Book Title

Chapitre 7: Comment pousser le médecin vers la sortie ?

André HURST

Un grand créateur peut se reconnaître à de petits détails. Il vaut la peine de l’observer chez Ménandre. Pour le dramaturge qu’il est, ces détails sont notamment constitués par les « petits rôles », ces personnages qui n’occupent la scène que brièvement, parlent peu, pourraient sembler sans importance à première vue. A quoi servent-ils pour le poète ? Qu’apportent-ils au spectateur ? Parmi les pièces les mieux conservées, un rôle bref est particulièrement intéressant : celui du faux médecin dans le Bouclier1.

On connaît la situation dramatique : le faux médecin doit accréditer le fait que le généreux Chéréstrate serait mort. Le spectateur sait pertinemment qu’il n’en est rien, et qu’il assiste à une mise en scène interne à la comédie. En effet, il faut piéger le frère de Chéréstrate, l’affreux Smicrinès, le méchant homme de la pièce. Ce dernier veut épouser l’une de ses nièces, et la loi athénienne le lui permet, voire lui en fait une obligation. En effet, la jeune nièce, une orpheline dont le frère passe pour mort à la guerre, est devenue « épiclère ». En effet, le décès (supposé) de son frère fait d’elle l’héritière unique d’une belle fortune constituée des biens pillés par son frère dans une guerre lointaine. Dans ces conditions, un oncle peut épouser sa nièce pour éviter que les biens ne quittent la famille. L’affreux Smicrinès, bien évidemment, n’en veut qu’aux biens de l’héritière. Or, un mariage avec cet oncle cupide viendrait se jeter à la traverse du mariage d’amour qui se prépare pour elle2. L’ingénieux esclave Daos3 imagine alors le stratagème dans lequel un faux médecin devient nécessaire : faire croire que le frère généreux de l’affreux Smicrinès est mort. Du coup, la fille de ce dernier devient à son tour « épiclère », mais son héritage serait beaucoup plus considérable. Ainsi piégé, le méchant Smicrinès va donner dans le panneau, lâcher son premier projet de mariage pour se tourner vers la plus riche de ses deux nièces « disponibles ». Ce faisant, il perdra tout : il sera démasqué et n’aura plus de nièce à épouser pour son argent. La première nièce, « abandonnée », pourra se marier selon ses désirs4, et l’on fera savoir alors que la seconde n’a jamais été orpheline, que cette mort de son père n’était qu’une farce.

Lorsque le médecin de comédie entre en scène (c’est un ami du jeune amoureux qui joue le rôle), l’enjeu est clair : le faux (médecin) doit faire passer le faux décès pour authentique. Clairement, on se trouve dans un théâtre « au second degré ». Le spectateur est amené à constater dans une représentation de comédie comment une comédie peut modifier le comportement des gens. Il ne saurait alors s’empêcher de penser qu’on pourrait également vouloir agir sur lui, donc de s’interroger sur les objectifs du théâtre. On reconnaît dans ce questionnement une thématique aristotélicienne, et c’est d’ailleurs de manière très « aristotélicienne » que l’on annonce la fonction du faux médecin : il doit conférer à toute l’affaire de la « crédibilité » (ὁ δ´ ἰατρὸς ἡμῖν πιθανότητα σχῆι τινα. 390), ce qui nous met sur la voie du « nécessaire » et du « vraisemblable » de la Poétique5. Il est dit d’une certaine manière que si le rôle est bref, son importance est néanmoins grande. Le poète n’annonce pas un amuseur dont la présence serait destinée à dérider pour un instant le public sans qu’il y ait nécessairement de lien avec la trame de la comédie (le μῦθος aristotélicien). Tout au contraire, les termes utilisés conduisent à se demander ce que le personnage apporte à ce qui constitue l’ensemble de la pièce. Et l’on se souviendra que pour Aristote ce que l’on peut ajouter ou soustraire sans que le tout s’en trouve modifié n’appartient simplement pas à ce tout6.

Donc, Ménandre introduit son faux médecin. Premier point qui importe : il est clair que c’est un faux, Daos a bien déclaré qu’on allait se livrer à une mise en scène7, et le spectateur ne s’y trompera pas. Cela signifie également que le personnage auquel Daos distribue un rôle devient de ce fait un « acteur ». Par contrecoup, les autres personnages deviennent en quelque sorte « vrais », bien qu’ils soient également joués par des acteurs : c’est en les observant qu’on saura comment fonctionne la supercherie.

