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Proposition pour fonder énonciativement l’unité des phénomènes de corrélation

Sylvie MELLET

Pour une linguiste latiniste, la question de la corrélation relève du paradoxe : d’un côté, depuis le célèbre article de Jean Haudry de 1973, qui reprenait et popularisait en les appliquant au latin les analyses faites par Armand Minard, dans sa thèse de 1936, à propos de la phrase védique, tout latiniste a le sentiment de savoir ce qu’est la corrélation et de pouvoir l’illustrer par des exemples prototypiques : ce sont les structures bâties sur le fameux diptyque normal qui fournit notamment le paradigme des comparatives ut… ita… ‘de même que… de même…’, quam… tam… ‘autant (que)… autant…’, qualis… talis… ‘tel… tel…’, mais aussi de certaines structures relatives qui… is… ‘celui qui… celui-là…’, etc. ; d’un autre côté, le ou la linguiste – fût-il ou fût-elle latiniste – ne peut ignorer l’abondante littérature qui continue d’explorer la notion et qui tente d’en définir précisément les contours et le fonctionnement1. Il y a donc un véritable problème de délimitation de l’objet d’étude, qui n’est pas dû seulement à la variété des langues dans lesquelles on l’observe, mais qui est plus probablement dû à un flou définitoire et, corollairement, à l’absence de propriété syntaxique et/ou sémantique suffisamment caractérisante. La présente contribution va tenter de répondre à ce paradoxe et d’aider à une meilleure appréhension de la corrélation en prenant appui sur les outils et concepts de la Théorie des Opérations Enonciatives (TOE) d’Antoine Culioli : elle apportera donc la dimension énonciative à l’approche multi-factorielle défendue en introduction de l’ouvrage, sans toutefois négliger les propriétés syntaxiques des structures étudiées. La démarche sera de type sémasiologique : en prenant appui sur les marqueurs morphologiques des structures corrélatives typiques du latin, on fera émerger les propriétés définitoires susceptibles de circonscrire le champ de la corrélation – ou, du moins, de fournir une possible pierre de touche à leur reconnaissance.

1. Rappels

Tous les travaux contemporains sur la corrélation notent le flou définitoire de la notion. Dans sa thèse de 1977, Suzanne Allaire avait pris le parti, au moins dans un premier temps, d’une définition strictement formelle et syntaxique et n’avait retenu pour son étude que les structures constituées « sur la base d’une relation entre un adverbe et la conjonction que, ou entre l’une de ces deux marques et toute autre marque en lien cohésif avec celle-ci » (Allaire 1977/1982 : 23). C’est donc un binôme de morphèmes ou marqueurs corrélatifs qui caractérise la structure (on retrouve en partie la notion de diptyque). Mais, même ainsi formellement délimitée, la corrélation étudiée par S. Allaire reste large ; d’autant que le concept de « lien cohésif » qui permet d’étendre la structure de base est relativement flou et que son rapport définitoire avec la corrélation paraît quelque peu circulaire.

La plupart des autres publications récentes sur la corrélation sont des ouvrages collectifs ou des numéros de revues, souvent issus de colloques (voir bibliographie). Par la force des choses, l’appréhension de la notion de corrélation y est donc multiple, en dépit des efforts des éditeurs scientifiques pour unifier le propos.

Cette difficulté majeure conduit Colette Bodelot, dans l’introduction à l’ouvrage collectif qu’elle a édité en 2004 à s’interroger : « Faudra-t-il opter pour une définition étroite qui limitera la corrélation au modèle soi-disant originel ou bien optera-t-on pour une définition plus large qui, de substitution en substitution, verra s’effriter l’unité du modèle pour aboutir à la fin à un procédé polymorphe de cohésion textuelle ou de cohérence discursive (…) ? » (Bodelot 2005 : 24).

« Le modèle soi-disant originel » auquel fait allusion C. Bodelot est celui du diptyque indo-européen décrit ici même par Annie Montaut et Michèle Fruyt2. La corrélation s’y caractérise par la mise en parallèle de deux propositions dont chacune est introduite par un adverbe corrélatif ; ces adverbes, morphologiquement apparentés, voire identiques, se font écho dans une relation endophorique réciproque : le premier appelle le second par relation cataphorique et le second rappelle le premier par relation anaphorique3. Deux cas de figure se présentent dans les langues indo-européennes : soit les deux adverbes sont identiques (type « tel père, tel fils » en français), soit ils sont apparentés, morphologiquement comparables, mais bâtis sur des thèmes différents ; ce type différencié est celui du latin et donne par exemple :

(1) Qualis pater, talis filius

Tel père, tel fils.

Dans tous les cas, la morphologie signale que les deux corrélatifs renvoient au même domaine notionnel.

Selon Minard (1936), la logique de la construction corrélative impose au diptyque un ordre privilégié, celui qui place en première position dans la phrase la proposition introduite par le relatif ; et, de fait, cet ordre semble être le plus ancien et il est le plus fréquent dans la phrase védique. Minard parle donc à son propos de « diptyque normal ». L’ordre inverse est bien sûr possible, mais il est marqué et plus rare ; il semble être un avatar du premier ; selon Minard une exégèse sémantique fine permet toujours d’en rendre compte par des facteurs contextuels et diverses intentions pragmatiques ; je reviendrai sur ce point plus loin. En latin, on observe une distribution non contrainte (on peut trouver des diptyques inverses en latin archaïque et des diptyques normaux en latin tardif : voir Mellet 2007), mais on note quand même, notamment pour les comparatives, une évolution lente qui fait très progressivement passer d’un diptyque inverse minoritaire et pragmatiquement motivé à un diptyque inverse majoritaire et grammaticalisé (pour une étude précise d’un diptyque particulier, voir par exemple Bodelot 2009 sur l’évolution de quo modo).

