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Corrélation et rection

Gilles CORMINBŒUF

1. Problématique

La présente étude porte sur les structures de rection manifestées par les constructions réputées relever de la corrélation (au sens large). Les tours corrélatifs constituent une entrée privilégiée sur la problématique des dépendances syntaxiques.

1.1. Un statut syntaxique discuté

La corrélation est généralement appréhendée comme une forme intermédiaire entre coordination et subordination. Ainsi, chez Allaire (1982), certains schèmes corrélatifs relèvent de la subordination alors que d’autres sont placés dans le champ de la coordination. Dans la Grammaire méthodique (Riegel & al. 2009), la notion de « corrélation » apparaît au chapitre XVIII consacré aux « circonstancielles », mais également au chapitre XIX intitulé « juxtaposition et coordination ». Les auteurs de la Grammaire d’aujourd’hui (Arrivé & al. 1986 : 199) situent quant à eux le phénomène au carrefour de la coordination et de la juxtaposition en donnant comme exemple plus il fait froid, plus il faut se couvrir, tout en convenant que « certaines subordinations ont aussi la forme d’une corrélation : il fait si froid qu’il faut se couvrir ». Le Bon usage (Goosse-Grevisse 2009) range les constructions en celui-ci… celui-là…, l’un… l’autre…,… sinon… du moins…, de même… de même…, etc. dans le domaine de la coordination (§ 263a). La section « la proposition corrélative » (§ 1129sq.) ressortit, quant à elle, à un chapitre étiqueté « la proposition conjonctive » ; relèvent de cette section des comparatives comme elle est plus malade que je ne pensais et des consécutives comme il travaille avec tant de passion qu’il oublie l’heure. Au total, la position d’Haudry (1973 : 152) – « la corrélation se situe à mi-chemin entre la parataxe et l’hypotaxe » – reste très consensuelle.

Ce statut syntaxique pour le moins incertain tient d’une part à l’extension du phénomène, d’autre part au caractère problématique des concepts de « subordination » et de « coordination », qui sont abondamment discutés (inter alia Corminbœuf 2007). Enfin, et c’est en rapport direct avec le point précédent, cela tient à la nature des corrélateurs, qui sont aussi bien des « subordonnants » (pronoms relatifs), que des « coordonnants » (ni… ni…), ou encore des « connecteurs » (certes… mais…), des « adverbes » (autant… autant…) ou des lexies adverbiales (aussi vite… aussi vite…), voire des modalités du verbe (impératif, subjonctif, conditionnel, négation, etc.).

1.2. Une forme d’interdépendance

Bien que le champ de la corrélation soit relativement vaste, la littérature scientifique s’accorde néanmoins généralement sur l’idée que les membres de la construction sont « interdépendants ». La question est de savoir à quel niveau de l’analyse linguistique il convient de loger cette interdépendance : au niveau syntaxique ou à un autre niveau ? C’est l’aspect que je vais documenter en priorité dans le cadre de cette étude.

1.3. Les faits linguistiques qui tombent sous le concept de « corrélation »

Les exemples (1) à (8) ci-dessous présentent des propriétés qui les rapprochent de ce que l’on entend – en première approximation – par corrélation1 :

(1) Que l’ordre soit donné et les soldats passeront aux actes [cité par Allaire 1982]

(2) René ne devait pas seulement y paraître en tant qu’orateur, il faisait aussi partie du comité organisateur (…) [Mann, Le tournant]

(3) Plus l’offenseur m’est cher, plus je ressens l’injure [Racine, La thébaïde]

(4) Aussi vite s’est-il attendri, aussi vite il se rebiffe et me griffe [Jouhandeau, cité par Hadermann & al. 2010]

(5) La fraude est tellement répandue qu’on réussit à échapper à l’impôt [cité par Allaire 1982]

(6) Chez elle, devant son lit, il la trouva si touchante de repentir qu’il la serra contre lui. [Cohen, Belle du Seigneur]

(7) Celui-là ne pouvait se tromper qui prend le soleil pour guide ! [Claudel, Le soulier de satin]

(8) Si Dieu est un mensonge, alors nous sommes seuls et libres [Camus, Les possédés].

