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Chapitre 5: Ménandre et le méchant légaliste1

André HURST

καλὸν οἱ νόμοι σφόδρ′ εἰσίν· ὁ δ′ὁρῶν τοὺς νόμους

λίαν ἀκριβῶς, συκοφάντης φαίνεται.

(Ménandre, PCG VI 2, fr. 768)2

Bien belle chose que les lois ! Mais qu’on s’intéresse aux lois d’un peu trop près, et l’on aura l’air louche3.

Transmis par Stobée (4.2.7), ce fragment semble à première vue traduire un sentiment populaire relativement fréquent. C’est l’idée qu’on n’étudie vraiment les lois que pour se donner les moyens de les contourner : se tutto il codice dovessi leggere, qualche garbuglio si troverà s’exclame le juriste Bartolo dans les Noces de Figaro sur des notes allègres de Mozart. Plus près de nous, dans la célèbre série d’humour politologique de la BBC intitulée Yes, prime minister, on voit le premier ministre s’exclamer à propos d’une élue récalcitrante : but she is a lawyer, Bernard : getting around the law is what she is paid for4

Il y a donc un fond de « sagesse des nations » dans une moquerie lancée à l’endroit de qui s’occupe des lois, et l’on comprend aisément que Stobée n’ait pas manqué de glaner cette phrase dans une pièce de Ménandre pour l’élever ainsi au rang de maxime à valeur générale. On observera de plus que cette citation se trouve dans le Florilège en un point clé du chapitre quatrième, Sur les lois et les usages (περὶ νόμων καὶ ἐθῶν) : les six premières citations charrient l’idée uniformément positive d’une loi conçue comme auxiliaire de la justice. Mais la septième citation, la nôtre, semble amorcer un virage dans cette belle série. A partir de ce point, en effet, les maximes choisies tournent autour d’aspects moins iréniques de la loi, telle l’idée de loi du plus fort (n° 8, tiré de l’Ajax de Sophocle, 666-676), ou encore la possibilité de mettre la loi en discussion (n° 9, tiré du Timée de Platon, 17c-19b). On est clairement en marche vers l’aspect négatif : c’est dire que dans ces mots de Ménandre ainsi placés dans une position charnière, on était probablement sensible à une forme de critique perçue comme justifiée.

Cependant, lorsqu’une citation est extraite d’un texte dramatique, il y a dans ce fait lui-même une circonstance qu’on ne saurait négliger : en effet, l’auteur d’une pièce de théâtre s’exprime au travers de personnages dont il ne partage pas nécessairement les opinions ; on est même tenté de dire que c’est une condition fondamentale de l’écriture d’un texte dramatique, faute de quoi tous les personnages seraient plus ou moins des doubles de l’auteur. Ainsi, pour s’en tenir à Ménandre, il est évident que les propos tenus par Cnémon dans le Dyscolos ne reflètent pas systématiquement l’attitude de Ménandre lui-même à l’égard de l’humanité5. La double question qui découle de cette observation est la suivante : peut-on se faire une idée du degré d’adhésion de Ménandre à un propos comme celui-là, et peut-on imaginer quel genre de personnage pouvait être amené à le prononcer ?

On commencera par se demander s’il est des personnages de Ménandre auxquels cette critique pourrait s’appliquer. Or, il en est un qui saute aux yeux : Smicrinès, l’oncle cupide du Bouclier. Dans cette figure, on a l’impression que Ménandre nous offre l’illustration scénique de l’excès dénoncé dans notre fragment. Lorsque Smicrinès, au début de la pièce, apprend la mort de son neveu (on le croit mort par erreur, le spectateur l’apprendra plus tard), il s’intéresse immédiatement au contenu du butin rapporté de la guerre par le serviteur Daos (questions des vers 83 et 84) et doit se défendre non sans hypocrisie devant les remarques qu’il s’attire à ce propos de la part du bon serviteur :

84 (Δα) (…) οὐ πλείονος,

κληρονόμε. (Σμ.) πῶς ; οἴει <μ’> ἐρωτᾶν, εἰπέ μοι,

διὰ τοῦτ’ ; (…)

89 (Σμ.) (…) οὐθέν μοι μέλει

τούτων· ἐκεῖνος ὤφελε ζῆν.

