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Chapitre 6: Ménandre en ses recoins1

André HURST

La différence qui saute aux yeux lorsque l’on compare un choix de citations d’une part et un texte complet de l’autre, c’est que le texte complet assume des devoirs, – cohésion, cohérence –, dont la citation est exemptée. Cette « liberté » du fragment a son prix : les résonances qui lui viennent de l’ensemble d’où il sort ne sont plus perceptibles. Dans le cas d’un texte dramatique, il suffira de mentionner l’exemple des citations d’Athénée pour mettre en évidence, à chaque nouvel extrait, l’absence de cet élément fondamental qu’est la trame, le μῦθος aristotélicien.

Or, il est bien connu qu’avant la publication du papyrus de Genève contenant une scène du Laboureur (P. Genau. 155, publié en 1897 par Jules Nicole), Ménandre était devenu pour ses lecteurs un champ de belles ruines, parsemé de morceaux dignes d’attention, mais que l’on ne pouvait jamais situer dans une trame où leur effet dramatique aurait pu être mis à l’épreuve. Au cours du vingtième siècle, les trouvailles papyrologiques ont permis de réparer cette situation et d’évaluer l’art de Ménandre sous l’aspect proprement dramaturgique, et non plus seulement à partir des contenus moraux ou philosophiques de morceaux choisis.

C’est ainsi, par exemple, qu’une tirade du Dyscolos, qu’on avait classée comme une réplique d’un jeune homme à Cnémon2, son père (le locuteur aurait donc été Gorgias), s’est dévoilée comme une réplique de Sostrate à son père Callipidès : des considérations sur les richesses et leur bon usage, qu’on aurait à la rigueur pu tenir pour des propos convenables de la part d’un fils à l’endroit d’un père misanthrope comme l’est Cnémon, changent totalement de contexte avec la découverte de la pièce complète. C’est le fils du riche Callipidès qui tient ces propos à son père, pour le convaincre de le laisser épouser une campagnarde sans fortune. Ménandre fait d’une pierre deux coups, semble-t-il : non seulement il défend l’idée d’une classe moyenne à travers le personnage sympathique du jeune amoureux (le jeune homme riche épouse la fille sans dot), mais il nous livre une illustration des bons effets de l’éducation ; en effet, la réaction qui sera celle de Callipidès donne à penser que les arguments du fils résultent de l’éducation reçue auprès du père. L’efficacité dramatique de la scène tient à cette insertion, qui n’était pas visible lorsqu’on ne possédait que la citation du fragment.

L’angle sous lequel on voudrait aborder ici les comédies de Ménandre pour faire ressortir le progrès apporté par les trouvailles papyrologiques s’inspire justement de ce retour en force du contexte dramatique. Cependant, plutôt que de reprendre le débat portant sur les grands thèmes ménandréens ou sur la composition de ses comédies, on peut se demander s’il ne vaudrait pas la peine de considérer ce qu’on nommerait volontiers les recoins, les parties considérées souvent comme négligeables, mais qui permettent justement d’éprouver le soin qu’un auteur accorde aux moindres détails.

Peut-être les termes de « recoins » ou de « détails » méritent-ils une brève remarque préliminaire : chacun peut citer des exemples de grandes œuvres dans lesquelles c’est justement l’un de ces détails qui constitue l’élément fondamental : que l’on songe au personnage d’Icare, petite figure apparemment perdue dans un coin du paysage chez Breughel, dans la célèbre Chute d’Icare, ou encore à la madeleine de Proust, objet minuscule dont surgit l’édifice de la mémoire. Dans le monde théâtral, on se souviendra par exemple d’un « petit rôle » célèbre : celui du « Weltgeist » au début du Faust de Goethe, brève apparition qui marque cependant tout le reste du drame. Il devrait par conséquent être clair que nous ne sommes pas à la recherche de ce qui est insignifiant, mais que nous nous proposons de considérer quelques « petits rôles », dès lors que la chose est devenue possible, dès lors aussi qu’on peut les situer dans leur relation avec un tout.

Il s’agira des rôles suivants : le cuisinier de la Samienne, la vieille Simiké dans le Bourru, le faux médecin dans Le Bouclier.

A l’évidence, un metteur en scène d’aujourd’hui les classerait dans les « petits rôles », à tout le moins au chapitre du budget de son spectacle. Sont-ils de petits rôles dans l’horizon d’attente du public contemporain de Ménandre ?

Pour savoir ce que les spectateurs du quatrième siècle avant notre ère considéraient comme des « recoins » d’une pièce, on aimerait avoir l’équivalent de ce que les Grenouilles d’Aristophane sont pour la fin du cinquième siècle : on y constate que si les grandes options thématiques sont tenues pour centrales, une attention soutenue peut être accordée au détail de l’expression ou à l’usage de personnages mineurs.

Faute d’un pareil témoin, on se tournera vers deux textes qui peuvent nous servir de guides : une célèbre déclaration programmatique d’Antiphane, et un passage de la Poétique d’Aristote.

