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Chapitre 2: Ménandre dans le langage quotidien1

André HURST

La question

On a dit que Molière n’existerait pas sans Ménandre. Les comédies de Molière appartiendraient par conséquent à l’évolution de la comédie de Ménandre, elles en offriraient de nouvelles formes possibles. C’est sans doute aller un peu vite en besogne. Cependant, le rapprochement des deux auteurs ne manque pas de soulever une question relative à la survie de Ménandre, et plus précisément à la manière dont son œuvre a évolué dans la masse parlante. En effet, la langue française charrie de nombreux souvenirs de Molière, à commencer par le fait qu’elle est souvent nommée la « langue de Molière ». Certaines expressions de la langue courante sortent tout droit de ses comédies. Il suffira de citer « vous l’avez voulu George Dandin2 », « le petit chat est mort3 », « qu’allait-il faire dans cette galère ?4 » ou « couvrez ce sein que je ne saurais voir5 », et l’on constate que même des locuteurs qui n’ont jamais entendu parler de Molière en viennent à user de ces tournures. On songe à l’anecdote de ce spectateur qui, sortant d’une représentation de Hamlet de Shakespeare, aurait observé que la pièce est bourrée de citations. C’est la réaction de plus d’un locuteur de langue française lorsqu’il voit une pièce comme Les fourberies de Scapin et découvre alors que c’était donc là, chez Molière, que quelqu’un dit « qu’allait-il faire dans cette galère ? ».

Qu’en est-il de Ménandre et de la langue quotidienne ? C’est le genre de survie que l’on se propose d’examiner, à savoir l’évolution de la comédie de Ménandre dans la langue, la manière dont l’imagination du poète peut avoir pénétré dans l’expression quotidienne de son public6.

Deux cas emblématiques

Pour légitimer cette recherche, on pourrait commencer par rappeler la formule sans doute la plus célèbre que l’on puisse faire remonter à Ménandre, à savoir le fameux alea jacta est qui aurait été prononcé par Jules César au moment de franchir le Rubicon7. La forme grecque de cette exclamation, ἀνερρίφθω κύβος, se trouve dans une comédie de Ménandre, l’Arrhéphore ou la joueuse d’aulos. Grâce à une citation qu’en fait Athénée8, on sait que les mots « le dé est jeté9 » se trouvent prononcés dans un contexte où il s’agit des hasards auxquels on s’expose par le mariage. Par la suite, l’expression va s’appliquer à toute prise risque et deviendra proverbiale, citée comme telle dans les collections byzantines10. Ménandre est-il l’auteur de cette expression ? Doit-on considérer qu’il citait lui-même ce qui était une formule déjà connue11 ? Un détail livré par Plutarque dans la Vie de Pompée donne à penser que le tour possédait une aura littéraire, et que César pourrait donc bien citer Ménandre. C’est à nouveau l’épisode du Rubicon qui est évoqué, mais avec une précision supplémentaire : César aurait lancé sa formule « en grec » (ἑλληνιστί)12.

Le détail peut nous orienter. En effet, si l’on prend la peine de s’écarter de sa propre langue pour citer dans la langue originale, il pourrait sembler plus probable qu’il s’agisse d’un tour littéraire13, et qu’il faille bien entendre ici un écho de Ménandre.

Une autre formule célèbre de Ménandre est celle qui lui vaut d’être l’un des trois auteurs grecs14 cités dans le Nouveau Testament :

φθείρουσιν ἤθη χρήσθ’ὁμιλίαι κακαί15

Les mauvaises compagnies corrompent les bonnes mœurs.

Ce vers, qui fut attribué par d’aucuns à la Thaïs de Ménandre, le fut par d’autres à Euripide16. Il n’est pas impossible, d’ailleurs, que Ménandre l’ait emprunté au « plus tragique des poètes17 ». Son véritable auteur n’importe pas vraiment : qu’il nous suffise de constater qu’un trimètre iambique s’est à ce point diffusé dans la langue qu’il devient une manière courante d’exprimer une idée, et que ce trimètre est attribué à Ménandre.

Les deux cas évoqués reflètent une forme d’évolution de la comédie. En effet, on connaît d’ordinaire l’évolution de la comédie dans la perspective propre à l’univers théâtral lui-même. On y observe le passage de Ménandre à la comédie latine, puis à celle des humanistes de la Renaissance, et l’on se trouve en route vers Molière… Mais ce qui est envisagé ici, c’est la forme d’évolution qui réside dans l’appropriation par le public du langage tenu en scène. En effet, si l’accueil du public détermine chez les poètes l’évolution du langage et des mécanismes de la scène, on peut dire qu’en retour, la pénétration de la comédie dans la langue des spectateurs offre un indice de la popularité d’un auteur, de sa survie en quelque sorte hors de son texte.

Le public cultivé

Un premier niveau de la pénétration est observable auprès du public cultivé. Selon Plutarque, en effet, on peut donner lecture de pièces comiques dans le cadre des banquets, et si l’on veut choisir un texte de comédie, on prendra Ménandre plutôt qu’Aristophane. Donner lecture d’Aristophane à ses convives nécessiterait la présence d’un commentateur à côté de chacun d’eux18, cependant que par sa simplicité et sa clarté Ménandre est indispensable (« …mieux vaudrait se passer de vin que de Ménandre… »). Par ailleurs, on se souvient qu’en toutes circonstances Plutarque place Ménandre au-dessus d’Aristophane19 (« …en vérité, pour qui un homme cultivé irait-il au théâtre, sinon pour Ménandre ? »). Par malheur, nous n’avons de sa Comparaison d’Aristophane et de Ménandre qu’un abrégé (ἐπιτομή), et nous n’avons (par conséquent ?) pas d’exemples sur lesquels Plutarque pourrait avoir appuyé son opinion. Or, ces exemples-là permettraient sans doute de traquer la survie de Ménandre dans la langue. Le texte des Propos de table ne cite pas non plus de mots de Ménandre lui-même, il faut se contenter d’y trouver une caractérisation globale de son style ainsi que de l’adéquation des propos et des personnages qui les tiennent.

Si Plutarque évoque d’une manière générale le public des banquets, donc une partie de la société susceptible, en partie tout au moins, d’avoir passé par une bonne éducation, un sous-ensemble de ce public était constitué par ceux qui avaient étudié la rhétorique, voire qui la pratiquaient. Et là, on retrouve Ménandre.

Lorsqu’il enseignait la rhétorique dans la Rome d’Auguste, Denys d’Halicarnasse donnait à Ménandre une place à part. A ses yeux, l’ensemble des auteurs comiques pouvaient servir de modèles pour ce qui touche l’expression. Cependant Ménandre présentait en outre cette qualité que l’on pouvait également le prendre pour modèle dans la disposition des matières :

Pour les auteurs comiques, il convient de prendre pour modèle toutes leurs qualités d’expression verbale. En effet, dans le choix des mots, ils sont corrects et clairs, concis et dignes, efficaces et authentiques. Mais chez Ménandre, il faut en outre considérer la disposition des matières20.