En l’occurrence, c’est la réaction du méchant Smicrinès qui importe le plus. S’il prend pour bon argent l’histoire du décès de son frère, tout s’arrange pour les jeunes amoureux. Mais il ne sera berné que si le faux médecin lui paraît crédible8. La scène n’est conservée que dans le seul manuscrit Bodmer (sur le parchemin de Florence, le texte s’interrompt avant l’entrée du médecin), et ce manuscrit est mutilé. Il faut par conséquent le compléter en recourant à des conjectures. Pour tenter cette opération, il faudra tenir compte de la situation dramatique particulière dans laquelle on se trouve.

Nous n’entrerons pas dans le détail des problèmes de texte qui se posent dès le début de la scène. En effet, si le feuillet du papyrus Bodmer est en mauvais état, on perçoit cependant très clairement que le faux médecin est en train de servir son pseudo-dorien à ses auditeurs (c’est un peu l’équivalent du latin médical chez Molière)9. Il est tout aussi clair que Smicrinès le prend au sérieux : les propos qu’il lui tient seraient incompréhensibles s’il ne le tenait pas pour un vrai médecin10. C’est alors qu’arrive le moment où Ménandre doit faire sortir son médecin de scène : désormais, il ne sert plus à rien, car tout a été fait pour que le spectateur considère que Smicrinès est convaincu que son généreux frère Chéréstrate vient de mourir. De surcroît du simple point de vue technique, Ménandre a probablement besoin de l’acteur pour jouer un autre rôle dans la pièce (rappelons qu’il y a moins d’acteurs que de personnages).

Comment s’y prend-il ? Dans l’état actuel du texte, nous avons les possibilités suivantes :

dans la plus récente édition11, on trouve ceci aux vers 481sqq. selon la numération de l’éditeur :

(ΙΑ.) Προάγωμες, παῖ :

(ΣΜ.) Σέ, σὲ

]

(ΙΑ.) ].μετακαλῆς ; :

(ΣΜ.) Πάνυ μὲν οὖν

δ]εῦρ ᾿ ἀπὸ τῆς θύρας ἔτι. :

(ΙΑ.) οὐ]κ ἂν βιώιης τὼς θεώς. :

485 (ΣΜ.) ] αὐτὸν εὔχου τρόπον ἔχειν

].πολλὰ γίγνεται. :

(ΙΑ.) Γέλα

] φαμὶ τᾶς ὲμᾶς τέχνας (κτλ)

On entend le médecin dire à son serviteur « Partons ». Mais Smicrinès le rappelle, et c’est alors que se déroule un bref échange qui, selon cette vision du texte donnerait le résultat suivant (compte tenu également de la traduction de J.-M.Jacques et des indications contenues dans son apparat critique) : pour commencer, Smicrinès veut éloigner le médecin de la porte de Chéréstrate. A cela, le faux médecin réplique qu’il n’a rien à ajouter (rien qui compléterait le diagnostic qu’il a posé pour l’état de santé de Chéréstrate) et que l’on ne saurait faire violence aux dieux (θεώς est une conjecture de Gronewald, le texte de B est τεως). Smicrinès s’exclame alors « (Laisse-moi rire), demande-leur plutôt qu’il ressente quelque (mieux).Etc. » (485 : γελῶ· καλῶς τιν ᾿] αὐτὸν εὔχου τρόπον ἔχειν). A quoi le faux médecin répond que Smicrinès peut rire (« Ris (donc tant que tu voudras) », mais que pour sa part, il est sûr de son affaire (487, e.g. ἔμπειρος εἶμεν] φαμὶ τᾶς ἐμᾶς τέχνας, si l’on suit la conjecture de C.Austin). Après quoi, il lui annonce sa fin prochaine (489-490 dans cette édition).

Quelques points sont problématiques dans cette reconstitution. Pourquoi faudrait-il s’éloigner de la porte de Chéréstrate ? Smicrinès semble ne manifester que d’excellentes intentions et l’état de santé de Chéréstrate vient d’être évoqué sans équivoque à sa porte même12. Comment le médecin s’y prend-il pour répondre à une question qui ne lui a pas été posée ? Enfin, et peut-être surtout, que viendrait faire la soudaine sollicitude de Smicrinès pour son frère après tout ce qui a été dit précédemment de son affreux caractère ?