Dans sa comédie intitulée Ποίησις, un personnage tient le langage suivant :

C’est une bien belle chose que la tragédie : d’entrée de jeu, ce qu’on raconte est bien connu des spectateurs, avant qu’on ait dit le moindre mot. Le poète peut se contenter de rafraîchir la mémoire. Si je dis « Œdipe », tout le monde connaît le reste : son père Laios, sa mère Jocaste, qui sont les fils et les filles, ce qui lui arrive, ce qu’il a fait. Et si l’on prononce le nom d’« Alcméon », même les enfants vous raconteront tout, tout de suite : il devient fou et tue sa mère, Adraste va venir, indigné, et va repartir (…) et puis, quand ils n’ont plus rien à dire, et qu’ils sont au bout de leur savoir dramatique, ils font marcher la machine comme on lève le petit doigt, et les spectateurs sont ravis. Pour nous, ce n’est pas la même chose : nous devons tout inventer, des noms nouveaux (…) et dire ce qui s’est passé au préalable, la situation présente, comment l’histoire finit, comment elle commence : si un quelconque Chrémès ou un Phidon oublie la moindre de ces choses, on le siffle, mais Pélée ou Teucros peuvent se le permettre sans problèmes.

Athénée 222a-c = PCG II fr. 1893

Il ressort de cette déclaration un rien polémique que si la tragédie peut s’offrir le luxe de raconter mal, c’est que le moindre personnage et le moindre fait tragiques sont prétendument connus du public (on sait qu’Aristote ne partage pas cette opinion [Poet. 1451b26]), alors qu’un auteur comique doit inventer jusqu’au plus infime détail et jusqu’au plus humble de ses personnages. Les sifflets du public sanctionnent ici l’échec.

Retenons de cette déclaration qu’elle comporte une sorte de défi : le poète se permet d’attirer l’attention du public sur des faits qu’il aurait à la rigueur pu faire passer comme « la part du feu », mais à propos desquels il pointe le doigt sur la difficulté. La supériorité de la comédie est visible dans l’attention qu’elle réclame de la part de son poète jusque dans les recoins que l’on pourrait songer à négliger.

Deuxième observation : Antiphane fait mine de considérer qu’aucun personnage de la comédie n’est livré par la tradition, et que le poète se trouve, à chaque nouvelle pièce, au niveau de la table rase. Nous avons tendance à penser que tel n’est pas vraiment le cas, mais peu importe ici : ce qui compte, c’est la perspective que nous donne un poète de l’époque, non ce que nous pouvons déduire d’une considération relevant de l’histoire littéraire.

Nous sommes ainsi en possession d’un critère que nous offre Antiphane et que nous appliquerons à la lecture de Ménandre en ses recoins : le personnage a-t-il une consistance propre, liée à la trame de la pièce, ou peut-on le classer dans les utilités négligeables, ce que les comédiens appellent parfois de manière méprisante un « madame est servie » ?

Une seconde pierre de touche nous est offerte par Aristote lui-même.

On sait que nous ne possédons plus le livre qu’Aristote est censé avoir écrit sur la comédie, le deuxième livre de la Poétique, devenu célèbre d’un jour à l’autre par l’usage qu’en fait Umberto Eco dans Il nome della rosa. Je ne me prononcerai pas davantage sur le plaidoyer remarquable de Richard Janko, tentant de nous convaincre que le Tractatus Coislinianus serait à tout le moins un précis tiré de ce deuxième livre4. On peut en effet tirer parti de la Poétique telle qu’elle nous est conservée, dès lors que la tragédie s’y trouve manifestement prise pour exemple de ce qui peut se créer de plus complexe dans le domaine littéraire : une observation qui la touche est donc applicable à toute forme littéraire, comme Aristote le montre bien dans la manière dont il applique à l’épopée certaines remarques émises à propos de tragédie. Une phrase de la Poétique se situe à un niveau d’abstraction qui lui permet un large champ d’application, ce qui nous autorise, semble-t-il, à l’utiliser dans le contexte de la comédie : « Ce qui peut, sans qu’on remarque rien, être présent ou absent, n’est pas une partie du tout ». (ὁ γὰρ προσὸν ἢ μὴ προσὸν μηδὲν ποιεῖ ἐπίδηλον, οὺδὲν μόριον τοῦ ὅλου ὲστίν 1451a).

Notre deuxième critère est par conséquent le suivant : Ménandre fait-il apparaître une connexion avec l’ensemble de la pièce dans le traitement qu’il réserve à ses personnages secondaires ?

Les « petits rôles » qu’on se propose d’examiner sortent tous trois du codex Bodmer de Ménandre et l’on aura compris que ce n’est pas un hasard : c’est la principale trouvaille papyrologique qui nous permette aujourd’hui de réévaluer les contextes dramatiques de pièces qui étaient au mieux connues partiellement jusqu’au moment de cette publication majeure pour notre connaissance du grand poète athénien.