La liste des diptyques fournit donc au latiniste une bonne entrée pour aborder l’étude de la corrélation ; d’autant que cette liste est assez longue et variée. Elle comprend toutes les formes des adverbes et adjectifs comparatifs, mais aussi quelques autres corrélats circonstanciels et toutes les formes de relatifs accompagnés d’un pronom anaphorique (type « celui qui… celui-là… » ; « là où… là… », etc.). Bien sûr, cela ne règle pas la question de l’extension du champ : d’abord parce que l’évolution des diptyques normaux vers les diptyques inverses l’accompagne, comme on l’a dit, d’une grammaticalisation qui fait basculer insensiblement la structure corrélative vers une structure hypotactique d’un autre type ; et la frontière fonctionnelle aussi bien que diachronique entre corrélation et subordination n’est pas toujours simple à tracer. Ensuite, parce que sur la base des deux traits caractéristiques des constructions avec diptyque, à savoir l’interdépendance sémantique et fonctionnelle sans enchâssement et le parallélisme morphologique des marqueurs, d’autres structures pourraient prétendre à intégrer la classe des structures corrélatives, par exemple des structures parallèles binaires telles que modo… modo… ‘tantôt… tantôt…’ ou alii… alii… ‘les uns… les autres…’. En revanche, la liste des diptyques prototypiques fournit un centre à la notion, un noyau de référence dont on va pouvoir examiner les propriétés et sur lequel on va peut-être pouvoir élaborer une représentation métalinguistique de la corrélation propre à permettre ultérieurement la clôture du champ.

2. Les propriétés de la structure corrélative prototypique basée sur un « diptyque normal »

La morphologie différenciée des diptyques latins est riche d’informations : chacun des morphèmes utilisés y est le marqueur d’une opération énonciative fondamentale primaire, dont on a ainsi la trace dans l’énoncé.

2.1. Le premier élément, qui introduit la première relation prédicative (p1), est en effet toujours formé sur le thème indo-européen *kwo – (forme thématique) / kwi – (forme athématique) qui a donné naissance aux interrogatifs, aux indéfinis, aux relatifs4. Le signifié spécifique de ce thème, commun à l’ensemble des morphèmes auxquels il a donné naissance, est d’exprimer une opération de parcours (Culioli 1990 : I, 110-111, 121 ; 1999 : III, 46-48) : parcours sur une classe d’occurrences ou sur une échelle de valeurs orientée (gradient), qui laisse une trace explicite dans l’énoncé précisément parce qu’il ne permet pas de trouver la « bonne » occurrence ou la « bonne » valeur sur laquelle se stabiliser, c’est-à-dire l’occurrence ou la valeur déterminée qui permettrait de valider la relation prédicative et d’aboutir à une assertion. Selon les contextes, soit le locuteur renonce à trouver lui-même cette « bonne » valeur et sollicite l’interlocuteur pour ce faire : c’est l’emploi interrogatif ; soit il cherche une issue dans une sorte de fuite en avant vers l’occurrence ou la valeur idéale seule à même, peut-être, de valider la relation – l’attracteur, par définition inatteignable (Culioli 1990 : I, 59-61) – ce qui donne lieu à un énoncé exclamatif. Ou bien, encore, le parcours sans issue est assumé en tant que tel et on a alors affaire à un indéfini (avec des contraintes fortes sur la construction de la relation prédicative car on ne saurait asserter une relation dont le repère est non stabilisé). Enfin, les morphèmes en kw – prennent régulièrement dans les langues indo-européennes un rôle « intégratif »5, grâce auquel ils « chevillent » deux propositions en assumant une double fonction, ce qui donne naissance aux relatifs6 ; c’est par exemple le cas dans un énoncé comme :

(2) Qui bene amat, bene castigat

Qui aime bien châtie bien.

Le pronom qui a un fonctionnement intégratif dans la mesure où, à lui seul, il assure l’articulation des deux propositions : c’est la valeur, quelle qu’elle soit, vérifiant le prédicat de la première proposition qui permet de valider aussi la seconde.

Pour revenir à notre propos, la relation corrélative illustre aussi cette opération de parcours exprimée par les morphèmes en kw – : « quelles que soient les qualités morales et/ou physiques spécifiques du père, le fils a les mêmes ». Il convient de noter ici que, dans la structure corrélative, le morphème en kw – n’atteint pas pleinement la valeur intégrative puisque un deuxième marqueur est nécessaire pour lier les deux propositions. La particularité propre à la structure corrélative est donc que le marqueur en kw – y instancie une variable liée.

2.2. Le second élément du diptyque différencié, généralement en tête de la deuxième relation prédicative (p2), est formé soit sur le thème *to – de démonstratif (exemples (1) ou (3)) :

(3) Quot homines, tot sententiae (Térence, Phormion 454)

Autant d’individus, autant d’opinions.

soit sur le thème *ey –, *i – d’anaphorique :

(4) […] uoluptates […] quo magis implentur, eo magis inexplebiles (Sénèque, De Vita Beata 13, 4)

[…] les plaisirs, plus on les satisfait, plus ils sont insatiables

(5) Vbi eas combusseris, ibi papauer serito (Caton, de Agricultura 38, 4)

A l’endroit où vous les aurez brûlées, semez du pavot.

Cet anaphorique établit la relation entre les deux propositions grâce à ce que S. Allaire appelle un « processus à double ligature » (1977/1982 : 93), spécifique de la corrélation : sur le plan sémantique, alors que p1 ouvre l’attente de l’énonciation de p2 en lui fournissant son topique, p2 fournit au parcours initié en p1 le moyen de se stabiliser. Le déictique ou l’anaphorique a pour fonction définitoire de marquer une opération de fléchage, c’est-à-dire de « reprise par identification stricte » (Culioli 1990 : I, 57) de l’élément qu’il anaphorise, à savoir ici la variable topicalisée par la première proposition.

L’identification peut être quantitative (QNT) ou qualitative (QLT) (Rivara 1979) : elle peut donc porter sur un nombre d’occurrences comme en (3), sur une qualité comme en (1) ou sur un gradient (6) :

(6) […] quo plus propter uirtutem nobilitatemque possunt, eo minus quantum possint debent ostendere (Cicéron, Pro P Quinctio oratio 9, 1-11)

[…] plus ils ont de pouvoir en raison de leur vertu et de leur noblesse, moins ils doivent afficher l’étendue de ce pouvoir

ou encore sur une modalité, par exemple dans les comparatives de manière :

(7) Vt sementem feceris, ita metes (Cicéron, de Oratore 2, 261)

Comme tu auras semé, ainsi tu récolteras.