(84-85) Daos

… il n’y en a pas plus, monsieur l’héritier6.

Smicrinès

Comment ? Crois-tu que je t’interroge pour cette raison-là ?…

(89-90) Smicrinès

Je m’en moque, j’aimerais mieux qu’il soit en vie.

Présenté sous un jour négatif, le personnage semble, de surcroît, caractérisé dès l’abord par son nom (« Smicrinès » serait l’équivalent de « Mesquinet » uel sim.). Un nom qui semble profiler le personnage (20sqq), comme le veut sans doute une convention du genre7. D’ailleurs, pour qui n’aurait pas encore compris, la déesse Fortune (Τύχη) se charge, dans son prologue retardé, de mettre les choses clairement au point :

114 (…) ὁ γέρων δ’ὁ πάντ’ἀνακρίνων ἀρτίως

γένει μὲν αὐτῶι θεῖός ἐστι πρὸς πατρός,

πονηρίαι δὲ πάντας ἀνθρώπους ὅλως

ὑπερπέπαικεν· κτλ

Le vieux qui à l’instant fourrait son nez partout, c’est son oncle paternel (scil. du jeune Cléostrate qui passe pour mort) ; c’est le plus vil des humains, etc. (114-116).

A partir de là, le public sait à quoi s’en tenir.

Or, c’est justement là le personnage qui va s’intéresser de près aux lois : à propos de la confiance que l’on peut accorder à un serviteur (154-158), mais ensuite et surtout à propos de la possibilité qui lui est offerte par la loi sur les filles épiclères d’épouser sa nièce, cette dernière présentant l’avantage d’être désormais héritière du butin de guerre (181-187), ce qui va créer une situation dramatique avec le jeune Chéréas. Le bon serviteur Daos doit même se défendre d’entrer dans une discussion juridique avec Smicrinès (200-204) et le poète, à cette occasion, fait sentir clairement de quel côté penche le bon sens. Au deuxième acte, le contraste entre le généreux Chéréstrate et son frère Smicrinès joue sur l’humanité du premier opposée au légalisme intéressé de l’autre. Smicrinès connaît la législation athénienne au point d’être par là même poussé à refuser une solution raisonnable qu’on lui propose (céder sa nièce, garder les biens) : un enfant non encore conçu pourrait un jour lui intenter un procès (269-273)8. Il couronne le passage par l’exigence de faire établir un inventaire écrit du butin rapporté par Daos : c’est la rupture du lien de confiance qu’on s’attendrait à trouver dans une famille. Cette situation sera explicitée dans la première tirade que Smicrinès prononce au début du troisième acte (391-398) et dans laquelle il se félicite que la confiance ait été remplacée par une procédure formelle. Mais le méchant de l’affaire sera finalement piégé par là où il a péché : à malin, malin et demi. La « tragédie » qu’on va mettre en scène, à savoir la mort supposée de son frère Chéréstrate, n’a d’autre but que de démasquer sa cupidité, car la fille de Chéréstrate est également sa nièce, elle serait également épiclère mais beaucoup plus riche que son autre nièce qu’il voulait épouser. La loi est utilisée par Ménandre de manière ambiguë : elle incite le méchant de la pièce à des vilenies, mais elle donne par là même la possibilité de le vaincre avec ses propres armes. On peut interpréter l’ensemble de la trame du Bouclier comme une charge contre la loi régissant le mariage des filles épiclères9. Dans le détail, c’est le personnage de Smicrinès qui est chargé de démontrer par son mauvais exemple les dysfonctionnements que cette loi introduit dans le tissu social. C’est lui le « spécialiste », c’est lui le méchant homme.

En existe-t-il d’autres dans ce qui nous reste de Ménandre ?

