Chapitre 1: Que nous enseigne Ménandre ?1
…un mensonge qui dit toujours la vérité.
Jean Cocteau, Théâtre de poche, « Le menteur »
Ménandre vivait dans un monde dont nous ne voudrions pas (et dont nous ne voulons pas, dans la mesure où il existe encore, quelque part, sur la planète). Un monde dans lequel il y a des esclaves que l’on peut maltraiter impunément2, un monde où les femmes sont considérées souvent comme du bétail que l’on peut céder, négocier, renvoyer à la rue3, un monde dans lequel un nouveau-né encombrant peut être jeté comme une ordure4, un monde où il est normal d’aller faire la guerre pour s’enrichir dans le pillage5.
Et cependant, du milieu de ce monde, Ménandre a des choses à nous dire. Il nous les dit en sa qualité de poète comique.
Que veut un poète comique ? Faire rire, bien évidemment. Mais encore ? Le théâtre n’est-il qu’un divertissement ? Parmi ceux qui ont examiné la question du rire, il en est qui rapprochent directement le rire d’une fonction sociale6, une fonction éducative. Bon gré mal gré, le théâtre « comique » participe de ce rôle éducatif7.
Dans la Grèce classique, ce rôle allait de soi, et l’on attendait d’un dramaturge un enseignement. Aristophane le dit très clairement dans sa comédie des Grenouilles : le maître d’école pour les enfants, les poètes pour la suite de l’éducation (1054-1055). La comédie « ancienne » comportait même un moment quasiment obligé, la « parabase » (παράβασις). C’était le segment de la pièce au cours duquel le chœur s’avançait vers le public pour lui faire directement la leçon.
Ménandre appartient à la comédie « nouvelle »8 et ne recourt plus à ce procédé (ou, à tout le moins, n’en dispose plus). Est-ce à dire qu’il n’enseignerait rien du tout ? On ne saurait l’imaginer. Prendre la parole publiquement, et plus encore prêter des propos à des personnages, c’est implicitement répandre un enseignement, le sien propre ou celui que l’on a choisi de relayer. De tous temps, les comiques se sont livrés à des formes de critique signalant au public leurs opinions. Ils peuvent ainsi influer sur les positions de leur auditoire, ils peuvent même aller si loin qu’on leur oppose la censure, bien que le cas soit devenu plutôt rare. Cependant, le simple fait que le cas existe montre à l’évidence que le comique « enseigne » et que l’on peut vouloir contrôler les messages qu’il entend communiquer à son public.
Dans le cas de Ménandre, on s’accorde souvent à penser que ses comédies véhiculaient des idées d’Aristote sur la société9. Mais le théâtre de Ménandre n’est certainement pas à la philosophie d’Aristote ce qu’est, par exemple, le théâtre de Jean-Paul Sartre à l’œuvre philosophique de son auteur. Si Ménandre rencontre Aristote sur une question comme celle de l’importance de la classe moyenne, – un thème évident du Dyscolos –, on est en droit de penser que cela relève de ce que Barigazzi a nommé opportunément « la formation spirituelle (« intellectuelle ») de Ménandre », et n’indique pas que Ménandre fonctionnerait comme l’apôtre d’une pensée, et d’une pensée qui, contrairement à ce qui se passe chez Sartre, ne serait pas la sienne. On est au contraire en droit de penser que Ménandre, choisissant l’instrument de communication qu’est la comédie de son temps, avec ses procédures et ses moyens, a voulu à travers elle exprimer des positions, donner un « enseignement », qui constituent à tout le moins un ensemble de convictions et d’idées qu’il a faites siennes même s’il les trouve ailleurs, comme le font, dans la bonne tradition antique, les abeilles de Montaigne10.
On distinguera les enseignements que le poète propose au travers de la trame elle-même de ses pièces (« que nous raconte-t-on ? »)11, et ceux qui résulteraient du traitement des thèmes abordés (« qu’est-il dit de ceci ou de cela ? »). Il est clair que sans la connaissance de la trame, on se trouve sur un terrain trop peu fiable pour juger de ce qu’un auteur dramatique entend dire à son public. Un seul exemple suffira : avant la redécouverte du Dyscolos (1958), on connaissait par Stobée un fragment de cette comédie12. Il s’agit d’une réplique adressée par un jeune homme à son père. Le jeune homme plaide pour un bon usage de la richesse, qui peut n’être que passagère. Pour Koerte, ce fragment (n° 116 dans sa collection) était à comprendre comme une admonestation adressée par un jeune fils du misanthrope à son père Cnémon13. Or, la trame étant désormais connue, il s’avère que c’est Sostrate, le jeune amoureux venu de la ville, qui plaide sa cause auprès du riche Callipidès, son père. En effet, ce dernier est prêt à accepter le mariage de son fils avec une paysanne pauvre, mais il résiste à l’idée que sa fille épouse par la même occasion le fils d’un paysan démuni. Il se trouve cependant que c’est le projet du jeune homme pour rapprocher sa famille de celle du misanthrope qui va devenir son beau-père et pour récompenser le jeune fils du misanthrope qui lui a prêté main forte dans son projet de mariage. Tant que l’on ne connaissait qu’un fragment, on était inévitablement induit en erreur. Et ce qu’on perdait alors appartenait justement au fondement même de la comédie du Dyscolos. Tout d’abord, la question ne portait pas sur la richesse elle-même, mais sur son bon usage (ce qui était en partie perceptible), en l’occurrence son usage dans l’objectif de réunir par des mariages la ville et la campagne. En second lieu, ce qui est peut-être plus important encore, la question de l’éducation est soulignée par le fait que le jeune homme s’adresse à son père, et qu’il lui renvoie par conséquent, implicitement, les principes de l’éducation qu’il a reçue de lui. La finesse de l’ironie ainsi déployée est apparente lorsque le père rappelle à son fils qu’il n’a pas besoin de ses leçons (817 τί μοι λέγεις γνώμας ; « Pourquoi me débiter des maximes ? »). Ce passage témoigne donc aussi d’une vision de la solidarité des générations au travers de l’éducation, du rôle central de l’éducation, et nous sommes à une génération du moment où Platon considérait que le responsable de l’éducation était le personnage-clé d’une cité14.