Le plus souvent l’identification porte sur un mixte QNT / QLT : ce qui est repris à l’identique par l’anaphorique, c’est une occurrence (QNT) d’individu, d’objet ou d’événement, certes non définie (non stabilisée), mais qualifiée (QLT) et sélectionnée en tant que telle : en (8) il y a parcours des différentes étapes du combat et extraction des moments les plus intenses ; en (9), il y a parcours d’une classe d’individus et extraction de ceux qui ont été purgés avec une certaine purge.

(8) Cum pugnabant maxime, ego tum fugiebam maxime (Plaute, Amphitryon 199)

Plus ils mettaient d’ardeur à combattre, plus moi j’en mettais à m’enfuir

(littéralement : quand ils combattaient le plus, moi alors je m’enfuyais le plus)

(9) Qui hac purgatione purgatus erit, sic eum curato […] (Caton, de Agricultura 157, 13)

Celui qui aura été purgé par cette purge, soigne-le ainsi.

Dans la mesure où l’opération énonciative exprimée par le deuxième marqueur du diptyque est un repérage par identification, on comprend pourquoi les structures comparatives occupent une place de choix dans les systèmes corrélatifs7.

La morphologie est donc fortement signifiante ici. Mais l’ordre des propositions l’est aussi (d’où la nécessité de différencier diptyque normal et diptyque inverse).

2.3. L’ordre du diptyque

Dans l’ordre normal du diptyque, l’opération de parcours vient donc en premier et fournit le repère constitutif de l’énoncé8. Le paradoxe est ici que ce repère n’est pas stabilisé, contrairement à ce que l’on attend d’un repère. Néanmoins la variable est suffisamment qualifiée par la prédication de p1 pour pouvoir spécifier le topique de la seconde proposition p2 et de l’énoncé tout entier. Ainsi, en (9), où il est question des médications à base de chou, le topique est le malade que l’on veut soigner et à qui on a déjà donné, le matin à jeun, du chou séché et broyé9. Pour toute personne, quelle qu’elle soit, ainsi purgée, le traitement doit continuer selon la prescription qui est décrite ensuite et qui constitue le propos de l’énoncé (sic curato). Il ne s’agit pas ici d’un ordre stylistique, mais bien de l’ordre intégratif normal qui va du thème au rhème et qui pose à l’initiale le repère constitutif de l’énoncé soutenant l’opération d’identification10.

Pour résumer, on peut dire que la structure corrélative prototypique appréhendée à travers les diptyques normaux du latin se caractérise par une opération d’identification entre deux variables, ou, plus exactement, par la saturation d’une place argumentale vide en p2 au moyen d’une opération d’identification avec une variable préalablement qualifiée en p111.

Si l’on admet que cette propriété et les opérations énonciatives qui lui sont sous-jacentes sont définitoires de la corrélation prototypique, elles devraient donc a priori être nécessaires à toute structure corrélative et on pourrait avoir là la pierre de touche permettant de faire le tri entre ce qui relève de la corrélation et ce qui n’en relève pas. C’est ce que je vais tester dans la suite de l’étude (§3), étant entendu que, très probablement, la frontière ne sera pas brutalement dessinée et qu’on obtiendra un continuum entre deux pôles plutôt qu’une dichotomie tranchée. Puis, après avoir testé le caractère nécessaire de cette propriété, je me demanderai aussi si elle est suffisante (§4).

3. Construction d’une variable et identification : deux opérations nécessaires ?

Nous venons de voir à quel point l’organisation de ces deux opérations (parcours et fléchage), auxquelles j’accorde un rôle central dans la définition de la corrélation, est portée par l’ordre des propositions p1 et p2. Qu’en est-il alors des diptyques inverses ? Conservent-ils les mêmes propriétés que les diptyques normaux ? Et sinon, satisfont-ils encore à la définition que je propose de la structure corrélative ?

3.1. Effets de sens

Bien sûr, première observation, les diptyques inverses sont construits avec les mêmes morphèmes que les diptyques normaux ; or ces morphèmes ont un signifié stable en langue et marquent donc les mêmes opérations énonciatives de parcours et de fléchage. Ainsi en va-t-il dans l’exemple suivant :

(10) Musti tandumdem addito quantum aceti (Caton, de Agricultura 118)

Ajoutez la même quantité de moût que de vinaigre.

Vérification faite en contexte, la quantité de vinaigre n’est pas définie dans la recette ; quantum introduit donc bien une variable : chacun est libre de mettre plus ou moins de vinaigre et cette quantité de vinaigre choisie, quelle qu’elle soit, servira de mesure, de repère, pour définir aussi la quantité de moût. Nous avons donc bien les mêmes opérations qu’avec le diptyque normal.

On note toutefois que l’énoncé, contrairement à celui qui serait construit avec le diptyque normal, permet d’envisager aussi un contexte dans lequel la quantité de vinaigre aurait été préalablement définie (« versez un litre de vinaigre, laissez macérer trois jours, puis ajoutez autant de moût que de vinaigre »).

Par ailleurs, même si, dans ce contexte précis, la quantité n’est pas encore définie, l’énoncé semble anticiper la stabilisation de celle-ci : il y a / il y aura une quantité de vinaigre (une quelconque, mais une et une seule) choisie par le préparateur. Avec le diptyque normal, l’énoncé garde la trace d’un parcours sans issue qui maintient ouvertes toutes les alternatives : toutes les quantités de vinaigre peuvent être envisagées et à chacune d’elles correspond une quantité identique de moût ; on envisage une relation bijective à partir d’un ensemble ouvert. Ici au contraire, l’énoncé affiche plutôt un parcours destiné à se stabiliser sur une valeur et une seule : la portée clairement générique de la consigne dans l’ordre normal semble affaiblie.

Pourquoi l’inversion du diptyque a-t-elle cet effet sémantique ? Tout simplement parce que, dans l’ordre inverse, la variable (quantum) a déjà été, au moment de son énonciation, requise par anticipation cataphorique pour saturer la place argumentale occupée par tantumdem. Ainsi la première relation prédicative préconstruit une valeur à définir, elle fait attendre cette valeur et oriente donc le parcours vers une issue à même de satisfaire cette attente.

