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Avant-propos

André HURST

On sait peu de choses de Ménandre, malgré sa célébrité. Il naît en -342 à Athènes. Après les conquêtes d’Alexandre le Grand, il acquiert rapidement une telle gloire de poète comique en Grèce et au-delà qu’il est invité à participer à la grande aventure intellectuelle de la bibliothèque d’Alexandrie. Il refuse, ne voulant pas quitter sa chère Athènes. En -293 il y meurt d’une mort de sportif en nageant dans la mer, au Pirée, si l’on en croit la légende rapportée par un commentateur ancien de l’Ibis d’Ovide.

Autour de lui, on voit évoluer de grands personnages : son contemporain Epicure, qui fut un compagnon d’éphébie (une forme de service militaire), Démétrios de Phalère, l’intellectuel et homme politique qui gouverna Athènes dans le cadre de la mainmise macédonienne, – ce qui ne lui a probablement pas valu que des amis –, Aristote lui-même compte parmi ceux qui l’ont indirectement influencé, car Ménandre aurait suivi l’enseignement de Théophraste, successeur d’Aristote à la tête du Lycée. Dans sa prime jeunesse, Ménandre a pu entendre Démosthène. Mais surtout, le goût du théâtre devait circuler dans sa famille : son oncle paternel n’était autre que le grand auteur comique Alexis (dont il ne nous reste malheureusement que des fragments1).

L’encyclopédie byzantine intitulée Souda2 consacre à Ménandre un bref article, symptomatique tout à la fois de sa renommée et du peu qu’on avait à dire de lui s’il ne s’agissait pas de ses œuvres :

(…) et un autre Ménandre, Athénien, fils de Diopeithès et de Hégéstraté, celui dont tout le monde parle beaucoup, poète de la comédie nouvelle, affecté d’un strabisme, mais d’esprit vif et très porté sur les femmes. Il a écrit cent huit comédies, des lettres au roi Ptolémée, et beaucoup d’autres textes de prose3.

Son influence posthume fut immense : cité abondamment, son théâtre innerve la langue grecque en même temps qu’il fournit des modèles déterminants aux poètes comiques à travers les siècles. On peut tracer une ligne qui, partie de Ménandre, aboutit à nos scènes actuelles en passant par les imitations, ou adaptations, des poètes latins, le théâtre des humanistes de la Renaissance, et donc le théâtre européen dans son ensemble. Sans Ménandre, a-t-on dit parfois, nous n’aurions pas Molière. Et pour l’anecdote, c’est à lui, ou à l’usage qu’il en fit, que remonte notre alea jacta est4.

Toute cette gloire n’a pas empêché une éclipse encore mal expliquée : pendant des siècles, on a cessé de recopier ses comédies. Il n’existait plus que des passages cités ici et là pour diverses raisons, et notamment des proverbes tirés de ses pièces. Il a fallu attendre les découvertes papyrologiques du XIXe et du XXe siècle pour que l’on puisse à nouveau entendre la voix de Ménandre, voir ses comédies jouées sur nos scènes.

Par le hasard des circonstances, Genève a joué un rôle de premier plan dans cette redécouverte :

— Le premier dialogue tiré d’une comédie de Ménandre (Le Laboureur) fut une découverte papyrologique publiée en 1897 par Jules Nicole5, professeur à l’Université de Genève.

— La première pièce complète de Ménandre (Cnémon le misanthrope) fut retrouvée sur un « codex »6 de papyrus acquis par le collectionneur Martin Bodmer et publiée en 1958 par Victor Martin, successeur de Jules Nicole dans la fonction de professeur de grec à l’Université de Genève.

Cette dernière découverte fut et demeure de loin la plus spectaculaire parmi toutes celles qui ont marqué la redécouverte de Ménandre. Acquis au Caire vers 1956, le codex de Ménandre devint l’un des joyaux de ce qui est aujourd’hui la Bibliotheca Bodmeriana (Cologny/Genève). Copié au IIIe siècle de notre ère, le livre contient trois comédies de Ménandre, dont l’une est complète, ce qui fit sensation lors de sa publication en 19587. Les deux autres comédies sont en effet mutilées et incomplètes : La Samienne, première du cahier qui forme le codex, a perdu son début, cependant que Le Bouclier, troisième et dernière pièce du cahier, a perdu sa partie finale. Entre les deux, et protégée par elles, la comédie intitulée Dyscolos (soit Le Bourru, ou plus explicitement Cnémon le misanthrope) livrait donc la première comédie complète de Ménandre, aujourd’hui encore la seule.

Cependant cette trouvaille venait après d’autres, la plus importante étant celle d’un document publié en 1907, le « codex du Caire »8. Elle précédait aussi des découvertes qui ont jalonné les décennies suivantes, si bien qu’aujourd’hui, dans une forme à vrai dire souvent mutilée, il nous reste suffisamment de l’œuvre de Ménandre pour occuper plusieurs volumes9.

« Dans les marges de Ménandre » : ce titre est inspiré par une notation marginale que l’on trouve dans le « codex Bodmer »10. Les études contenues dans ce livre sont en quelque sorte la poursuite du travail entamé par les lecteurs antiques. Les chapitres sont constitués de travaux qui furent publiés au cours des dernières décennies et qui sont parfois d’un accès malaisé, auxquels sont joints des textes encore inédits, communications présentées lors de congrès. L’élaboration de ces études a suivi la marche des découvertes et celle des livres qu’elles ont suscités11. L’idée de les rassembler ne correspond pas seulement au besoin de mettre à jour certains de ces textes (notamment compte tenu de l’abondante production récente sur le sujet), mais aussi à celui de les pourvoir d’un ensemble d’index qui en facilitent l’utilisation. Inévitablement, chacune de ces études ayant paru séparément, l’ensemble comporte quelques redites. Les supprimer pourrait, ici ou là, rendre le texte quasiment incompréhensible, et c’est pourquoi je ne me suis permis que de rares interventions allant dans ce sens.