D’autres questions surgissent lorsque l’on considère le texte établi par Sandbach13

Les vers 455-457 de son édition se présentent comme les vers 481-483 chez J.M.Jacques. La suite est différente (en italique : propositions contenues dans le commentaire de Gomme-Sandbach) :

κληρονόμος ὢν οὐ]κ ἂν βιώιης τὼς τέως.

ἐρρωμένως τιν ᾿]αὐτὸν εὔχου τρόπον ἔχειν

καὶ γὰρ παρὰ λόγο]ν̣ πολλὰ γίνεται κτλ.

Dans cette version, le médecin dit : « Puisque tu hérites, tu ne pourras sans doute plus vivre comme tu l’as fait jusqu’à présent ». Mais pourquoi devrait-il faire cette déclaration ? Une fois encore, aucune question ne lui a été posée, on s’est borné à le rappeler et à lui demander de s’éloigner de la porte de Chéréstrate. Comment en viendrait-il, dans ces circonstances, à s’exprimer sur le mode de vie futur de Smicrinès ?

Nouvelle difficulté : quelque chose, dans la réponse attribuée à Smicrinès, doit expliquer la réaction de son interlocuteur (« tu peux rire », γέλα 460). Gomme-Sandbach l’expliquent ainsi : Smicrinès pourrait avoir dit quelque chose comme « Prie pour sa guérison, les médecins n’ont pas toujours raison »14. Cela justifie-t-il vraiment une réponse comme « tu peux bien rire » ? Peut-être. Mais cela n’explique pas pourquoi Smicrinès demande au médecin de s’éloigner de la porte.

Avec le texte et la traduction de Geoffrey Arnott, on s’approche d’une solution qui implique l’action scénique15. Le texte est le même que celui de Sandbach. Arnott renonce à toute conjecture qui compléterait les vers et donne au lecteur sa vue de la situation dans sa traduction (avec une prudente remarque préliminaire touchant les incertitudes qui planent sur les vers 458-46116) :

DOCTOR :

Let’s gang awa’ lad.

(The doctor and his assistant move to leave, off right)

SMIKRINES

You,

[Doctor, hey (?)] you !

DOCTOR :

Ye ca’ me back ?

SMIKRINES

Yes, yes

[come over (?) here, [a little (?)] further from the door.

DOCTOR :

(approaching Smikrines, and examining him closely)

Ye’ll nae live [in the future (?)] as ye lived afore !

SMIKRINES

[Nonsense ! (?)] You ought to pray that you’ll enjoy good health

Like mine ! [But life (?)] sends many [shocks (?)]

DOCTOR :

Ye may

Mock, [but (?)] I say [nae (?) skeell [surpasses (?)] mine !

(Suit alors la prédiction de la mort prochaine de Smicrinès).

Une différence décisive apparaît dans cette vision de la scène : ce que dit le médecin lorsqu’il est rappelé et qu’on lui demande de s’éloigner de la porte est en rapport avec la santé de Smicrinès, et non avec celle de Chéréstrate.

Il me semble qu’on pourrait y ajouter deux arguments et, pour finir, quelques suggestions de compléments dans le texte.

Commençons par les arguments.

Dans l’esprit de la Poétique d’Aristote, on se représentera la scène « visuellement »17, on imaginera qu’on la voit jouer. Pourquoi Smicrinès insiste-t-il pour que l’on s’éloigne de la porte de Chéréstrate ? Et pourquoi Ménandre fait-il se dérouler cette action en deux temps (ἔτι, au vers 457, implique que le médecin se rend à l’appel, mais que dans un premier temps, il ne se tient pas assez éloigné de la porte) ? La raison ne peut tenir à l’état de santé de Chéréstrate : on vient de voir que cet état de santé s’est déjà trouvé clairement évoqué, et l’on a même parlé de son décès (447) sans prendre la précaution de s’éloigner de la porte. Si donc Smicrinès veut éviter que Chéréstrate puisse éventuellement l’entendre, c’est qu’il veut parler d’autre chose. Cette autre chose, si l’on considère la suite de la scène, est apparemment la santé de Smicrinès lui-même.

