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Chapitre 8: Un nouveau Ménandre1

Le papyrus Bodmer qui nous a livré tout ou partie des nouvelles pièces de Ménandre nous permet d’entrevoir chez ce dramaturge, et particulièrement dans le cas de La Samienne2, des comportements et une écriture qu’on ne lui connaissait pas encore. Les éloges que les Anciens ne lui ont pas ménagés prennent dès lors un relief nouveau.

Commençons par deux détails : ils nous montreront comment le texte du papyrus Bodmer (ci-après =B) peut offrir des leçons plus humoristiques dans les parties de cette comédie déjà connues grâce au codex du Caire (=C).

Dans la première scène du cuisinier (282-295), le jeu de mots est à l’honneur3. Pourtant, on observe immédiatement un renversement de la situation : le cuisinier est celui à qui l’on sert les poncifs du genre. On y reviendra. Entre B et C, une seule différence digne d’être relevée : ὡς ἔτυχεν du vers 294 (C) se trouve dans B sous la forme ὡς ἔτυχες. Or, si ὡς ἔτυχεν est une expression usuelle pour signifier « au hasard », dans ὡς ἔτυχες on est tenté de ne pas voir le même sens. Il semble que Ménandre ait joué habilement d’une expression courante pour la remplacer au dernier moment – en changeant de personne4 – par un sens imprévu. Τυγχάνω, avec ou sans accompagnement de ὤν, peut signifier « se trouver être »5. Nous obtenons alors une réplique de Parménon qui n’est plus : « Tu me découpes… en tout petits morceaux, pas au hasard. » mais : « Tu me découpes… en tout petits morceaux, pas comme toi (=pas comme « tu te trouves être »)6. Cela implique que le cuisinier n’est pas « un tout petit morceau » (περίκομμα). Parménon lance donc une facétie qui fait suite aux jeux de mots du début ; mais jouer sur κόπτω est un effet « obligé » ; jouer sur ἔτυχεν est plus inattendu7.

Si l’on admet un tel sens, la lectio difficilior ἔτυχες nous offre une meilleure articulation avec ce qui suit : τοῦτό γε παντὸς ἕνεκ᾿ (294-295) de Parménon reprend le thème de l’obésité du cuisinier ; ce « tout » vient s’opposer une fois encore aux περικόμματα du vers 293 et précise ce que le cuisinier se trouve être ; Parménon dit que si le cuisinier lui souhaite des coups pour sa plaisanterie sur les « petits morceaux », il en fait autant lui-même, mais dans son cas (τοῦτό γε) c’est compte tenu du « tout » qu’est le cuisinier.

Ces répliques ne se conçoivent bien qu’accompagnées de gestes éloquents. Elles supposent également une conception traditionnelle de la corpulence du cuisinier. On peut induire que Ménandre est attentif ici à l’aspect visuel de sa pièce et qu’il écrit « en se mettant autant que possible la situation sous les yeux » comme le voudrait Aristote8, soit dit sans entrer ici dans la question des rapports de Ménandre et des Péripatéticiens9.

Dans un second cas, B nous offre un texte meilleur : il s’agit de la scène où l’on voit Déméas renvoyer Chrysis et l’enfant. C nous offrait le texte suivant (177sq.= B 392sq.) :

αἱ κατὰ σέ, Χρυσί, πραττόμεναι δραχμὰς δέκα

μόνας ϯ ἑταῖραιϯ τρέχουσι ἐπὶ τὰ δεῖπνα κτλ

Des filles comme toi, Chrysis, des gourgandines, se contentent de dix drachmes pour courir les banquets, etc.

Le problème de métrique soulevé par ἑταῖραι (« gourgandines ») avait trouvé plusieurs solutions, la plupart brutales : on déplaçait le mot, ou bien on l’éliminait, en le considérant comme une glose interlinéaire de αἱ κατὰ σέ (Cf. Koerte ad loc. : on découvre là que Jensen, en 1936, avait proposé la « bonne » solution sans rencontrer beaucoup d’écho).