S’il est une comédie dans laquelle on s’attend à l’évocation des lois, c’est bien celle dont le titre évoque à lui seul la législation athénienne, à savoir L’Arbitrage. Les protagonistes de la dispute mise en scène au premier acte sont-ils des candidats plausibles comme cibles de la même critique qui semble concerner le Smicrinès du Bouclier ? Voici en effet Syriscos et Daos, deux personnages qui s’intéressent à des aspects légaux de la situation voulue par le poète : Daos a trouvé un nourrisson abandonné, Syriscos l’a reçu de lui pour l’élever, et l’on se demande à qui appartiennent les objets qui avaient été laissés avec le bébé en signes de possible reconnaissance. Daos prétend que les objets lui reviennent, Syriscos les revendique pour lui. Ils tombent d’accord pour s’en remettre à la procédure athénienne de l’arbitrage (d’où le titre de la pièce, littéralement : Ceux qui s’en remettent [à un arbitre]). Le public va donc assister à deux plaidoyers prononcés devant un arbitre, plaidoyers qui rappellent la proximité de la justice athénienne et du théâtre athénien (le pendant du plaidoyer sur scène serait, devant un tribunal, les mises en scène « théâtrales » destinées à apitoyer les juges, un procédé auquel se refuse justement le Socrate de l’Apologie de Platon). Or, dans ces plaidoyers, nulle mention ne sera faite d’une quelconque loi, seuls des principes seront mis en avant. Les arguments avancés semblent reposer sur le sens commun, jamais sur la législation10. Ainsi, malgré les apparences d’une trame reposant sur une procédure légale, personne n’encourt semble-t-il le reproche de s’intéresser aux lois « de trop près ». Il en ira de même lorsque Habrotonon, la courtisane au grand cœur, réfléchira avec Daos sur la conduite à tenir dès lors qu’un anneau qui accompagnait le bébé trouvé semble désigner pour père le jeune Charisios : le souci principal qui anime le personnage de Habrotonon sera et demeurera tout au long de la pièce celui de ne nuire à personne. Une maxime sur les lois, tirée explicitement d’Euripide, viendra même couronner au final la trame de la comédie : le viol par Charisios d’une jeune femme dont il découvre qu’elle est devenue entretemps son épouse légitime correspond à la volonté de la nature, qui se soucie peu des lois : « La nature l’a voulu, qui n’a cure des lois, elle qui a fait la femme précisément pour cela. » (1123= Eur. Augé, fr. 265a TrGF vol. 5, 1, p. 335)11.

Ainsi le Bouclier nous offre-t-il l’exemple d’un vilain qui s’accroche à la loi, mais que la loi va permettre de berner, cependant que l'Arbitrage met en scène une trame dans laquelle les personnages vont s’ingénier à faire prévaloir systématiquement des sentiments de justice et d’humanité. Sur le plan des idées-forces qui animent une action scénique, un mouvement est observable d’une pièce à l’autre, mouvement qui nous éloigne du légalisme au fur et à mesure que les dispositions les plus louables des personnages deviennent déterminantes pour le déroulement de la trame. La position extrême observable dans cette direction chez Ménandre pourrait bien se trouver dans cette comédie de jeunesse qu’est le Dyscolos, et si l’on cherche un opposé du Smicrinès du Bouclier, un bon candidat n’est autre que le Cnémon du Dyscolos.

Voilà un personnage dont le premier geste rapporté consiste à enfreindre une loi élémentaire : celle de l’hospitalité. L’infraction est d’autant plus grave qu’il s’agit d’une loi non-écrite, de celles qui, chez les Athéniens, jouissent d’un prestige particulier (Thuc. 2.37). Au premier acte en effet (103-111), Pyrrhias rapporte, hors d’haleine, comment il a voulu aborder courtoisement l’irascible paysan Cnémon et comment ce dernier l’a verbalement agressé avant de ramasser une motte de terre pour la lui jeter à la figure. Tout au long de la comédie, sa ligne de conduite va consister à éviter le moindre contact avec ses semblables. Nul besoin de lois pour qui vit à l’écart : Cnémon ne l’ignore pas, lui qui repousse le cuisinier Sicôn en soulignant le fait qu’il n’a pas conclu de contrat (συμβόλαιον) avec lui (469-470). Pourtant, au moment où les événements le contraignent à reconnaître qu’il a besoin de la société pour survivre, – lorsqu’on le tire du puits dans lequel il est tombé –, il démontrera une connaissance certaine des lois athéniennes (730-739). Cette connaissance, cependant, ne sera pas utilisée à son profit, et c’est ce qui le distingue d’un Smicrinès. Il s’en remet complètement à Gorgias, le jeune frère utérin de sa fille, pour prendre soin d’un héritage qui ne lui importe plus dès lors qu’il sent sa fin prochaine. Loin de chercher à tirer personnellement profit de sa connaissance des lois, Cnémon se montre au contraire heureux de pouvoir s’en tenir éloigné au moment où il renonce à tout. Gorgias fonctionnera comme une sorte de paravent entre lui et la société, et c’est donc Gorgias qui appliquera les dispositions légales requises12. Ménandre ne manque pas l’occasion de faire affirmer à Cnémon que le monde serait meilleur si tout le monde se conduisait comme lui, ce qui contribue à donner une présence dramatique au personnage : il ne se convertit pas à la vie en société, même s’il en reconnaît l’utilité. Or, le monde serait meilleur parce qu’il n’y aurait plus ni guerre ni tribunaux (741-747), et par conséquent, est-on tenté de dire, ni de ces lecteurs trop empressés des lois que sont les « sycophantes ». On a l’impression d’être dans la ligne exacte d’une autre sentence de Ménandre rapportée par Stobée : « Si tu es juste, c’est ton caractère qui te sert de loi »13. Le sentiment personnel de la justice surpasse le contenu des lois et vient le remplacer avantageusement : qui ne fait aucun mal n’a besoin d’aucune loi disait déjà Antiphane14.

