebelles à toute autorité et, belliqueux de nature (…) ; ils se mettaient au service des seigneurs turcs qui se disputaient le pouvoir. » (S. Baud-Bovy, loc. cit.). Pour plus de renseignements, cf. G. Pierrat, op. cit. ; O. Revaud-d’Allones, op. cit., p. 148 & 161 et Pétropoulos, op. cit., introd., §§ 2 & 75, p. 11 & 78s.

34 Cette chanson de rythme iambique se compose de quatre strophes formées chacune de quatre vers politiques à rimes plates et d’un distique de vers de 15 syllabes. Nous la citons dans la version qu’en donne Schorélis (op. cit., vol. III, p. 336s.). Elle a circulé dans de nombreuses variantes, dont celle qu’a retenue Pétropoulos (op. cit., p. 309), laquelle compte quatre vers de moins et est passablement expurgée, en particulier dans les passages où il est expressément question de drogue. C’est l’exemple classique du χασιϰλήδιϰο ϱεμπέτιϰο (chanson rébétique de fumeurs de haschich). On la comparera avec une autre du même auteur, intitulée Le rêve d’un pochard (Pétropoulos, op. cit., p. 311). Quant au rêve de Bayadéras (Schorélis, op. cit., vol. I, p. 300), il nous montre l’auteur descendant en songe aux enfers, où il retrouve tous les grands noms de la chanson rébétique ; à noter qu’à l’époque où cette chanson a été composée, la plupart de ces hommes étaient encore de ce monde ! – Voici la traduction intégrale de ce morceau d’anthologie : « Cinq ou six chanvrés rencontrèrent [un jour] Charon / et lui demandèrent comment les joyeux drilles passent leur temps aux enfers. / “Dis-nous, s’il te plaît, vieux Charon, dans ta noire obscurité, / est-ce qu’ils ont du hasch, des narghilehs, les potes aux enfers ?” [Str. 2] “Dis-nous s’ils ont des baglamas, des bouzoukis pour faire la fête ; / est-ce qu’ils ont une fumerie, un coin pour se défoncer ? / Dis-nous s’ils ont des gonzesses, des nanas que ça botte / de préparer le narghileh pour qu’ils le fument avec plaisir ?” [Str. 3] “Dis-nous, s’il te plaît, vieux Charon, comment vont les vagabonds : / est-ce qu’ils trouvent de la came, des embouts, ou sont-ils en manque ? / Tiens, voilà deux pincées de kif de Brousse et cinq de parfumé ; / donne-les à nos frères, pour qu’ils les fument là-bas en bas.” [Str. 4] “Et ceux qui se sont fait poignarder, qui ont fini aux enfers, / dis-nous s’ils sont guéris ou s’ils se consument dans les ténèbres. / Et ceux qu’un chagrin d’amour a rendus fous et qui en sont morts : / dis-nous, ça leur a enfin passé, ou sont-ils encore épris ?” [Str. 5] “Dis-nous, et les pauvres priseurs, / qu’est-ce qu’ils sont devenus, ceux-là ? / Tiens, voilà un peu de cocaïne, donne-leur-en, à eux aussi.” »

35 Distique de 15 syllabes de rythme iambique : « Moi, je ne suis pas poète, je ne sais pas appareiller des chansons ; c’est le narghileh qui me les inspire et je n’ai plus qu’à les fabriquer. » – Dernière strophe de la chanson intitulée Le gars bien ; cf. Autobiographie, p. 257-259 & 330, où il décrit sa manière de composer, citant notamment ce fragment.