Un conseil qui n’est pas sans rappeler l’anecdote fameuse dans laquelle Ménandre déclare que sa comédie est faite, et qu’il ne reste qu’à la mettre en vers21. On le voit, ce n’est pas de ce côté-là que l’on trouvera l’attestation de tournures ménandréennes qui auraient pénétré dans la langue. Le passage a néanmoins son importance : il nous apprend qu’un langage clair et efficace peut s’appuyer sur l’expression des poètes comiques, et que lorsqu’on pense à Ménandre, il vient en outre à l’esprit l’organisation de la matière, ce qui revient à dire, dans le cas d’un auteur dramatique, la trame de la pièce.

Autre conseil de maître de rhétorique : Dion de Pruse suggère que le futur orateur se forme à l’écoute de Ménandre pour les comiques et d’Euripide pour les tragiques22. Il conseille même, ce qui n’est pas sans implications importantes23, qu’il tâche de s’en faire donner lecture plutôt que de lire les textes lui-même, car « la perception est meilleure lorsqu’on est débarrassé du devoir de lecture ». A l’objection qui voudrait que ce conseil traite par le mépris les « Anciens », Dion réplique que les médecins ne conseillent pas les remèdes les plus coûteux, mais les plus efficaces. Ménandre surpasse les poètes de l’ancienne comédie dans son rendement des comportements humains en général ainsi que pour le charme et la force de l’expression. C’est dire que chez Dion, nous ne trouverons pas davantage de « mots » qui auraient passé de Ménandre dans la langue courante, mais qu’on y remarque une complémentarité avec ce que dit Denys d’Halicarnasse. A l’éloge implicite du μῦθος (« trame ») vient s’ajouter chez Dion celui des ἤθη (« comportements ») et du style.

Pour mémoire, on ajoutera les éloges de Quintilien : Ménandre est le poète dont la lecture suffirait à elle seule pour donner à l’orateur les modèles nécessaires à la représentation de la vie (et l’orateur doit savoir donner vraisemblance au discours qu’il écrit pour son client, à la manière d’un auteur dramatique), elle suffirait comme modèle d’élégance de l’expression, Ménandre éclipse tous les autres par sa clarté24.

Dans chacun de ces cas, en dépit de l’absence de citations caractéristiques, une influence de la comédie de Ménandre sur la langue peut être postulée par l’intermédiaire de ces maîtres de rhétorique, dès lors qu’ils sont les formateurs de ceux qui vont faire de la langue un instrument essentiel de leur profession.

Le langage quotidien

Passant de la langue des orateurs au langage quotidien, il faut observer tout d’abord que ce dernier nous échappe très largement. On peut cependant se proposer d’y traquer une présence de Ménandre, dans la ligne des deux premiers exemples cités, en considérant ce qui fut compilé à l’enseigne des paroles tenues pour dignes d’être citées, à savoir « sentences », « maximes » ou encore « proverbes », vérités générales ou qui finiront par passer pour des manifestations de la sagesse des nations25.

Maximes, sentences, proverbes

On reviendra d’abord brièvement sur l’exemple tiré de Paul :

φθείρουσιν ἤθη χρήσθ’ὁμιλίαι κακαί

les mauvaises compagnies corrompent les bonne mœurs.

Les 77 occurrences de ὁμιλίαι κακαί et les 50 occurrences de φθείρουσιν ἤθη que donne le TLG sont toutes en relation avec la citation que fait Paul (à quelques exceptions près notamment lorsqu’il s’agit d’une citation dans un lexique) et l’on peut dire que l’appropriation du vers s’est faite de manière totale26. Lorsqu’un citateur mentionne pour ce vers un auteur, il nomme Paul, et jamais Euripide ou Ménandre. Paul lui-même ne cite pas d’auteur pour cette « maxime ». On pourrait par conséquent conclure que des mots de Ménandre sont ici devenus bien commun de la langue.

Relevons pourtant l’ambiguïté qui se manifeste dans toute référence à une sagesse commune dans un texte littéraire : la « maxime », le « proverbe » sont-ils l’œuvre de l’auteur du texte ? Autrement dit, sommes-nous en face d’une référence à quelque chose qui serait posé comme savoir collectif par un auteur qui veut ainsi imposer une vue qui lui serait propre27 ? Ou sommes-nous devant une simple citation d’un proverbe préexistant ?

Dans le cas de Ménandre, on peut même se demander si des déclarations qui se présentent comme des généralités ne cachent pas, à l’occasion, autre chose. En effet, lorsqu’un personnage de Ménandre remarque qu’il peut se passer beaucoup d’événements en un seul jour28, on est en droit de se demander s’il s’agit d’exprimer la fluidité de la condition humaine ou si l’on n’entend pas plutôt lancer un clin d’œil à la réflexion menée par d’autres sur la manière d’écrire une pièce de théâtre29.

Les collections de proverbes

Chez Ménandre, on commencera par observer que la piste des maximes est tout à la fois évidente et peu sûre. Depuis l’Antiquité, en effet, on a collectionné dans ses pièces les proverbes, sentences, expressions de sagesse. Si la tradition manuscrite des comédies de Ménandre repose avant tout sur des papyrus fragmentaires, nous avons des manuscrits complets contenant des collections de formules attribuées à Ménandre : 877 « maximes en un seul vers » (γνῶμαι μονόστιχοι), trois « jugements comparatifs » de Ménandre et de Philistion (Μενάνδρου καὶ Φιλιστίωνος γνῶμαι καὶ διάλεκτοι) à l’occasion desquels chacun des deux auteurs émet à tour de rôle des ensembles de maximes en groupe de deux vers ou plus, au total 514 vers (dont il faut à vrai dire soustraire ceux qui sont attribués à Philistion, soit environ la moitié30).

Cette relative richesse de matériel donne à réfléchir. Il se pourrait bien qu’on ait tablé sur la notoriété de Ménandre pour « faire passer » des paroles de sagesse qui ne sont pas toujours nécessairement de lui, tout comme on tablera plus tard sur la gloire de Plaute ou sur celle de Lope de Vega pour tenter d’assurer le succès public de pièces qu’ils n’avaient pas écrites31. Il n’en reste pas moins que certaines des maximes se recoupent avec des citations qui les authentifient, et qu’on ne saurait donc les révoquer en doute dans leur ensemble32.