Le cuisinier de la Samienne

Ménandre est en quelque sorte « attendu au virage » par son public au moment où il introduit son cuisinier aux vers 283sqq. de la Samienne. Sur l’ensemble de la question, on peut renvoyer le lecteur à l’ouvrage désormais classique de H. Dohm (1964). Dans notre contexte, il suffira de considérer l’un des extrêmes que peut atteindre la figure de ce personnage-type dans la documentation qui nous est conservée : le cuisinier de Damoxène (Ath.102a-103b)5. Un personnage bavard et prétentieux, dont la seule excuse pourrait être qu’il s’exprime en marge d’un art culinaire pour lequel on l’apprécierait, mais qui professe un souverain mépris pour les ustensiles et la pratique de la cuisine, tout entier attaché à donner de lui une image de philosophe de la diététique. Les deux traits saillants que Damoxène choisit pour faire rire de son personnage « obligé » sont par conséquent le bavardage et un sens dévoyé de l’activité professionnelle. Que l’on superpose à cette caricature le personnage du cuisinier de la Samienne (283-295)6 :

Parménon

Hé, le cuisinier, je ne vois pas, par les dieux, pourquoi tu transportes des couteaux, tu es parfaitement capable de trancher de tout en paroles.

Le cuisinier

Mon pauvre. On voit que tu n’es pas du métier.

Parménon

Moi ?

Le cuisinier

Hé, oui, par les dieux, si je te demande combien de services il y aura, combien de femmes à table, à quelle heure on mangera, s’il faut un garçon pour servir, si vous avez assez de vaisselle, si le feu est abrité, s’il ne vous manque rien d’autre…

Parménon

Alors là, qu’est-ce que tu me les tranches, je ne sais pas si tu as remarqué, mon vieux, en tout petits morceaux, pas comme toi !

Le cuisinier

Va te faire pendre !

etc.

Le contraste avec Damoxène ne saurait être plus marqué. C’est le serviteur Parménon qui est manifestement induit en erreur par un horizon d’attente dans lequel le cuisinier devrait se comporter en « cuisinier de comédie ». En fait, il saute aux yeux du public que la situation est renversée : Parménon, à travers ses remarques, rappelle ce que devrait être la figure schématique qu’un poète sans imagination pourrait faire apparaître en scène à ce point de l’action. Il n’en ressort que mieux que le cuisinier qui se présente devant nous est tout le contraire : c’est un pur professionnel avare de mots7. Ménandre trompe ainsi l’attente du public, et pousse jusqu’à souligner qu’il le fait en utilisant Parménon comme relais de la vision schématique du personnage (d’une certaine façon, Parménon provoque ici un rire « Bergsonien » par son incapacité à s’adapter à la situation nouvelle dans laquelle il se trouve).

Si nous soumettons à présent ce petit rôle aux critères retenus, nous commencerons par observer que du point de vue d’Antiphane, on se trouve bien devant une création : le poète a choisi d’innover là où il aurait parfaitement pu se satisfaire d’une bonne recette que le public était apparemment toujours prêt à déguster avec la même satisfaction.

L’usage du critère aristotélicien est en apparence plus délicat. Dira-t-on qu’il fallait un cuisinier sur scène dès lors qu’il était question d’organiser un mariage ? Ce serait une manière un peu trop élémentaire de justifier que le cuisinier soit ici inséparable du tout. On peut, et l’on doit sans doute, aller nettement plus loin.

En fait, le cuisinier que nous présente ici Ménandre se révèle paradoxal, si l’on considère l’usage ordinaire qui est fait de ce type de personnage. Son aspect paradoxal est souligné par la présence d’un interlocuteur, Parménon, qui le traite en ne tenant compte que des apparences, ce qui provoque son erreur. Or, on se trouve justement dans une « comédie des erreurs » : Déméas, le père adoptif généreux, est doublement induit en erreur. En effet, il commence par croire que sa concubine Chrysis a voulu avoir un fils de lui pour se faire épouser (or, son enfant est mort-né, et elle fait passer pour sien le fils du jeune couple d’amoureux que l’on veut marier) ; en second lieu, surprenant des propos tenus à la dérobée, il est conduit à imaginer que Moschion, son fils adoptif, a eu des relations amoureuses avec Chrysis (alors que Moschion a rendu mère la fille du voisin, à laquelle on entend justement le marier…). Ici, Ménandre profite de la situation pour montrer l’effet délétère des modèles tragiques sur le comportement de citoyens bien intentionnés comme le sont les pères des jeunes gens : au lieu d’analyser la situation sobrement, ce qui conduirait à constater que les pères et les enfants sont d’accord (mais alors, il n’y aurait pas de comédie…), Déméas et Nikératos interposent des schémas tragiques entre ce qu’ils apprennent et le réel ; c’est ainsi que Chrysis devient une « Hélène », que le pauvre Moschion a fait « pire qu’Œdipe », bref, les apparences triomphent de la réalité telle que le spectateur la connaît parfaitement dès le début de la pièce.

On peut donc dire que la mécanique dramatique de la Samienne réside dans l’opposition constante de la « réalité » et de ce qui en est perceptible au niveau des apparences. La scène du cuisinier fait justement ressortir ce mécanisme : l’arrivée sur scène d’un cuisinier paradoxal donne l’occasion de rappeler ce que sont les apparences attendues, à travers les répliques de Parménon, et de mesurer la différence entre ces apparences et ce que l’on voit, à savoir la prestation annoncée d’un pur professionnel. Le monde de la convention scénique est ainsi opposé à la « vraie » vie, ou à ce qui se donne tout à coup pour de la « vraie vie » par opposition à ce qui ne serait que de l’art. On se rappellera ici la célèbre exclamation : ὦ Μένανδρε καὶ βίε, πότερος ἀρ ᾿ ὑμῶν πότερον ἀπεμιμήσατο (« Ô Ménandre, ô vie, lequel de vous deux a-t-il imité l’autre ? »)8, une exclamation dont on voit ici la pertinence : Ménandre s’ingénie à faire passer la substance de la comédie pour de la vraie vie non seulement en dépeignant des personnages vraisemblables, mais en créant un trame telle que, jusque dans un détail comme l’apparition du cuisinier, il se donne la possibilité de définir lui-même ce qu’est la « vraie » vie.