36 Strophes de quatre octosyllabes rimés (AABB) de rythme trochaïque : « Cinq Grecs un soir / se rencontrent aux enfers : / ils se mettent à faire la fête, / cassant tout autour d’eux. / Avec des bouzoukis, avec des baglamas / ils ont rendu dingues les diables ; / et les damnés grisés d’entrain / dansaient eux aussi. / Jusqu’à Satan lui-même / qui en reste baba : / la vivacité des Grecs / lui donne le tournis. » (Cf. Pétropoulos, op. cit., p. 313 et schorélis, op. cit., vol. III, p. 118s., où manque toutefois la dernière strophe). – Comparer avec la dernière strophe de la chanson intitulée Périclis de Papaïoannou (distique d’octosyllabes et d’heptasyllabes trochaïques alternés) : Σύϱτε φέϱτε τα μπουζούϰια, φέϱτε τα για να χαϱώ, / να μεϱαϰλωθεί ϰι ο Xάϱος ϰαι να στήσει το χοϱό. « Apportez vite les bouzoukis ; apportez-les, que j’aie du plaisir, / que Charon s’égaye lui aussi et qu’il mène le bal. » (Pétropoulos, op. cit., p. 344 et Schorélis, op. cit., vol. III, p. 116).

37 Chanson de rythme iambique composée de trois distiques de 15 syllabes chacun, séparés par un refrain formé de deux octosyllabes et d’un heptasyllabe ; les deux premiers vers en sont identiques, sauf au 3e refrain, tandis que les trois heptasyllabes sont chaque fois différents : « Un soir, j’ai croisé Charon, l’air hagard et furieux ; / il tenait à la main une épée trempée de sang. Refrain : Dans la belle île de Crète, / il était allé chercher une âme, / mais il en est revenu blessé. – [Str. 2] Il m’a regardé, je l’ai regardé droit dans ses yeux cruels. / Il m’a dit qu’il s’était fourvoyé dans ces sentiers-là. // Dans la belle île de Crète, / il était allé chercher une âme, / mais il s’est fait tailler en pièces. [Str. 3] Je l’ai revu une dernière fois avant qu’il close les yeux ; / il m’a dit qu’en Crète, jamais plus il ne remettrait les pieds. // Dans la belle île de Crète, / celui qui voudra prendre une âme, / y laissera la sienne. »

38 Pour affirmer cela, nous nous fondons sur les deux anthologies existant à ce jour et sur l’Autobiographie de Vamvacaris.

39 Il précise qu’à l’époque on n’était guère regardant sur la question de l’âge (p. 46).

40 « Κοίταζα να μάθω γϱάμματα, ασχέτως ότι έμαθα λίγα. Μ’ άϱεζε πολύ η ιστοϱία. Τότες, τα παλιά, Ξέϱξης, Αϱταξέϱξης, τέτοια πϱάματα, η εν Σαλαμίνι ναυμαχία. Δε θα μποϱέσω να το ξέϱω γιατί μ’ αϱέσανε τόσο. Και μέχϱι τώϱα μ’ αϱέσουν. Το Βυζάντιο, η Κωνσταντινούπολις, η άλωσις της Κωνσταντινουπόλεως, ϰαι μέχϱι τώϱα αϰόμα, άμα βϱω βιβλία που γϱάφουνε γι’ αυτά, τα διαβάζω. Αυτό φαίνεται ϰαι στα τϱαγούδια μου, ιδίως στο : “Autrefois j’étais un mec à l’âme d’aristocrate ; / maintenant je serai maître d’école comme le savant Socrate. / Je voudrais être Pâris, afin d’enlever Hélène ; / j’aimerais laisser Ménélas le cœur brisé. / J’aurais voulu être Hercule quand je t’ai vue pour la première fois ; / je t’aurais coupé la tête comme à l’hydre de Lerne. / Qui d’autre veux-tu que je sois, pour m’aimer enfin ? / Toi, avec la tête que tu as, tu es capable de demander Xerxès.” » – Chanson formée de quatre distiques de 15 syllabes et de rythme iambique.