L’opposition de la trame d’une pièce de théâtre et des répliques prises isolément ramène d’une certaine manière à cette anecdote rapportée chez Plutarque : Mélanthios, interrogé sur la tragédie de Diogène, répond qu’il ne l’a pas vue car elle était dissimulée derrière les mots15. D’ailleurs, si l’on en croit Antiphane, le premier motif de fierté du poète comique réside dans son habileté à construire des trames, par opposition au poète tragique qui trouve ses sujets déjà façonnés par la légende16. Et Ménandre lui-même aurait considéré sa pièce comme faite lorsque l’action en avait été ordonnée : il suffisait alors simplement « d’ajouter les vers »17.
On se laissera donc guider par le contenu de comédies dont la trame nous est connue, même si l’intégralité du texte n’est plus disponible dans chaque cas. Quant aux versions qui nous sont conservées à travers le théâtre romain, il est difficile de les prendre en compte18. Ce qui constitue leur enseignement pourrait avoir été conditionné par les attentes d’un public romain et, partant, ne plus correspondre aux visées de Ménandre.
Cinq comédies permettent d’examiner avec un minimum d’assurance ce que pouvait être l’action d’une pièce de Ménandre, en fait « ce qu’elle raconte ». Ce sont les trois pièces contenues dans le « Codex Bodmer » de Ménandre, ainsi que deux comédies parmi les mieux conservées du « Codex du Caire ».
Les trois pièces du « Codex Bodmer »
Ce que raconte la « Samienne »19
Deux Athéniens sont partis en voyage d’affaires du côté de la Mer Noire. L’un, le plus riche, vit à Athènes avec une concubine samienne (d’où le titre de la pièce). Il a également adopté un garçon, devenu un jeune homme bien éduqué à la manière des Athéniens fortunés. L’autre Athénien, son voisin, n’est pas aussi riche. Il a laissé à Athènes sa jeune fille en âge de se marier. Les deux pères profitent de leur voyage pour décider de marier leurs enfants au retour. Pendant ce temps, à Athènes, en l’absence des pères, ce qui devait se produire arrive : le jeune homme, amoureux de la fille du voisin, lui fait un enfant. Comment cacher la chose aux pères lorsqu’ils reviendront ? En effet, les deux jeunes ignorent qu’on veut justement les marier. Par chance, la concubine samienne de l’Athénien riche met elle aussi au monde un enfant, mais cet enfant est mort-né. La Samienne peut donc jouer passagèrement le rôle de mère de l’enfant du jeune couple : elle peut le prendre en charge et même l’allaiter. Les pères n’apprendront que plus tard ce qui s’est réellement produit. Retour des pères, joie de constater la coïncidence de toutes les volontés, décision d’organiser le mariage sans plus attendre. La colère se met de la partie lorsque le père riche est conduit à penser que l’enfant qu’il croit de sa concubine a pour père son fils adoptif. Une comédie des erreurs se met en branle, avec le renvoi de la concubine, l’abandon du projet de mariage, la dispute des voisins, l’évocation de figures tragiques à la hauteur des circonstances. Finalement, le jeune homme rétablira les faits, mais se vengera de l’affront subi en feignant de partir pour la guerre et de renoncer au mariage. On le retient, il l’espérait. Tout se termine dans la liesse.
Ce que raconte le « Dyscolos »
Un jeune citadin fortuné tombe amoureux d’une paysanne. Le père de cette jeune fille est un redoutable misanthrope qui mène une vie austère sur un domaine agricole misérable. Malgré cet obstacle, le mariage se fera. Mieux encore, la sœur du jeune citadin sera donnée en mariage au demi-frère de la paysanne. Pendant tout ce temps, le spectateur sait que le dieu Pan tire les ficelles de l’intrigue : il l’a raconté dans le prologue. C’est à sa grotte de Phylé que la famille venue de la ville se réunit pour un sacrifice. Cette fête sera l’occasion de scènes comiques mettant en jeu les serviteurs. C’est pendant ce temps que le jeune citadin va travailler aux champs pour s’attirer les bonnes grâces de son futur beau-père (pour rien, il n’y viendra pas), et c’est surtout pendant ce temps que le misanthrope tombe dans le puits. Sauvé par son entourage, il comprend que la vie en solitaire n’est pas possible, mais ne se corrigera pas : c’est de force qu’il faut l’entraîner dans la danse qui marque les festivités finales de la comédie20.