En (11) où un esclave déclare avec aplomb à un homme libre :

(11) Tam ego homo sum quam tu (Plaute, Asinaria 490)

Je suis homme autant que toi,

il est pragmatiquement évident que la valeur de référence à laquelle est identifiée l’élément sous évaluation est stabilisée. « Tu te dis pleinement homme parce que tu es un homme libre ; moi, esclave, je me déclare autant homme que toi ». Dans ce contexte polémique, le fléchage (tam) pointe cataphoriquement vers une valeur admise et même proclamée par l’interlocuteur afin de construire ou tenter de construire une identification par consensus. Ce qui reste de l’opération de parcours (quam) est ténu : il en reste une légère indétermination de la valeur repère, non précisément définie, laissée à la libre appréciation de l’interlocuteur (et surtout des destinataires, i.e. le public qui assiste au spectacle).

La valeur de référence étant préconstruite par cataphore au sein de la première relation prédicative et l’ouverture du parcours aux différentes alternatives étant ainsi réduite, les structures corrélatives à diptyque inverse se prêtent beaucoup moins que celles à diptyque normal à l’expression de maximes générales. La valeur générique dont pouvait se charger le parcours initial est moins facilement mobilisable dans ce nouveau contexte. Ainsi encore, face à (3) Quot homines, tot sententiae, un (3 bis) Tot sententiae quot homines tend vers une interprétation spécifique du type « Il y a (dans cette assemblée) autant d’opinions que d’hommes (présents) ». On peut corroborer cette analyse en rappelant que, selon Sells (1987), le propre d’une variable est de favoriser une lecture en intension de la classe parcourue, une appréhension conceptuelle et donc aisément générique, par opposition aux anaphoriques classiques qui imposent une lecture en extension.

3.2. Généricité vs spécificité : combinatoire avec les temps verbaux

Bien sûr, divers autres éléments contextuels interviennent dans l’interprétation, notamment le temps et l’aspect verbal : des présents génériques, des imparfaits itératifs peuvent sauver en diptyque inverse une interprétation générique définitivement condamnée au contraire par l’emploi d’un parfait. Cela est particulièrement clair avec les diptyques associant deux adverbes temporels :

(12) […] illud uerbum […] « arbitror » quo nos etiam tunc utimur cum ea dicimus iurati quae comperta habemus […] (Cicéron, Pro Fonteio, 29, 1-12)

[…] cette expression, « je crois », dont nous nous servons même dans les moments où, sous la foi du serment, nous disons des choses que nous tenons pour certaines…

Grâce au présent d’habitude la seconde proposition de (12) exprime encore un parcours sur une classe d’occurrences d’événements.

Il en va de même avec l’imparfait et le plus-que-parfait itératifs ; en (13), la subordonnée temporelle représente un ensemble ouvert et indéfini de circonstances qualifiées :

(13) Sulla tunc erat uiolentissimus cum faciem eius sanguis inuaserat (Sénèque, Lettres à Lucilius 11, 3-6)

Les moments où Sylla était le plus violent, c’était lorsque le sang avait envahi son visage.

Avec le futur, la notion de parcours s’estompe, mais réside encore dans l’indétermination inhérente à la pluralité des mondes possibles qui caractérise ce temps (branching time) :

(14) Quod ad ipsam fortunam pertinet, etiam si nunc agi apud te causa eius non potest […], tunc tamen erit agenda cum primum aequiorem te illi iudicem dies fecerit (Sénèque, La consolation à Polybe 18, 3) Quant à ce qui concerne la fortune elle-même, même si maintenant sa cause ne peut être plaidée devant toi, elle devra l’être cependant dès que le temps aura fait de toi un juge plus équitable à son endroit.

En revanche, avec le parfait narratif (équivalent du passé simple français), la seconde proposition fournit un repère temporel précis et parfaitement déterminé sur lequel se cale la réalisation du premier procès.

(15) Tum potuit a Leonida nummorum aliquid auferre cum denuntiauit ut adesset […] (Cicéron, Seconde action contre Verrès 5, 11) (C’est alors qu’) il aurait pu tirer quelque argent de Léonidas, lorsqu’il l’a assigné à se présenter devant son tribunal

Il est à noter que le même effet peut être observé avec un imparfait si celui-ci n’a pas valeur itérative mais inchoative, comme en (16) :

(16) Etenim tunc esset hoc animaduertendum, cum classis Syracusis proficiscebatur (Cicéron, II Verrines 5, 11)

Et en effet le moment où il aurait fallu punir son crime, c’est quand la flotte partait de Syracuse.

Ces interactions contextuelles, particulièrement sensibles avec les corrélatives temporelles, s’observent dans d’autres corrélatives, par exemple dans les relatives. Ainsi en (17), selon que le présent redeo ‘je reviens’ a valeur spécifique ou générique, la valeur de la variable sélectionnée par la proposition en unde est plus ou moins stabilisée (il se trouve que dans le contexte, elle est totalement stabilisée) :

(17) Verum illuc redeo unde abii (Plaute, Les Ménechmes 56)

Mais je reviens à l’endroit d’où je suis parti !

3.3. Critères syntaxiques

Cette modification sémantique des structures corrélatives bâties sur des diptyques inverses s’accompagne d’une évolution sensible de leur fonctionnement syntaxique : on passe d’une interdépendance sans enchâssement à une forme de subordination, comme on le voit en (15) et (16) où l’on a affaire à de véritables subordonnées temporelles. Les relatives, elles, deviennent des modifieurs du nom ou du pronom antécédent.

Le critère syntaxique qui atteste le plus clairement de cette évolution est celui de l’enchâssement des corrélatives en discours rapporté. En effet lorsqu’une structure corrélative à diptyque inverse est enchâssée dans du discours rapporté, la proposition introduite par le morphème en kw – est traitée comme une subordonnée et passe donc systématiquement au subjonctif, conformément aux règles de transposition du style indirect en latin ; alors qu’avec le diptyque normal, il peut arriver qu’elle soit traitée comme une principale et qu’elle passe donc à l’infinitif12 :

(18) […] et prae se ferre ‘quemadmodum, si non dedatur obses, pro rupto foedus se habiturum, sic deditam intactam inuiolatamque ad suos remissurum’ (Tite-Live, Histoire Romaine II, 13, 8)

[…] et il faisait savoir autour de lui que ‘de même que si l’otage n’était pas livrée, il considèrerait le traité comme rompu, de même, si on la lui livrait, il s’engageait à la rendre aux siens sans lui avoir fait aucun mal’.