Ainsi, pour revenir au critère d’Aristote, on constate que le cuisinier de la Samienne ne peut être ni retiré de la pièce, ni déplacé dans une autre comédie : la scène brève dans laquelle il paraît constitue un indice de lecture orienté vers ce que cette comédie entend précisément nous enseigner.

La vieille Simiké dans Le Bourru (Dyscolos)

Une brève scène du troisième acte de cette comédie repose sur le personnage secondaire de la vieille Simiké (574-601) : elle sort précipitamment de chez son maître, Cnémon le « bourru », se lamentant avec insistance sur le fait qu’elle a maladroitement voulu récupérer un seau tombé dans le puits de la maison, et qu’à cette occasion le sarcloir (δίκελλα) qu’elle utilisait pour l’opération, est à son tour tombé dans le puits. Gétas est témoin de ces lamentations et donne brièvement la réplique à Simiké, surtout pour la mettre en garde au moment où Cnémon fait irruption puis, inutilement, pour proposer ses services à ce même Cnémon : ce dernier vient en effet rechercher de force sa servante et menace de la faire descendre dans le puits pour qu’elle y récupère le sarcloir, avant de décider au moment de quitter la scène qu’il faudra bien qu’il y aille lui-même (574-599)9.

Simiké

Catastrophe ! Malheur ! ô quel malheur !

Gétas

Par le Grand Trou, voilà la vieille maintenant !

Simiké

Que va-t-il m’arriver ? En voulant retirer le seau, j’ai descendu le sarcloir dans le puits au bout d’une corde. Elle était pourrie, et voilà le sarcloir qui est au fond avec le seau maintenant.

Gétas

Bien fait !

Simiké

Aïe ! malheur ! le sarcloir dans le puits, avec le seau. Je l’ai lâché. Aïe !

Gétas

Tu n’as plus qu’à t’y jeter toi-même !

Simiké

Le maître en avait justement besoin pour transporter du fumier dans la cour. Il cherche l’outil partout à cette heure ! Aïe ! le voilà qui sort en hurlant !

Gétas

Sauve-toi, la vieille, il va te tuer, sauve-toi… non… défends-toi !

Cnémon

Où es-tu, vieille drôlese ?

Simiké

Pardon ! pardon ! maître, je ne l’ai pas fait exprès.

Cnémon

Rentre ! Marche !

Simiké

Que vas-tu faire ? S’il-te-plaît ?

Cnémon

Je vais te descendre dedans au bout d’une corde !

Simiké

Non, non, je t’en supplie !

Cnémon

Et à la même corde, par les dieux, et si elle est pourrie, tant mieux !

Simiké

Je vais appeler Daos au secours !

Cnémon

Tais-toi, ou gare. Rentre plus vite que cela, brigande !

Simiké

Malheureuse, plus personne pour m’aider, maintenant ! aïe10 !

Quelques vers seulement séparent cette scène de la fin de l’acte : on entend Gétas commenter la dureté de la vie pour les paysans de l’Attique, puis on voit Sostrate, le jeune amoureux, revenir précisément avec des paysans qu’il invite au repas du sacrifice au dieu Pan, paysans au premier rangs desquels se trouve Gorgias, demi-frère de la belle campagnarde dont Sostrate est tombé amoureux. Ainsi, l’acte se termine sur quelques paroles qui se raccrochent à la trame de la comédie dans ce qu’elle a de plus apparent.

A quoi ce personnage secondaire peut-il bien servir ?

Le critère tiré d’Antiphane ne causera pas de difficulté dans ce cas : cette vieille n’est pas un personnage type et l’on concédera que Ménandre l’a très vraisemblablement inventé. Par ailleurs, il l’a bien inséré dans la trame de la pièce telle qu’elle apparaît en surface : c’est une servante qui nous a été présentée au vers 31 du prologue par le dieu Pan. Elle ne surgit donc pas de n’importe où.

L’essentiel de notre question portera par conséquent sur le critère « aristotélicien » : en quoi cette brève scène fait-elle partie du tout ?

Reportons-nous à l’action : la première fois qu’il est question de Simiké, c’est au moment où l’on voit apparaître en scène la « jeune fille » dont Sostrate est amoureux. La raison qu’elle a de quitter la maison paternelle est qu’elle vient chercher de l’eau au sanctuaire de Pan : en effet, la vieille servante a laissé tomber le seau dans le puits qui se trouve à l’intérieur de la ferme, on ne peut plus se procurer l’eau que Cnémon a demandé que l’on chauffe sans tenter sa chance aux alentours d’une fontaine où l’on pourrait trouver de l’aide, en l’occurrence la fontaine des nymphes (197-199).

