Chapitre 3: Ménandre incompris ?1
A force d’admirer Ménandre, se pourrait-il que nous laissions planer sur son texte un malentendu ? Certes, on ne réinvente pas les tâches de la critique littéraire en se posant une question aussi légitime, d’autant plus nécessaire qu’il s’agit de théâtre, et que le théâtre entretient au départ des relations parfois très immédiates avec un environnement culturel et social qui a tendance à disparaître cependant que les textes demeurent.
On aimerait indiquer ici la voie d’un malentendu possible, désigner son responsable en la personne d’un admirateur illustre de Ménandre, Plutarque, et inciter à de nouvelles lectures.
La stratégie consistera à passer par le jugement comparatif, la σύγκρισις chère aux Anciens. On mettra face à face tout d’abord Aristophane et Ménandre selon Plutarque, puis Plutarque et nous-mêmes comme lecteurs de Ménandre, enfin Ménandre et la tragédie, pour tenter d’y voir plus clair dans les intentions du poète comique athénien.
Dans le résumé partiel qui nous reste de la Comparaison d’Aristophane et de Ménandre de Plutarque2, l’épitomateur ne nous laisse aucun doute sur les préférences de Plutarque. En effet, le texte tel que nous le possédons commence par la phrase : « En général et pour l’ensemble, il (scil. Plutarque) préfère de loin Ménandre »3.
Ainsi, le jugement comparatif est posé : Aristophane doit céder le pas à Ménandre dans cette joute de la σύγκρισις devenue véritable genre littéraire4. Aristophane connaît donc un échec comme partie dans un genre où il s’est lui-même distingué comme juge : on songe bien entendu à la manière dont il compare Eschyle et Euripide dans Les Grenouilles. Ironie du destin, mais d’un destin réservé aux grands : Homère et Hésiode sont ainsi confrontés selon une tradition qui nous parvient dans une rédaction d’époque impériale, mais dont les éléments sont présents dans plusieurs témoins papyrologiques datant du – 3ème s.au – 1er s.5. Plutarque est donc à situer dans une belle tradition lorsqu’il organise pour son lecteur ce face-à-face d’Aristophane et de Ménandre dont il nous reste quelques bribes.
Si l’on songe un instant aux Grenouilles, on se rappellera que les critères fondamentaux qui doivent départager les concurrents sont clairement indiqués6, que l’enjeu soit d’occuper le siège de la tragédie chez les morts ou de remonter à la lumière du jour : on choisira celui des deux poètes tragiques qui vaudra le mieux pour l’avenir d’Athènes, et le reste découle de là.
Qu’en est-il de Plutarque ? Si l’on voulait s’en tenir à la seule Comparaison d’Aristophane et de Ménandre, il faudrait affirmer que la préférence accordée à Ménandre repose principalement sur le critère du style. A ses yeux en effet, et pour résumer, Aristophane est grossier et de plus monotone : tous ses personnages tiennent le même genre de langage. En revanche, Ménandre est subtil et divers, il sait faire parler ses personnages de manière convaincante. Aussi, l’homme cultivé ne saurait-il se rendre au théâtre si ce n’est pour y voir du Ménandre (854b).
Bien évidemment, ce texte ne nous est pas parvenu dans un état tel que nous puissions nous prononcer sur cette base unique. Il y a cependant moyen d’élucider un peu mieux le goût littéraire de Plutarque et de chercher à voir comment il en arrive à une préférence aussi marquée.
On se rappellera d’abord que la poésie, en général, est conçue par Plutarque comme une propédeutique de la philosophie. C’est ainsi que le traité intitulé Sur la manière de lire les poètes7 peut se lire comme une réplique à Platon : ne bannissons pas les poètes de l’éducation, apprenons plutôt le bon usage qu’on peut en faire. Ce bon usage de la poésie comme préparation à la philosophie ne va pas sans quelque violence, dès lors que la morale est posée comme une instance supérieure à laquelle on pourra se référer. C’est ainsi qu’il convient, par exemple, de bien connaître les poètes pour être en mesure de trouver dans leurs propres textes les correctifs « nécessaires » ; lorsque Sophocle fait dire à l’un de ses personnages :
τὸ κέρδος ἡδύ, κἂν ἀπὸ ψευδῶν ἴηι
Le gain est chose agréable, même s’il est malhonnête,
on rappellera à Sophocle qu’il a fait dire à tel autre de ses personnages :
οὐκ ἐξάγουσι καρπὸν οἱ ψευδεῖς λόγοι
la malhonnêteté ne porte pas de fruits (21b).
On poussera plus loin : si le texte du poète ne donne pas par lui-même les moyens qui doivent permettre de redresser son contenu moral, on n’hésitera pas à intervenir soi-même pour le corriger. C’est ce que fait Zénon lorsqu’il corrige un passage du même Sophocle. Les vers :
ὅστις δὲ πρὸς τύραννον ἐμπορεύεται
κείνου ᾿ στι δοῦλος, κἂν ἐλεύθερος μόληι.