Ce que raconte le « Bouclier »
Un mariage heureux se prépare. Deux jeunes amoureux seront unis grâce à la générosité d’un père. Il fournit en effet à la dot de la future épouse, qui n’est pas sa fille mais sa nièce désargentée. Orpheline, la jeune femme n’est pourtant pas seule au monde : son frère est parti faire la guerre pour lui constituer une dot, mais cela fait trop longtemps qu’il est absent et l’on n’y compte plus. Soudain, coup de tonnerre dans ce ciel bleu, on apprend la mort du frère au combat. En effet, son fidèle serviteur revient avec la mauvaise nouvelle, attestée par la présence du bouclier qui a permis d’identifier le cadavre (d’où le titre de la pièce). Mais le serviteur revient également avec le butin de guerre : des biens, des esclaves. Tout cela constitue désormais la dot de la nièce désargentée… Surgit alors le méchant de l’affaire, qui n’est autre que le frère aîné du père généreux, autre oncle de cette jeune fille désormais riche. Il va s’appuyer sur une loi attique pour annoncer qu’il est de son devoir d’épouser sa nièce. Désespoir du jeune amoureux auquel le mariage échappe. Mais avec l’aide du serviteur aussi ingénieux que fidèle un stratagème est mis en place. Le père généreux sera donné pour mort, décès attesté par un médecin de comédie, ce qui a pour effet de faire surgir une deuxième nièce à épouser, beaucoup plus riche que la première, la propre fille du père généreux. C’est alors que le méchant de l’affaire sera démasqué par sa cupidité, – il projette d’épouser la plus riche des deux nièces –, c’est alors, également, que le frère donné pour mort revient bien vivant. Son bouclier avait été échangé pour un autre dans le feu de l’action et ce n’était pas lui qui gisait sous cet équipement. Méchant couvert de honte, bonheur des futurs époux, tout cela nous est connu malgré l’absence, dans le manuscrit, de la fin de la pièce : en effet, la déesse « Fortune » nous a raconté par avance ce qui allait se passer dans un « prologue transposé » situé immédiatement après la scène qui voit la pièce débuter in medias res avec l’arrivée de la mauvaise nouvelle et du butin de guerre.
Deux pièces du « Codex du Caire »
Ce que raconte l’« Arbitrage »
Un jeune couple bat de l’aile, une prostituée musicienne les réconcilie. Le mari vient en effet de quitter le domicile conjugal pour aller faire la fête avec ses amis, en compagnie d’une prostituée joueuse de harpe. C’est ainsi qu’il réagit à la nouvelle qu’en son absence, et trop peu de temps après le mariage, sa jeune femme a donné le jour à un enfant. Bien entendu, pour éviter le déshonneur, il a fallu « exposer » le nouveau-né accompagné de quelques objets, dont un anneau.
Un berger trouve l’enfant et les objets. Peu désireux, finalement, d’élever cet enfant, le berger le cède à un charbonnier et à sa femme. Le charbonnier réclame alors les objets trouvés avec l’enfant. Le berger veut les garder. Ils décident de s’en remettre à un « arbitre » choisi d’un commun accord (ce qui donne son titre à la pièce). L’arbitre, un passant choisi au hasard, n’est autre que le père de la jeune épouse et, par conséquent, à son insu, le grand-père du bébé. Il rend son verdict : les objets doivent rester avec l’enfant, donc, pour l’instant, à la garde du charbonnier qui a recueilli l’enfant. Joie du charbonnier qui se livre à un inventaire. Mais survient alors le serviteur du jeune marié : il reconnaît parmi les objets l’anneau de son maître. Or, si l’anneau du jeune marié se trouve parmi les objets qui accompagnent le nouveau-né exposé, c’est que le jeune marié est à son insu le père de cet enfant. En effet, quelque temps avant son mariage, éméché lors d’une fête, il a commis un viol. La victime du viol lui arrache son anneau (qu’elle exposera avec l’enfant né du viol). Cependant, peu après, la victime du viol devient l’épouse de celui qui fut son violeur, un homme en qui elle ne voit que l’homme amoureux d’elle, en qui elle ne reconnaît pas son violeur. Une personne était présente à la fête et comprend alors la séquence des événements : c’est la prostituée musicienne. Avec la complicité du serviteur, elle va manœuvrer de telle sorte que tout retombe en place. Le jeune couple se retrouve autour de son enfant, le père de la mariée renonce à son projet d’enlever sa fille à la maison de son époux.
Ce que raconte la « Tondue »
Dans une crise de jalousie, un soldat amoureux rase la tête de sa belle (d’où le titre de la comédie). Cause de cette rage : son serviteur l’a vue dans les bras d’un autre. Mais il est dans l’erreur : cet autre homme est en fait le frère jumeau de la belle. Cependant l’ignorance plane : seule la jeune femme sait qu’elle a tenu dans ses bras son frère jumeau ; le garçon, lui, ignore tout. Il est éperdument amoureux. Les deux jumeaux avaient été abandonnés à leur naissance, leur mère était morte en les mettant au monde et leur père s’était subitement trouvé dans le besoin. Comme d’habitude, on avait laissé près d’eux des objets qui pourraient permettre de les identifier le cas échéant. Une vieille femme les recueille et choisit de garder auprès d’elle la fille. Le garçon est cédé à une riche Athénienne qui désirait un enfant. Les années passent, et la vieille qui élève la fille, tombée dans la misère, la cède avant de mourir au soldat qui est tombé amoureux d’elle. Elle lui révèle également que le jeune homme qui vit chez la voisine riche n’est autre que son frère jumeau. Le frère jumeau, ignorant tout cela, tombe amoureux lui aussi de celle qui est sa sœur jumelle. Et c’est justement ce qui explique la scène qui provoque la fureur du soldat. Sa chevelure coupée, la belle se réfugie chez la protectrice de son frère. Deux hommes veulent désormais les faveurs de la belle : celui qui ignore qu’il est son frère jumeau (et c’est dans sa maison qu’elle se trouve désormais réfugiée), et le soldat jaloux. A cette occasion, le soldat bénéficie des conseils d’un ami plus âgé. Cet ami se révèle au bout du compte n’être autre que le père des jumeaux : il reconnaît les objets laissés à côté des nouveau-nés. Tout s’achève par la fin des malentendus, les retrouvailles familiales, la réconciliation des amants, et l’on projette même le mariage du frère jumeau.