Il en ressort qu’une première « faute » est commise par la vieille Simiké, et que cette faute a pour conséquence immédiate la rencontre du jeune amoureux et de la belle qu’il n’a fait jusqu’à présent qu’entrevoir à la faveur d’une partie de chasse (39-44) : heureux hasard, bien calculé par Ménandre pour permettre une scène dans laquelle les spectateurs peuvent voir les amoureux en présence l’un de l’autre. Simiké, partie essentielle de l’action, n’est quant à elle pas visible et l’on se contente de la mentionner, elle et la maladresse qui justifie toute la scène.

La deuxième « faute » de Simiké découle de sa louable intention de sauver la situation en récupérant le seau à l’aide d’un sarcloir : c’est la scène qui nous occupe et au cours de laquelle le public apprend que Simiké n’a fait qu’aggraver son cas puisque le sarcloir est à son tour tombé dans le puits.

Le fil de l’action que l’on tient ici se réfère, on le constate, au puits de la maison de Cnémon d’une part, à la manière féminine d’agir d’autre part.

Le puits fonctionne comme un lieu central dans la trame de cette comédie : un savant crescendo fait qu’on y voit chuter d’abord un objet anodin, dont il est plus que vraisemblable qu’il tombe parfois dans un puits. Mais la chute s’accentue : un sarcloir ne tombe pas, normalement, dans un puits. L’étape suivante est franchie avec la menace de Cnémon de précipiter sa servante dans le puits : on apprend de ce fait que le puits est assez grand pour qu’un humain y chute à son tour. Or, et c’est le sommet du crescendo, c’est Cnémon lui-même qui finira par tomber dans le puits.

D’autre part, ces événements opposent clairement la conduite de Cnémon et celle des deux femmes qui vivent sous son toit : sa fille et sa servante. Elles sont obéissantes là où il ne prétend en faire qu’à sa tête, elles songent au bien de Cnémon alors que ce dernier n’a d’yeux que pour son malheur personnel. De surcroît, elles sont promptes à s’accuser elles-mêmes alors que Cnémon ne met jamais en doute ce qu’il considère comme son bon droit.

On peut constater qu’autour de ce puits, les femmes de la maison font ressortir la misanthropie de Cnémon en présentant au public un échantillon de qualités qui s’opposent aux défauts de Cnémon et le montrent comme au repoussoir, et cela alors qu’elles vivent dans le même lieu « désert » (e.g. 597, plainte de Cnémon à ce sujet).

Or, la présence de ce puits nous met sur la voie d’une signification profonde de la comédie du Bourru : au bout du compte, c’est Cnémon qui tombera dans le puits, et il en ressortira transformé. Il constate en effet que tout le monde est accouru à son aide. Sans les autres, il serait resté au fond du puits. Vivre seul n’est donc pas vraiment possible.… πολιτικὸν ζῶιον ἄνθρωπος (« L’humain est un être qui vit en société »), la célèbre formule d’Aristote11, pourrait être le slogan de la pièce : c’est en tous cas ce qu’admettra Cnémon (713), avec toutes les marques d’une mauvaise humeur qui fait que le personnage demeure vraisemblable.

On observera que dans tout ceci, le puits est présent comme un instrument incontournable de l’action, mais que la mise en œuvre de ce moyen dépend des figures féminines. C’est par l’intermédiaire de sa fille que Cnémon s’attire un contact, pour lui malvenu, avec la société de ceux qui ne vivent pas sous son toit, – et l’un des moments-clés de ce contact est lié à l’épisode du seau tombé dans le puits ; c’est par l’action de Simiké que se met en marche l’engrenage qui entraînera Cnémon au fond de son puits et au fond de lui-même tout à la fois, pour qu’il y découvre à la dure (πάθει μάθος) l’ampleur de son erreur lorsqu’il prétend vivre loin de tous.

Ce message s’enrichit d’une harmonique intéressante : on a vu comment à travers le comportement des femmes, Ménandre fait par contraste ressortir la nature de la misanthropie de Cnémon. Il semble bien qu’il s’en serve encore pour ajouter une dimension supplémentaire à la notion d’« animal politique ». En effet, si les femmes qui vivent aux côtés de Cnémon sont si importantes pour faire fonctionner ce qu’on peut nommer le « mécanisme du puits », c’est que Ménandre leur fait commettre des « fautes » : Simiké laisse tomber le seau dans le puits ; la jeune fille désobéit à son père : elle sort de la maison chercher de l’eau (mais c’est pour obéir malgré l’incident) ; Simiké, – et c’est la scène qui nous occupe – commet une nouvelle faute en croyant bien faire, et c’est la faute qui conduira à la péripétie finale de la chute de Cnémon dans le puits. La chaîne des événements qui conduit à démontrer qu’on ne saurait vivre seul dans un désert est ainsi dominée par des femmes qui commettent des maladresses12. Donc, s’il est bien vrai qu’on ne saurait vivre seul, il faut se garder d’imaginer que la société humaine repose sur la perfection de ses composantes : c’est bien plutôt l’erreur qui est présentée comme le ciment qui lie des êtres par eux-mêmes faillibles. Dès lors, la voie est ouverte à des mariages comme ceux qui terminent la pièce, et qui n’obéissent à aucune règle économique ou sociale courante dans l’Athènes de l’époque.