Passons des personnages au poète lui-même. On ne saurait écarter la question qui se pose à son propos : en effet, s’il peut être considéré comme plausible que Ménandre milite pour un genre comique capable de s’en prendre à des principes fondamentaux de la législation, n’entre-t-il pas dans la catégorie de ceux qui regardent les lois d’un peu trop près ? Et ne tombe-t-il pas sous le coup de sa propre maxime ?

Les trois comédies du codex Bodmer ont ceci de commun qu’elles s’en prennent toutes trois à des principes qui régissent des aspects du droit attique15. Légitimité des enfants16, adoption et concubinage17 dans La Samienne, usages matrimoniaux et catégories sociales dans Le Dyscolos, loi sur les filles épiclères dans Le Bouclier. On constate cependant qu’une seule des trois comporte un personnage dont on pourrait dire qu’il regarde les lois de trop près, à savoir Le Bouclier avec son personnage de Smicrinès. Or, le poète, dans ce cas, est intéressé par l’attaque qu’il dirige contre la loi sur les filles épiclères, et ce qui lui sert d’argument, c’est le mauvais usage qu’on peut en faire, comme l’illustre le comportement de Smicrinès. Dans les deux autres comédies, même si l’on admet que ce sont également les fondements des lois qui sont l’objet de la critique, la différence est patente : Ménandre n’a pas besoin, dans ces deux autres trames, de personnages qui se référeraient explicitement aux lois pour tenter d’en tirer un avantage personnel.

On retrouve un usage différencié du recours aux lois dans d’autres comédies. Parmi celles dont il nous reste des fragments significatifs, on mentionnera celles qui l’utilisent comme un mécanisme de l’action (Le Carthaginois, Fabula incerta18). Pourtant, même si Ménandre fait dire à tel personnage qu’il faut enfreindre la justice pour s’enrichir rapidement (Le Flatteur, 43-45), rien n’indique que cette infraction repose sur un usage dévoyé des lois.

Il est clair, cependant, que lorsqu’il discute le fonctionnement des lois et des usages, le poète se fixe pour objectif d’améliorer la société à laquelle il s’adresse dans le cadre des fêtes de Dionysos, non de tirer un profit personnel d’une connaissance des lois qui permettrait d’en faire un usage dévoyé. Il ne tombe donc pas sous le coup de la critique qu’il adresse à ceux qui s’intéressent au sujet de trop près : il n’y recherche aucun avantage comparable à ceux qu’y trouveraient les « sycophantes » de notre fragment. Ces derniers, en effet, ne se définissent pas par le fait qu’ils regarderaient les lois de près avec des intentions touchant à la réflexion sociale et, accessoirement, à l’éducation du public.