B résout la difficulté et vient donner raison à Jensen :

393 … ἕτεραι τρέχουσιν ὲπὶ τὰ δεῖπνα (ἕτεραι Bpc ἑταῖραι Bac)

… d’autres (au lieu de « gourgandines ») courent les banquets.

La confusion des sons rendus par les graphies ε et αι dès le IIIe s. avant notre ère explique la faute d’orthographe chez le copiste. La ressemblance des mots ἕταῖραι et ἕτεραι, et l’usage qu’on pouvait en faire dans ce contexte dramatique expliquent le jeu de mots de Ménandre. La façon dont Ménandre évoque la « gourgandine » dans les propos de Déméas sans la nommer n’est pas sans rappeler les remarques d’Hermogène sur la « dignité du langage » (σεμνότης τοῦ λόγου) chez Ménandre10.

Le jeu de mots n’est pas sans portée. Lorsque Ménandre fait dire à Déméas ἕτεραι là où l’on attendrait ἑταῖραι, il le fait reculer au dernier moment devant un mot blessant (il n’est appliqué à Chrysis qu’en son absence), tout en montrant de façon claire qu’il y a songé ; le vieillard ne dit pas ce qu’il voulait dire, tout en disant à moitié ce qu’il ne veut plus dire. B comporte même une autre variante par rapport à C : Déméas ne dit plus αἱ κατὰ σέ « les filles comme toi », mais οὐ κατὰ σέ « ce n’est pas comme toi ». Le point de comparaison se trouve donc nié, ce qui constitue de la part de Déméas une manière habile de faire sentir à Chrysis ce qu’elle lui doit, et donc ce qu’elle est « en réalité ». Nous sommes là sur la voie d’une psychologie qui fait par avance songer aux poètes alexandrins ; elle montre comment les enseignements psychologiques d’Aristote et de Théophraste pouvaient être utilisés et dépassés sur la scène, grâce à la présence effective des personnages et grâce à l’art avec lequel un maître de l’écriture dramatique pouvait manier leurs demi-silences et leurs affirmations voilées.

Si l’on passe du détail du texte à la conception de la pièce, on observe également, – cette fois-ci grâce à l’ensemble plus complet de B –, quelques faits capables de modifier notre image de Ménandre.

Quand on compare la première scène du cuisinier de La Samienne aux scènes de cuisiner si fréquentes dans la comédie nouvelle, on est d’abord frappé de sa brièveté (12 vers seulement, contre 68 vers pour le cuisinier des Σύντροφοι de Damoxène11 e.g., 47 vers pour la scène rapportée du Φοινικίδης de Straton12, etc.), due à l’urgence dans laquelle elle se présente : elle se déroule devant Déméas, qui est sur des charbons ardents et veut interroger Parménon. Mais dans un type de scène aussi traditionnel, aussi éculé, Ménandre a fait du nouveau en renversant les données de la situation : son cuisinier est un homme qui fait tout simplement et sobrement son métier ; c’est le serviteur qui feint de se trouver devant un cuisinier de comédie. Le comique naît de ce porte-à-faux : une série de questions parfaitement fonctionnelles prises pour bavardage de cuisinier comique.

Ménandre ne s’est pas contenté de cet unique renversement. Dans la seconde scène du cuisinier (357sqq.) le procédé est appliqué de nouveau. Lorsque le cuisinier, ébahi, assiste à la scène où Déméas renvoie Chrysis et l’enfant, il remplit deux fonctions qui sont déjà confiées au Sicôn du Dyscolos : il est témoin en même temps que conseiller bénévole plutôt mal reçu. Mais il y a plus : un nouveau renversement. Il tient à ce que le cuisinier est spectateur d’un moment étrange, et ne provoque pas lui-même ce moment par son intervention. Il y a ici une fonction supplémentaire : la présence du cuisinier permet d’éviter que la séparation de Chrysis et de Déméas ne devienne trop sentimentale. Le cuisinier prélude ainsi à l’effet de détente que produira l’apparition de Nikératos (399). Cette scène a sans doute frappé les Anciens : elle est représentée sur l’une des mosaïques de Mytilène13.

Si la manière dont Ménandre utilise son cuisinier implique une réflexion théorique sur un type de scène et de personnages, d’autres faits montrent plus explicitement le poète au courant des discussions théoriques de son temps.