Le « petit rôle » de Simiké se révèle ainsi comme l’une de ces pièces de petite taille qui, à l’intérieur d’un mécanisme complexe, assurent une fonction essentielle : ôtez Simiké, et, au sens profond où la pièce apporte une leçon de sagesse politique, vous n’avez plus de Cnémon.

Le faux médecin du Bouclier13

On se rappelle la donnée : le faux médecin est un ami de Chéréas, le jeune amoureux. Sa brève apparition est liée à la mise sur pied d’une pièce à l’intérieur de la pièce : le mesquin Smicrinès, au nom quasi « balzacien » (on est tenté de traduire par « Mesquinet »), veut mettre la main sur la dot de sa nièce au nom de la loi sur les filles épiclères (le « bouclier » qui donne à la pièce son titre fait partie du butin de guerre qui constitue cette dot) ; or, cette nièce est la fille dont le jeune Chéréas s’est épris. Pour détourner Smicrinès de son projet, Daos, le serviteur futé, propose de recourir aux prestiges de la tragédie (δεῖ τραγωιδῆσαι πάθος dit Daos au vers 329) ; c’est ainsi qu’on va mettre en scène une fausse mort : celle du frère généreux de Smicrinès, le bon citoyen Chéréstrate, lequel donne son accord pour que l’on joue ce tour à son vilain frère. But de l’opération : Chéréstrate est également père d’une fille qui est une autre nièce de Smicrinès. Or, cette nièce-là est beaucoup plus riche que la première. Il s’agit donc de piéger l’affreux bonhomme : que Smicrinès change par pure cupidité ses projets de mariage avec une nièce moins fortunée et qu’ainsi le jeune Chéréas puisse épouser sa belle sans qu’une loi athénienne désuète ne la contraigne à devenir l’épouse de son oncle.

Dans ce contexte de jeu à l’intérieur du jeu, la fonction passagère de l’ami déguisé en médecin sera d’accréditer la version du prétendu décès de Chéréstrate ; il doit conférer une forme de garantie médicale à la situation imaginée, apposer en quelque sorte un sceau « professionnel » sur une donnée purement fictive (même si chez Chéréstrate, Ménandre a bien montré des signes de désespoir qui ont justement inspiré l’idée de mettre en scène sa mort supposée). C’est ce que le poète fait dire à son « maître d’œuvre » Daos pour conclure le deuxième acte : ὁ δ᾿ ἰατρὸς ἡμῖν πιθανότητα σχῆι τινα (« si… et que le médecin soit un peu vraisemblable »). Après cette déclaration qui n’est pas sans rappeler Aristote et ses catégories poétiques du « vraisemblable » (εἰκός) et du « nécessaire » (ἀναγκαῖον), Ménandre introduit sur scène le personnage éphémère du faux médecin, l’un des rôles les plus brefs de toute la pièce, pour peu qu’on puisse en juger dans l’état où elle se trouve. Le premier point essentiel réside ici dans le fait même que le personnage est donné pour « faux » : cette habileté induit une conséquence qui n’est pas immédiatement perceptible, à savoir que les autres personnages, par contraste, deviennent « vrais », alors qu’ils sont tout aussi fictifs que le personnage donné pour « faux ». Mais c’est aux réactions des personnages désormais implicitement « vrais » que le public va pouvoir juger de l’aspect vraisemblable du personnage « faux ». Ménandre détient ainsi toutes les cartes du jeu. L’enjeu réside dans la réaction qui sera celle du « méchant » Smicrinès. Croit-il à la supercherie qu’on lui présente, à savoir le décès de son frère Chéréstrate, et toute l’intrigue imaginée par Daos pour permettre le mariage des jeunes amoureux se trouve couronnée de succès. Il n’y croira, cependant, que si le faux médecin parvient à le convaincre (cf. 390 πιθανότητα).

La scène du faux médecin pose des problèmes textuels sur lesquels on peut ne pas revenir ici : qu’il me suffise de renvoyer à l’étude parue dans les mélanges en l’honneur de Horst-Dieter Blume (2000)14. Ce qui est clair dans l’état du texte, c’est l’entrée en scène du faux médecin (430sq.) : il traverse l’espace scénique en compagnie de Chéréas, répondant brièvement à Daos qui le supplie d’entrer au plus vite dans la maison de Chéréstrate (fin reconstituée du vers 431 : ἀλλ᾿ ἐγών ou ἀλλὰ χρή proposés par Austin). Lorsque l’on retrouve le texte, on assiste à un dialogue entre Smicrinès et le faux médecin qui donne à penser que la supercherie a bien fonctionné : les questions de Smicrinès sont en effet de celles que l’on poserait à un vrai médecin (446 τί οὖν ; « qu’en est-il donc ? », 449 ; μὴ θάλπ᾿ ἀλλὰ τἀληθῆ λέγε : « ne me donne pas de faux espoirs : dis la vérité »). A partir de ce point, par conséquent, le poète n’a plus qu’un seul problème à résoudre : comment faire sortir de scène le faux médecin ?