Qui va chez un tyran
Devient son esclave, même s’il était libre à l’arrivée,
seront donc corrigés en :
ὅστις δὲ πρὸς τύραννον ἐμπορεύεται
οὐκ ἔστι δοῦλος, ἂν ἐλεύθερος μόληι.
Qui va chez un tyran
N’est pas son esclave s’il y va en homme libre (33d).
Ces deux exemples suffiront à montrer la position prépondérante du critère éthique dans la perception de la poésie. Paradoxalement, alors qu’on a l’impression que Plutarque défend la poésie contre Platon, on s’aperçoit qu’il table sur une perception très proche de la sienne. La grande différence réside dans les moyens qu’il préconise d’utiliser. Cependant, le lecteur ne peut s’empêcher de penser que Plutarque a voulu que l’on sente une parenté entre son traité et La République, un peu comme s’il envahissait le territoire de Platon pour mieux combattre sa position en face de la poésie. C’est ainsi que la célèbre allégorie de la caverne (Resp.514a-517d) est quasiment l’objet d’un détournement lorsque des échos évidents en parviennent à la fin du traité de Plutarque, au moment où il s’agit de glorifier les bons effets de la poésie :
La première fois que les jeunes garçons entendent les philosophes parler un langage opposé, l’étonnement, le désarroi, l’effroi s’emparent d’eux ; ils ne peuvent ni recevoir ni supporter cet enseignement si l’on n’a pas su, comme pour les gens qui vont sortir d’une obscurité profonde et voir le soleil, les accoutumer, dans une sorte de lumière bâtarde où la vérité adoucit son éclat en se mêlant à la fable, à fixer leur regard sans souffrir et sans se détourner des opinions de ce genre (34e)8.
On remarque immédiatement les similitudes : désarroi devant la vérité, sortie difficile vers la lumière, étapes à franchir pour contempler cette vérité représentée par l’image du soleil, tentation de se détourner (φεύγειν, cf. Resp. 515e).
Sous-ensemble de la poésie, la poésie dramatique aura donc également à jouer ce rôle de préparation à la réflexion et à la pratique de la philosophie. On peut cependant en apprendre un peu plus.
Dans les Propos de table, Plutarque nous montre des convives examinant les mérites des lectures de textes (ἀκροάματα) comme ornement des « dîners » (εἰς πότον) ; il est question de savoir si c’est la comédie ancienne ou la comédie nouvelle qui convient le mieux9. La question n’est pas sans importance si l’on se rappelle que c’est la qualité des propos qui fait la qualité d’un « banquet » (συμπόσιον, cf. Mor. 197d). Or, Plutarque affirme à cette occasion que la comédie ancienne est simultanément trop obscène et trop difficile. Chaque auditeur devrait avoir son professeur de littérature (γραμματικός) à ses côtés pour se faire expliquer les textes, un peu comme dans ces banquets où des hôtes importants ont chacun leur échanson. En revanche, la comédie de Ménandre offre un ton et des sujets qui conviennent. En effet, observe Plutarque, la manière dont Ménandre conduit ses intrigues amoureuses constitue une préparation tout à fait appropriée pour des hommes qui, après le banquet, iront retrouver leurs épouses10.
C’est donc l’intrigue, la trame de la comédie, qui se présente comme l’essentiel. Rien d’étonnant pour un Plutarque qui nous montre Ménandre composant sa comédie dans sa tête avant de l’écrire11. On reconnaît au passage la prépondérance du μῦθος dans les éléments constitutifs du drame, telle que l’établit Aristote dans sa Poétique (1450a22).
Si l’on revient à présent à l’abrégé fragmentaire de la Comparaison d’Aristophane et de Ménandre, on pourrait retirer l’impression que Plutarque se contredit sur la question des raisons qu’il avance pour préférer Ménandre. Qu’il se contredit ou qu’il oscille entre le style (plus délicat et plus varié que celui d’Aristophane) et les intrigues des comédies. Notre perspective, cependant, pourrait bien se trouver faussée par l’accident de transmission qui nous vaut de n’avoir plus le texte intégral de la Comparaison. Quoi qu’il en soit, il est un point sur lequel Plutarque n’hésite ni ne varie : Ménandre surpasse Aristophane. Et l’éthique telle que la conçoit Plutarque pèse au moins aussi lourd dans son choix que le charme du style, son aspect varié et dépourvu d’obscénités, et le fait que le texte soit accessible sans γραμματικός. Le travail de R.Ussher permet de voir que Plutarque vient ici prendre position dans une controverse12.