Cet exemple est complexe, puisqu’il intègre dans la corrélation comparative deux systèmes hypothétiques parallèles, donc deux protases (si non dedatur obses / deditam) et deux apodoses (se habiturum / remissurum). La corrélation assure la mise en parallèle des deux systèmes. On voit ici que cette mise en parallèle n’atteint pas le seuil de la subordination puisque les deux apodoses sont à l’infinitif comme attendu en discours indirect – alors qu’une subordination pleine et entière de la comparative devrait faire passer celle-ci au subjonctif13.

Par ailleurs, dans le diptyque inverse, la valeur de la variable étant préconstruite (même si elle reste en attente d’une spécification), elle peut être soumise à interrogation ou à focalisation négative :

(19) Quid ? Istuc times quod ille operam amico dat suo ? (Térence, Héautontimoroumenos 910)

Quoi, Est-ce cela que tu crains, qu’il aide son ami ?

(20) Nec folia hiberno tam tremefacta Noto / Quam cito feminea non constat foedus in ira […] (Ovide, Les Héroïdes, 5, 34-35)

Et les feuilles sous le vent d’hiver ne tremblent pas autant qu’aisément une femme en colère oublie son serment […].

Ce phénomène complexe d’évolution de la corrélation à la subordination a été étudié en détail par divers auteurs14 ; il n’est pas de mon propos de revenir sur ce point ; j’insiste seulement sur le fait que le changement de structure syntaxique est fortement associé aux modifications de la structure informationnelle de l’énoncé induites par le changement de l’ordre des propositions et, plus largement, par l’évolution typologique des structures phrastiques du latin15. Par ailleurs, cette évolution se réalise sous la forme d’un continuum, tant au point de vue sémantique qu’au point de vue syntaxique.

En conclusion à ce paragraphe, on peut donc dire que l’évolution du diptyque inverse montre a contrario que l’opération de parcours permettant la construction d’une variable reprise ensuite par identification stricte est en effet nécessaire au maintien de la structure corrélative stricto sensu ; car lorsque, par simple inversion des propositions et préconstruction de la variable, cette opération de parcours est affaiblie ou, plus exactement, tend vers une issue préstabilisée, alors la spécificité de la structure corrélative tend simultanément à s’effacer et à se confondre avec une structure de subordination liée. Certes, le passage de l’une à l’autre est progressif, il dépend pour partie d’autres éléments contextuels (qui, tous, d’ailleurs, ont à voir aussi avec l’opération de parcours : généricité, itérativité, etc.), mais ce continuum ne doit pas empêcher de considérer comme centrales cette succession d’opérations qui sont au centre de la corrélation prototypique. Celles-ci paraissent donc nécessaires ; mais sont-elles aussi suffisantes ?

4. Examen des autres propriétés possibles de la corrélation

D’autres propriétés ont parfois été mises en avant dans les analyses de la corrélation. Suzanne Allaire, en particulier, insiste beaucoup sur les propriétés de réversibilité et de récursivité de la corrélation (1977/1982 : 35). D’autres, par exemple Orlandini & Poccetti (2009), parlent de symétrie, de réversibilité et de corrélation non implicative. Qu’en est-il exactement ?

4.1. La récursivité

A partir d’une corrélation binaire de type « Plus on en a, plus on en veut » (exemple repris à S. Allaire), il est en effet possible de construire une série dans laquelle chaque terme de rang n sert de corrélat à un terme de rang n + 1 comme dans « Plus on en a, plus on en veut, plus on voudrait tout avoir, moins on est satisfait ». Cependant une analyse en termes de structure cumulative ou de simple enchaînement sériel (proposée par Allaire elle-même p. 36) me paraît plus probablement pertinente qu’une récursivité stricto sensu. A l’oral en effet, la série est souvent structurée par coordination de séries de deux ; on entendra plus facilement : « Plus on en a, plus on voudrait en avoir et plus on voudrait en avoir, moins on est satisfait » (coordination banale de deux structures corrélatives binaires). A l’écrit, on rencontre – de moins en moins souvent, comme le signalent ici-même P. Hadermann et al. – la construction « plus… et plus…, plus… », qui, elle aussi, s’analyse en une structure binaire, dont cette fois-ci le premier terme est complexe. Mais il est vrai aussi que P. Hadermann et al. donnent des exemples de séries longues et non binaires. L’analyse reste donc à approfondir. Mais, à supposer qu’il y ait vraiment là de la récursivité, cette propriété syntaxique ne serait pas caractéristique de la corrélation puisqu’elle caractérise aussi et surtout les enchâssements hypotactiques. Je l’abandonne donc rapidement, sans plus d’approfondissement.

4.2. La réversibilité

Cette propriété repose sur l’idée que la corrélation est une structure symétrique, idée favorisée en français par le fait que les marqueurs du diptyque ne sont pas différenciés. Et, en effet, dans des expressions comme « tel père, tel fils » ou « autant d’individus, autant d’opinions », rien en surface, sinon l’ordre des propositions et la prosodie, ne différencie morphologiquement ou syntaxiquement les deux termes de la corrélation et, en première approximation, l’identification paraît aboutir à une relation symétrique au niveau référentiel : si le fils ressemble au père, le père ressemble forcément au fils. A partir de là, plusieurs modes de réversibilité sont envisageables : ou bien on inverse les propositions sans en changer la structure « tel fils, tel père », dont on voit bien qu’on n’obtient pas l’équivalent de l’adage initial. De même, pour les corrélations dites de comparaison proportionnelle (Culicover & Jackendoff 1999), dans lesquelles l’identification des deux variables consiste à faire bouger corrélativement deux curseurs sur deux échelles parallèles, co-orientées ou anti-orientées16, la converse de ces assertions n’est jamais automatiquement et généralement vraie : si la sagesse populaire a bien remarqué que « plus on en a, plus on en veut », elle se doit aussi de constater que, malheureusement, la converse « plus on en veut, plus on en a » est loin de se vérifier systématiquement.

Ou bien on renverse l’ordre des propositions en modifiant également la structure syntaxique de l’ensemble : cela donne par exemple « le fils est tel que le père », ce qui en première approximation semble plus fidèle à l’énoncé initial. Mais on retrouve très exactement les caractéristiques du diptyque inverse (ici, en l’occurrence, le deuxième énoncé prend une valeur spécifique). La structure informationnelle des deux énoncés est très différente : l’organisation thème / rhème est inversée, comme le suggère le petit dialogue fabriqué suivant :

Jean, le fils, me paraît plutôt mou.