L’organisation du volume ne suit pas l’ordre chronologique de parution des travaux12, mais s’efforce de suivre les lignes d’une réflexion qui part des considérations les plus générales pour arriver aux travaux portant sur les points les plus particuliers. C’est ainsi qu’après une présentation des pièces les mieux conservées, avec l’intention de décrypter ce que pourrait être un « enseignement » de Ménandre (chapitre premier) on passe à la question de la survie de Ménandre dans le langage quotidien, qu’il s’agisse de tournures courantes ou de proverbes qui pourraient être passés de la scène à la vie quotidienne, à l’image de certaines tournures de Molière devenues bien commun de la langue française (Chapitre 2). Toujours sur la piste de la survie de Ménandre, un chapitre est consacré à sa gloire posthume (chapitre 3) : y aurait-il à ce sujet un malentendu dont l’un des responsables ne serait autre que Plutarque ? Passant à des questions plus particulières, deux chapitres (chapitres 4 et 5) examinent l’attitude significative de Ménandre à l’égard de la tragédie et, sur la lancée, à l’égard des lois. C’est l’occasion de mettre en évidence ce qui pouvait constituer une double ambition du poète comique : rivaliser avec la tragédie et, compte tenu du rôle de la tragédie dans la cité athénienne, agir ainsi directement sur le contenu des lois, ou tout au moins sur les comportements du public. Les derniers chapitres ont trait à des questions d’écriture théâtrale : il s’agit des « petits rôles », dont l’agencement avec l’ensemble de l’intrigue apparaît comme particulièrement soigné (chapitre 6) ; il s’agit ensuite d’un des cas particuliers de cette problématique au niveau du savoir-faire dramatique : comment Ménandre s’y prend pour évacuer de la scène un personnage qui a rempli sa fonction et dont il n’a plus besoin (chapitre 7). Enfin, deux études abordent des questions ponctuelles d’établissement du texte lui-même à propos de quelques passages en lien avec l’art du poète comique (chapitres 8 et 9).

Pour les traductions, sauf indications explicites, elles sont miennes, et tout particulièrement lorsqu’il s’agit des comédies du « codex Bodmer »13.

Pour les titres des comédies, on trouvera tantôt des traductions, tantôt des transcriptions des titres originaux. Pour simplifier la consultation, on trouvera au début du volume, avec les abréviations, une table de correspondance des titres les plus souvent mentionnés14.

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1 PCG II T. 1 et p. 21-195.

2 Ce titre, longtemps pris pour le nom d’un auteur (« Suidas ») est un acronyme des mots : « Collection de noms et de sujets par ordre alphabétique » (ou « de divers personnages ») : Συναγωγὴ Ὀνομαστικῆς Ὕλης Δι’ Ἀλφαβήτου (ou : Διαφόρων Ἀνδρῶν).

3 (Xe s.) S.v. Μένανδρος : (…) καὶ Μένανδρος ἕτερος, Αθηναῖος, ὁ Διοπείθους καὶ Ἡγεστράτης, περὶ οὗ πολὺς παρὰ πᾶσιν ὁ λόγος, κωμικὸς τῆς νέας κωμωιδίας, στραβὸς τὰς ὄψεις, ὀξὺς δὲ τὸν νοῦν καὶ περὶ γυναῖκας ὲκμανέστατος. γέγραφε κωμωιδίας ρηʹ, καὶ ὲπιστολὰς πρὸς Πτολεμαῖον τὸν βασιλέα, καὶ λόγους ἑτέρους πλείστους καταλογάδην.

4 Cf. infra, p. 34-35.

5 Papyrus de Genève 155, acquis en Egypte. Pour plus de détails, cf. O. Reverdin, Les Genevois et Ménandre, dans Ménandre, Théâtre.(Lausanne, 1981), 9-18.

6 Rappelons que le « codex » est un cahier, ainsi nommé par analogie avec la forme d’une bûche et par opposition avec le « volumen », qui est un rouleau.

7 Papyrus Bodmer IV, Ménandre, Le Dyscolos, publié par Victor Martin (Bibliothèque Bodmer, Cologny-Genève, 1958).

8 Cf. e.g. Blanchard (dans son édition de 2013), XXXIX-XLIX.

9 Voir la bibliographie en fin de volume p. 163-164.

10 A côté du vers 326 de La Samienne. On sait que l’usage s’est instauré par la suite d’insérer dans les marges des textes le contenu des commentaires publiés sous forme de volumes séparés.

11 Sans vouloir ni pouvoir être exhaustif, on mentionnera, principalement, en Italie l’ouvrage fondamental de Barigazzi (1965) et ceux d’une cohorte de savants qui l’ont suivi, dans le monde anglophone les travaux d’Eric Handley et de Richard Hunter, en France ceux de Jean-Marie Jacques, d’Alain Blanchard et de Christophe Cusset, en Allemagne ceux de Horst-Dieter Blume, en Israel ceux de Netta Zagagi, en Grèce ceux de Christina Dedoussi, d’Andreas Katsouris et d’Andreas Fountoulakis (détails dans la bibliographie).

12 L’ordre chronologique apparaît dans la bibliographie, en fin de volume.

13 Voir, dans la bibliographie, le secteur des traductions.

14 Les références au texte se fondent sur l’édition de Sandbach pour les comédies et sur PCG pour les fragments.