On se souvient qu’Aristote est le premier, à nos yeux, qui établisse une distinction entre une comédie ancienne et une comédie nouvelle13. Implicitement, cela signifie que l’on peut prendre parti pour l’une ou pour l’autre. On relève ainsi parmi les admirateurs d’Aristophane : Platon, Démétrios l’auteur du περὶ ἑρμηνείας, Lucien, les adversaires auxquels s’adresse Plutarque et, du côté latin, Cicéron et Quintilien. Parmi les détracteurs d’Aristophane : Plutarque, peut-être Aristote (dans la mesure la mesure où il préfère la comédie nouvelle) et, implicitement ou explicitement, ceux qui préconisent l’usage de Ménandre dans les programmes d’éducation (comme Denys d’Halicarnasse ou Dion Chrysostome).
Sur les scènes de notre temps, il est évident que le jugement de Plutarque est renversé : Aristophane triomphe, Ménandre est pratiquement oublié14. En effet, pour s’en tenir strictement aux productions professionnelles, chacun peut se convaincre qu’Aristophane occupe l’affiche en dépit des difficultés qu’il faut surmonter pour le comprendre (le programme de théâtre tenant lieu parfois du professeur de littérature que Plutarque voudrait voir à côté de chaque convive pendant une lecture de ce poète). Ménandre est infiniment plus discret. Lors d’une émission de France-culture sur Ménandre en juillet 1991, il n’était déjà plus question d’une seule représentation récente de Ménandre15. En Suisse romande même, nouvelle patrie de Ménandre jusqu’à un certain point (la « redécouverte » la plus spectaculaire étant sans conteste celle du codex de la collection Bodmer à Cologny/Genève), on ne compte que trois représentations professionnelles : le Dyscolos en 1959 par le Théâtre de Carouge, au moment de sa redécouverte, La Samienne et Le Bouclier à la Radio suisse-romande, respectivement en 1975 et en 1980.
Il est clair qu’aux yeux d’un directeur de théâtre ou d’un metteur en scène, les difficultés du texte d’Aristophane sont largement compensées par le fait que dans leur ensemble, les allusions qui demandent exégèse peuvent être réorientées vers la vie politique du moment16. Mais suffit-il de constater l’absence de telles possibilités chez Ménandre pour expliquer sa relative absence de nos scènes17 ?
Pour un directeur de théâtre, deux défauts apparaissent immédiatement : le premier est lié à la programmation, le second au milieu culturel.
A la programmation, il est évident qu’une pièce de Ménandre n’occupe pas une soirée. En jouer deux serait relativement périlleux : le spectateur risquerait de confondre les deux parties de la soirée, voire de s’imaginer – est-ce peut-être exagérer ? – qu’on lui rejoue la même pièce après l’entracte (« Voyons, il y avait bien un jeune amoureux, un vieillard mécontent, un cuisinier, quelqu’un revenait d’un voyage… »).
Dans un budget serré, ce sont des arguments qui pèsent de tout leur poids. Mais il y a sans doute plus rédhibitoire, et cela sur le plan culturel.
En effet, un théâtre qui se lance dans une pièce de Ménandre « récemment » sortie des sables de l’Egypte n’a même pas la satisfaction d’apporter vraiment du nouveau. Ménandre arrive précédé d’un tel cortège de thuriféraires qu’au lieu d’être tout au bonheur de le redécouvrir, on ne peut s’empêcher de se sentir légèrement coupable d’avoir vécu si longtemps dans l’ignorance. Quoi ? Jules César, Jean Racine, Goethe s’extasient et nous ne savions pas vraiment de quoi il retournait ? Peut-on raisonnablement se délecter d’être un si tard venu ?
En outre, avec de tels patrons, Ménandre ne saurait passer pour un représentant de ce qui naguère était désigné du terme un peu emphatique de « contre-culture ». Or, le théâtre a de tous temps obéi à la demande de son public, et le public attend généralement de lui un discours critique sur la société.
Si l’on voulait jouer au contraire la carte de la culture, on risquerait fort d’aboutir à noyer complètement Ménandre lui-même ; c’est ce que proposait (innocemment ?) un projet de la Télévision suisse romande autour de La Samienne : une série d’émission sur cette comédie, explorant en épisodes variés la construction des théâtres d’époque hellénistique, la culture du papyrus dans le bassin méditerranéen, le commerce des antiquités qui permet de tirer profit des trésors culturels, l’histoire du masque théâtral, la documentation relative à la manière antique de jouer, et ainsi de suite. Dans un coin de cet imposant tableau, on aurait peut-être aperçu Ménandre en train de jouer des coudes pour rester dans l’image.