Jeu entre apparences et vérité
Ces survols font immédiatement apparaître une constante dont la présence apparaît comme une sorte de signature de Ménandre : un jeu subtil entre les apparences et la « réalité »21. Ce jeu se produit de manières très diverses, même si le principe de la contradiction entre vérité et apparences se trouve toujours à la base du procédé. On pourrait distinguer, pour simplifier, trois cas :
1. Les personnages d’une comédie sont victimes des apparences.
2. Les personnages d’une comédie créent des apparences.
3. Le public est victime d’apparences que le poète démasque.
1. Les personnages d’une comédie sont victimes des apparences
Les personnages sont simplement grugés par des apparences trompeuses qu’ils prennent pour la réalité. C’est ainsi que dans La Samienne, Déméas, le père du jeune amoureux Moschion, procède à de fausses déductions à partir de ce qu’il voit véritablement. Ce qu’il voit, c’est sa concubine Chrysis (la Samienne) avec un enfant dans les bras, et il apprend par son oreille indiscrète que l’enfant est de Moschion, son fils adoptif (305-324). Il en conclut que le jeune homme a eu des relations amoureuses avec Chrysis. Conclusion logique étant donné les apparences. En fait, il échange un premier mensonge des apparences (Chrysis serait la mère de l’enfant du jeune couple) contre un autre mensonge des apparences (Moschion serait le père d’un enfant de Chrysis). En réalité, le jeune homme a eu des relations amoureuses (en fait, un viol à l’occasion d’une fête nocturne) avec la fille du voisin, et Chrysis se prête au jeu de prendre en charge l’enfant pour dissimuler passagèrement la situation. Le spectateur, quant à lui, peut s’offrir le plaisir de voir les personnages patauger dans les malentendus. Il sait que tout finira bien : le mariage des deux jeunes gens est planifié déjà par les pères et l’on admire l’art avec lequel Ménandre, au travers des apparences trompeuses, crée une action comique là où il ne semblait pas y avoir matière à la moindre action, tout le monde étant d’accord sur tout dès le départ.
Dans le Bouclier, les personnages comme le public sont d’abord victimes ensemble d’une apparence : la présence d’un bouclier attestant la mort de son propriétaire (le jeune Cléostrate, parti à la guerre pour rapporter la dot de sa sœur). Le public sera vite détrompé par une intervention divine : la déesse « Fortune » (Τύχη) apparaît en effet pour expliquer qu’il s’agit d’une erreur. Le jeune homme est en vie : un compagnon d’arme avait saisi par erreur son bouclier dans le feu de l’action et c’est lui qui était mort au combat. Désormais, le public est détrompé, mais ce n’est pas encore le cas des personnages.
Dans l’Arbitrage, on entre de plein pied dans une conjugaison d’apparences trompeuses. Il y a les apparences qui trompent le jeune marié ; il croit à l’infidélité de sa jeune épouse, or c’est lui-même qui est le coupable de la situation. Il y a, comme conséquence de cette première erreur, le départ du jeune marié chez la courtisane, qui crée les apparences d’une volonté de mener la « dolce vita » aux yeux du père de la mariée, avec, à la clé, la perception erronée de la courtisane comme briseuse de ménages (145). Ce dernier point sera justement démenti par les faits. Non seulement Habrotonon, la courtisane harpiste, n’est finalement pas la maîtresse du jeune homme (430), mais c’est elle qui réunira les époux séparés grâce aux informations dont elle dispose, et grâce au stratagème qu’elle met en place (511 sqq. arracher la vérité au jeune marié en lui faisant croire que c’est elle qu’il aurait violée et qui serait la mère de l’enfant). Le père de la mariée sera finalement détrompé (1060-1131) dans une scène ou le serviteur Onésimos le tourne en bourrique (et l’on pense inévitablement à la manière avec laquelle Déméas détrompe son pauvre voisin Nikératos dans La Samienne).
Dans La Tondue, le soldat amoureux se croit trompé par sa belle. La figure divine d’Agnoia (« Ignorance »), qui prononce le prologue retardé, détrompe le public : le jeune homme qui a tenu la belle dans ses bras n’est autre que son frère jumeau, elle le sait, il l’ignore, et seules les apparences sont celles de l’infidélité. Toute l’action repose sur cette apparence trompeuse, à commencer par le geste de fureur du soldat qui rase la tête de son amante Glycère. Imbriqué dans ce premier malentendu, on en trouve évidemment d’autres : le jeune jumeau « ignorant » de la belle comprend de travers que sa mère adoptive lui refuse l’accès à la belle Glycère venue se réfugier chez lui ; il se laisse persuader par son serviteur Daos qu’elle suit une stratégie favorable à ses sentiments (330-353, l’usage du tétramètre trochaïque est un signe de la vivacité de la scène), alors qu’elle cherche simplement à tenir les jumeaux à l’écart l’un de l’autre. Autre malentendu : le serviteur du soldat considère bien évidemment que la belle s’est réfugiée chez son amant adultère ; il ignore lui aussi le degré de parenté des deux jeunes gens. C’est bien l’ « ignorance » (personnifiée au prologue) qui plane sur la pièce, et qui va se trouver progressivement dissipée pour amener une heureuse conclusion, y compris dans le cas du conseiller du soldat, qui découvrira finalement qu’il est le père des jumeaux (774-826).