Le texte indique ici une circonstance importante : on s’éloigne en deux étapes. Nous sommes manifestement sur un niveau où l’on peut imaginer que le « spectacle », ce qu’on voit par opposition à ce que l’on entend (ὄψις), joue un rôle important. S’éloigner une première fois, puis insister pour qu’on s’éloigne encore plus est un jeu de scène indiquant très clairement que les occupants de la demeure ne doivent pas pouvoir entendre ce qui va se dire ni voir ce qui va se passer. Et cela ne se passe pas en paroles, mais en gestes que l’on peut percevoir dans le texte. On conclura dans le sens même de la traduction d’Arnott : le faux médecin examine Smicrinès18. Cette action n’est pas accompagnée de paroles.

Cela nous conduit à un second argument : lorsque Smicrinès rappelle le faux médecin, ce dernier répond…].μετακαλῆς ;, donc une réplique s’achevant par un terme comme « m’appelles-tu ? », à quoi Smicrinès répond « exactement » (πάνυ μὲν οὖν). Le médecin douterait-il qu’on s’adresse à lui par les mots « eh ! toi ! » (σέ, σέ) parce qu’il y aurait en scène trop d’autres personnages ? Ou bien se demanderait-il si l’on veut vraiment le rappeler ou s’il n’y a pas quelque autre motif à la conduite de Smicrinès ? L’une et l’autre solution sont difficiles à justifier ; on peut en conclure que la réponse « exactement » n’a pas trait à la personne du médecin, ni au fait qu’on le rappelle, mais à tout autre chose. La réponse de Smicrinès (« exactement ») confirme que Smicrinès est en train de faire ce qu’un médecin désigne par le terme de μετακαλεῖν. Dans tout ce qui précède immédiatement, Ménandre a montré à quel point l’ami de Chéréas maîtrise le jargon de la médecine (et cela dans le dialecte dorien qui est de mise en de telles circonstances). Il vient s’y ajouter ici qu’il existe un sens technique de μετακαλεῖν en médecine. On le trouve chez Galien : le mot, en jargon médical, signifie tout simplement « appeler en consultation »19. C’est bien ainsi qu’il faut sans doute comprendre le mot dans notre cas. Le faux médecin demande à Smicrinès s’il désire une consultation, Smicrinès répond « exactement », et le spectateur s’attend alors à voir un examen se dérouler sur scène. Le faux médecin aura l’occasion de montrer qu’il connaît aussi bien les gestes des médecins qu’il a su imiter leur langage depuis le début de cette courte scène. Cet examen achevé, le faux médecin va lancer un pronostic inquiétant et qui lui annonce une mort prochaine, un pronostic que Smicrinès se refuse à tenir pour vraisemblable. Ce qu’il aurait aimé entendre, c’est bien sûr qu’il allait vivre longtemps encore pour jouir de l’héritage de son frère…

Venons-en aux propositions. Si la solution proposée est vraiment adaptée à la situation scénique, il doit y avoir moyen de montrer qu’elle pouvait être exprimée dans des termes qui conviennent à l’état de notre texte. Voici comment pourraient se présenter les vers 456sqq. :

(ΙΑ.)

].μετακαλῆς ; :

(ΣΜ.)

Πάνυ μὲν οὖν ·

πρόελθε μικρὸν δ]εῦρ ᾿ ἀπὸ τῆς θύρας ἔτι. :

(ΙΑ.)

δύ ᾿ ἁμέρας οὐ]κ ἂν βιώιης τὼς τεώς. :

(ΣΜ.)

σὺ τοῖς θεοῖς τὸν] αὐτὸν εὔχου τρόπον ἔχειν

ἀπροσδόκητ]α̣ πολλὰ γίγνεται. :

460 (ΙΑ.)

Γέλα

αἰ λήις. κρατεῖν δέ] φαμὶ τᾶς ὲμᾶς τέχνας (κτλ)

457 in. Lloyd-Jones 460 et 461 in. Sandbach

Le médecin

… tu m’appelles en consultation ?

Smicrinès

Oui, parfaitement (… le médecin s’approche, Smicrinès lui indique par gestes qu’il faut que tous deux s’éloignent de la porte de Chéréstrate. Le médecin veut examiner Smicrinès, mais ce dernier insiste :) par ici, loin de la porte, encore un peu. (Le médecin le suit et procède à l’examen :)

Le médecin

Il ne te reste pas deux jours à vivre comme tu as vécu jusqu’à présent.