On doit se demander, enfin, quel type de personnage ménandréen prononce la formule retenue par Stobée, quel type d’action scénique on est en droit de supposer pour motiver une telle déclaration. Une scène peut ici nous servir d’analogie dans ce qui est conservé de Ménandre : la scène au cours de laquelle le jeune Moschion, fâché d’avoir été soupçonné par son père adoptif Déméas, feint de partir pour la guerre (La Samienne, 616 sqq.). Le public sait que Moschion n’en fera rien, mais Déméas est présenté comme un père adoptif qui croit vraiment à la comédie qu’on lui joue, et qui va tenter de dissuader Moschion de partir s’engager comme mercenaire. Il lui tient un discours dont l’état de conservation permet de dire qu’il est émaillé d’au moins deux maximes de valeur générale : la première est de ne pas oublier tous les bienfaits reçus en ne songeant qu’à une seule erreur commise un seul jour (709-710), la seconde que montrer de l’empressement à se laisser persuader par un père vaut mieux que de résister à ses raisons (711-712). Habilement, Ménandre conduit alors l’action de telle manière que Moschion pourra ironiser sur ces « belles maximes » en les traitant de « philosophie », ce qui revient à dire que ce sont de vaines paroles (725), et tout s’achèvera par le mariage souhaité depuis le début de la comédie.

On observera que de manière assez proche, les belles déclarations sur la solidarité humaine et sur la paix sociale prononcées par Cnémon dans le Dyscolos (717 ; 743-745) arrivent elles aussi dans un contexte d’opposition entre des personnages (ici, c’est Gorgias qui tentait de persuader Cnémon de changer son style de vie solitaire). Dans les deux cas, le personnage central ne se convertira pas : Cnémon ne se réconcilie pas avec l’humanité (Dysc.746-747) malgré ce qu’il vient d’énoncer lui-même, Moschion ne s’avouera pas vaincu par le raisonnement de Déméas et jouera celui que les faits seuls peuvent convaincre, – en l’occurrence l’arrivée de la future épouse –, le reste n’étant que « philosophie » (Sam. 724-725).

Ces deux cas nous mettent sur la voie de deux observations : une maxime importante se trouve dans la bouche de quelqu’un qui est pris dans une situation dramatique d’opposition avec un autre personnage ; cette maxime importante n’entraîne pas nécessairement la « conversion » de l’interlocuteur. On a même l’impression qu’une telle conversion constituerait une faiblesse de la construction dramatique, de la « consistance » des figures scéniques mises en œuvre. La maxime s’adresse donc bien davantage au public, invité à la cueillir au passage pour en faire son bien.

Dans notre cas, il faudrait imaginer un personnage qui se trouve opposé sur scène à un « légaliste » (et non pas, par exemple, un personnage qui voudrait se soustraire aux lois en plaidant qu’il ne faudrait pas les regarder de trop près). Ce personnage serait exposé publiquement à cette « bonne parole », comme Moschion écoutant Déméas ou comme Cnémon reconnaissant qu’il s’est trompé19, mais demeurerait égal à lui-même jusqu’au bout.

Or, c’est à peu près ainsi que se déroulerait peut-être, dans ses grandes lignes, une scène entre Smicrinès et Chéréstrate dans la fin perdue du Bouclier. La déclaration initiale de la déesse Fortune selon laquelle Smicrinès ne changera rien à sa manière d’être malgré les déboires qui l’attendent (Asp. 143-146) conviendrait parfaitement à l’encadrement dramatique tel qu’il est observable dans les deux cas de La Samienne et du Dyscolos. En outre, la façon dont la maxime ne sert finalement de rien dans ces deux cas pour convertir un personnage de la pièce, mais constitue avant tout un message envoyé au public permettrait de penser que le fragment 768 reflète bien la pensée de Ménandre, et non celle d’un personnage dont il désapprouverait l’attitude.

On n’avancera pas avec trop d’assurance, cependant, l’hypothèse que le fragment 768 de Ménandre ferait partie de la partie perdue de notre texte du Bouclier : même s’il est possible d’y songer, la part considérable de l’œuvre perdue de Ménandre laisse ouvertes bien d’autres possibilités d’insertion, et l’on concédera que s’en tenir à l’infime partie conservée serait bien imprudent.

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1 Première publication dans un volume en l’honneur d’Alexandre Gavrilov, cf. bibliographie (2011).

2 = fr.545 Koerte.

3 Littéralement : « on aura l’air d’un sycophante ». Sur la question des « sycophantes » comme troisième catégorie des connaisseurs des lois (avec les exégètes et les logographes), cf. Triantaphyllopoulos (1985), 146, p. 32 et note 213 (p. 230-231).