Et oui, le fils est tel que le père.

Ah bon, le père aussi était comme ça ?

Le père, de topique qu’il était dans l’adage « tel père, tel fils », est devenu dans la deuxième réplique de ce dialogue l’élément rhématique17.

Attribuer aux structures corrélatives la propriété de réversibilité, c’est oublier que la corrélation ne constate pas une identité, mais qu’elle opère une identification ; et cette opération nécessite obligatoirement de construire un repère (l’identifiant) et un repéré (l’identifié) : la relation est asymétrique, donc non réversible.

De ce point de vue, la morphologie latine est plus explicite que le français : même pour la comparaison proportionnelle, elle maintient la différence morphologique entre les deux marqueurs du diptyque lorsque la relation est asymétrique, c’est-à-dire lorsque c’est la valeur attribuée à p1 qui détermine la valeur de p2 :

(21) Quo ferocius clamitabat, eo infestius circumscindere et spoliare lictor (Tite-Live, Histoire Romaine II, 55, 5)

Plus il criait fort, plus le licteur s’acharnait à déchirer ses vêtements et à l’en dépouiller

(22) Magis quam id reputo, tam magis uror quae meus filius turbauit (Plaute, Bacchides 1091)

Plus j’y repense, plus je brûle de colère en songeant aux incartades de mon fils

(23) Quanto plura parasti, tanto plura cupis (Horace, Epîtres 2, 2, 147-148)

Plus tu en as acquis, plus tu en désires.

Inversement, les quelques exemples, sporadiques, dans lesquels le latin offre des marqueurs non différenciés, sont précisément des cas dans lesquels la relation est non implicative :

(24) Quantum officiosam quantumque se monstrauit munificam (Venantius Fortunatus 14, 33 – cité par Orlandini & Poccetti 2009)

Elle se montra aussi respectueuse que généreuse.

Il s’agit ici davantage d’un simple parallélisme que d’une corrélation proprement dite : on note d’ailleurs que la structure articule deux éléments infra-propositionnels incidents au même prédicat (se monstrauit) et que cette articulation prend la forme d’un coordonnant (l’enclitique -que, coordonnant totalisateur) : autant de phénomènes exclus des constructions corrélatives précédemment analysées.

Une fois encore, la morphologie est donc parfaitement signifiante en latin : la différenciation des marqueurs signe l’asymétrie de la relation. Pour cette raison, j’exclus donc aussi des structures corrélatives latines les balancements binaires parfaitement symétriques alii… alii… ou modo… modo…

Pour ce qui est du français, il conviendrait sans doute, pour mieux percevoir cette même cohérence, d’intégrer à l’analyse la dimension diachronique. S. Allaire (1977/1982 : 343) signale en effet qu’il existe, en ancien français et en français classique, une corrélation avec diptyque différencié en autant que… autant…, et cite cet exemple de Fénelon (Télémaque V) :

(25) Autant que la terre de Chypre nous avait paru négligée et inculte, autant celle de Crète se montrait fertile.

Gaudin, Salvan & Mellet (2008), dans un ouvrage collectif consacré aux connecteurs concessifs18, ont relevé aussi le tour pour autant que… pour autant…, particulièrement prisé de Jacques Maritain (donc encore en usage au XXe siècle) :

(26) Il agit comme membre de l’église du Christ, et pour autant qu’il se présente devant ses frères en tant que catholique, pour autant il engage l’église

(27) Dieu et lui tirent chacun de son côté sur le navire de sa destinée, et pour autant que c’est l’homme qui tire, pour autant ce n’est pas Dieu.

Le français a donc connu des diptyques différenciés pour exprimer la comparaison corrélative et il faudrait analyser plus précisément les conditions qui ont conduit à la généralisation des diptyques indifférenciés dans ce contexte19. On peut penser que l’ordre des propositions et la prosodie afférente ont été jugés suffisamment explicites.

Quoi qu’il en soit, la morphologie et/ou la prosodie manifestent régulièrement que la corrélation est asymétrique, propriété qui découle logiquement du fait qu’elle repose sur une opération d’identification qui donne à la variable initiale le statut de repère constitutif. En contexte, cette asymétrie peut donner lieu à une interprétation implicative (quand les deux relations prédicatives sont co-orientées) ou concessive (lorsqu’elles sont anti-orientées)20. Je conteste ici l’analyse d’Orlandini & Poccetti (2009) qui, au motif que les deux propositions d’une corrélation sont syntaxiquement traitées à égalité dans la transposition au style indirect, estiment qu’il n’y a entre les deux aucune relation implicative ; c’est confondre là le niveau syntaxique avec le niveau sémantique. Reprenons l’exemple (18) : sémantiquement, on voit bien que p1 conditionne p2. Le raisonnement est le suivant : le roi d’Etrurie proclame que les conditions de valeur de vérité de p2 doivent être identifiées à celles de p1 ; si les Romains font quelque crédit à la première proposition, hautement probable, normalement attendue (le traité en question prévoit en effet la livraison des otages), alors ils doivent attribuer le même crédit à la promesse du roi de leur rendre cette otage particulière saine et sauve. La glose par si… alors… explicite l’asymétrie conditionnante de la structure corrélative. Bien sûr, cette relation implicative ne porte pas sur le contenu propositionnel des deux membres de l’énoncé, mais sur leur valeur de vérité respective et leur force assertive (aussi vrai que… aussi vrai…) ; on a là une exploitation pragmatique particulière de la fonction topicale classique de p1 qui donne le cadre de pertinence de p2. Cette portée énonciative justifie l’absence de subordination : la relation entre p1 et p2 se situant au niveau des conditions d’énonciation, elle ne suscite pas d’intégration grammaticale au niveau intra-prédicatif. Il n’en reste pas moins que la relation entre les deux parties de l’énoncé n’est pas symétrique.

En français, c’est aussi une fonction d’explicitation de la valeur implicative qui est attribuable à la conjonction et dans la variante « plus il en a et plus il en veut ». On peut, certes, juger que cette valeur est dérivée et due à un effet pragmatique de pertinence – effet que le locuteur signale parfois lui-même en tant que tel en le glosant d’une formule méta-énonciative comme en (28) :

(28) Je ne sais pas s’il faut y voir un lien de cause à effet, mais plus il grandit, plus il devient grincheux.