Dans les pièces conservées

Une voie moins hasardeuse se présente cependant : prendre en considération, dans les pièces et les fragments conservés, ce que Ménandre lui-même qualifie d’expression proverbiale (λεγόμενον, παροιμία, λόγος33). En voici quelques exemples :

λύκος χανὼν ἄπεισι διὰ κενῆς

Dans Le Bouclier, au deuxième acte, le jeune Chéréas accepte le projet de vengeance que lui présente son serviteur Daos pour punir l’odieux Smicrinès. Chéréas se réjouit à l’idée que Smicrinès n’obtiendra rien de ce qu’il espère et que « comme on le dit (proverbialement), le loup s’en ira bouche ouverte pour rien du tout »34. Cette expression caricature l’avidité déçue à travers l’image du loup affamé qui manque sa proie, et l’on est en droit de se demander si elle se retrouve ailleurs. Dans la forme que lui donne Ménandre, ce λεγόμενον n’est attesté que par notre seul passage du Bouclier si l’on s’appuie sur le TLG. En revanche, sous la forme plus simple de λύκος ἔχανεν (« le loup resta bouche bée »), le tour se retrouve six fois dans les collections byzantines. Ainsi, il est fort probable que Ménandre se réfère à un proverbe qu’il n’a pas mis en circulation lui-même, et que la formulation qu’il lui donne ne semble pas s’être imposée.

τῶν πολλῶν τις ὤν

Dans La Samienne (11), Moschion se réfère à un λεγόμενον, en l’occurrence « être comme tout le monde » (τῶν πολλῶν τις ὤν)35. Qu’il s’agisse bien d’un tour déjà connu est attesté par un passage de Platon36. Ménandre, qui d’ailleurs use de ce tour également dans le Dyscolos (484-485), n’est pas à l’origine de l’expression.

ὄνος ἐν πιθήκοις

Un usage sarcastique peut être fait d’une formule comme ὄνος ἐν πιθήκοις (« Ane parmi les singes »), donnée pour un proverbe (τοῦτο δὴ τὸ λεγόμενον)37. On la retrouve dans les collections de proverbes38. Il s’agit de plaisanter ce que l’on considère comme la laideur entourée de laideur (pire encore ?). La référence au monde animal fait irrésistiblement songer au monde de la fable39.

τἄνω κάτω, τὰ κάτω δ᾿ ἄνω

L’équivalent de « sens dessus-dessous », littéralement « le haut en bas, le bas en haut », est une formule prononcée sous cette forme dans deux comédies de Ménandre, et nous le savons grâce à une scholie du Théétète de Platon (ad 153d). Le scholiaste cite la forme complète en indiquant pour auteur Ménandre dans Le Poignard et dans La Veuve. Platon, lui, ne mentionne que la première partie, qui constituerait donc le tour proverbial40. Il en ressort que l’apport de Ménandre serait d’avoir en quelque sorte poussé jusqu’au bout l’idée de « monde à l’envers » que charrie cette expression, cependant que la première partie prise seule, telle qu’on la trouve déjà chez Platon, est abondamment reproduite, y compris par Ménandre lui-même.

τὰ Ταντάλου τάλαντα τανταλίζεται41

Cette expression, construite sur un jeu de sonorités et qui signifie « il pèse les richesses de Tantale », ne se trouve pas entière chez Ménandre, qui n’a besoin d’en mentionner que le début, τὰ Ταντάλου τάλαντα, le reste étant probablement connu de son public à travers ce jeu de mots (Kybernetai, PCG VI fr.218, 6), et clairement donné comme un bien commun de la langue (λεγόμενα).

Deux autres λεγόμενα se trouvent dans ce qui nous reste de Ménandre :

— οὐκ ἔχεις ὁπο[ι χέσηις/ ὑπὸ τῶν ἀγαθῶν (« tu es si riche que tu ne sais où aller te soulager ») se trouve prononcé par un personnage du Fantôme (42-43). La restitution a été rendue possible grâce à un rapprochement avec une pensée de Marc-Aurèle (5.12) qui cite justement ce vers pour introduire une distinction entre ce que le vulgaire et les autres considèrent comme des biens. Notons au passage que Marc-Aurèle est comme Jules César un lecteur attentif de Ménandre42.

— θᾶττον ἢ βάδην (« plus vite qu’à pied », PCG VI fr.460) est à l’évidence un tour qui préexiste à son utilisation par Ménandre : on le trouve en effet chez Xénophon (Hellenica 5.4.53).

Une παροιμία est citée comme telle dans le Dis exapatôn, 28 : νεκρῶι λέγουσα μῦθον. (« racontant des histoires à un mort »). Sous cette forme à la fois reconstituée et adaptée à sa fonction dans la phrase, on peut rechercher un proverbe qui présenterait le verbe à l’infinitif, ou au participe d’une autre forme (masculin, ou pluriel). Connue des collections byzantines43, la tournure proverbiale semble avoir retenu l’attention des comiques latins. On trouve en effet chez Plaute les mots suivants dans la bouche de Mnésilochus : quam si ad sepulcrum narret logos (« comme si l’on racontait des histoires à un mort près d’une tombe »)44. Et Térence y fait une allusion dans le Phormion : uerba fiunt mortuo (« on raconte des histoires à un mort », déclare Phormion lui-même).

D’autres situations « proverbiales » sont qualifées de τὸ τοῦ λόγου (« ce qu’on raconte ») :

Dyscolos, 633-634 : « …me battre avec un chien dans un puits » (… ἐν τῶι φρέατι κυνὶ μάχωμαι). La forme que l’on trouve dans les collections de proverbes est : ἐν φρέατι κυνομαχεῖν45. GS (232) proposent un rapprochement avec une fable d’Esope : le chien d’un jardinier tombe dans un puits et mord son maître venu le secourir46. La fable s’adresse « à un ingrat qui cause du tort à ses bienfaiteurs »47. C’est la situation que le cuisinier veut éviter, et c’est pourquoi il refuse de se porter au secours de Cnémon tombé dans son puits.

Misoumenos, 303 : « le sanglier dans la montagne » (ὗς ὄρει). « Proverbe inconnu », disent GS (458), mais qui semble suggérer un personnage rude vivant à l’écart de ses semblables. Un cas proche du suivant :

Misoumenos, 166-167

ἐπὶ πᾶσιν [ὄν]τως, τοῦτο δὴ τὸ τοῦ λόγου,

πίνων δικαίοις ἦισεν ἀνθρώπων]

L’élément « cité » est à l’évidence ἐπὶ πᾶσιν… δικαίοις (« en toute justice »).

On peut donner pour parallèle des passages de Démosthène et d’Eschine48. Cependant, le cas est intéressant : on ne connaît pas de telle locution « proverbiale »49. Ce pourrait être pour nous une leçon de modestie : il est des expressions dont nous ne possédons simplement plus de parallèles. Mais cela pourrait également constituer un cas où l’on prendrait Ménandre sur le fait : tenterait-il de conférer à une expression le statut de proverbe ?