En fin de compte donc, pour un directeur de théâtre soucieux de présenter à son public une problématique, tout se passe comme si cette problématique n’émergeait pas du texte lui-même de Ménandre, et l’on n’aurait pas dans son théâtre l’un de ces appels à la liberté du lecteur ou du spectateur que l’on attend généralement dans une œuvre littéraire18. En bref, l’œuvre de Ménandre aurait le défaut impardonnable d’être anodine. C’est ce que caricature un peu le titre donné par D.Gilula à son étude : Menander’s Comedies best with dessert and wine (1987, « Les comédies de Ménandre sont parfaites pour accompagner le dessert et le vin »).
Cette perception du texte de Ménandre lui rend-elle vraiment justice ? On en vient ici à ce que l’on affirmait dès le départ : l’admiration de Plutarque pourrait avoir faussé le jeu. En effet, si l’on y regarde d’un peu plus près, les raisons qu’avait Plutarque de recommander Ménandre peuvent se retourner aujourd’hui en raisons de le tenir pour négligeable.
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Au siècle de Plutarque, quelques grands témoins font apparaître une mise en relation de la liberté et de l’éloquence. On songe à Tacite avec son Dialogue des orateurs, à l’auteur du Traité du Sublime. La vraie éloquence n’existe qu’avec la liberté politique. Il ressort de ces traités que le climat intellectuel de l’Empire n’est pas favorable à la libre expression (on songe à Suétone), ce qui marquerait le déclin de l’éloquence. On pourrait par conséquent se demander si la comparaison d’Aristophane et de Ménandre dans ces circonstances n’est pas biaisée dès le départ. En effet, la liberté critique d’un Aristophane, son franc-parler ont de quoi déranger, cependant que Ménandre a peut-être de quoi rassurer.
Il convient d’ouvrir ici une petite parenthèse et de rappeler que les conditions de production du texte d’Aristophane sont telles que l’usage du franc-parler et de la liberté critique non seulement ne dérangent pas, mais constituent pratiquement une nécessité du genre. Les fêtes de Dionysos dans le cadre desquelles se situent les représentations théâtrales athéniennes sont des moments où la cité s’adonne à une sorte de désordre contrôlé. Le temps de la fête de Dionysos, qu’il s’agisse des Lénéennes ou des Grandes Dionysies (pour ne prendre que celles où l’on donne la comédie) est une sorte de temps rituellement mis à part. Les propos qu’on y tient sont marqués d’une connotation qui ne rend pas automatique leur effet sur le temps ordinaire, sur la vie courante de la cité. Certes, Les Nuées auront nui à Socrate, s’il faut en croire Platon, mais avec un retard évident19. En revanche on citera l’exemple de Cléon : vertement critiqué par Aristophane dans Les Cavaliers, une comédie qui obtient la première place au concours des Lénéennes en – 424, Cléon n’en poursuit pas moins une carrière politique brillante, comme si les mêmes spectateurs étaient capables d’applaudir Aristophane fustigeant Cléon durant la fête de Dionysos et d’élire ce même Cléon durant le temps ordinaire de la vie politique.
L’esprit d’Aristophane est donc inséparable de celui de la fête de Dionysos, à savoir la part de désordre nécessaire au maintien de l’ordre selon Jean Rudhardt20. L’esprit de la fête athénienne une fois disparu, il ne reste que l’idée d’un Aristophane subversif.
Ménandre, tout au contraire, peut être perçu par un intellectuel de l’époque impériale comme un auteur sans danger. Dionysos ne figurant plus dans ses comédies, en apparence, que par le passage épisodique de quelques buveurs sur la scène, c’est un comique à la fois élégant au niveau du style et assagi sur le plan des positions politiques que l’on recommande aux lecteurs.
Après tout, Ménandre a vécu lui aussi une période de pouvoir autoritaire sous Démétrios de Phalère. Ce dernier avait été un disciple d’Aristote. Or, le théâtre de Ménandre peut légitimement être mis en relation avec l’enseignement péripatéticien21. Donc, loin d’être comme Aristophane un dangereux trublion, Ménandre peut apparaître comme la voix du pouvoir en place, l’auteur d’un théâtre qui préconiserait le maintien de l’ordre. Plutarque pouvait donc percevoir chez lui tout d’abord l’absence des caractéristiques dionysiaques si marquées chez Aristophane puis, au-delà de ce premier pas, la possibilité d’une mise en harmonie du langage théâtral avec le langage du pouvoir, une forme de « bienséance » débordant du cadre des mots choisis avec soin et des intrigues à fond moral pour atteindre avec ces traits éminemment acceptables un plan où, comme toute forme littéraire, le théâtre se prononce sur l’état de la société.
Cette vision de Ménandre dans le prisme de Plutarque devrait être revue et corrigée. Il est possible de le faire si l’on considère un instant les rapports ambigus que le théâtre comique de Ménandre entretient avec la tragédie.