41 Autobiographie, p. 46.

42 C.-à-d. la jeune catholique de Syra. On désignait jadis du nom de Francs (Φϱάγϰοι) les occupants de l’Archipel d’origine normande, qui, avec Venise et d’autres cités italiennes, ont commencé au XIe siècle à intervenir un peu partout dans l’Empire byzantin – et donc aussi dans les terres et les îles grecques – jusqu’en 1204, date de la 4e croisade. Celle-ci eut entre autres conséquences l’instauration usurpatrice d’un empire et d’un patriarcat latins éphémères à Constantinople, consolidant durablement la présence vénitienne en Méditerranée orientale. – En grec moderne, le terme de Franc peut désigner soit un Européen parlant une langue romane, soit un Grec de confession catholique romaine. Cette chanson a donc pour titre un nom composé désignant une jeune fille catholique originaire de l’île de Syros (comme l’était Marcos lui-même), chef-lieu des Cyclades.

43 L’idée que se fait le rébétis de l’amour et la nature des relations qu’il a avec les femmes pourraient à elles seules faire l’objet d’une étude. Nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage de Damianacos (op. cit., p. 209ss.), qui note que, dans les chansons rébétiques, il est souvent question de ruptures, le rébétis ayant un complexe de culpabilité lié à son sentiment d’échec dans le domaine sentimental. Cet échec serait à mettre en rapport, selon le sociologue, avec une diminution de ses fonctions sexuelles, due à l’usage conjugué de la drogue et de l’alcool. Nous laissons à l’auteur la responsabilité de cette explication de caractère hormonal, non sans penser que les éléments de nature socio-culturelle ont certainement dû jouer un rôle sinon égal, du moins non négligeable…

44 La violence, remarque Damianacos (ibid., p. 209), est une des caractéristiques des relations qu’a le rébétis avec sa ou ses compagnes.

45 Distique de 15 syllabes de rythme iambique : « C’est ainsi que je me vengerai, si je sors de taule, / comme Achille traînant Hector derrière son char. » Signalons dans l’original grec de cette citation l’apodose elliptique de la protase hypothétique, ellipse grâce à laquelle la comparaison homérique tient en un vers. La syntaxe régulière, en effet, exige après εϰδίϰηση (vengeance) quelque chose comme θα πάϱω (ce que rend notre traduction par le verbe se venger). Dû à une forte charge psychologique, le processus du langage affectif qu’est l’ellipse a été étudié par Charles Bally dans son Traité de stylistique française aux §§ 265-269. Sur ce point, cf. aussi de J.-J. Richard, Manuel de stylistique française, Etude pratique du langage affectif, éd. Slatkine, Genève 2006, p. 257 & 259-261. – Pétropoulos (op. cit., p. 279) attribue cette chanson à Vamvacaris avec des réserves injustifiées : même sans l’attestation formelle de ce dernier (Autobiographie, p. 167s.) et la confirmation de Schorélis (op. cit., vol. I, p. 217), ces deux vers plaident d’eux-mêmes en faveur de la paternité de Marcos. Quant à l’épisode évoqué, il se trouve au chant 22 de l’Iliade, vv. 395-404.

46 Cf. O. Revaud-d’Allones, op. cit., p. 144, qui précise en ces termes : « la forme spécifique de la subjectivité rébétique est étroitement liée à des caractères originaux et très populaires de la langue » ; et (p. 160) : « la langue du rébético est comme à dessein profanatrice, indifférente aux filiations reconnues et traditionnelles ».

47 Cf. en particulier l’œuvre de Paul Scarron (1610-1660), notamment son Virgile travesti, et son chef-d’œuvre, le Roman comique, où l’adjectif comique a son sens classique (en grec ancien et en français du XVIIe s.) de relatif au théâtre, à la comédie en particulier ; cet ouvrage décrit, en effet, les aventures d’une troupe de comédiens ambulants dans la ville du Mans et ses environs.

48 Soit le conflit linguistique opposant les tenants progressistes du grec populaire, dit démotique, aux adeptes conservateurs du grec savant restitué, appelé katharévoussa.

49 Οἱ ἀϱχαῖοι ἡμῶν πϱόγονοι : formule consacrée qu’ont volontiers à la bouche les gens appartenant à la deuxième des trois catégories que Nicos Dimou distingue dans la société grecque de l’époque, soit celle que constituent les gens n’ayant qu’à moitié conscience du poids de l’héritage antique (cf. supra, l’introduction de la présente étude, ainsi que les nos 55, 57 et 58, p. 31s. de son petit ouvrage, mentionné en note 1).