Dans le Dyscolos, le jeune amoureux sincère présente aux yeux du demi-frère de la jeune fille les apparences du séducteur de la ville venu conter fleurette à une innocente de la campagne. Que l’on considère les réactions que Ménandre prête au fidèle serviteur Daos (218-226) ainsi qu’à Gorgias, le jeune sage campagnard (289-298). Sostrate, le jeune amoureux, lèvera toutes les ambiguïtés : il veut épouser la belle et présenter sa demande au misanthrope qui est son père (301-314). C’est ici que Ménandre enchaîne les actions avec ironie : ceux qui viennent d’être trompés par des apparences mettent en scène à leur tour un jeu d’apparences : Gorgias et Daos conseillent à Sostrate de se faire passer pour un paysan auprès de Cnémon (le misanthrope). Cette mise en scène relève du second type.
2. Les personnages d’une comédie créent des apparences
Dans ce cas, on assiste à un usage conscient des apparences à l’intérieur même de la pièce. Les personnages créent de propos délibéré une illusion pour atteindre un objectif. C’est ainsi que dans le Bouclier, on « monte une tragédie » pour démasquer l’affreux Smicrinès (316 sqq.). Smicrinès annonce son intention d’épouser sa nièce devenue « épiclère » du fait du décès supposé de son frère Cléostrate, et il empochera les quatre talents dont cette nièce est devenue héritière. Le frère généreux, Chéréstrate, jouera sa propre mort ; or, si Chéréstrate est mort, sa fille devient épiclère, mais héritière de soixante talents. Smicrinès, poursuivant sous le masque du souci de la famille un simple projet de s’enrichir, changera de nièce. C’est ainsi qu’il sera démasqué. Au passage, Ménandre fait remarquer que ce mensonge à la dimension « morale » (il s’agit d’une affaire crapuleuse cf. 314 μιαρὸν τὸ χρῆμα) permettra de faire apparaître la vérité des attachements (363-366).
Dans le Dyscolos, sur le conseil de Gorgias devenu son allié, ainsi que du fidèle serviteur Daos, le jeune Sostrate se déguise en paysan et va travailler aux champs pour se gagner les bonnes grâces de Cnémon (363-392). Le comique de la situation réside non seulement dans ce déguisement d’un citadin en laboureur, dans les plaintes douloureuses que les durs travaux des champs vont arracher à ce délicat jeune homme, mais dans le fait que cette mise en scène se solde par un échec (522-545). Un échec au moins provisoire : Cnémon ne viendra pas, et la mise en scène est inutile dans l’immédiat. Plus tard cependant, le hâle que le jeune Sostrate acquiert en binant le sol jouera en sa faveur, et Cnémon le prendra véritablement pour un paysan (754). C’est le petit mensonge qui vient appuyer la sincérité des sentiments de Sostrate.
Dans La Samienne, comédie des fausses apparences par excellence, le jeune Moschion procède volontairement à deux mises en scènes destinées à tromper son entourage. Pour commencer, il met en scène un rapport de la mère et de l’enfant entre Chrysis et l’enfant qui n’est pas le sien (77-85). Ce premier mensonge jouant sur des apparences permet à Ménandre de construire la suite de malentendus qui suivront. Relevons que lorsque la vérité s’impose, Déméas, le père riche, en profite pour détromper le père de la jeune femme dans une scène où il le plaisante avec une certaine cruauté (on songe à la scène équivalente de l’Arbitrage où le père apprend d’un serviteur la vérité que cachaient de fausses apparences). Deuxième mise en scène voulue de Moschion : son départ pour la guerre. Furieux d’avoir été soupçonné d’avoir couché avec la concubine de son père, il veut se venger. Il se donne donc l’air de partir à la guerre et compte ainsi effrayer son monde (633 sqq.). Le mariage qu’il souhaite du fond du cœur se prépare, le public sait qu’il ne saurait partir (631-632 : son amour l’en empêchera), lui-même ne craint qu’une chose : qu’on ne le retienne pas (682). On sait que pour finir tout se passera selon ses vœux.
Dans l’Arbitrage, la courtisane Habrotonon va se mettre en scène elle-même et jouer le rôle de la jeune femme qui fut violée lors d’une fête par le jeune marié. Elle fera croire que l’enfant né du viol est le sien. Le public sait qu’en réalité, c’est la jeune mariée qui est la mère de l’enfant, que c’est elle qui fut violée par son futur époux. La courtisane est-elle en train de chercher ainsi à obtenir sa liberté (540) ? Son motif pourrait être en partie celui-là, comme la remarque du serviteur Onésimos le donne à penser. Cependant, son action est présentée comme entièrement vertueuse, et son mensonge révélera le mensonge qui était celui des apparences. Ménandre lui donne la parole pour se défendre sur ce point : elle a menti, mais c’était pour se donner le temps de trouver la véritable mère de l’enfant (867-867). Le résultat hautement recommandable de cette mise en scène sera le sauvetage d’une famille athénienne.