La scène du Bouclier dans laquelle le serviteur Daos entreprend de faire croire à Smicrinès que le frère de ce dernier vient de mourir est caractéristique de cette ambiguïté : Daos se précipite sur la scène en récitant des formules tragiques (399sqq) :
Daos
« Vaines précautions, cruelle destinée ! » Comme c’est envoyé ! « O dieux vénérables ! Quel malheur inattendu ! »
Smicrinès
Halte ! Malheureux Daos ! Où cours-tu ?
Daos (feint de n’avoir pas entendu)
On pourrait dire aussi : « Mais des coups du destin je ne puis pas répondre ». Très bien, ça, bien placé. « Triste objet où des dieux triomphe la colère » ! Ça, c’est du sublime Eschyle, textuel !
Smicrinès
Ah ! Ça ! Triple imbécile, ça va continuer longtemps, cette littérature ?
Daos
« Je vois, je sais, je crois, je suis désabusé ».
Smicrinès
Ça ne va pas bientôt finir ?
Daos
« Grâce aux dieux, mon malheur passe mon espérance », et Carcinos n’a-t-il pas dit : « Combien en un moment heureux et misérable » ? Ah ! Smicrinès, comme c’est vrai, tout ça !
Smicrinès
Peut-on savoir où tu veux en venir ?
Daos
Ton frère… Ah ! Zeus ! Comment te le dire ? Ton frère… il est… enfin presque… il est presque… oui… mort22.
Le spectateur sait que les malheurs annoncés par Daos sont faux. La connotation tragique sert donc à marquer le mensonge. Cependant, c’est aussi l’occasion de remarques admiratives sur la justesse des expressions tragiques utilisées ; c’est également l’occasion de rappeler des noms de « grands classiques ». Le spectateur se trouve manifestement confronté à une situation dans laquelle tragédie et comédie sont en rivalité, tout comme dans le célèbre fragment de la Poésie d’Antiphane23. Cependant, à la différence de ce qui se passe dans la déclaration très explicite d’Antiphane, Ménandre présente ici la rivalité de manière implicite et en recourant à trois niveaux : son serviteur Daos « parle le tragique » en ceci qu’il recourt à une versification respectant la « loi de Porson » et en ceci encore qu’il émaille son propos de citations empruntées à la tragédie. En second lieu, il évoque explicitement l’univers de la tragédie en nommant des poètes tragiques. Enfin, troisième niveau, son entrée en scène se situe dans une « trame de tragédie », trame ourdie par ceux qui veulent tromper Smicrinès, et dont on se souvient qu’elle est mise sur pied sous le signe explicite de la tragédie : « vous devez mettre en scène une aventure tragique »24. Quelle signification peut-on voir à cette attitude où l’admiration le dispute à l’ironie ?25
Il est généralement reconnu que la représentation tragique constitue l’un des lieux de la cité athénienne où l’on remet en discussion les valeurs fondamentales, juridiques, morales ou religieuses26. Or, si l’on recherche le moteur premier des intrigues de Ménandre, cette préoccupation apparaît également, ce qui n’entre pas en contradiction avec les objectifs de la fête dionysiaque selon la perspective de Jean Rudhardt : susciter une forme de désordre qui soit favorable au maintien d’un ordre (éventuellement modifié).
En effet, et pour s’en tenir aux comédies du Codex Bodmer, on peut dire que le Dyscolos n’est pas seulement l’affirmation du fait que l’être humain ne saurait vivre dans un désert (qu’il est « de nature fait pour vivre en société » selon la formule d’Aristote27), cette comédie est également une attaque en règle contre des préjugés qui séparent les riches et les pauvres, les citadins et les campagnards. La Samienne met en cause la notion de légitimité, en montrant que la noblesse du comportement et l’esprit de famille peuvent se rencontrer en dehors des liens traditionnellement définis comme ceux de la famille athénienne. Enfin, le Bouclier constitue le cas le plus évident d’une attaque frontale contre une disposition du droit athénien : celle qui régit les héritages dans le cas très difficile des « filles épiclères » qui se trouvent hériter seule le patrimoine familial28. Tout au long de cette pièce, le « méchant » bénéficie de l’appui de la loi, et l’amour des jeunes gens n’a d’autre obstacle que cette même loi.
Il est donc évident que la comédie, ainsi conçue, devient un moyen de mettre en discussion les valeurs éthiques et juridiques de la société, et que, par conséquent, elle dispute à la tragédie son terrain. Il n’en allait pas de même pour Aristophane. En effet, sous des dehors plus frondeurs, ce dernier ne propose jamais de changement profond. Les Guêpes n’est pas une comédie qui suggérerait une réforme du système des tribunaux, Les Oiseaux et Les Grenouilles aboutissent à la réaffirmation du bien-fondé des valeurs athéniennes traditionnelles, altérées par le comportement de certains (qui offrent ainsi la matière des railleries), et l’on pourrait de la sorte passer en revue les onze pièces conservées d’Aristophane. Dans la mesure où il représente à nos yeux la comédie ancienne, on constate que cette dernière ne propose jamais que des corrections de surface permettant de maintenir inchangé ce qui est tenu pour essentiel et qui, en général, se réfère à l’Athènes des « temps anciens ».