50 Vers de 15 syllabes de rythme iambique : « Quand Hélène a eu fait de Pâris son petit ami, / Athéna lui a dit : “Ma vieille, va y avoir une sacrée bagarre !” / Alors les mecs se sont mis d’accord pour aller brûler Troie, / histoire de punir le gus et sa bonne femme avec, / qui avaient fait l’enlèvement en pleine méridienne. / A cause d’une écervelée les ports ont été dévastés / et pendant dix années bien des femmes sont restées en rade ; / et pendant dix années les plus belles sont restées en rade. / Y avait là-bas Achille, le roi des casseurs, / y avait cette fripouille d’Ulysse, celui qui a fait le canasson ; / Le truc en bois y a mis du sien et ils ont gagné la bataille. / La cause de la prise de Troie était une affaire d’honneur ; / c’est ce qu’ont montré nos anciens, qui avaient de la poigne et du courage. / C’est alors que commence l’Odyssée, mais ça, c’est une autre histoire. »

51 Cf. par exemple son Ελληνιϰή μυθολογία [Mythologie grecque], Hermias, Athènes 1975.

52 Mouflouzélis n’est probablement pas conscient de la nature de ce procédé, et les tournures ou termes qu’il emprunte à la langue savante sont peut-être des réminiscences des nouvelles de Papadiamandis ou de la katharévoussa dans laquelle étaient écrits les manuels scolaires (cf. supra ce que dit Vamvacaris de ses souvenirs des leçons d’histoire ancienne et byzantine). Dans son livre intitulé Όταν η λήγουσα είναι μαϰϱά [Quand la syllabe finale est longue], Dodoni, Athènes 1979 – qui est la mise en forme d’un texte enregistré par les soins de Photis Mesthenaios – il dit ceci : « Εμένα μ’ αϱέσει ο Παπαδιαμάντης. Δεν ξέϱω γιατί μ’ αϱέσει η ϰαθαϱεύουσα. Και είναι απλά πϱάγματα. Δε λέει για σύννεφα ϰαι ουϱανοί (sic), αλλά λέει για ανθϱώπινα, ϰαι μ’ αϱέσει πολύ. Έχω διαβάσει τη Φόνισσα, τα Δύο ϰούτσουϱα, ϰαι όλα τα άλλα του. » [Moi, j’aime bien Papadiamandis. Je ne sais pas pourquoi j’aime la langue savante [la katharévoussa dans laquelle écrit cet auteur]. Et ce sont des choses simples. Il ne parle pas de nuées et de “ciels” (sic), mais de choses humaines, et c’est ce qui me plaît tant chez lui. J’ai lu La Tueuse, Les deux bûches, et tous ses autres récits]. – Sur les rapprochements que l’on peut faire entre le style de Mouflouzélis et celui de Papadiamandis, cf. le développement de Ph. Mesthenaios aux pages 218 à 220 de son ouvrage.

53 Si le rythme de cette chanson est iambique, la métrique des vers la composant est quelque peu irrégulière. En voici l’analyse : v. 1 : 11 syllabes, rythme iambique paroxyton ; vv. 2 & 4 : 10 syllabes, rythme iambique oxyton ; v. 3 : 13 syllabes, rythme iambique paroxyton ; refrain : distique d’octosyllabes de rythme iambique oxyton ; v. 7 : 11 syllabes, rythme iambique paroxyton ; v. 8 : 12 syllabes, rythme iambique oxyton ; v. 9 : 13 syllabes, rythme iambique paroxyton ; v. 10 : 10 syllabes, rythme iambique oxyton. Cette analyse tient compte de trois élisions orales : οπούείχε, γυναίϰα είχε, είμαι ένας ; de 2 hiatus : Εγώ ο ; που είμαι. – Traduction : « Pour créer le monde en six jours / Dieu a travaillé avec entrain. / Mais quand il a eu remis Eve à Adam, / Il a dû s’en mordre les doigts. – Refrain : C’est la crasse d’une rouée / que nous payons encore maintenant. – Notre Créateur, qui ne manquait pourtant pas de moyens, / avec la femme s’en est vu toute une journée. / Alors comment veut-on qu’un pauvre bougre comme moi, / simple mortel sur cette terre, puisse s’en sortir ? » – Cette version est celle qui figure sur le troisième disque de l’auteur, Τα αλλιώτιϰα (Lyra, n° 88053, 1975). Pétropoulos en donne une autre, datant de 1962 ; à notre avis, elle est moins intéressante. L’amertume de Mouflouzélis à l’égard des femmes, perceptible dans nombre de ses chansons, pourrait s’expliquer par son mariage malheureux. En 1969, en effet, son épouse l’a quitté, le laissant élever seul un petit garçon de deux ans.