Lorsque Nikératos croit avoir compris la situation et s’imagine, comme Déméas, que Moschion a été l’amant de Chrysis, il s’exclame :

495 … ὦ πάνδεινον ἔργον· ὦ τὰ Τηρέως λέχη

Οἰδίπου τε καὶ Θυέστου καὶ τὰ τῶν ἄλλων, ὅσα

γεγονόθ᾿ ἡμῖν ἐστ᾿ ἀκοῦσαι, μικρὰ ποιήσας.

… C’est épouvantable ! Les amours de Térée, d’Œdipe, de Thyeste et de tous les autres, pour autant qu’on en sache quelque chose, ce n’est rien du tout à côté de ce que tu as fait.

L’exagération est manifeste. Chrysis n’est pas la mère Moschion, et d’ailleurs Moschion n’a pas été son amant. La comparaison avec ces sujets de tragédie14 est non seulement forcée, mais encore fausse. Ce n’est d’ailleurs pas sans ironie qu’un peu plus loin (588sqq) Déméas, désormais rassuré, citera les tragiques à Nikératos lui-même :

588ΔΗ

(…) καὶ σεαυτὸν γ᾿ ἀνάλαβε.

οὐκ ἀκήκοας λεγόντων, εἰπέ μοι, Νικήρατε,

τῶν τραγωιδῶν ὡς γενόμενος χρυσὸς ὁ Ζεὺς ἐρρύη

διὰ τέγους καθειργμένην τε παῖδ᾿ ἐμοίχευσέν ποτε ;

ΝΙ

εἶτα δὴ τί τοῦτο ;

ΔΗ

ἴσως δεῖ πάντα προσδοκᾶν. σκόπει

τοῦ τέγους εἴ σοι μέρος τι ῥεῖ ;

ΝΙ

τὸ πλεῖστον. ἀλλὰ τί

τοῦτο πρὸς ἐκεῖν᾿ ἐστί ;

ΔΗ

τότε μἐν γίνεθ᾿ ὁ Ζεὺς χρυσίον,

τότε δ᾿ ὕδωρ. ὁραῖς· ἐκείνου τοὖργον ἐστίν… »

589 ita B : ειπεμοιλεγον[… ] C 8 / 590 οζευσχρυσοσ B, C, transp. complures / 591 διατεγουσ B, διατουτεγουσ C καθ – B κατ – C τε B δε C/ 592 τουτο B /594 γινεθ᾿ C γαργεινεθ᾿ B/ 595 ορασ C οραιστ᾿ B

Déméas

Et ressaisis-toi. N’as-tu pas entendu au théâtre, Nikératos, les tragédiens qui racontent comment Zeus s’est transformé un jour en or et s’est écoulé à travers un toit pour coucher avec une fille enfermée ?

Nikératos

Oui, et alors ?

Déméas

Il faut songer à tout. Vérifie s’il n’y a pas une partie de ton toit qui laisse couler l’eau.

Nikératos

Presque tout le toit, mais je ne vois pas ce que ça vient faire.

Déméas

Quelquefois Zeus se transforme en or, quelquefois en eau. Tu saisis ? C’est lui qui a tout fait.

Le parallèle tragico-mythique est faux. Cette fois-ci de manière voulue, et même un peu cruelle. Ces parallèles tragiques sans rapport avec la situation effective impliquent que la tragédie est inutile et même nuisible. Par les schémas qu’elle met en circulation, la tragédie sème l’erreur, elle incite à des assimilations hâtives et masque le sens des événements vécus par des particuliers comme Déméas et Nikératos. On est à l’opposé d’une définition de la tragédie comme celle que proposait Gorgias (« Une tromperie telle que celui qui en use est plus juste que celui qui n’y recourt point, et que celui qui s’y laisse prendre est plus sage que celui qui la déjoue »15), définition marquée par l’idée d’un mensonge utile. Dans La Samienne, la tragédie est présentée comme un fait dangereux, code de référence illusoire qui défigure le réel en feignant de l’expliquer.