Aristophane le trublion vu comme un défenseur des forces conservatrices : cette perspective est peut-être inattendue pour un spectateur d’aujourd’hui, elle ne l’est pas pour qui se souvient que Platon, sur son lit de mort, lisait Aristophane29.
On pourrait ainsi proposer un renversement de la perception ordinaire : Ménandre serait le subversif, Aristophane l’esprit rassurant et conservateur. Ce renversement devient possible si l’on considère les comédies de l’un et de l’autre dans le cadre de leurs conditions de production. Or, c’est justement là ce que ne fait pas Plutarque.
Lorsque Plutarque compare Aristophane et Ménandre, on a l’impression que la question du style et celle de la bienséance occultent le reste, et qu’il est donc amené tout naturellement à désamorcer les virtualités critiques de Ménandre pour le poser en modèle du goût de son époque, d’une époque où la liberté d’expression n’est pas un trait dominant. C’est ainsi qu’on le voit souligner l’opportunité « familiale (conjugale) » des intrigues et l’excellence de l’expression chez Ménandre.
Ce faisant, Plutarque n’est certainement pas original : si le témoignage des papyrus peut s’interpréter au niveau quantitatif, on s’aperçoit que les exemplaires de Ménandre en circulation devaient être dans l’empire un peu plus nombreux que ceux d’Aristophane30. En outre, Ménandre était non seulement lu dans les banquets où l’on « jouait » également Platon31, mais il était vraiment représenté dans les théâtres. On sait ainsi qu’en 97, Plutarque a l’occasion d’aller au théâtre à Athènes32 et que par ailleurs il se demande, comme on l’a déjà rappelé, s’il vaut la peine pour un homme cultivé d’aller au théâtre sinon pour y voir une pièce de Ménandre.
Que l’on ait favorisé dans l’empire la représentation de pièces qui ne sont pas perçues comme subversives est d’ailleurs bien compréhensible. Le théâtre est devenu dans une ville le plus grand lieu de rassemblement et des troubles peuvent s’y fomenter. C’est ce que démontre le passage des Actes des Apôtres relatif aux événements d’Ephèse (19,23-41) : des marchands, menacés dans leur commerce par la prédication de Paul organisent un soulèvement et se rassemblent pour ce faire au théâtre. En outre, l’attention que les empereurs accordent au théâtre comme lieu d’une manifestation possible de mécontentement est bien attestée par Suétone33. On voit comment pouvait se construire la fortune d’un Ménandre mal compris ou partiellement incompris, ramené aux dimensions d’un auteur bienséant qui s’exprime avec élégance sur des sujets ne menaçant personne34. Or, l’opposition de Ménandre et de la tragédie fait apparaître Ménandre sous un jour capable de nous faire saisir ce que cette vision avait de très partiel.
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Si l’on revient à la constatation que le théâtre est pour nous l’occasion d’une remise en question de notre mode de vie, on s’aperçoit que la comparaison de notre attitude et de celle de Plutarque en face de Ménandre et d’Aristophane nous conduit à un paradoxe : nous comprenons Aristophane au moins aussi mal que Plutarque (de son propre aveu), mais nous le préférons à cause des possibilités qu’offre son texte de se livrer à la critique sociale et politique, une critique que, bien évidemment, nous ne situons plus dans un contexte dionysiaque. En revanche, l’aspect subversif du texte de Ménandre n’étant perceptible que dans son contexte de production, nous acceptons volontiers la valorisation de Plutarque, mais pour y trouver un motif de ne plus jouer Ménandre.
Tout se passe donc comme si Plutarque avait joué le rôle d’un miroir déformant : répercutant une perception des comédies de Ménandre qui ne charriait plus les conditions de production originelles, il a porté au pinacle cette œuvre dramatique et assuré la forme principale de sa gloire posthume. Cette forme de gloire, à son tour, est peut-être responsable de la désaffection dont Ménandre est victime.
Dans la pratique de nos théâtres, il ne faut guère se bercer d’illusions : on ne fera pas facilement ressentir au spectateur d’aujourd’hui, chez Ménandre, une problématique que Plutarque ne pouvait ou ne voulait plus comprendre. Cependant, le cas des comédies redécouvertes depuis le début du vingtième siècle mérite l’attention de nos adeptes des sciences du théâtre, et cela pour deux raisons.