C’est ici que prend place une très courte scène mutilée, qui a parfois été restaurée sans tenir compte de l’ὄψις, à savoir de l’élément visuel du spectacle, partie constitutive du poème dramatique selon Aristote (Poet. 1449b, 1450b, 1455a) mais également selon Aristophane (voir la manière dont il vitupère les loqueteux d’Euripide dans ses Grenouilles notamment), selon Antiphane (dans le passage cité plus haut : le recours à la machine tient à l’évidence de l’ὄψις également), et certainement selon Ménandre lui-même si l’on se rappelle la manière dont il use de la présence matérielle du bouclier dès le début de la pièce. J’ai proposé la reconstitution suivante :

(ΙΑ.)

] προάγωμες, παῖ.

(ΣΜ.)

σέ, σέ

(ΙΑ.)

].μετακαλῆς ; :

(ΣΜ.)

Πάνυ μὲν οὖν ·

πρόελθε μικρὸν δ]εῦρ ᾿ ἀπὸ τῆς θύρας ἔτι. :

(ΙΑ.)

δύ ᾿ ἁμέρας οὐ]κ ἂν βιώιης τὼς τεώς. :

(ΣΜ.)

σὺ τοῖς θεοῖς τὸν] αὐτὸν εὔχου τρόπον ἔχειν

ἀπροσδόκητ]α̣ πολλὰ γίγνεται. :

(ΙΑ.)

Γέλα 460

αἰ λήις. κρατεῖν δέ] φαμὶ τᾶς ὲμᾶς τέχνας (κτλ)

457 in. Lloyd-Jones 460 et 461 in. Sandbach

Le faux médecin

Allons, garçon, en route !

Smicrinès

Hé, hé, toi !

Le faux médecin

(…) tu m’appelles en consultation ?

Smicrinès

Oui, c’est bien ça. Par ici, viens encore un peu plus loin de la porte.

Le faux médecin

(après l’avoir examiné) Tu n’en as pas pour plus de deux jours à vivre comme tu vis.

Smicrinès

Prie plutôt les dieux pour te porter aussi bien que moi ! Il peut arriver bien des choses qu’on n’attend pas.

Le faux médecin

Ris si tu veux, mais moi, je connais mon métier, je te le dis (etc.) »

L’essentiel de l’argumentation permettant de restaurer cette scène repose sur l’usage technique du verbe μετακαλεῖν, « appeler en consultation », et sur le comportement de Smicrinès qui demande au faux médecin de s’éloigner de la porte.

Ménandre a déjà fait entendre à ses spectateurs comment le jeune homme déguisé en médecin s’en tire pour parler le sabir médical, termes techniques et faux dorien compris. L’effet sur Smicrinès, on l’a vu, est présenté comme convaincant. Or, Ménandre ne se contente pas de faire ainsi fonctionner son « petit rôle » au niveau des simples nécessités de la trame (il pourrait, en fait, prendre congé du faux médecin à partir du moment où Smicrinès est montré comme berné par la supercherie : la « pièce dans la pièce » dispose désormais de sa vraisemblance), mais il le fait demeurer en scène et lui confie encore quelques répliques. A quoi servent-elles ? Le faux médecin, certes, use d’un nouveau sens technique pour un mot courant (ce qui l’a fait échapper parfois à l’attention des philologues), mais cela ne suffirait pas à justifier qu’on le maintienne sur la scène. Ménandre va lui donner l’occasion de montrer par un « examen médical » accompli en public la manière dont il sait jouer son rôle : en effet, si Smicrinès demande qu’on s’éloigne de la porte, c’est manifestement pour que la maisonnée de Chéréstrate ne puisse rien apprendre ni du fait que Smicrinès a profité de la présence d’un médecin pour s’informer de sa propre santé, ni, à plus forte raison, du résultat de l’auscultation.

On le sait, le médecin qui parle dorien est un personnage traditionnel de la comédie, c’est l’une des figures d’intellectuel dont le bon peuple aime à se gausser, et l’on a pu supposer qu’elle se trouve en filigrane derrière le Socrate des Nuées d’Aristophane. Ménandre reprend donc un personnage dont on pourrait penser qu’il appartient à l’arsenal du poète comique. Le critère d’Antiphane est-il donc satisfait, ou faut-il reconnaître un simple recours à un type donné ?