L’implication en tant que telle est donc probablement dérivée ; en revanche, l’asymétrie sur laquelle elle repose et qu’elle ne fait qu’étoffer sémantiquement est, elle, bien prévue dans la forme schématique définitoire du signifié en langue de la relation. On peut considérer qu’elle est automatiquement suscitée par le choix d’un terme repère et d’un terme repéré et qu’il est donc inutile de la spécifier. On peut aussi la rajouter aux propriétés définitoires de la corrélation dans un souci d’exhaustivité.

5. Aperçu sur un problème syntaxique

Cette analyse sémantique me conduit pour terminer à une réflexion syntaxique. La modélisation syntaxique de la corrélation doit pouvoir rendre compte de son asymétrie sans toutefois faire basculer la corrélation avec diptyque normal dans le champ des relations de dépendance hypotactique (ce qu’empêche en effet la transposition à l’infinitif dans le discours rapporté). Je reviens donc ici sur une affirmation trop hâtive que j’avais faite dans mon article de 2007 sur la comparaison : j’y assimilais la corrélation à une structure de subordination, ce qui aujourd’hui ne me paraît plus exact.

Peut-on faire des corrélatives à diptyque normal un exemple de cosubordination, notion proposée par Foley & Van Valin (1984) ? Dans leur présentation générale du numéro 28 de Faits de Langues, I. Bril et G. Rebuschi (2006 : 13-14) ont montré l’intérêt mais aussi quelques limites de cette notion ; notamment, celle-ci ne semble pas pouvoir faire justice à cette asymétrie de la relation sur laquelle je viens d’insister ; elle met pourtant en exergue deux traits définitoires appropriés à notre objet : les traits [embedded] et [ + dependent] ([enchâssé] et [ + dépendant]).

Ces traits pourraient se retrouver dans un autre modèle explicatif, celui d’une coordination syntaxique associée à une subordination sémantique (cf. Culicover & Jackendoff 1997, et Abeillé & Borsley 2006 pour une confrontation des comparatives corrélatives de l’anglais et du français). Un tel modèle présente plusieurs avantages.

– D’abord celui de rendre compte aisément du traitement égal des deux propositions dans l’enchâssement du style indirect (coordination syntaxique) tout en considérant leur asymétrie (subordination sémantique) ; cette non-coïncidence entre le niveau sémantique et le niveau syntaxique n’a rien d’exceptionnel, comme le prouvent, en français, les enchaînements du type « tu fais un geste et tu es mort », « un pas de plus, (et) il tombait », « elle souriait, et le ciel s’illuminait ». Pour une corrélative du type Qui hac purgatione purgatus erit, sic eum curato cette double caractérisation pourrait être résumée par les deux formules logiques suivantes : on aurait au niveau sémantique λΡ[∀xi | xi ε () RelPred1, alors xi ε () RelPred2]21 et au niveau syntaxique λΡ[∀xi (xi () RelPred1 & xi () RelPred2)].

– Ensuite ce modèle a l’avantage d’expliquer quelques contraintes, notamment celle qui empêche d’extraire un des arguments de l’une des propositions sous la forme de mot interrogatif (sur le modèle de (3) on ne peut pas dire : *quae, quot homines, tot sunt ? « quelles choses, autant il y a d’hommes, autant elles sont ? » ; ni sur le modèle de (23) : *quae quanto parasti, tanto plura cupis ? « *quelles choses autant tu as acquises, plus tu désires ? ») ; une telle impossibilité est propre à la coordination22. En revanche, comme pour la coordination de base, il peut y avoir ellipse d’un prédicat commun : ellipse partielle comme en (11) et totale comme en (1) et (3). On a donc bien affaire à une coordination asyndétique dont les deux éléments subphrastiques sont sémantiquement interdépendants au sein d’une relation asymétrique.

De manière à rendre compte de cette asymétrie de la relation entre les deux parties de l’énoncé corrélatif, ce modèle pourrait donc être associé à un modèle de coordination asymétrique (cf. Mouret 2005 ; Rebuschi 2001) : dans quanto multa parasti, tanto plura cupis, quanto serait alors le pivot (opérateur de parcours et quantifieur fournissant la variable) autour duquel se construisent l’articulation et l’interdépendance des deux propositions en « co-jonction » (Rebuschi 2001). L’hypothèse est à étudier (le problème étant alors de savoir si cet opérateur peut être placé directement sous IP), mais n’ayant pas les compétences en syntaxe nécessaires pour ce faire, je l’abandonne aux spécialistes. En tout état de cause, il me semble cependant que la coordination ne saurait être intra-prédicative et que la structure est à placer au niveau de la macro-syntaxe.

6. Conclusion

En conclusion, je me contenterai de souligner les apports de l’analyse énonciative et de proposer, au regard des propriétés que j’ai retenues, un classement des structures candidates à être des structures corrélatives. En définissant la corrélation comme une opération d’identification permettant d’instancier une place argumentale vide en p2 par reprise stricte d’une variable préalablement qualifiée en p1, on donne un contenu à la fois sémantique et fonctionnel stable à cette structure ; on rend compte de ses propriétés spécifiques, notamment de l’asymétrie fondamentale entre repère et repéré qui se cache derrière certaines symétries de surface. Le repère, de nature topicale, est conditionnant pour le reste de l’énoncé, mais étant constitué d’une variable, son interprétation dépend à son tour de la stabilisation apportée en p2. Par ailleurs, ce fonctionnement énonciatif, clairement marqué par certaines structures prototypiques dans lesquelles les marqueurs de surface offrent la trace exacte des opérations sous-jacentes, peut subsister dans d’autres structures qui conservent une part seulement de ces indicateurs morphologiques (corrélats morphologiquement dépareillés, absence d’un des deux corrélats, inversion de l’ordre des propositions,…). On obtient alors des structures mixtes ou syntaxiquement ambiguës dans lesquelles la corrélation est mâtinée d’autres opérations, à fonction subordonnante. La décision d’intégrer telle ou telle structure attestée dans le type corrélatif pourra alors être prise en fonction d’un critère précis : le chevillage des deux propositions se fait-il encore ou non autour d’une variable ? De mon point de vue, dès que la construction contextuelle permet au parcours de se stabiliser sur une valeur déterminée (et, par voie de conséquence, d’intégrer la partie rhématique de l’énoncé), la corrélation proprement dite disparaît pour laisser la place à une structure de subordination pleine et entière. Ce qu’on pourrait synthétiser par le tableau suivant :

Reste à vérifier si cette pierre de touche peut être utile à l’analyse d’autres données linguistiques.