Tout d’abord, la fortune de Ménandre illustre le fait que les conditions de production n’accompagnent pas le texte dramatique dans sa survie. La comparaison d’Aristophane et de Ménandre est à cet égard particulièrement instructive dans le renversement d’appréciation qu’on peut y observer entre Plutarque et nous.
En second lieu, parmi les nombreux rapports que les pièces de Ménandre semblent entretenir avec la Poétique d’Aristote35 (par exemple la coïncidence recommandée de la péripétie et de la reconnaissance), on observe l’attention spéciale apportée au « spectacle » (ὄψις, cf. Poétique, 1455a22sq). Que l’on songe, par exemple, au quatrième acte de La Samienne avec ses effets de comique reposant autant sur le malentendu que sur le jeu des entrées et des sorties de scène des deux « pères ». Les premières troupes qui jouèrent le Dyscolos après sa redécouverte en 1958 eurent la surprise constater à quel point cette comédie emportait l’adhésion du public, et ce malgré l’opinion d’acteurs qui considéraient parfois le texte comme étant de peu d’intérêt ; or, ce qui jouait en faveur de Ménandre, c’était justement qu’il s’appuyait sur des qualités « visuelles » (poursuites, affrontements, rencontres furtives, pittoresque de l’expédition citadine à l’antre de Pan, ballet final). On se trouve presque devant un nouveau paradoxe si l’on songe que c’est pour les qualités du texte que Plutarque préfère Ménandre.
Enfin, si les comédies de Ménandre ont une chance de faire occasionnellement des réapparitions sur nos affiches, ce sera peut-être parce que la thématique ménandréenne, celle que l’on vient d’esquisser comme faite de réflexion sur des aspects profondément ancrés de nos comportements sociaux tels les rapports familiaux et les lois, cette thématique a fait son retour dans le cinéma contemporain et sur nos scènes36. Dans ce type de discours mettant en évidence les oppositions qui peuvent naître entre les normes voulues par le politique et leurs incidences sur la vie quotidienne, on pourrait retrouver côte à côte Aristophane et Ménandre, mais pour les comprendre de manière renouvelée : Aristophane pour la liberté de tout dire, une liberté qui n’implique pas nécessairement qu’on agisse, Ménandre pour la volonté d’agir, mais une volonté qui ne suppose pas obligatoirement que l’on soit explicite sur tout.
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1 Communication présentée lors d’un congrès de l’APLAES. Première publication : cf. Bibliographie (1991).
2 Le titre des manuscrits (où le traité occupe le numéro 56) est ἐπιτομὴ τῆς συγκρίσεως Ἀριστοφάνους καὶ Μενάνδρου. On le trouve en particulier dans l’édition par M.Cuvigny et G.Lachenaud des Œuvres morales de Plutarque, t. XII1 Paris, Les Belles Lettres, 1981.
3 ὡς μὲν κοινῶς καὶ καθόλου εἰπεῖν πολλῶι προκρίνει τὸν Μένανδρον (853a).
4 Sur la σύγκρισις, voir l’article fondamental de Focke (1923).
5 Cf. e.g. Ralph Mark Rosen. « Aristophanes’ Frogs and the Contest of Homer and Hesiod », Transactions of the American Philological Association 134.2, Autumn 2004, 295-322.
6 Le détail des critères pourrait être mis en parallèle avec la perception d’Aristote dans la Poétique. On peut en effet considérer que dans Les Grenouilles les vers 895-1530 se subdivisent en cinq sections 1/ les conceptions globales (895-1098, formellement l’ἀγών), 2/ critique des prologues (1099-1250), 3/ critique des parties chantées (1251-1269), 4/ une « pesée » des expressions particulières (1370-1413), 5/ retour final aux conceptions générales (1414-1530) : rapport du poète avec la cité et son actualité. Par rapport aux éléments constitutifs de la tragédie selon Aristote (Poétique 1149b 24sqq.), il est possible de reconnaître, sur le mode burlesque, un traitement de μῦθος, ἤθη et διάνοια dans les parties 1/ et 5/ (peut-être également ὄψις à travers les personnages loqueteux) ; μελοποιΐα fait l’objet de 3/, λέξις et διάνοια sont distribués entre les parties 2/ et 4/.
7 De audiendis poetis. Cf. Comment lire les poètes dans Plutarque Œuvres morales, t. I, edd. R.Flacelière, J.Irigoin, J.Sirinelli, A.Philippon, Paris, Les Belles Lettres, 1987.