La réponse à cette question réside d’abord dans le fait que Ménandre recourt à un second degré (le personnage est présenté comme caricaturé par un jeune homme qui n’est justement pas médecin). Ensuite, rejoignant le critère aristotélicien, on observera que l’usage fait de l’ὄψις est bien dans l’axe d’une trame qui, dès le début, insiste sur le rôle de la vue : on montre le bouclier au début de la pièce, la trame repose en bonne partie sur une confusion visuelle entre le cadavre supposé du jeune Cléostrate et celui du soldat qui avait pris son bouclier par erreur dans le tumulte d’une attaque nocturne, etc. Mais surtout, comme dans les deux autres cas examinés, on gagne de l’information sur l’ensemble du μῦθος : Smicrinès s’enfonce dans son rôle de personnage mesquin en demandant au médecin une consultation touchant sa propre santé au lieu de s’inquiéter davantage à propos de celle de son frère. Il est évident qu’il espère pour lui-même un pronostic favorable : il souhaite désormais savoir pendant combien de temps il pourra jouir de l’héritage de son frère. Or, il se pose cette question au moment même où il vient d’apprendre la (fausse) nouvelle de la mort prochaine de ce frère. Ménandre aligne ainsi l’ἦθος de son personnage sur ce qu’il fait dire à la déesse Τύχη aux vers 116-117 : « pour la méchanceté, il l’emporte sur tout le genre humain » (πονηρίαι δὲ πάντας ἀνθρώπους ὅλως / ὑπερπέπαικεν). En outre, et comme par ricochet, on apprend quelque chose du jeune homme qui joue le rôle du faux médecin : il comprend instantanément l’intention mesquine de Smicrinès et se plaît à lui jouer un tour de sa façon, lequel tour constitue aux yeux du public une sorte de juste châtiment de sa cupidité. C’est du reste vers le châtiment de la cupidité que, d’une certaine façon, s’achemine toute la partie de la trame qui implique Smicrinès (cf. 138-146). Le même public est invité de la sorte à tirer également une conclusion sur le personnage du jeune amoureux, Chéréas : s’il a de tels amis, c’est qu’il est lui-même de cette trempe. Il est de ceux qui savent caricaturer les excès, reconnaître les vices et les châtier sans quitter le mode dépourvu de douleur (ἀνώδυνον) qui caractérise pour Aristote le rire de la comédie (Poet. 1449a). Il est donc évident que le faux médecin, s’il relève d’un type, est traité ici de manière non seulement originale, mais inséré profondément dans la trame de la comédie en ceci qu’il accentue un usage de l’ὄψις très présent dès la première scène, et qu’il sert de révélateur, directement ou indirectement, de personnages principaux comme Chéréas et Smicrinès. Le retirer ne nous priverait pas simplement, comme on serait tenté de le penser de prime abord, d’un rouage de la « pièce dans la pièce » organisée par le rusé Daos.

La conclusion que l’on retirera de l’examen de ces trois exemples est chaque fois la même : Ménandre en ses recoins est bien le même que Ménandre lorsqu’il brosse à grands traits la trame de sa pièce. Une même conscience du tout habite les grands et les petits rôles, et le critère d’Antiphane s’applique jusqu’à des cas dont on aurait pu penser qu’ils sont de ceux dans lesquels un poète laisserait les rênes de son imagination à des recettes de confort conventionnel. On peut même constater que le « petit bout de la lorgnette » n’est pas inutile pour saisir les enjeux dont les petits rôles sont des pièces constitutives. Plutarque avait peut-être à l’esprit cette impression de grande cohérence lorsqu’il faisait dire à Ménandre que la pièce était « écrite » déjà, et qu’il ne restait qu’à la mettre en vers15 : si le sentiment d’un même tout habite ainsi les détails, c’est bien, probablement, qu’on est en présence d’un art dramatique dans lequel tout est lucidement présent dans l’esprit du poète avant même le passage à l’écriture.

On est conduit à penser que c’est peut-être l’un des traits qui motivaient le rapprochement de Ménandre et d’Homère ; c’est en tous cas l’un des acquis dont nous sommes redevables aux découvertes papyrologiques qui ont ressuscité Ménandre.

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1 Contribution au congrès de Florence de 2003, Menandro : cent’ anni di papiri. Première publication : cf. bibliographie (2004).

2 fr.116 K.-T. (tiré de Stobée).

3 Mon illustre prédécesseur Isaac Casaubon a considéré qu’il fallait peut-être, dans le texte d’Athénée, remplacer le nom d’Antiphane par celui d’Aristophane. On ne l’a que peu suivi sur cette voie (PCG III, 247).

4 R. Janko (1984).

5 PCG V, fr.2, une scène de 68 vers, dont le cuisinier prononce l’essentiel, et qui laisse l’impression d’un long monologue.

6 Le texte selon l’édition de F.H.Sandbach (1990) à l’exception de ἔτυχες au vers 294, texte du codex Bodmer, de préférence à ἔτυχεν du papyrus du Caire. Voir à ce sujet Hurst (1973). La traduction est reprise de Ménandre, Théâtre (1981).

7 Le schéma du cuisinier bavard se superpose parfois, chez les philologues, aux intentions les plus claires du poète : Martha Krieter-Spiro (1997) parle ici de « Kaskade des Koches » (p. 164).

8 Aristophane de Byzance : cf. Syrianus, in Hermog. 2.23.10sq (ed. H. Rabe, Leipzig 1913) = Testimonium 32 Koerte-Thierfelder.

9 Traduction reprise de Ménandre, Théâtre (1981) ; il s’agit, pour la petite histoire, de l’adaptation du dramaturge suisse-romand Louis Gaulis, qui fut jouée lors de la première mondiale de la pièce après sa redécouverte dans le codex Bodmer (1959).

10 La traduction de Louis Gaulis se situe par anticipation sur la ligne d’une observation très fine de Martha Krieter-Spiro (1997) sur l’aspect émotionnel du personnage dépeint à travers l’abondance d’exclamations (239).

11 Aristote, Politique, 1253a.

12 Des maladresses qui trouvent leur contrepoint dans les échecs répétés de Sostrate, du côté masculin : cet aspect du personnage du jeune premier est souligné par N. Zagagi (1994), 26.

13 Pour un exposé plus détaillé de ce dernier cas, cf. Hurst (2000), version française infra p. 133-143.

14 Ci-dessous p. 133-143.

15 Plut.de Glor. Ath. 347e cf. supra, p. 37, n. 21.