L’exemple (1) est une hypothétique « non marquée » (Corminbœuf 2009) ; pour Allaire (1982, 1996) par exemple, cette construction ressortit à un schème corrélatif. Les constructions du type (2) sont rangées dans les corrélatives « coordonnées » par Riegel & al. (2009). Les structures symétriques (3) et (4) sont souvent présentées comme des prototypes de corrélation (Hadermann & al. 2010), tout comme les tours consécutifs-comparatifs (5)-(6) (Milner 1978, Rivara 1979). La relative (7) est en revanche moins prototypique, mais elle a des similarités évidentes avec ce que recouvre le concept de « corrélation » dans les langues anciennes : les corrélateurs, de nature ana-cataphorique, sont ici des pronoms relatifs et démonstratifs. Enfin, la conditionnelle (8) contient deux morphèmes, si et alors, qui pourraient fonctionner comme corrélateurs (Maurel 2002).

Saisie de manière lâche, l’extension du concept de « corrélation » recouvre des organisations syntaxiques très différentes les unes des autres que je me propose d’identifier. Je vais en particulier étudier une structure de rection propre à des corrélatives plutôt rares en français contemporain (les exemples 7 et 8). Celles-ci ont une organisation rectionnelle pourtant usuelle en français, mais dans des constructions qui ne sont généralement pas rangées dans le domaine de la corrélation (cf. infra, § 3.2).

1.4. La notion de « rection »

Inspirée des travaux de Hjelmslev, la rection telle que la conçoit Berrendonner se définit en termes d’implication entre occurrences, c’est-à-dire qu’une séquence linguistique A est dite régie si elle implique la cooccurrence d’une séquence B (la séquence B régit la séquence A si on n’a pas A sans B). Relèvent de la rection notamment les phénomènes suivants : (i) les cas de dépendance catégorielle : dans la corrélation nuit à sa santé, le syntagme prépositionnel à sa santé implique la coprésence d’un verbe, mais pas l’inverse2 ; (ii) les contraintes sélectionnelles, dont il sera question infra (§3.1.1.) ; (iii) les accords ; etc. La relation de rection traduit, au moyen d’une relation unique, les contraintes grammaticales sur la combinatoire des segments signifiants.

Cette approche de la rection diffère fondamentalement de celle des chercheurs « aixois » du Gars-Delic (Blanche-Benveniste 1981, 1990, 2003). Ceux-ci la restreignent aux cas de sélection lexicale (par exemple la proportionnalité avec une catégorie lexicale, la compatibilité entre un verbe et un paradigme de compléments). Pour les « aixois », les exemples de la série (1) à (8) ne présentent aucune relation de rection entre leurs membres (c’est-à-dire du point de vue de leur syntaxe externe), ce qui fait que la convocation du concept – tel qu’ils le définissent – n’est pas pertinent pour décrire la syntaxe des corrélatives (cf. Benzitoun & Sabio 2010).

On verra en revanche infra que les membres des constructions (3) à (8) entretiennent une relation de rection, au sens que lui donne Berrendonner.

2. Les corrélations macro-syntaxiques

Les exemples (1) et (2) présentent une organisation macro-syntaxique (Berrendonner 2002a, b). Les deux membres de la construction sont grammaticalement autonomes3 : la relation entre les deux termes du diptyque n’appartient donc pas à la syntaxe de rection. Je note la relation au moyen d’un ‘ʀ’ inversé : ʁ.

2.1. Dans (1), le premier membre s’interprète comme un cadre hypothétique qui laisse attendre une suite ; sa fonction est celle d’une préparation pour une énonciation à venir. Parallèlement, la présence du connecteur et marque que la seconde énonciation est la continuation d’une conduite énonciative préalable. En conséquence, ces diptyques manifestent une forme de corrélation au plan praxéologique (et non au plan syntaxique) (Corminbœuf 2009). Autrement dit, ces organisations combinent une relation d’attente pragmatique (le cadre hypothétique laisse attendre une suite ; on n’ouvre pas un espace hypothétique pour ne rien y mettre) et de présupposition (la seconde énonciation a une pertinence restreinte à ce cadre ; elle s’exhibe d’ailleurs comme le prolongement d’une conduite langagière antérieure)4.

2.2. Les couplages de constructions comme (2), (9) et (10) ressortissent également à un genre de corrélation (Svensson 2010) :

(9) D’une part, sa mère était juive et venait de quelque ville d’Allemagne, d’autre part, son père descendait d’une famille de drapiers parisiens [Drieu La Rochelle, Frantext]

(10) Il est à peine 8 heures et Eldoret est déjà une fourmilière [presse].

Il y a dans la morphologie une forme d’attente du second membre – pas seulement dans (2), d’une part dans (9) et, dans une moindre mesure, à peine dans (10) sont « projetants » –, et corrélativement, la seconde énonciation contient un constituant (aussi, d’autre part, déjà) qui non seulement répond à cette attente, mais qui présuppose aussi praxéologiquement une énonciation préalable. « Praxéologiquement », parce que la cooccurrence de pas seulement et d’aussi n’est pas grammaticalement impliquée. A témoin cet énoncé sans corrélateur inférieur tiré de La vie mode d’emploi de Perec : Lino Margay n’était pas seulement devenu beau, il était devenu riche.