3. Le public est victime d’apparences que le poète démasque
Ce troisième cas découle des possibilités offertes par les deux premiers : c’est le spectateur qui est visé directement, piégé dans ses préjugés ou conduit à croire quelque chose dont il découvrira la fausseté. Dans l’Arbitrage, le personnage de la harpiste Habrotonon ne correspond pas à l’image qu’on se fait d’une courtisane. Dans La Tondue, une autre Habrotonon donne une leçon de bonne conduite à quelqu’un qui lui sert des préjugés sur la profession (485). Toujours dans La Tondue, la présence d’un soldat éveille de vieux préjugés. Le plus tenace est énoncé par la propre servante du soldat (186-187, « tous des brigands »), mais l’action va nous présenter dans cet homme impétueux un amoureux sincère (976-1001). Dans le Bouclier, Daos, le serviteur « rusé » présente une aggravation de son type scénique frisant la malhonnêteté : il est Phrygien (206 ; 238-246). La réputation des Phrygiens est proverbialement mauvaise. Ménandre prend soin de le présenter comme l’un des personnages honnêtes de la pièce, une sorte d’antithèse de l’Athénien Smicrinès, l’homme qui a la loi de son côté et dont il nous est dit dès le début que c’est un affreux personnage. Dans le Dyscolos, la paysanne supposée fruste adopte une conduite raffinée (201 « libre »). Le cas peut-être le plus fondamentalement en rapport avec la trame de cette comédie sera celui de cette danse finale dans laquelle on contraint Cnémon à faire la fête, donc à jouer les apparences du bonheur collectif. Le spectateur a été conduit à croire à une véritable conversion du misanthrope. Cette forme d’issue heureuse est immédiatement démasquée comme trompeuse : le poète montre clairement que Cnémon ne s’est en rien converti, qu’il reste un bourru solitaire (733-747)22. Ménandre a même la finesse de montrer que Cnémon n’a besoin de personne pour lui servir les maximes de la vie en société (713-717). Dans La Samienne, de bout en bout, le fils adoptif est montré plus noble de caractère que ne serait un fils légitime, ce qui remet en cause la notion même de légitimité familiale, si importante auprès du public de Ménandre (137-142).
On le voit, Ménandre utilise le jeu des oppositions entre la « réalité » et les apparences pour plaider ses causes. Dans les deux premiers cas, il s’agit de conférer une forme de tension à l’intrigue : le public voit que les personnages vont agir en fonction de prémisses erronées, il rit de voir qu’un spectacle peut duper un personnage (et qu’on pourrait donc bien duper le public…). Dans le troisième cas, c’est plus directement le spectateur qui doit se sentir remis en cause, peut-être, devant un comportement ou un jugement inattendu. Dans les trois cas cependant, on a l’impression qu’il s’agit d’éveiller l’attention des spectateurs, de faire appel à leur souplesse, et même de l’améliorer.
Un enseignement fondamental pourrait donc se ramener à l’objectif de mettre le spectateur en face du fait qu’il vit dans un monde d’illusions, et que c’est le théâtre, donc justement le monde de l’illusion, qui le lui révèle en lui tendant son miroir.
A l’évidence, ce n’est pas une remise en question totale du monde des spectateurs, et Ménandre ne songe pas à mettre en doute l’existence elle-même du monde qu’il produit sur la scène. Le procédé semble utilisé avant tout pour viser un certain nombre de cibles, pour toucher des points sensibles où le changement est perçu comme justifiable, sinon toujours comme possible. On peut, pour simplifier, distinguer deux catégories, dont la seconde est une partie plus détaillée de la première.
La plus importante sans doute de ces cibles n’est autre que l’organisation elle-même de la société avec les lois qui la soutiennent dans son existence23. La comédie du Bouclier attaque de front la loi athénienne sur les filles épiclères. C’est l’occasion de montrer comment un amour sincère est tout simplement ignoré par le législateur au profit d’une « chasse gardée » à l’héritage au sein du clan familial. Dans le Dyscolos, un autre amoureux sincère doit mentir et recourir à une mise en scène pour obtenir la main d’une jeune fille qui n’appartient pas à la même catégorie sociale que lui. L’abus de la « légalité » est également dénoncé au travers du comportement du soldat Polémon dans La Tondue : l’illusion dans laquelle il se trouve d’avoir été trompé le pousse à des abus manifestes : non seulement il s’arroge des droits de mari qu’il n’a pas, mais il se livre à des violences inadmissibles sur la personne dont il se dit amoureux. C’est un recours à des notions bien ancrées sur l’adultère qui justifie ces conduites présentées au public pour qu’il les réprouve.
L’usage que fait Ménandre de citations tragiques et de figures tragiques constitue une mise en garde contre ce genre littéraire, supposé conforter l’organisation de la cité et les débats que l’on peut mener sur elle : que l’on songe au misanthrope se référant aux tragiques dans le Dyscolos, ou à l’usage fait de la tragédie pour tromper la famille dans le Bouclier. Clairement, avec la tragédie, la société se forge des héros qui lui sont nuisibles. Ici, c’est une illusion (comique) qui sert à dissiper une autre illusion (tragique)24.