54 G. Pierrat, op. cit., p. 65.

55 Cf. Autobiographie, p. 326s. Sur les rapports qu’entretient Vamvacaris avec son instrument, ainsi que sur la technique de jeu, v. les pages 259 à 277 du même ouvrage.

56 Quartier chic du centre d’Athènes.

57 Allusion à la célèbre statue se trouvant au Louvre, provenant d’un sanctuaire d’Aphrodite qui s’élevait sur l’île de Milos et dont il ne reste plus rien.

58 Zigouala ou Zigoala était le nom d’une tsigane, héroïne d’une chanson dite indienne (ινδιϰό τϱαγούδι), qui faisait fureur en 1958 dans une interprétation de Stélios Kazantzidis, sur une musique de Manolis Chiotis. On en a même tiré un film.

59 Ou cette conjecture proposée par B. Bouvier : μαγέψει : [Hélène] qui par sa beauté avait ensorcelé le monde.

60 Le vers αφού είμαστε ϰι οι δυό ϰαλοί rompt l’enchaînement « logique » de la seconde strophe, déjà quelque peu surprenant ; l’ordre dans lequel se succèdent ces vers vient encore compliquer les données du problème, car il ne satisfait guère à la cohérence ni à une versification régulière (v. ci-après), sans parler de la construction de la chanson elle-même. Aussi, la seule « justification » qu’on puisse lui trouver concerne les rimes, qui sont ici croisées. Certes, cette question n’a guère d’importance pour notre sujet, ce curieux enchaînement étant peut-être tout simplement dû à une erreur de transcription éditoriale – éventualité que l’on ne peut jamais complètement exclure !… Mais puisque nous l’avons soulevée – faute d’avoir pu mettre la main sur un enregistrement de cette chanson – nous proposons ci-après un ordre sinon restitué, du moins légèrement retouché, renvoyant à la fin, en guise de conclusion, le vers incriminé, et surnuméraire, précédé de celui des Zigoualès, répété, servant en quelque sorte de refrain : Ε ! ϰαι να ζούσε η Κλεοπάτϱα της Αιγύπτου, / που ξελόγιασε Καίσαϱες ϰαι Καίσαϱες, / ϰαι που να ζούσε η Αφϱοδίτη της Μήλου, / τί να μας ϰάνουνε εμάς οι Ζιγϰουάλες, / Ε ! ϰαι να ζούσε η Ελένη από τη Σπάϱτη, / που ’χε μαζέψει το ντουνιά απ’ την ομοϱφιά / ϰαι τον Μενέλαο που του άναψε φωτιά, / τί να μας ϰάνουνε εμάςοι Ζιγϰουάλες, / αφού είμαστε ϰι οι δυό ϰαλοί ; Cet ordre a en outre l’avantage de donner à cette succession de propositions hypothétiques (protases), une conclusion logique (apodose). – Comme c’est le cas de la chanson de Mouflouzélis, le rythme de celle-ci est iambique, mais la métrique des vers la composant est pour le moins irrégulière. En voici l’analyse : vv. 1 & 4 : 13 syllabes, rythme iambique paroxyton ; vv. 2 & 3 : vers irréguliers ; v. 5 : 13 syllabes, rythme iambique paroxyton ; v. 6 & 8 : 12 syllabes, rythme iambique oxyton ; v. 7 : 8 syllabes, rythme iambique oxyton. Cette analyse tient compte de quatre élisions orales : ζούσε η, Ελένη από, ντουνιά απ’, αφού είμαστε ; d’une synérèse : Μενέλαο ; et de 2 hiatus : ϰάνουνε εμάς et του άναψε.