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1 Par exemple, pour ne citer que des ouvrages ayant trait aux langues anciennes, voir Bodelot (éd.) 2005 et De Carvalho & Lambert (éds) 2005. Plus largement, on ne saurait oublier la thèse de S. Allaire de 1977 et, plus récemment, les numéros thématiques de Faits de Langues (n° 28) et de Langages (n° 174), i.e. Bril & Rebuschi 2006 et Choi-Jonin 2009.

2 cf. aussi Rousseau 2005.

3 Je souscris donc à la définition synchronique donnée par Fruyt (2005a : 25).

4 Les formes ut, ubi et unde ont perdu la labio-vélaire initiale devant la voyelle d’arrière arrondie.

5 cf. notamment Le Goffic (2002 : 324-330) ou Fuchs & Le Goffic (2005 : 267-269).

6 Sur le relatif, voir Maurel (2005, en particulier p. 67) et Le Goffic (1992).

7 Plus largement, « [l]e phénomène même de corrélation, analysé du point de vue syntaxique comme le couplage de deux marqueurs (cf. Milner 1973) est, du point de vue sémantique, l’expression d’une identité » (Rivara 1995 : 34).

8 Il s’agit du point de départ à partir duquel va être construite la relation prédicative (Culioli 1990 : II, 105).

9 Si quem purgare uoles, pridie ne cenet ; mane ieiuno dato brassicam tritam, aquae cyathos IIII, nulla res tam bene purgabit (ibid. 157, 12) : « si vous voulez purger quelqu’un, qu’il ne dîne pas la veille ; le matin donnez-lui, à jeun, du chou broyé et quatre cyathes d’eau, rien ne purgera aussi bien ».

10 Dans une perspective formelle, ceci pourrait être représenté à l’aide d’une lambda-expression : quel que soit x appartenant à la classe d’occurrences parcourue, x peut instancier l’objet du lambda-calcul, i.e. être mis à la place de l’élément qui, par abstraction, est soumis en p2 à l’opération d’identification.

11 C’est le même type d’analyse qui est proposé par F. Saez à propos des corrélatives temporelles en français (Saez 2009 : 69). Voir aussi, dans un cadre générativiste, Donaldson (1971) ou Srivastav (1991) qui voient dans le morphème relatif un quantifieur qui doit être lié, en tant que variable, à un (pro)nominal de la proposition principale.

12 La forme concernée dans l’exemple (18) est habiturum, infinitif futur du verbe habere. Naturellement, cette transposition à l’infinitif n’est pas obligatoire ni constante : on trouve de nombreux diptyques normaux dans lesquels la transposition se fait au subjonctif. Mais cette possibilité d’un infinitif nous semble, en tant que telle, significative.

13 cf. par exemple César, Guerre des Gaules I, 36, 1 : Ad haec Ariouistus respondit ius esse belli ut qui uicissent iis quos uicissent quemadmodum uellent imperarent « A cela, Arioviste répondit que les lois de la guerre voulaient que les vainqueurs imposassent leur autorité aux vaincus comme bon leur semblait ».

14 Voir notamment Haudry (1973) ; Lehmann (1979, 1984) ; Rousseau (1984, 1990) ; Le Goffic (2002) ; Hadermann et al. (2006, 2010).

15 Downing (1973 : 11) note que les corrélatives se rencontrent tout particulièrement dans les langues à ordre SOV souple, c’est-à-dire tolérant des positionnements du verbe en dehors de la position finale, ce qui est typiquement le cas du latin classique. L’évolution ultérieure fait en revanche sortir le latin de cette catégorie typologique.

16 Je tends à préférer l’analyse de ces constructions comme des expressions de variables corrélées plutôt que comme deux propositions comparatives autonomes confrontant des ensembles de paires de situations. La notion de gradient utilisée dans la TOE permet d’aligner parfaitement les comparatives corrélatives sur les autres types de structures corrélatives, ce qui est conforme à la morphologie du latin. Voir plus loin les exemples (21), (22) et (23). Dans cette hypothèse, l’identification réalisée par l’opérateur de fléchage porte sur la dynamique des déplacements sur chacun des gradients exprimés en p1 et p2. Pour plus de détails sur les comparatives scalaires en latin, voir Bertocchi & Maraldi (2010).

17 Notons enfin que la propriété réversibilité vs l’irréversibilité est souvent utilisée pour opposer les corrélatives à des constructions dont l’ordre paraît plus contraint, comme les consécutives. Mais on peut aussi inverser l’ordre de certaines consécutives : il était si violent que tout le monde le fuyait / tout le monde le fuyait tant il était violent.

18 Voir Gaudin, Salvan & Mellet (2008 : 115-183, en particulier 169-170).

19 En français standard le diptyque indifférencié a perdu le marqueur en kw – ; mais certaines variantes en français non standard l’ont au contraire généralisé : Plus qu’il boit (et) plus qu’il est méchant.

20 Le chapitre d’ouvrage cité en note 22 montre justement comment pour autant, forme exprimant étymologiquement la comparaison proportionnelle, s’est chargé d’une valeur causale, puis concessive.

21 Dans la TOE, ε désigne l’opérateur de repérage. La formule est glosable par « quel que soit x tel que x valide la relation prédicative de p1 en instanciant la place vide de cette relation, x permet aussi d’instancier la place vide de la relation prédicative de p2 », ou, plus simplement, « si x, quel qu’il soit, valide p1 alors x valide aussi p2 ».

22 En effet, de la même façon, multa parasti et plura cupis ne permet pas *quae parasti et plura cupis ? cf. en français « Paul s’en va joyeusement et Marie approche tristement », coordination qui ne permet pas « *Qui s’en va joyeusement et Marie approche tristement ? », lorsque la subordination en « tandis que » le permet aisément.