En second lieu, l’opposition de l’illusion et de la « réalité », si l’on tient pour réalité ce que le poète choisit de montrer comme tel, permet de désigner des préjugés apparemment très présents chez les spectateurs. Ces préjugés concernent principalement des catégories de personnes : esclaves, courtisanes, bâtards, soldats.
Les esclaves, souvent caricaturés sur la scène comique, présentent chez Ménandre des comportements inattendus. C’est le jeune esclave du cuisinier qui, dans le Bouclier (226-232), n’a pas saisi l’occasion de voler de l’huile : « Ce n’est pas « Etincelle » (Σπινθήρ) que j’ai pour serviteur, c’est Aristide le juste ! » se lamente le cuisinier, soulignant ainsi le paradoxe : il aurait été plus avantageux pour lui d’avoir un esclave moins honnête. Un cas particulièrement criant, à nouveau dans le Bouclier, est celui de Daos. Il aurait pu filer avec le butin amassé par son maître lorsque ce dernier était tenu pour mort. Au lieu de quoi il revient à Athènes et rapporte l’équivalent de quatre talents. Pour bien enfoncer le clou, Ménandre imagine une scène dans laquelle un employé occasionnel de la maison, un « maître d’hôtel » convoqué pour le mariage, raille ouvertement cette honnêteté (237-245), attestant ainsi qu’on ne s’y serait naturellement pas attendu. D’autant moins que Daos est Phrygien (206 ; 242). Or, un proverbe voulait qu’un serviteur phrygien ne fût bon que si on le battait : « Un Phrygien s’améliore lorsqu’on le frappe, il devient plus serviable »25. Le Daos du Bouclier a de quoi faire mentir le proverbe. En outre, Daos est capable de monter la « tragédie » qui va permettre de démasquer Smicrinès. Son statut de personnage intègre confère une sorte de légitimité à ce qui pourrait être perçu comme une ruse déshonnête. Dans La Samienne, l’esclave Parménon se tire honorablement de sa charge, qui consistait à veiller sur son jeune maître en l’absence du père de ce dernier. S’il est amené à prendre la fuite devant les menaces du père, c’est par peur des coups (325). Il fera lui-même la liste des ennuis dont il n’est pas responsable (641-657) pour conclure que ce n’est pas un sentiment de culpabilité qui l’a poussé à fuir.
Le monde des courtisanes est principalement représenté dans nos cinq pièces par Chrysis (La Samienne) et Habrotonon (L’Arbitrage). Toutes deux se distinguent par un comportement désintéressé. Chrysis accepte de courir le risque de venir en aide à de jeunes amoureux en peine devant les difficultés de leur situation (elle prend en charge leur enfant), et le spectateur aura l’occasion de constater que ce risque est réel : Déméas la chassera. Habrotonon pousse plus loin encore : elle s’ingénie à raccommoder deux jeunes époux, un couple dont le mari était devenu son client. Elle agit donc directement contre ses intérêts financiers bien compris. Il suffit de se souvenir du plaidoyer Contre Néaira26 pour réaliser que ce n’est pas là le comportement ordinaire d’une courtisane, et encore moins celui d’une prostituée de moindre condition, comme Déméas le rappelle crûment à Chrysis dans La Samienne (390-398). Quant au préjugé selon lequel les courtisanes seraient sans pudeur, Ménandre en fait justice dans la scène de La Tondue qui nous montre la musicienne, une autre Habrotonon, quittant les lieux lorsqu’on prétend lui tenir des propos salaces (482-485).
On sait tout le cas que les Athéniens faisaient de la légitimité de leur descendance. Il est dès lors frappant qu’un jeune homme adopté sermonne son père adoptif dans des termes aussi audacieux que ceux que l’on entend dans La Samienne (137-142) : il n’y a pas de différence entre le bâtard et l’enfant légitime au départ ; ce qui fera la différence, c’est le comportement. C’est le méchant homme qui doit être tenu pour bâtard. C’est un discours pour le moins nouveau.
Enfin, on reconnaîtra sans peine que la présentation du soldat Polémon dans La Tondue ne se situe pas dans la tradition du soldat fanfaron telle que l’inaugure un Lamachos dans Les Acharniens d’Aristophane. Certes, Polémon est impétueux et violent, mais c’est un amoureux sincère. Le contraste est souligné par Ménandre lui-même lorsqu’il prend soin de servir à son public l’un des préjugés contre les soldats, préjugé qu’il met dans la bouche de la servante de Polémon (185) : « tous des brigands (παράνομοι) », alors que le public est déjà convaincu de la bonté foncière de Polémon. Plus subtilement, on notera au chapitre de la guerre l’opinion négative du poète sur l’enrichissement dû au pillage. Un personnage de Ménandre approuve hautement les pillages qu’on évoque devant lui, et ce n’est autre que Smicrinès, dans le Bouclier. Il faut donc être « le pire de tous les hommes » (116-117) pour se féliciter de tels actes de guerre.