Pour résumer, dans les diptyques du genre (1) et (2), il y a absence de rection, et l’interdépendance est à loger au plan praxéologique : en conséquence, la combinatoire des énonciations relève d’une pragma-syntaxe (Berrendonner op. cit).

3. Les corrélations micro-syntaxiques

Dans ce § 3., il est question des relations de dépendance qui relèvent de la rection. Les dépendances micro-syntaxiques se répartissent essentiellement en deux groupes, la rection bilatérale (la « solidarité » de Hjelmslev) et la rection unilatérale (la « détermination »)5.

3.1. La rection bilatérale

Les exemples (3) à (6) sont les constructions corrélatives les mieux connues, les plus étudiées, mais sans que l’on dispose pour autant d’un consensus sur leur syntaxe. Je vais me ranger du côté de ceux qui postulent que les deux éléments de la construction s’impliquent réciproquement, d’où le concept de « solidarité » (par exemple Melis 1994 : 106 pour les constructions en plus… plus… et en autant… autant… et Deulofeu 2001 : 106 pour les consécutives en tellement… que… et les tours en plus… plus…). Je note cette organisation rectionnelle ʀ1.

3.1.1. Le type segmenté – symétrique (ʀ1a)

Les « valences siamoises » (Savelli 1993, 1995) du type (3) et (4) présentent une solidarité de type symétrique (positionnement « en miroir » des corrélateurs), marquée d’ordinaire par des adverbes de degré homonymes, ou du moins qui entrent dans un même paradigme très contraint (plus / moins / mieux / meilleur /pire)6.

Les deux membres de la construction ne fonctionnent donc pas de manière autonome, ils impliquent formellement la coprésence de l’autre membre. Mais on peut légitimement se demander si cette dépendance est marquée morphologiquement ou non. Autrement dit, est-ce que le quantifieur plus de (3) doit être considéré comme un « marqueur de dépendance » (cf. § 4.2., infra) ?

Berrendonner (2012) postule qu’une structure de rection élémentaire comprend deux niveaux. A une cooccurrence formelle (uni- ou bilatérale) correspond, au plan sémantique, une relation de sélection (bilatérale). Ainsi, dans un exemple comme La corrélation nuit à sa santé, la préposition à relève de la sélection sémantique (le régime oblique sélectionne un prédicat compatible avec lui et, corollairement, le verbe nuire n’accepte qu’un paradigme limité de compléments, en l’occurrence des régimes datifs : cf. la corrélation lui nuit vs *le nuit / *nuit Pierre – *en nuit / *nuit de sa santé). Le verbe nuire ne régit ni des accusatifs, ni des locatifs, ni des ablatifs. La préposition à est donc le produit d’une contrainte sélectionnelle. Mais on interprète cette marque sélectionnelle qu’est la préposition comme une marque de dépendance ; en effet, dire du syntagme prépositionnel à sa santé qu’il est régi par le verbe nuit semble plutôt consensuel.

Je postulerai que la cooccurrence du quantifieur plus dans plus l’offenseur m’est cher, plus je ressens l’injure (3) est également la conséquence de contraintes sélectives. En effet, n’importe quel adverbe ne peut pas endosser une valeur comparative, le premier corrélateur détermine le sémantisme du second, la position frontale – requise – impose des contraintes de sous-catégorisation singulières (Savelli 1993), etc. On peut faire l’hypothèse que le quantifieur plus est une marque de dépendance, précisément parce qu’il est le résultat de la sélection. Autrement dit, la marque sélectionnelle tend à fonctionner comme marque de dépendance. (Cela conduit à se demander – mais ce serait l’objet d’une étude de plus grande envergure – jusqu’où il convient d’étendre le champ des marqueurs de dépendance.)

3.1.2. Le type lié (ʀ1B)

Les exemples (3)-(4) vs (5)-(6) sont très différents sémantiquement et fonctionnellement, mais ils affichent une dépendance syntaxique du même ordre (du moins en syntaxe externe). Les constructions (5) et (6), où un adverbe quantifieur est corrélé à une que-P, constituent, eux, la variante liée de cette même structure de rection bilatérale. En voici encore d’autres illustrations7 :

(11) Il y a tant de risques qu’il faut être prudent [cité par Allaire]

(12) Les gens sont à ce point démunis d’argent qu’ils ne peuvent rien acheter [cité par Allaire].