Comparée à la célèbre prise de position d’Antiphane16, l’attitude de Ménandre à l’égard de la tragédie est révélatrice. Antiphane se lance dans des considérations théoriques et oppose le métier d’auteur comique à celui d’auteur tragique. Ménandre présente des résultats, et fait progresser le débat : la conclusion que Nikératos tire de ces schémas tragiques le rend inutilement agressif et méchant ; la plaisanterie de Déméas sur le mythe de Danaé n’est pas dépourvue de cruauté17. C’est donc du spectateur des tragédies que s’occupe Ménandre, tandis qu’Antiphane se souciait du poète ; c’est l’action scénique elle-même qui est utilisée, alors qu’Antiphane faisait une simple digression théorique.

On observe un peu le même procédé si l’on prend garde au temps pendant lequel se déroule la trame18.

Dans le Dyscolos, les allusions à la « journée » sont directes (187189, 860-865), comme probablement dans une série d’autres pièces19. Ici, nous voyons Moschion s’ennuyer et trouver que le soir tarde à venir (428-430). Les mots Οὐ μὴ δύηι ποθ᾿ ἥλιος (« Le soleil ne va donc pas se coucher ? ») viennent souligner le fait que tout se passe en un « tour de soleil »20. Mais ce tour de soleil est ici exploité à l’intérieur de l’action. Moschion ne dit pas que tout se passe en un jour, il dit qu’il s’ennuie ; le poète rappelle à cette occasion que tout se passe bel et bien en un jour. Or, cet ennui qui s’exprime en un style recherché21 produit sur le spectateur un effet comique : dans un moment où toute la situation est bouleversée, l’ennui de Moschion révèle une fois encore son incapacité à saisir la situation22.

Ménandre n’a d’ailleurs pas hésité à faire de cette « journée » le centre d’une vive discussion entre Déméas et Nikératos, discussion dont seuls les échos nous parviennent, malheureusement (167-189) ; mais on peut entrevoir que Déméas insiste pour que les noces soient célébrées le jour même (172), alors que Nikératos fait des difficultés (176 en tous cas), arguant sans doute du fait qu’il conviendrait de prévenir auparavant les amis (181), et peut-être aussi du fait que cela exclurait une ἐγγύησις (sorte de « promesse de mariage ») ?

Enfin, le thème réapparaît dans le plaidoyer que Déméas adresse à Moschion (709-710) : la « folle journée » vient ici s’opposer au passé commun du père et du fils pour produire un effet presque pathétique23. Le thème n’est donc jamais superficiel dans cette comédie ; si la préoccupation théorique de la journée n’est pas nouvelle chez notre auteur, l’usage qu’il en fait ici est bel et bien nouveau. Ce qui est ailleurs remarque marginale devient ici un élément à plusieurs titres indissociable du déroulement dramatique.

La « trame » elle-même, cette partie du drame qu’Aristote considère comme son fondement et son âme24, mérite une remarque. Dans cette histoire, dont on craint au début qu’elle ne soit un peu trop « sans histoire », deux thèmes typiques de l’écriture dramatique de Ménandre se trouvent également transfigurés par sa nouvelle manière : il s’agit du caractère trompeur des apparences et de l’inutilité de la violence.

Dans le Dyscolos, le vieillard Cnémon va d’un accident à l’autre ; en apparence tout se ligue contre lui ; en fait, le spectateur sait dès le début que le dieu Pan arrange tout pour le bien de la fille de Cnémon (34-39) et en dernier ressort pour le bien du père. Dans L’Arbitrage, de même, le jeune Charisios fait semblant de mener une vie dissolue afin de cacher un chagrin sincère ; sa jeune épouse croit avoir été violée par un fêtard, mais ce fêtard est entretemps devenu son mari ; et c’est la joueuse de harpe, dont on considère qu’elle est la concubine du mari et la cause de la mésentente, qui trouvera, en fait, le moyen de réunir à nouveau ce couple désuni. On pourrait ainsi prendre une à une les pièces suffisamment conservées de Ménandre, et toujours y retrouver ce jeu contradictoire des apparences et du réel25.