61 Traduction de la chanson remaniée, telle que nous la proposons dans la note ci-dessus : « Eh quoi ! Si Cléopâtre l’Egyptienne vivait, / elle qui a tourné la tête à tant de Césars, / et si la Vénus de Milo vivait, / qu’est-ce que les Zigoualès pourraient bien nous faire ? / Eh quoi ! Même si Hélène de Sparte vivait, / elle qui par sa beauté avait tout le monde à ses pieds, / et Ménélas, dont elle avait enflammé le cœur, / [qu’est-ce que les Zigoualès pourraient bien nous faire ?] / puisque nous sommes bons tous les deux. » – Cf. Autobiographie, p. 86s., 170 & 183.

62 Nom donné aux empereurs romains (v. les Vies des douze Césars du biographe latin Suétone [Caius Suetonius Tranquillus], 70-128 ap. J.-C.).

63 Distique de 15 syllabes de rythme iambique – mon bouzouki, placé entre deux tirets, est un refrain intérieur (τσάϰισμα) qui ne compte pas pour la métrique. Traduction : « Maintenant tu vas monter encore plus haut, tu arriveras jusqu’à la planète Mars, / et le dieu Apollon lui-même – mon bouzouki – en pincera pour toi. » (Cf. Autobiographie, p. 130s.) – L’engouement que va éprouver le dieu de la musique fait écho à celui de Beethoven, de Franz Lehar et de Johann Strauss, qui, s’ils vivaient – à en croire N. Mathessis (Pétropoulos, op. cit., p. 351) – « iraient aux bouzoukis » et, ravis par le son de cet instrument, n’hésiteraient pas à l’introduire dans leurs opéras. On sait que Beethoven aimait la mandoline, instrument à cordes pincées de la même famille, pour lequel il a composé de jolies pièces, notamment des duos (pour mandoline et clavecin). L’expansion du bouzouki en Grèce d’abord, en Europe occidentale et en Amérique du Nord ensuite, est évoquée dans d’autres fragments cités à la page 131 de l’Autobiographie. Aller en Amérique était le rêve de Vamvacaris (v. p. 179, 239s. & 282), mais il n’avait pas le droit de quitter le territoire national en raison de son casier judiciaire de drogué (v. p. 169 & 256).

64 Le lecteur intéressé par l’origine et l’histoire du bouzouki se reportera aux pages 73 à 75 du livre de G. Pierrat, au § 30 (p. 39-43), de celui de Pétropoulos et surtout aux pages 207 à 210 du remarquable ouvrage de Fivos anoyanakis, Eλληνιϰά λαϊϰά μουσιϰά όϱγανα [Instruments de musique populaire grecque], paru à Athènes en 1976 dans la collection de la Banque nationale de Grèce (il existe une version anglaise de ce livre).

65 Autobiographie, p. 130s.

66 Ibid., p. 164-166.

67 Dans la seconde partie de l’ouvrage de Gail Holst, cité au début de cette étude en note 3, sont reproduits un grand nombre d’articles traitant du rébético, dont un résumé de la conférence de Manos Hadzidakis, paru en mars 1949 (p. 151ss. de la traduction grecque), ainsi que, outre l’article de Fivos Anoyanakis mentionné à la note 2, d’autres textes de ce spécialiste de la chanson populaire grecque.

68 G. Pierrat, op. cit., p. 92.

69 Samuel Baud-Bovy, op. cit., p. 78 (v. note 4).

70 Il est mort en février 1972.