On pourrait objecter ici que rechercher ce que Ménandre donne lui-même comme proverbial, c’est risquer de tomber avant tout sur des expressions dont il ne serait justement pas l’auteur. Cependant, les deux derniers exemples nous contraignent à faire l’hypothèse que la stratégie du poète pourrait être parfois de présenter comme un sentiment commun, pour le faire mieux admettre, ce qui était en fait une expression personnelle50. Il n’en reste pas moins que cette remarque nous oriente vers la recherche d’expressions qui n’ont rien de proverbial et qui pourraient être devenues un bien commun de la langue par d’autres voies.

Commençons par identifier des tours qui, sans être explicitement donnés pour λεγόμενον/-να, παροιμία, τὸ τοῦ λόγου, ont ce qu’on pourrait percevoir comme la « tonalité » des vérités générales.

C’est par exemple le cas d’une remarque prononcée « en survol » par un personnage du Bouclier et dont le succès est attesté. On a pu en faire un usage moralisant pour tenter de sauver une partie contestée de l’Iliade : ὁ γὰρ πταίσας τι καὶ φυλάττεται (« qui a subi un échec est sur ses gardes », Aspis, 28) déclare le serviteur Daos. Le mot se retrouve dans une scholie de l’Iliade pour expliquer comment il se peut que dans le neuvième chant, Phénix raconte qu’il a obéi à sa mère et qu’il a couché avec la concubine de son père (τῆι πιθόμην καὶ ἔρεξα, Il. 9, 453). Le scholiaste s’appuie sur le vers de Ménandre pour avertir le lecteur que ces paroles sont prononcées dans un esprit de repentir, par quelqu’un qui sait qu’il a commis une erreur à ne pas répéter, le but étant d’empêcher Achille de se tromper dans la situation présente51.

La situation est analogue pour δεῖ γὰρ ἢ πλουτεῖν ἴσως ἢ… (« Il faut soit avoir une richesse équitable, soit… », Georg.79-80). C’est un scholiaste d’Hésiode qui reprend la remarque à propos de l’histoire du père d’Hésiode (ad Op.637), et il le fait en mentionnant explicitement Ménandre.

Il est un cas où une déception nous attend, et la situation est probablement due aux accidents qui ont marqué la transmission des comédies de Ménandre. On connaît la célèbre formule de Térence :

Homo sum, humani nil a me alienum puto (Heauton timoroumenos, 77).

Je suis humain, et rien d’humain ne me semble étranger.

La didascalie de la pièce nous apprend que le modèle grec est une comédie de Ménandre (Graeca est Menandru). On s’attendrait à trouver, par conséquent, une formule ménandréenne comportant les éléments ἄνθρωπός εἰμι (« Je suis homme ») et ἀνθρώπινον οὐδέν (« rien de ce qui est humain »). Le résultat ne répond pas à l’attente. La première partie (ἄνθρωπός εἰμι) est une déclaration qui apparaît dans des contextes extrêmement divers. Le TLG en dénombre 81 occurrences… mais pas une seule de Ménandre52. Quant au second élément (ἀνθρώπινον οὐδέν), on le trouve en tant que tel uniquement dans une scholie de Sophocle (O.T. 709)53.

Dans la lancée, on peut se rappeler une autre déclaration générale sur l’être humain, cette fois-ci bien attestée chez Ménandre lui-même :

ὡς χαρίεν ἐστ´ ἄνθρωπος ὅταν (ἂν) ἄνθρωπος ἦι.

quelle chose splendide qu’un humain, lorsqu’il est humain.

Cité chez Stobée (3.3.12) ainsi que dans les Sententiae (852), ce vers connaît un succès considérable. Clément d’Alexandrie, Galien, des rhéteurs et grammairiens le citent (cf.apparat de PCG VI fr.707, 349), et l’on peut supposer que c’est l’une des marques demeurées visibles de Ménandre dans la langue courante.

Au total, on gardera d’abord deux « mises en forme » qui pourraient remonter à Ménandre, à savoir λύκος χανὼν ἄπεισι διὰ κενῆς (« le loup s’en ira bouche ouverte pour rien du tout ») et τἄνω κάτω, τὰ κάτω δ᾿ ἄνω (« Le haut en bas, le bas en haut »). Ce qui pourrait paraître peu. Mais nous avons également des formulations qui pourraient être originales et que l’on fait remonter explicitement à Ménandre. Il s’agit de φθείρουσιν ἤθη χρήσθ’ὁμιλίαι κακαί (« Les mauvaises compagnies corrompent les bonnes mœurs »), ὁ γὰρ πταίσας τι καὶ φυλάττεται (« qui a subi un échec est sur ses gardes »), ὡς χαρίεν ἐστ´ ἄνθρωπος ὅταν (ἂν) ἄνθρωπος ἦι (« quelle chose splendide qu’un humain, lorsqu’il est humain »).

Dans l’Anthologie de Stobée

On dispose d’un autre filet dans lequel se trouvent prises des citations d’auteurs : l’Anthologie de Stobée. Elle présente pour nous deux avantages de taille.

Tout d’abord, les citations de Stobée sont choisies à partir d’un corpus de textes de Ménandre plus abondant que celui qui nous reste, ce qui nous apporte des compléments bienvenus.

En second lieu, Stobée nous offre des citations plus étendues que celles qu’on trouve strictement découpées dans une collection de proverbes, et on lui doit passablement de fragments de poètes comiques. On y retrouve certes des proverbes connus par la collection des maximes, mais ils sont alors accompagnés du titre de l’œuvre dont ils sont tirés, et l’on peut donc penser que leur attribution à Ménandre est authentique.

Cette manière d’aborder la question permet également d’observer un phénomène important si l’on veut comparer la fortune de Ménandre et celle des autres poètes comiques. En effet, les chiffres sont éloquents. Voici le nombre de citations de poètes comiques d’après le TLG :

Aristophane :14
Eupolis :3
Cratinos :2
Antiphane :50
Alexis :27
Anaxandrides :10
Euboulos :2
Philémon :3
Diphile :26
Posidippe de Cassandreia :4

Aucune citation de poètes que l’on attendrait, comme Démophilos, Rhinthôn, Apollodore de Carystos (modèle du Phormion de Térence et, par-là, des Fourberies de Scapin de Molière).

Ménandre : 322.

Chiffres à prendre avec précautions, mais éloquents tout de même si on les considère globalement. Il faudrait également se garder d’en surévaluer la portée. Une inspiration unique peut valoir la gloire à un poète et, partant, sa permanence dans les mémoires. Il suffit de songer au cas de Tynnichos de Chalcis évoqué par Platon54, ce poète rendu célèbre par un seul péan qu’il avait composé, alors que rien d’autre de sa production ne méritait d’être mentionné. Les nombres, dans son cas, ne disent rien. Cependant, lorsqu’on se trouve devant une anthologie, on peut considérer que son auteur va choisir ses citations en fonction d’un succès déjà constaté auprès du public. La différence est énorme entre la fréquence des citations de Ménandre et celles des autres poètes comiques. Au total, l’ensemble de ces derniers n’atteint pas la moitié du nombre des citations de Ménandre. C’est un indice de la faveur dont jouissait Ménandre jusqu’au cinquième siècle de notre ère.