Dans La Samienne aussi, les évidences vont contre le vrai, mais ce n’est ni par une intervention divine, comme dans le Dyscolos ou dans Le Bouclier, ni par l’usage de péripéties comme dans L’Arbitrage ou dans La Tondue. Ce sont les personnages qui, persuadés qu’ils agissent logiquement, créent eux-mêmes délibérément de fausses évidences ou discernent de fausses évidences. Ainsi le couple des jeunes gens : lorsqu’ils donnent l’enfant à la Samienne pour qu’elle le garde un temps, ils créent de toutes pièces une situation que Déméas ne peut pas accepter, alors que le même Déméas eût été ravi d’apprendre tout simplement la vérité. Lorsque Déméas apprend ensuite par une maladresse que Moschion est le père de l’enfant, il en déduit que Moschion a eu des relations avec la Samienne, ce qui est faux. Enfin, lorsque Nikératos ressort de chez lui, furieux d’avoir surpris sa fille donnant le sein au nourrisson, il interprète cela comme un malheur, alors qu’il s’agit du dernier chaînon manquant au raisonnement de Déméas, de l’élément qui disculpe tout le monde et ramène la joie.

Quant au thème de la violence, on le trouve développé dans le Dyscolos, par exemple, lorsque Cnémon, tombé dans le puits et sauvé par Gorgias, comprend enfin que l’homme est un animal social. Le misanthrope se livre alors à une auto-critique où s’insèrent des considérations sur l’inutilité de la violence entre les hommes (743-745). Une fois encore, il s’agit d’une affirmation qui prend place dans le texte sous forme théorique. C’est un peu de la même manière qu’après la vaine violence de Polémon dans La Tondue, Pataikos lui accorde sa fille en mariage, tout en lui recommandant d’oublier qu’il est soldat (1016-1017).

Dans La Samienne, c’est dans le cours de l’action et par l’acte scénique lui-même que la chose est dite. D’abord l’attitude violente de Déméas, lorsqu’il interroge Parménon (295-324), met l’esclave en fuite et empêche ainsi Déméas de découvrir la vérité (en le conduisant à une nouvelle fausse évidence, puisqu’il interprète cette fuite dans un sens erroné). C’est encore la violence de Déméas qui empêche Chrysis de s’expliquer au moment où il la chasse (369-398). Dans la grande scène du quatrième acte entre Déméas, Nikératos et Moschion, la violente colère des vieillards empêche systématiquement que la lumière se fasse. Lorsque, s’appuyant sur des schéma tragiques, Nikératos croit que Moschion a été l’amant de la Samienne, son erreur déclenche à son tour la violence : toujours par référence à la tragédie, Nikératos demande à Déméas d’arracher les yeux de son fils adoptif (imitation du Phœnix d’Euripide). Enfin les deux vieillards finissent par se battre au moment où ils disposent de tous les éléments nécessaires pour éclarcir définitivement la situation. Chaque fois, la violence pourrait être avantageusement remplacée par le raisonnement, et cela n’échappe pas au spectateur.

Ménandre ne se contente pas, du reste, de lier la violence à l’erreur ; il va plus loin. Dans le dernier acte de la Samienne, Moschion se déguise en soldat et feint de vouloir partir en guerre, cela pour arracher à Déméas des excuses. Or le stratagème (si l’on peut dire) réussit. La guerre et ses attributs sont ainsi rabaissés au rang des utilités comiques, dont même un jeune homme passablement maladroit peut se servir si bon lui semble.

Ces quelques exemples philologiques et dramatiques tendent à montrer un peu de ce que nous gagnons grâce au texte du papyrus Bodmer. C’est un nouveau Ménandre qui nous apparaît, ou, si l’on veut, un Ménandre « nouvelle manière », plus préoccupé encore de théorie, mais en même temps plus maître de son art, plus dépouillé, plus à même de recourir à des moyens spécifiquement dramatiques et de cacher les procédés de son art là même où cet art éclate.

Grâce au nouveau papyrus de La Samienne, nous touchons du doigt ce qu’a voulu dire Plutarque lorsqu’il affirmait : « Si l’on prend les premières pièces de Ménandre et qu’on les compare avec les suivantes et les dernières, on verra ce qu’il aurait pu ajouter encore à celles-ci, s’il avait vécu »26.