Smicrinès

Prie plutôt les dieux pour avoir une santé comme la mienne. On ne sait jamais ce qui peut arriver.

Le médecin

Tu peux railler tant que tu veux, mais je l’affirme : je suis maître de mon art (etc.)

On peut considérer que l’on respecte ainsi la manière de Ménandre, et pour plusieurs raisons.

Tout d’abord en accordant toute son importance à l’effet visuel (l’ὄψις d’Aristote). Dans le Bouclier, tout commence par un effet visuel : le bouclier, partie du butin de guerre, crée le malentendu. C’est un objet montré au public. Peu après, la déesse « Fortune » (Τύχη), qui prononcera le prologue retardé, est d’abord offerte en spectacle avant qu’elle ne prenne la parole (97sq.) ; elle ne se nommera qu’au dernier vers de son intervention, son nom étant le dernier mot qu’elle prononce (148). Le plan rusé de Daos repose entièrement sur l’effet visuel : un faux cadavre (345sq.), un faux médecin.

Une autre considération touche encore à la question de l’effet visuel. Le spectateur est amené à considérer que le faux médecin a bien joué son rôle. Smicrinès est persuadé que son frère Chéréstrate est à l’article de la mort. Mais toute la machination pourrait s’écrouler si le jeune homme qui s’est déguisé en médecin n’était pas dans ses actes aussi plausible qu’il l’a été dans ses paroles. C’est ainsi que se crée une nouvelle tension, laquelle se résout dans un dernier effet comique accompagnant la sortie de scène du faux médecin. On peut songer ici à un cas semblable : la scène du « maître d’hôtel » (τραπεζοποιός) : elle se termine également sur un effet comique supplémentaire tirant parti des préjugés concernant les Phrygiens et les Gètes (241-245)20. Bien évidemment, on imagine que la mise en scène tirait parti de ces données avec plus ou moins d’habileté.

Mais ce qui importe le plus, c’est peut-être bien ce que l’on apprend sur le comportement de Smicrinès (son ἦθος en termes aristotéliciens). La nouvelle de la mort de son frère provoque en lui une question qui peut tout d’abord sembler très naturelle : qu’en est-il de ma propre santé ? Bien vite cependant, on réalise que la consultation du faux médecin prend place dans la ligne d’un comportement constant : toutes les questions posées par Smicrinès depuis le début de la pièce n’ont qu’un seul objectif, à savoir son avantage matériel. Ici, le souci qui l’anime est de savoir s’il pourra longtemps encore jouir de l’héritage qui se présente à ses yeux. Lorsque la réponse du médecin ne correspond pas à son attente, il la refuse ; tout simplement. Ainsi, le spectateur le constate, Smicrinès ne croit que ce qui lui plaît : le médecin qu’il refuse de croire est celui-là même auquel il avait fait confiance lorsqu’il lui annonçait la mort de son frère. C’est bien l’homme décrit par la déesse Fortune dans le prologue : … « il surpasse en méchanceté tous les autres hommes (…) il ne veut que posséder, tout posséder… » (116-120).

A cela vient s’ajouter ce que Ménandre nous apprend sur le comportement du jeune homme déguisé en médecin. Ne pourrait-on penser que ce jeune Athénien se conduit de manière bien désinvolte ? Et ce serait là un ami de l’honnête Chéréas, le jeune amoureux ? Dans cette fin de scène, Ménandre lui permet de montrer ce qu’il pense de Smicrinès, de l’aligner en quelque sorte sur l’éthique de la déesse Fortune. Lorsqu’il lui annonce sa fin prochaine21, il montre par là qu’il a parfaitement compris le sens de la question qui lui est posée et témoigne de son indignation : la plaisanterie qu’il se permet apparaît comme une punition morale. Le spectateur comprend qu’il peut partager les valeurs du jeune homme qui joue le rôle du faux médecin. Pour lui aussi, Smicrinès est indigne de vivre22.

____________

1 Version remaniée d’un texte a paru pour la première fois en langue allemande dans un recueil de mélanges en l’honneur de Horst-Dieter Blume (cf. bibliographie, 2000). Il est ici traduit et adapté à l’objectif du présent volume, notamment aussi pour éviter les redites. A l’époque, la nouvelle édition du Bouclier publiée par Jean-Marie Jacques (« Les Belles Lettres », Paris, 1998) avait provoqué un renouveau d’intérêt pour cette comédie.