Sans vouloir être exhaustif, voici quelques-unes des citations qui semblent avoir eu plus de succès que d’autres (elles en ont toutes, puisqu’elles sont chez Stobée).

Stobée 1.5.4.2

ἅπαντι δαίμων ἀνδρὶ συμπαρίσταται

εὐθὺς γενομένωι μυσταγωγὸς τοῦ βίου

ἀγαθός…

Dès sa naissance, un génie favorable se tient auprès de tout humain pour l’initier à la vie (PCG VI fr.500,1-3).

Cette déclaration s’est vue reprise, bien évidemment dans un sens favorable, par des chrétiens, notamment par Clément d’Alexandrie (voir l’apparat dans PCG VI) ; et avant eux, mais pour la désapprouver, par Plutarque (Mor.474b).

Stobée 1.6.10.1

ταὐτόματόν ἐστιν ὡς ἔοικέ που θεός.

Le hasard, à ce qu’il semble, est un dieu.

Ce vers de la Samienne (163) se trouve également attribué à la Cnidienne. Peut-être un indice de popularité si la formule se retrouve identique dans deux comédies (et qu’on ne se trouve pas devant une confusion sur les titres). En tout état de cause, la formule présente l’originalité de mettre « ce qui se produit spontanément » sur le même plan que le divin55

Stobée 4,52b.27.2

ὃν οἱ θεοὶ φιλοῦσιν ἀποθνήισκει νέος.

Il meurt jeune, celui qu’aiment les dieux.

Cette maxime, dont le succès demeure constant jusqu’à nos jours, est tirée du Dis Exapatôn (fr. 4). On la retrouve dans les Sententiae (Monost. 583). Plutarque, si le texte est bien de lui, s’en sert dans sa Consolation à Apollonios (Mor. 119 e). Clément d’Alexandrie met le vers en parallèle avec Platon56. Il s’agit d’une constante de la sensibilité grecque, que l’on trouve bien attestée dans la carrière héroïque d’Achille, mais aussi dans l’histoire des jumeaux Cléobis et Biton chez Hérodote (1.31-32) et très souvent chez les tragiques. Une autre maxime pourrait en être le complément :

Stobée 4.50b.41.1

ὀχληρὸν ὁ χρόνος ὁ πόλυς.

Abondance de temps est pénible (PCG VI fr. 867,1 sans indication de provenance).

Présente dans les collections byzantines57, la maxime semble prolonger la réflexion contenue dans le discours funéraire d’Hypéride : si la mort est l’équivalent de l’absence d’être, ceux qui meurent évitent les maladies, les chagrins, tout ce qui frappe les vivants58. Le contexte présente cependant un élément de comique : la dureté de la vieillesse contraste avec le désir qu’éprouve chacun de l’atteindre.

Stobée 4.50b.42.1-2

οὐκ ἂν γένοιτ᾿ ἐρῶντος ἀθλιώτερον

οὐθὲν γέροντος κτλ.

Quoi de plus lamentable qu’un vieil homme amoureux… (PCG VI fr.400.1 Chalkeia).

C’est une formule que l’on peut également attribuer à la tragédie (TrGF vol. 2, Fragmenta Adespota 306.1-2) et qui a pu être véhiculée comme le sont d’autres formules tragiques chez Ménandre (on songe en particulier à Déméas et Nikératos, les pères de La Samienne et à l’usage que Ménandre leur prête des poètes tragiques). La situation évoquée dans le reste du fragment s’accommoderait cependant d’un contexte comique : la suite ironise sur le malheur de celui qui désire des plaisirs que le temps lui a ravis.

En revanche, on ne trouve pas de traces écrites du succès qu’aurait pu obtenir une formule comme :

Stobée 3.9.16 et 4.1.21

τὸ καλῶς ἔχον που κρεῖττόν ἐστι καὶ νόμου

Ce qui est bien vaut parfois mieux que la loi même (=Koerte fr.231, un fragment du Carthaginois qui se trouvera dans PCG VI).

Peut-être ne faut-il pas en être surpris, compte tenu du nombre d’expressions stigmatisant par ailleurs les gens de loi59. Devant l’embarras du choix, on n’a pas toujours opté pour Ménandre. Ou peut-être a-t-on préféré une autre formule de Ménandre, comme celle que Stobée cite également (4.2.7= PCG VI fr.768) et qui présente ceux qui s’intéressent de trop près aux lois comme des gens peu recommandables (des « sycophantes »).

Tentative sur d’autres tours

Dans cet ensemble, notre perspective présente un inconvénient dont il faut être conscient. Nous avons envisagé de collecter chez Ménandre les vérités reçues comme générales. Le choix se justifie certes par le fait que nous tenons dans ces cas des occurrences explicitement données pour passées dans l’usage public. Cependant, on perd de vue ce qui, dans les citations de Molière qui ont servi d’amorce, réside dans le rattachement direct à l’action de la pièce.

Pour pallier cet inconvénient, une expérience peut être tentée avec une pièce de Ménandre presque entièrement conservée : La Samienne. On aurait pu s’attendre à ce que certaines situations de cette comédie deviennent emblématiques :

49 ἐκύησεν ἡ παῖς (« La fille eut un enfant »), est une manière pour Moschion d’avouer, sans aller jusqu’au bout de l’aveu, sa honte d’avoir violé la fille du voisin.

648 Παρμένων οὐκ αἴτιος fonctionnerait à merveille pour tous les cas où la personne soupçonnée n’y peut vraiment rien. En outre, la répétition de la tournure l’apparente au cas suivant :

670-690 : la résistance de Parménon donne lieu à des répétitions comiques que la langue courante aurait pu répercuter (voir chez Molière « le poumon » [Le malade imaginaire], ou « Qu’allait-il faire dans cette galère ? » [Les fourberies de Scapin]).

Or, on doit constater qu’il n’en est rien. La tentative pourrait s’étendre aux autres comédies les mieux conservées, mais on voit d’emblée que notre échantillon privilégié ne donne pas de résultats encourageants. En l’état, notre constat décevant est évidemment lié à l’état dans lequel se trouve la tradition des comédies de Ménandre.

La survie décelée dans la « faute » ?

Nous nous appuierons pour terminer sur des variantes que l’on pourrait considérer comme significatives. En effet, lorsqu’un texte présente une variante, on est en droit de supposer que cette variante n’est pas obligatoirement due à une faute de copiste, mais qu’elle peut résulter du fait que le texte a été charrié dans la mémoire, et que c’est là qu’il a subi une altération. Or, si tel est le cas, il est probable que le texte avait pénétré la langue parlée. Quelques exemples suffiront :

1. Stobée cite un passage de Ménandre dans lequel un personnage incite son interlocuteur à considérer la vie comme une fête. Le premier vers se retrouve dans la collection des Maximes de Ménandre. Voici les deux versions, légèrement divergentes60 :

πανήγυριν νόμισόν τιν᾿ εἶναι τὸν χρόνον

ὅν φημι τοῦτον, τὴν ἐπιδημίαν ἄνω.