Appendice le fragment cité par Phrynichos27.

Dans son Choix de noms et de verbes attiques, Phrynichos attribue à La Samienne de Ménandre le vers :

φέρε τὴν λιβάνωτον· σὺ δ᾿ ἐπίθες τὸ πῦρ, Τρύφη.

Apporte l’encens. Toi, Tryphé, mets-y la flamme.

Ces mots ne se retrouvent pas dans la partie importante du texte préservée par B. Trois hypothèses me semblent possibles :

— Celle de la pure et simple confusion (avec le vers 158 de La Samienne, suggère Austin (1969), 58).

— Celle d’une seconde Samienne. Hypothèse coûteuse, mais qu’on pourrait soutenir à la rigueur en tenant compte des hésitations de la tradition quant au titre de notre comédie. Κήδεια se trouve attesté dans les manuscrits de Stobée : serait-ce pour distinguer notre pièce d’une autre Σαμία28 ?

— La troisième hypothèse me séduit davantage. Au vers 156, Déméas promet à Moschion que tout sera prêt ; puis Moschion s’en va et Déméas lance quelques considérations générales. Suit une lacune d’une trentaine de vers, puis nous retrouvons Déméas sur le point de rencontrer Nikératos. Une trentaine de vers seraient largement suffisants pour donner à Déméas l’occasion de lancer quelques ordres à la cantonnade. Le fait qu’aucune « Tryphé » (Τρύφη) n’apparaisse ailleurs dans La Samienne ne doit pas nous gêner : il n’y a pas de Δόναξ dans l’intrigue du Dyscolos, mais on nomme, une seule fois également, cet esclave au moment de lui donner un ordre (959).

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1 Texte publié dans la Revue des études grecques et dédié à Olivier Reverdin à l’occasion de son soixantième anniversaire (1973). Cf. bibliographie (1973).

2 Editio princeps : Papyrus Bodmer XXV, Ménandre, La Samienne, ed. Rodolphe Kasser, Genève 1969. Cf. aussi Menandri Aspis et Samia, ed. Colin Austin, Berlin 1969-1970, Ménandre, La Samienne, ed. J.-M. Jacques, Paris (Les Belles Lettres) 1971, ainsi que Stoessl (1969), Treu (1969), Mette (1969) et Ménandre, Entretiens de la Fondation Hardt, XVI (1969).

3 Sur ce type de scènes, voir Handley (1970), e.g. 3,8, 15. Dohm (1964), 213. Un autre jeu de mot est souligné par Keuls (1973), 14 (au vers 554sq).

4 On songe à d’autres intrusions subites de la deuxième personne (e.g. Hom. Od. 14.55 (évite l’hiatus) ou Verg. Aen. 2.56.

5 LSJ s.v. A II.2 ; Thesaurus Graecae Linguae, vol.7, colonnes 2561-2562, en particulier des tours comme : τό δ᾿, εἰ ἔτυχεν, οὐχ οὔτως ἔχει (Plat. Crat., 439c).

6 Certains, comme Austin dans son commentaire (ad loc.) et J.-M.Jacques dans sa traduction se montrent plus circonspects et donnent au texte de B le même sens que celui de C ; ils n’ont peut-être pas tort.

7 Le public athénien était en mesure de saisir une plaisanterie aussi « rapide », puisque même la transposition d’un trait pertinent comme l’accent était immédiatement ressentie comme un effet comique (e.g. Aristoph. Ran.304 et schol. ad loc.).

8 Arist. Poet.1455a22 : δεῖ δὲ τοὺς μύθους συνιστάναι καὶ τῆι λέξει συναπεργάζεσθαι ὅτι μάλιστα πρὸ ὀμμάτων τιθέμενον (supra, p. 139, n. 17). Pour l’attention que Ménandre prête à l’aspect visuel, on notera par exemple l’effet comique produit par les allers et retours de Déméas et de Nikératos au quatrième acte, l’usage qui est fait de la relative faiblesse physique de Déméas (325, 575), la manière dont l’emphase de Déméas apparaît dans le pluriel θεραπαίνας (382) alors qu’il n’y qu’une vieille servante en scène (373) etc.