8 Traduction d’André Philippon. Texte : οἷς ἀντίφωνα τῶν φιλοσόφων ἀκούοντας αὐτοὺς τὸ πρῶτον ἔκπληξις ἴσχει καὶ ταραχὴ καὶ θάμβος, οὐ προσιεμένους ουδ ᾿ ὑπομένοντας, ἂν μὴ καθάπερ ἐκ σκότους πολλοῦ μέλλοντες ἥλιον ὁρᾶν ἐθισθῶσι καθάπερ ἐν νόθωι φωτὶ κεκραμένης μύθοις ἀληθείας αὐγὴν ἔχοντι μαλθακὴν ἀλύπως διαβλέπειν τὰ τοιαῦτα καὶ μὴ φεύγειν.
9 Συμποσιακά, 7.8 (711a sqq.).
10 Contre les accusations qui feraient de Plutarque un « male-chauvinist », voir les remarques de D. Gilula (1987), 511-516, en particulier 511 n.3 : Plutarque présenterait l’originalité d’être plutôt « wife-oriented ».
11 De gloria Atheniensium 347 e-f.
12 Ussher (1977), 71-79.
13 Eth. Nic., 1182a22.
14 Si l’on excepte l’« heure de gloire » de Ménandre, à savoir les quelques années qui ont suivi la publication du Dyscolos (1958).
15 Pour un bref survol de la situation en Grèce même, on peut consulter : http://revistas. ucm.es/index.php/CFCG/article/viewFile/CFCG0909110141A/30804.
Le résultat, on en conviendra, n’est pas encourageant.
16 Les exemples foisonnent. Il suffira d’évoquer la manière dont le Ploutos a pu être utilisé en Suisse pour railler les banques tout en incluant quelques petits scandales politiques du moment (Lausanne, Théâtre Kléber-Meleau, 2010).
17 C’est la situation des scènes professionnelles après l’enthousiasme qui marqua la redécouverte du Dyscolos. Il faudrait excepter le cas des scènes grecques, où le touriste estival pourra quelquefois voir une pièce de Ménandre, et celui des théâtres scolaires, où de modernes Plutarques sont souvent attirés par la valeur éducative de Ménandre.
18 Cf. Sartre (1948).
19 Platon Apologie de Socrate, 19c.
20 Jean Rudhardt s’est exprimé sur ce point dans un cours public de l’Université de Genève. Cf. Hurst (1980), 52.
21 Voir l’étude de Barigazzi (1965).
22 Le lecteur aura noté que dans cette adaptation, les citations tragiques grecques sont remplacées par des citations de tragiques français. Il s’agit, dans l’ordre, des passages suivants : Racine, Phèdre1, 2 (Ménandre cite Euripide, Sthénébée, TrGF 5.2, fr.661) ; Britannicus, 5,6 (Ménandre cite Chérémon) ; Phèdre, 5,6 (Ménandre cite Eschyle, TrGF 3, fr.154a, 15sq.) ; Corneille, Polyeucte, 5,5 (Ménandre cite « Carcinos » ; il y a deux tragiques de ce nom) : Racine, Mithridate, 2,6 (Ménandre cite probablement un autre passage de « Carcinos »). Adaptation : Hurst (1981).
23 Athénée 222a-c = PCG II fr. 189.
24 δεῖ τραγωιδῆσαι πάθος /ἀλλοῖον ὑμᾶς (329-330).
25 Pour un développement de cette analyse, cf. Hurst (1990), infra, p. 73-103.
26 Voir par exemple Vernant (1977).
27 Pol. 1253a 1-2 (φύσει πολιτικὸν ζωῖον).
28 La précision de l’attaque nous a même fourni une nouvelle donnée sur notre connaissance de cette loi (Karabelias, 1970). La difficulté d’interprétation de cette loi est reconnue par Aristote (Ath. Pol. 9.2).
29 Olympiodore, Vita Platonis, 2 W 25. Même si le fait est difficile à vérifier, l’idée en elle-même est révélatrice d’une perception d’Aristophane.
30 Les données sont désormais disponibles sur le site : http://pinakes.irht.cnrs.fr/, qui a pris la relève du « Pontifical Institute » de Toronto. Il convient cependant de se montrer prudent avec des données qui pourraient ne refléter que le hasard des découvertes.
31 Plutarque, Propos de table, 7.711.
32 Plutarque, Propos de table, 1, 628a.
33 E.g. Suet., Nero, 39 ; 46.
34 L’abondance relative de la documentation figurée relative à Ménandre constitue elle aussi un indice de sa popularité. Il suffit de mentionner les mosaïques de Mytilène (Charitonidis, Kahil, Ginouvès, 1970). Pour une plus ample documentation, on peut consulter le site « Menander » de « Google images ».
35 Voir à ce sujet Hurst (1990), 118sqq.
36 Pour le cinéma, les titres sont trop nombreux pour qu’on les cite tous, mais on peut mentionner le célèbre Kramer vs Kramer. Au théâtre, également à titre d’exemples dans une multitude, on citera La Visite de la vieille dame de Friedrich Dürrenmatt ou Tango de Slawomir Mrozek.