Considère comme une fête ce temps dont je parle, notre séjour en haut.

(Stobée : PCG VI fr.871,1-2)

πανήγυριν νόμιζε τόνδε τὸν βίον.

Considère la vie présente comme une fête.

(Maximes : Monost.627)

La version des Maximes aplatit le texte à deux points de vue. Tout d’abord, la métrique est simplifiée (plus de substitution de deux brèves pour un anceps). Ensuite, le texte est ramené à la forme d’un seul vers. Cette double contraction vers l’unicité et vers la simplicité élémentaire du trimètre iambique pourrait être la marque d’une appropriation de la formule de Ménandre au niveau du langage courant.

2. On peut faire une observation analogue à propos d’un vers cité par Stobée dans un passage célèbre sur le pouvoir de la richesse61 :

ἐγὼ δ᾿ ὑπέλαβον χρησίμους εἶναι θεοὺς

τἀργύριον ἡμῖν καὶ τὸ χρυσίον (υ –).

Pour ma part, je considère que les dieux qui nous servent à quelque chose sont l’argent et l’or.

(PCG VI2 fr.838.2-3.)

Manifestement, il manque au second de ces deux vers une finale sous la forme d’une brève et d’une longue (ou d’une brève tenue pour longue en cette position métrique). Si bien qu’un manuscrit comporte un mot ajouté et qui correspond à ce critère : μόνους62. On est conduit à penser que les mots τἀργύριον ἡμῖν καὶ τὸ χρυσίον étaient devenus une formule désormais indépendante du texte, qui n’avait plus besoin de sa référence à la forme poétique, une formule propre à désigner avec sarcasme les « vraies » divinités, et que la permanence de cette formule dans les mémoires des locuteurs serait l’origine de la « faute » (ou de l’« oubli »).

3. Autre élément de la « sagesse des nations » : jamais de bonheur parfait. C’est l’idée qui se trouve exprimée dans un fragment du Misogyne de Ménandre rapporté par Stobée et Clément d’Alexandrie (PCG VI2 fr.236, 164, 5-6). Les vers 5-6 du fragment expriment l’idée sous cette forme :

εὕροις δ᾿ ἂν οὐθὲν τῶν ἁπάντων, Σίμυλε,

ἀγαθόν, ὅπου τι μὴ πρόσεστι καὶ κακόν.

De tous les biens, Simylos, tu n’en trouveras aucun qui ne comporte quelque mal.

Le contexte étant celui du mariage, on se souvient, par exemple, qu’une même idée accompagne l’évocation des noces de Jason et de Médée au quatrième chant des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes (4.1165-1167). Le texte de Stobée présente deux versions. Celle que l’on vient d’indiquer (4.44.37) et une autre (4.41.10) qui change le nom de la personne à qui ce discours s’adresse : ὦ Δημέα. Non seulement le nom du destinataire a changé, mais une erreur de métrique s’est introduite. On pourrait en tirer argument pour supposer que, le destinataire étant amovible et remplaçable, la formule pouvait servir en toutes occasions dans la langue parlée, et l’erreur de métrique viendrait appuyer l’idée que cet usage dépassait le cercle de ceux qui connaissaient les règles de la versification63.

Certes, il ne faudrait pas solliciter exagérément de telles questions textuelles : des variantes ou de simples fautes d’orthographe se glissent là où n’est intervenue aucune véhiculation dans les mémoires de la masse parlante. Dans l’instant où le copiste, dans sa mémoire « brève », transporte le texte de son modèle au manuscrit qu’il établit lui-même, de telles erreurs ou variantes peuvent se glisser64. Dans la perspective qui nous intéresse, il est cependant légitime d’examiner si le succès d’une formule prononcée sur la scène comique et reprise pour cette raison dans la vie quotidienne ne pourrait être à l’origine de la variante ou de la « faute ».

En guise de conclusion

Notre relevé non exhaustif, et les divers angles que nous avons adoptés, permettent de répondre de manière très positive à la question de la présence de Ménandre dans la langue de tous les jours. Cette présence est cependant assurée par des expressions globalement chargées d’un sens perçu comme très général. Le contexte dramatique nous échappe dans la plupart des cas.

Pour revenir un instant à Molière, on observera que les tournures empruntée à ses comédies et qui persistent dans la langue se rattachent justement à la situation dramatique. Elles se distinguent avant tout par le fait qu’elles expriment avec concision des réalités auxquelles chacun peut se trouver confronté, qui se répètent, qui relèvent donc de la généralité, comme le dépit de s’être mis soi-même dans de beaux draps (« Vous l’avez voulu, George Dandin »), la perte de la naïveté (« le petit chat est mort »), la perplexité irritée devant une situation que l’on désapprouve (« qu’allait-il faire dans cette galère ? »), l’hypocrisie (« couvrez ce sein que je ne saurais voir »). Si ces expressions comportent une forme de profondeur, elle tiendrait à ce que le poète a trouvé les mots adéquats pour évoquer des situations complexes qu’il met en scène et pour lesquelles on dispose désormais de l’arsenal qu’il nous offre. Cet arsenal nous permet d’en dire moins pour en dire davantage, il est fait de mots qui, en même temps qu’eux-mêmes, disent tout un contexte implicite, celui que l’on doit à la connaissance de la trame comique.

Chez Ménandre, on est plus ou moins réduit à supposer que ce lien des expressions et des situations comiques était perçu et charrié avec les mots65. Une citation comme celle que reprend Clément d’Alexandrie sur le mariage (PCG VI fr.236) irait dans ce sens. Nos meilleurs témoins seraient ici Denys d’Halicarnasse lorsqu’il insiste sur le fait que c’est chez Ménandre seulement que l’on considérera la disposition des matières, Plutarque lorsqu’il indique chez Ménandre la prééminence des faits sur leur expression, Dion de Pruse et Quintilien lorsqu’ils soulignent le talent de Ménandre pour restituer l’impression de la vie. Ce serait alors beaucoup plus qu’une pénétration de tournures spécifiques dans la langue, et c’est ici que l’on est tenté d’introduire une différence entre Ménandre et « les autres », et l’on se situerait dans la ligne de la fameuse exclamation d’Aristophane de Byzance : « Ô Ménandre et toi, notre vie, qui de vous deux a imité l’autre ? »66. Cependant, pour en revenir au type d’expressions qui ont passé de Molière dans la langue courante, on dira que Ménandre, en plus d’une présence au quotidien somme toute remarquable, a de plus le mérite d’être l’auteur d’une formule, ἀνερρίφθω κύβος (« alea jacta est »), qui aurait eu l’honneur d’être prononcée dans sa forme originale à l’occasion d’un événement qui a changé la face du monde et qui, à ce titre, continue d’être présente. Ce n’est pas rien.