9 Voir Barigazzi (1965) et la réplique nuancée de Ricciardelli-Apicella (1968).

10 Spengel, Rhet. Gr. II, 255sqq. = PCG VI, 337 (fr 382 Koerte). On peut verser à ce dossier également les vers 47-49 de La Samienne.

11 Ath. 3.102-103b = PCG V, fr.2, 2-6.

12 Ath. 9.382b-383b = PCG VII, fr.1, 618-622.

13 Charitonidis, Kahil, Ginouvès (1970), pl.4. Voir également Kahil (1970). Je me trouve en désaccord avec Dohm (1964), 212sqq. sur l’appréciation des deux scènes du cuisinier. Je remarquerai simplement que parler d’un « Redefluss » (213) à propos des 7 vers de ce personnage (286-292) alors que le cuisinier de Damoxène mentionné plus haut débite une tirade ininterrompue de 68 vers, c’est entrer dans le jeu de Parménon ! Il faut pourtant rendre à Dohm cette justice qu’il a senti ailleurs (155-156, n.2, lorsqu’il s’oppose à Theuerkauf) que les questions d’un cuisinier sur les circonstances pratiques sont : « …die erste Voraussetzung für seine Arbeit ». Je ne saurais mieux dire.

14 Pour les tragédies qui peuvent entrer en ligne de compte, cf. Austin (1970), 84. On peut ajouter, pour Œdipe, la tragédie d’Euripide dont B nous a révélé que nous possédions un nouveau fragment (note marginale du papyrus pour le vers 326).

15 Ἀπάτην, ἣν ὅ τ᾿ ἀπατήσας δικαιότερος τοῦ μὴ ἀπατήσαντος καὶ ὁ ἀπατηθεὶς σοφώτερος τοῦ μὴ ἀπατηθέντος. (Plut. De glor. Ath.5, 348c, De aud. poet.15d = D.-K.82 fr. B 23.

16 Dans La Poésie, Athénée 222a-c = PCG II fr. 189.

17 Pour l’opposition de ces deux caractères, cf.e.g. McCary (1971) 319sqq.

18 Pour cette question de l’ « unité de temps », cf. Jacques (19892), 20-21 ; Handley (1965), ad 186sq. (164), ad 864 (281).

19 PCG VI.2, fr.630, fr.362 ; Carch.7-8 (= 228K). Térence, Eunuque (imité de Ménandre), 1047. Pour la journée où beaucoup de choses arrivent (même si ce n’est pas le jour où la trame se situe), Perik. 803-804, Aspis, 417sq. (citation tragique).

20 Arist. Poet., 1449b13 : ὑπὸ μίαν περίοδον ἡλίου.

21 Pour le tour ἐπιλέλησθ᾿ ἡ νὺξ ἐαυτῆς (429 « la nuit s’oublie »), Jacques (La Samienne, 1998, 29, n.2) rapproche opportunément Luc. D.deor. 12.1, sans doute un cliché littéraire. On songe au style « juvénile » (μειρακιώδης) décrit par exemple dans Subl. 3.4, D.H. Isocr. 12.

22 Incapacité qui transparaît surtout dans ce qu’on pourrait appeler son « réflexe de fuite » (94-95, 161-162, 539, 616sqq.).

23 Impression que Ménandre se hâtera d’effacer par deux moyens : a/ comique de répétition (Nikératos une fois encore en dispute avec sa femme (713), b/ironie de Moschion à propos de ce « beau discours » (724-725).

24 Arist., Poet., 1450a39.

25 Voir ci-dessus p. 23-32.

26 Comp. Aristoph.et Men. 853f : εἰ οὖν πρὸς τὰ πρῶτα τῶν Μενάνδρου δραμάτων τὰ μέσα καὶ τὰ τελευταῖα παραβάλοι τις, ἐξ αὐτῶν ἐπιγνώσεται, ὅσα ἔμελλεν, εἰ ἐπεβίω, καὶ τούτοις ἕτερα προσθήσειν.

27 Fragm. Phryn. Ecl. 163, p. 173 Rutherford.

28 Pour la problématique du titre, cf. Lloyd-Jones (1972), 121.