Evidemment, cela laisse pour nous des questions ouvertes. Pourquoi, par exemple, ne trouve-t-on rien chez Ménandre sur l’exposition d’enfants indésirés ? Leur présence dans les récits mythiques (c’est le cas d’Œdipe) suffit-elle pour que l’on tienne la pratique pour recevable ? Pourquoi les hommes sont-ils seuls à exprimer des sentiments amoureux (Sostrate dans le Dyscolos, Chéréas dans le Bouclier, par exemple) ? Les femmes ont pourtant la parole chez Ménandre (Simiké, Glycère, Habrotonon, Pamphile…), mais l’amour n’est évoqué par l’une d’elle, la courtisane Habrotonon dans L’Arbitrage (430-441), que pour évoquer son aspect physique, non pas un sentiment. Dans cette même comédie, la jeune épouse Pamphile ne parle que de fidélité conjugale (801-835). Faut-il voir là un rapport avec le public visé ?27
On constate cependant que si le théâtre est un monde des apparences, Ménandre est capable de le porter au premier rang du combat pour dénoncer l’illusion que constitue parfois le monde des apparences. Dénoncer les apparences lui permet de mettre en cause des éléments de raideur sociale, qu’il s’agisse de préjugés, d’idées reçues, voire de législation.
L’instrument de la comédie est utilisé pour dénoncer une forme de raideur sociale, une raideur qui empêche le spectateur d’aller d’instinct au-delà des apparences. Offrir au spectateur les moyens d’une meilleure fluidité à l’intérieur de la société dans laquelle il se meut, c’est sans doute l’un des objectifs les plus clairement visés par Ménandre. Il utilise comme on le constate une stratégie qui recourt au monde de l’illusion théâtrale pour dénoncer les mondes d’illusions dans lesquelles sont empêtrés ses spectateurs lorsqu’ils s’imaginent être dans le monde « réel ». Ce qui dans tout cela demeure en suspens, c’est la question de l’horizon d’attente du public. Et l’on se gardera par conséquent de conclure trop rapidement.
Cependant Ménandre, à l’évidence, vise le changement, et même le changement en profondeur. C’est un peu comme si le moteur de la comédie était dans la volonté de modifier l’environnement social de son public. Et si, comme on le disait au début, Ménandre vivait dans un monde dont nous ne voudrions pas, il nous dit à sa manière qu’au fond, jusqu’à un certain point, lui-même n’en voulait pas non plus.
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1 Communication présentée dans sa forme grecque au colloque de Kalamata organisé en l’honneur de Georgia Xanthaki-Karamanou (28-31 mai 2014) sous le titre τί μας διδάσκει ὁ Μένανδρος ; Traduction grecque aux bons soins de Terpsichore Birchler-Argyrou.
2 La Samienne.
3 La Samienne, La Tondue.
4 L’Arbitrage.
5 Le Bouclier.
6 C’est le cas particulièrement célèbre d’Henri Bergson (1900).
7 Voir à ce sujet Fountoulakis (2004).
8 La distinction, il faut le rappeler, n’est pas moderne. On la trouve déjà chez Aristote (EN, 1128a22 : …ἐκ τῶν κωμωιδιῶν τῶν παλαιῶν καὶ τῶν καινῶν : « …dans les comédies anciennes et dans les comédies nouvelles ».).
9 Barigazzi (1965).
10 Montaigne, Essais, 1.26 (p. 162 M.Rat).
11 On rappellera que c’est pour Aristote la partie essentielle d’une pièce (Poet. 1450a.22-23).
12 Stobée Ecl. 3,16.14. Ce sont désormais les vers 797-812 du Dyscolos.
13 Avec beaucoup de prudence, à vrai dire : Adulescens quidam alloquitur patrem, ni fallor, Κνήμονα. (« Un jeune homme s’adresse à son père, sauf erreur à Cnémon »).
14 Platon Legg.765d-766c.
15 Plut. De audiendo, 7 (41D).
16 Antiphane, PCG II, fr.189, p. 418 (= Athénée VI, 222a-c).
17 Plutarque De gloria Atheniensium, 347 e-f.
18 Pour mémoire, il s’agit des pièces suivantes : Térence Andria, Adelphes, Heautontimoroumenos, Eunuque, Hécyre ; dans le cas de Plaute, la situation est plus complexe, et il semble que Plaute ait repris des procédés de pièces de Ménandre sans démarquer nécessairement de pièce intégrale. Il existe un cas très clair de proximité entre Ménandre et Plaute lorsque Plaute, dans les Bacchides, reprend des vers du Dis exapatôn ; par ailleurs, on rapproche ordinairement la Cistellaria des Synaristôsai, l’Aulularia du Dyscolos, le Stichus des Adelphoi. Sur la question, cf. Handley (1968) et Questa (1970).
19 Egalement présente dans le codex du Caire (216-416 et 547-686).
20 Sur les éventuelles implications politiques de la pièce, on consultera Owens (2011).
21 Sur la notion d’illusion scénique, cf. Zagagi (1994) p. 183, n. 2.
22 On ne peut s’empêcher de penser au chœur des vieillards dans la cité des Lois de Platon (665d-666c). C’est également un trait qui distingue la comédie de Ménandre de ce qui s’est fait ici et là en matière de théâtre de propagande.
23 Sur Ménandre et l’abus des lois, cf. Hurst (2011), infra p. 105-114.
24 Sur ce point, cf. Hurst (1990), infra, p. 73-103 ; Cusset (2003).
25 Rapporté dans la Souda, s.v. Φρύξ.
26 Cf. Brodersen (2004), 53-145 (= Démosthène, 59).
27 On n’entend pas revenir ici sur la question de la présence des femmes aux représentations de comédies car, bien évidemment, même si seuls des hommes constituaient le public, cela ne constituerait pas un obstacle insurmontable à l’expression de sentiments supposés féminins.