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1 Communication présentée au Convegno internazionale : Menandro e l’evoluzione della commedia greca. Université de Florence, 30.09 – 1.10 2013, sous le titre : Menandro e gli altri nel linguaggio quotidiano. Cf. bibliographie (2014).

2 George Dandin, acte 2, scène 7.

3 L’école des femmes, acte 2, scène 5.

4 Les fourberies de Scapin, acte 2, scène 7.

5 Tartuffe, Acte 3, scène 2.

6 Il ne m’a pas semblé inapproprié, dans un hommage à Adelmo Barigazzi, l’homme qui a exploré magistralement l’ « amont » de Ménandre, de m’aventurer un peu en « aval ».

7 Plutarque, Vie de Jules César, 32, 8 (723 E). L’admiration de Jules César pour Ménandre est bien attestée : Térence est pour lui « la moitié de Ménandre » (« ô dimidiate Menander », Suétone, Vie de Térence, fin.). On n’entrera pas ici dans les difficultés d’interprétation de cette tournure. Cf. e.g. Abbott (1962).

8 Athénée, 559d. PCG VI fr.64 (p. 75).

9 Textuellement : « que le dé soit (une bonne fois) jeté ».

10 Paroemiographi vol. 1, 283 (= Ap. Prov.1.28) ; vol. 2, 286 (= Apostolios, 2.93).

11 Lorsque Daos, dans Le Bouclier, dit « connais-toi toi-même » (191), Ménandre lui fait marquer le tour comme une citation (189-190) en utilisant le mot ῥῆμα, cf. aussi PCG VI fr.193 (= fr.215, 3 Koerte). Ce n’est pas le cas ici. Toutefois, il ne faudrait pas en conclure que l’expression serait nécessairement de Ménandre.

12 Plutarque, Vie de Pompée, 60.4 (651d). La forme latine est due à Suétone, Vie de Jules César, 32. On a suggéré de corriger en esto (e.g. Lewis and Short, . Latin Dictionnary, Oxford 1879, s.v. alea, suggestion qui remonte à Casaubon).

13 On songe à qui, sans être anglophone ou italophone, dira textuellement « to be or not to be » ou « lasciate ogni speranza ».

14 Les deux autres sont Epiménide, dans l’Epître de Paul à Tite, 1.12 (mais le fragment fut également attribué à Périandre ou à Anacharsis, cf. D.-K. 3 B1) et Aratos (Phaenomena, 5, cité dans les Actes des Apôtres. 17.28). On observe que les auteurs ne sont jamais nommés.

15 Première Epître de Paul aux Corinthiens, 15.33, cf. aussi PCG VI fr.165 (fr.187 Koerte).

16 Cf. TrGF vol.5.2 fr.1024,4 et l’apparat, qui comporte également les témoignages de l’attribution à Ménandre. Pour l’attribution Euripide, en plus des témoins connus de longue date (e.g. Socrate, Histoire ecclésiastique, 3.16, p. 189D), un papyrus de Hibeh, contenant les fragments d’une anthologie, attribue la formule à Euripide.

17 … τραγικώτατός γε τῶν ποιητῶν φαίνεται. Aristote, Poétique, 1453a.30.

18 Plutarque, Quaestionum convivialium libri IX, 7. 8.3 (Moralia 711c-712a).

19 Plutarque, De comparatione Aristophanis et Menandri Epitome (Moralia 853a-855a).

20 Denys d’Halicarnasse De imitatione, Fragment 31,2, 11 (Opuscula II [t. 6] p. 207) : Τῶν δὲ κωμῳδῶν μιμητέον τὰς λεκτικὰς ἀρετὰς ἁπάσας· εἰσὶ γὰρ καὶ τοῖς ὀνόμασι καθαροὶ καὶ σαφεῖς, καὶ βραχεῖς καὶ μεγαλοπρεπεῖς καὶ δεινοὶ καὶ ἠθικοί. Μενάνδρου δὲ καὶ τὸ πραγματικὸν θεωρητέον.

21 Plutarque De gloria Atheniensium, 347 e-f. λέγεται δὲ καὶ Μενάνδρῳ τῶν συνήθων τις εἰπεῖν ‘ἐγγὺς οὖν Μένανδρε τὰ Διονύσια, καὶ σὺ τὴν κωμῳδίαν οὐ πεποίηκας ; ’ τὸν δ’ ἀποκρίνασθαι ‘νὴ τοὺς θεοὺς ἔγωγε πεποίηκα τὴν κωμῳδίαν· ᾠκονόμηται γὰρ ἡ διάθεσις· δεῖ δ’ αὐτῇ τὰ στιχίδια ἐπᾷσαι’. (« On raconte qu’un de ses amis dit à Ménandre : “Voici qu’approchent les fêtes de Dionysos, et toi, tu n’as pas encore composé ta comédie ?” Ménandre, alors, lui répondit : “Par les dieux, à coup sûr j’ai composé ma comédie : son agencement est réglé. Mais il faut encore la mettre en vers” »).

22 Dion de Pruse XVIII, 6-7 (t. 2, p. 316-317). Sa lecture de Ménandre est d’ailleurs attestée par le fait qu’il lui arrive de le citer (e.g. dans le discours aux Alexandrins, 32.16.= PCG VI2 fr.298, 6-7).

23 Notamment sur la question de la lecture silencieuse : la page de texte est comparable à ce qui serait de nos jours une partition musicale ; transposé, le conseil serait de se faire jouer la pièce (de musique) plutôt que de la déchiffrer soi-même.

24 Quintilien, Institutio oratoria 10.1.69-72.

25 Dion 18, 7-8 utilise pour les « sentences » d’Euripide le mot γνῶμαι.

26 Il faudrait ajouter ici les cas où la citation est incomplète ou paraphrasée. C’est le cas, par exemple, chez Diodore de Sicile, lorsqu’il évoque la manière dont Philippe de Macédoine corrompt avec de l’or et des marques d’amitié des citoyens de villes qu’il compte prendre : …ταῖς πονηραῖς ὁμιλίαις διέφθειρε τὰ ἤθη τῶν ἀνθρώπων (« il corrompait les mœurs des gens par de mauvaises compagnies » (16.54.4)).