4 Power to the people, dans Yes, Prime Minister, series two, BBC Worldwide Ltd 2005. La tradition britannique est constante sur ce point, et l’on citera comme un classique du genre la cinglante critique formulée par Jonathan Swift dans le cinquième chapitre de la quatrième partie de Gulliver’s Travels (1726).

5 Je dois ici mentionner une expérience qui conduit à la prudence : le philosophe René Schaerer, qui fut l’un de mes excellents maîtres à l’Université de Genève, nous expliquait Sartre en nous mettant en garde justement contre ce qu’il considérait comme une interprétation erronée de la formule « L’enfer c’est les autres » prononcée par un personnage de la pièce intitulée Huis clos. Selon lui, cette formule ne traduisait pas la pensée de Sartre, mais celle du personnage dans la bouche de qui Sartre l’avait mise, et qui était, du point de vue existentialiste, un personnage « inauthentique », un « salaud ». Or, j’ai entendu quelques années plus tard Sartre lui-même, dans une émission radiophonique, déclarer que ce qu’il avait voulu dire en écrivant Huis clos, c’était que « l’enfer, c’est les autres »…

6 Pour le découpage et pour la signification, voir les notes ad loc. de Gomme-Sandbach (1973) et de Beroutsos (2005).

7 Selon le célèbre fragment de la « Poésie » d’Antiphane, le poète comique doit tout inventer, car ses personnages ne sont justement pas des figures légendaires dont chacun connaîtrait par avance l’histoire, comme c’est le cas dans la tragédie (PCG, II, fr.189, p. 418= Ath. VI, p. 222). Mais les noms « parlants » constituent souvent une annonce du rôle plus ou moins typé confié au personnage, comme c’est le cas avec Smicrinès.

8 E.g. Beroutsos (2005), ad 272sq.

9 Hurst (1990), p. 120, supra, p. 101.

10 On pourrait considérer que l’on a ici l’illustration dramatique d’une observation d’Aristote qu’Austin relève pour sa part à propos du fr.768 : on préfère un arbitrage à un procès, car l’arbitre considère la « convenance » (τὸ ἐπιεικές) cependant qu’un juge considère la loi (Rhet. 1.13.1374b 19-23). Cf. également Triantaphyllopoulos (1985), p. 17 et note 12 (p. 145-146).

11 Sur le rapport d’Euripide et de Ménandre notamment dans ce cas, cf. I. Karamanou (2003), p. 343.

12 Zagagi (1994), p. 107, observe justement que la situation de Cnémon retombe dans la légalité.

13 Δίκαιος ἂν ἦις, τῶι τρόπωι χρήσει νόμωι (Stob. III.9.6).

14 ὁ μηδὲν ἀδικῶν οὐδενὸς δεῖται νόμου (Antiphane, fr. 281 PCG vol. II, p. 468). Encore un lieu commun de la sagesse des nations, que l’on retrouvera souvent : e.g. Montaigne, Essais, 2,12 Apologie de Raimond Sebond : « Ceux qui reviennent de ce monde nouveau, qui a été descouvert du temps de nos peres par les Espaignols, nous peuvent tesmoigner combien ces nations, sans magistrats et sans loy, vivent plus legitimement et plus regléement que les nostres (…) ».

15 Hurst (1990), p. 120-122.

16 Cf. Zagagi (1994), p. 120-121.

17 On peut dire que Ménandre fait agir les personnages de la Samienne dans le cadre des lois ; c’est le cas lorsque Moschion attend l’approbation de Déméas, ou lorsque Déméas chasse sa concubine Chrysis ; voir à ce sujet Zagagi (1994), respectivement p. 115 et p. 126-127. Cela ne fait que conforter sa mise en cause des fondements mêmes de ces lois.

18 Ce dernier cas offre un usage intéressant de la loi : elle s’y trouve utilisée comme élément d’une tromperie qui doit aboutir à l’heureux résultat du mariage final. La loi est ainsi le ressort d’un mensonge, mais le résultat est accepté par tous au bout du compte.

19 L’ultime ruse scénique de Ménandre pourrait bien être ici le fait que le misanthrope n’aura pas besoin de ses semblables, même pour se servir à lui-même les vérités de la solidarité sociale…