2 Le futur mari, que Ménandre présente comme un amoureux sincère, appartient à la famille proche (fils d’un premier mariage, sa mère est à présent l’épouse du frère généreux).

3 Daos n’agit pas sans motif personnel. En effet, si le mariage projeté par Smicrinès avait lieu, Daos, esclave de la famille de la mariée, deviendrait esclave de Smicrinès. C’est également cela qu’il s’ingénie à éviter.

4 C’est ici le plan de Daos. Dans les « faits », à savoir la trame comique, le frère supposé mort reviendra vivant de la guerre et sa sœur ne sera donc plus « épiclère ».

5 εἰκὸς/ ἀναγκαῖον cf.1451a12. Sur le rapport avec πίθανος cf.1460a27.

6 ὁ γὰρ προσὸν ἢ μὴ προσὸν μηδὲν ποιεῖ ὲπίδηλον, οὐδὲν μόριον τοῦ ὅλου ἐστίν. (Poet.1451a34-35).

7 Voir les vers 329-330 : δεῖ τραγωιδῆσαι πάθος /ἀλλοῖον ὑμᾶς « Il vous faut ici mettre en scène une fin tragique ».

8 Voir, au vers 390, le mot « crédibilité » (πιθανότητα).

9 Au vers 439 αὐτῶ τὰν χολὰν est plus vraisemblable que τᾶν χολᾶν cf.451.

10 Voir 446 μανθάνω. τί οὖν « Je saisis. Et alors ? » 449 μὴ θάλπ᾿, ἀλλὰ τἀληθῆ λέγε « …ne me ménage pas, dis-moi la vérité ».

11 Jean-Marie Jacques (1998).

12 La « porte » est un lieu tel que lorsque l’on s’y trouve, on est en quelque sorte déjà chez quelqu’un, même si l’on n’a pas pénétré dans l’édifice (voir, dans le Dyscolos, 82, l’incitation à s’éloigner de la « porte », en fait une incitation à ne pas rester « chez » Cnémon, alors même que la mésaventure de Pyrrhias poursuivi par Cnémon s’est déroulée aux champs, et non dans la demeure de Cnémon).

13 F.H. Sandbach, (1990). Première édition 1972 pour le texte et GS (1973) pour le commentaire.

14 Hence, Smikrines may have said e.g., « Pray for his recovery, doctors are not always right ». GS (1973) 101.

15 W.G. Arnott (1979).

16 The interpretation of lines 458-461 is highly uncertain. (79,1).

17 Arist. Poet 17, 1455a22-23 : δεῖ δὲ τοὺς μύθους συνιστάναι καὶ τῆι λέξει συναπεργάζεσθαι ὅτι μάλιστα πρὸ ὀμμάτων τιθέμενον. (« Il convient d’ordonner les intrigues et de les mettre en paroles en les tenant autant que possible sous les yeux »).

18 Dans le détail, on pourrait préférer que le médecin ne soit pas présenté comme s’approchant de Smicrinès et l’examinant (approaching Smikrines and examining him closely), mais comme répondant à l’appel de Smicrinès, puis le suivant pour s’éloigner de la porte avant de l’examiner.

19 Selon le TLG dans le De methodo medendi vol.10, p. 3, l.18. Ἐπειδὰν νοσεῖν ὑπάρξωνται, μετακαλοῦνται τῶν ἰατρῶν οὐ τοὺς ἀρίστους… « Lorsqu’ils tombent malades, ils appellent en consultation des médecins qui ne sont pas les meilleurs… ».

20 Je me permets ici de mentionner une déclaration de Jerry Lewis entendue dans un entretien. Le célèbre comique américain racontait comment il avait eu l’occasion de discuter avec Charlie Chaplin lui-même d’une scène qu’il allait tourner. Dans cette scène, quelqu’un devait sortir d’une pièce sans avoir de bonne raison de le faire. Comment procéder ? Charlie Chaplin aurait alors suggéré d’organiser la sortie de telle manière qu’on y trouve encore une raison de rire. Le public ne songerait plus, dans cette circonstance, que la sortie du personnage ne répondait qu’à un besoin pratique du spectacle.

21 Malgré l’état du manuscrit Bodmer, la chose est sûre.

22 Ce jeune homme serait donc de l’espèce décrite par Ménandre dans le Moschion de La Samienne. Cf. H.J. Mette (1969).