27 On pourrait évoquer un exemple comme Αἰάντειος γέλως, (« rire à la manière d’Ajax »). Ce tour fréquemment cité dans les collections de proverbes se trouve dans La Périnthienne selon Zenobios (1.60 Mélanges Miller 355). Zenobios veut-il dire que Ménandre en est l’auteur lorsqu’il écrit : μέμνηται ταυτῆς (scil.παροιμίας) Μένανδρος ἐν τῆι Περινθίαι τῆι πρώτηι (« Ménandre mentionne ce proverbe dans la première Périnthienne ») ? Considère-t-il au contraire qu’il s’agit d’une expression préexistante ? Idem pour Δωδωναῖον χαλκίον cité par Etienne de Byzance s.v.Δωδώνη (=Arrhéphore fr.60 (66K)).

28 E.g. Dyscolos, 187-189, 860-866.

29 Dans ce cas, on songe évidemment à la Poétique d’Aristote 1449b 13.

30 A noter que Stobée, qui cite abondamment Ménandre (cf.infra), ne cite pas une seule fois Philistion.

31 Doutes sur l’authenticité de certaines formules : Lesky (19713), 722.

32 E.g. 583 et Stobée 4.52.27, qui nous apprend que la formule célèbre sort du Dis exapatôn.

33 Le mot ῥῆμα désigne une véritable « citation » (Aspis 190, PCG VI fr.193,5 (=Diog. Laert. 6.83). Dans les deux cas, la parole en question est γνῶθι σαυτόν (« Connais-toi toi-même »).

34 τὸ γὰρ λεγόμενον ταῖς ἀληθείαις ῾ λύκος / χανὼν ἄπεισι διἀ κενῆς ᾿ (Aspis, 372-373).

35 Blume (1974) 9, remarque finement que le proverbe pourrait ici impliquer une ironie de Ménandre : ce jeune privilégié veut jouer l’homme du commun.

36 Politique, 285b.

37 CGF VI, 2, fr.296,8.

38 Paroemiographi, II, 765, Appendix Proverbiorum, 4.24, Paroemiographi, I, 439 : <Ὄνος ἐν πιθήκοις :> ἐπὶ τῶν αἰσχρῶν ἐν αἰσχροῖς. (« <Ane parmi les singes> se dit de laideurs parmi les laideurs »).

39 Ce qui ne peut se dire d’une autre apparition proverbiale de l’âne : ὄνος ἄγων μυστήρια (« un âne qui célèbre les mystères »), un tour qui oppose clairement l’homme et l’animal.

40 καὶ γένοιτ᾿ ἂν τὸ λεγόμενον ἄνω κάτω πάντα (dans la bouche de Socrate).

41 Mantissa proverbiorum 2, 93, 1. GS (697) signalent également la citation dans Zenobios 6.4.

42 Je dois à mon collègue Sergio Audano l’indication que Vespasien est également connu comme citateur de Ménandre (cf. Suétone, Vie de Vespasien, 23.3 = PCG VI2 fr.430 et VI1 Theophoroumene fr.2).

43 GS, 121, signalent en effet Diogenianos, 6.82 et 3.34, ainsi que Makarios, 6.10. La forme complète du proverbe comporte à la fin les mots εἰς οὖς. GS signalent également les rapprochements avec Plaute et Térence.

44 Bacchides, 518.

45 Apostolios, 7.40, Zenobios, 3.45.

46 Perry Aesopica, 368, fable 120 κηπουρὸς καὶ κύων.

47 πρὸς ἄνδρα ἀχάριστον καὶ τοὺς εὐεργέτας ἀδικοῦντα.

48 GS 448 : Dem.20.88, Aisch.1.178.

49 GS : . do not know whether there are any other examples of this « proverbial phrase ».

50 Le procédé peut d’ailleurs être inversé, comme c’est le cas chez Eugène Ionesco, lorsqu’il fait prononcer par « La dame » le proverbe « Il n’y a pas de sot métier », et que son interlocuteur (« Le monsieur ») lui réplique : « Madame, vous avez prononcé là de grandes paroles. Elles mériteraient de passer en proverbe ». (La jeune fille à marier, 1953, dans Théâtre complet, Gallimard, Paris, Bibliothèque de la Pléiade 1954-1999, 257).

51 Scholie Il.9.453a. Il est clair que telle n’est pas l’intention du poète, cependant cette forme de critique qui « moralise » le texte à l’aide d’un commentaire est préférable pour nous à celle qui consistait à l’altérer, comme on l’a fait parfois pour ce passage.

52 Les quelques occurrences de ἄνθρωπος ὤν, ἄνθρωπον ὄντα, n’apparaissent pas chez Ménandre dans des contextes vraiment analogues.

53 La seconde occurrence, chez Basile (Sermones 41.12), fait du groupe un attribut de πλεονέκτημα.

54 Ion, 534d.

55 Cf. GS 379-380 : les notions d’ αὐτόματον et de τύχη, souvent confondues dans un premier temps, se sont séparées à partir du moment où τύχη a conquis une stature de divinité (voir aussi le Bouclier de Ménandre).

56 Stromat. 6.2.17 (6.2).

57 Arsenios, Apophthegmata, 13.82b.1.

58 Hypéride, 6.43.

59 Cf. Hurst (2011), infra p. 105-114.

60 Stobée 4.53.7.1 (=PCG VI fr.871, 412) ; Monost.627 Jaekel.

61 Stobée 4.31.30 (=PCG VI2 fr.838, 397). Ici les vers 3-4.

62 Le Parisinus Graecus 1985.

63 Un intérêt particulier de ce passage réside dans le fait qu’il s’agit d’une discussion sur le mariage (Clément l’utilise dans un contexte où il fait du mariage un devoir civique), ce qui n’est pas sans rappeler le contexte de la formule ἀνερρίφθω κύβος.

64 Dain (1975) 40-55.

65 Un témoignage du fait que l’on pouvait avoir en mémoire la trame globale d’une comédie de Ménandre se trouve dans le prologue de l’Andrienne de Térence : Menander fecit Andriam et Perinthiam./ Qui utramuis recte norit ambas nouerit. (9-10). (« Ménandre a composé l’Andrienne et la Périnthienne, qui connaît bien l’une des deux les connaît toutes deux »).

66 ὦ Μένανδρε καὶ βίε, πότερος ἄρ ᾿ ὑμῶν πότερον ἀπεμιμήσατο ; Aristophanis Byzantii grammatici Alexandrini fragmenta, 2nd ed., Ed. Nauck, A., Halle : Lippert & Schmid, 1848, Repr. 1963. Commentaria in Callimachi pinaces fr. 5, 5. Repris ensuite par Syrianus dans son commentaire d’Hermogène, cf. Sopatri et Marcellini Syriani, Scholia Ad Hermogenis Status, Scholia ad Hermogenis librum περὶ στάσεων, Rhetores Graeci, vol. 4, Ed. Walz, C., Stuttgart : Cotta, 1833, Repr. 1968. Volume 4, p. 101, l.4. Syriani in Hermogenem commentaria, vol. 2, Ed. Rabe, H., Leipzig : Teubner, 1893,.23, l.10.