Dans Il y a tant de risques qu’il faut être prudent, (i) la que-P est régie par l’adverbe tant (cf *Il y a de risques qu’il faut être prudent). Ensemble, les deux corrélateurs forment un syntagme discontinu (tant… que…)8. (ii) L’adverbe de degré tant est un élément comparatif qui implique la présence d’une que-P. Si cette que-P est absente (implicitée), elle est récupérable par inférence (Rivara 1979), en construisant une valeur modale exclamative : Il y a tant de risques ! Les exclamatives de ce genre sont d’ailleurs souvent décrites comme des corrélations tronquées. Au total, l’adverbe de degré implique la présence d’une que-P, et parallèlement, la que-P est régie par l’adverbe en question, ce qui assoit le statut bilatéral de la relation.

En résumé, il y a dans les corrélations de forme ʀ1 une interdépendance à la fois syntaxique et sémantique (co-variation quantitative dans ʀ1A, comparaison ou consécution dans R1B).

3.2. La rection unilatérale

La variante de rection unilatérale la plus commune est celle qu’on observe dans un énoncé comme la corrélation nuit à sa santé. Le régime à sa santé (= l’élément impliquant, qui fonctionne comme une expansion facultative de la corrélation nuit) est régi unilatéralement par le verbe nuit (= l’élément impliqué). Aucune classe de constructions corrélatives ne semble a priori présenter cette organisation rectionnelle élémentaire (je la note ʀ0)9.

3.2.1. Les relatives (type ʀ2A)

Les constructions du type (7) et (13) relèvent d’une acception « étroite » du phénomène de corrélation :

(13) Tel est pris qui croyait prendre [proverbe].

Elles présentent une rection unilatérale singulière (que je note ʀ2A) : l’identité d’actant entre les deux procès (coréférence entre celui-là / tel et qui, dans 7 et 13) suggère qu’il s’agit d’un cas particulier de redoublement du sujet. Il est évidemment plus commun d’observer une coalescence entre celui et qui : celui qui prend le soleil pour guide ne pouvait se tromper. Les relatives étudiées dans ce paragraphe ont un aspect archaïsant et ne sont plus guère en usage en français du XXIe siècle. Dans (7), la forme renforcée avec – autorise de différer l’occurrence du relatif en intercalant le verbe de la « principale », ce qui lui confère une organisation pragmatique différente en ce qui concerne la projection des attentes (voir infra)10.

Les constituants Celui-là ne pouvait se tromper et Tel est pris contiennent un pro-SN qui régit unilatéralement la relative. Ces constituants sont syntaxiquement autonomes (« bien formés » au plan syntaxique). Au plan pragmatique, c’est différent : les pro-SN créent une attente de détermination, alors que l’anaphorique contenu dans le relatif qui du second membre réclame corollairement un référent qui soit inscrit dans la mémoire discursive : on a donc une interdépendance, mais de nature pragmatique uniquement.

Autrement dit, il existe des corrélations (manifestant, conformément à la définition la plus consensuelle du concept, une forme d’interdépendance) qui présentent – non paradoxalement, à mon sens – une asymétrie au plan syntaxique. Par conséquent, une interdépendance n’exclut pas une asymétrie à un autre niveau de l’analyse linguistique (et n’implique pas forcément que les membres de la construction soient librement permutables). Il faut distinguer interdépendance et symétrie : nombreuses sont les corrélatives qui présentent indéniablement une forme d’asymétrie11.

Voici d’autres exemples en (14)-(17), avec en (16)-(17) le « diptyque normal » (Minard 1936) – la relative étant placée en position frontale :

(14) Se détruit quiconque, répondant à sa vocation et l’accomplissant, s’agite à l’intérieur de l’histoire ; celui-là seul se sauve qui sacrifie dons et talents pour que, dégagé de sa qualité d’homme, il puisse se prélasser dans l’être [Cioran, La tentation d’exister]

(15) Je me demande avec surprise, dit un poète arabe, comment celui-là peut mourir, qui n’aime pas [Mercanton, in F. Jotterand, Pourquoi j’écris]12

(16) Qui n’a jamais joué d’une certaine virtuosité verbale, abusé de l’entraînante volubilité des mots, celui-là pourra se dire innocent des espérances insensées qu’il suscite [Jankélévitch, Frantext]

(17) Celui qui croit à la géométrie, celui-là ne la sait plus [Alain, Frantext].

Les tours de ce genre étaient bien attestés en ancien français et en tout cas jusqu’au début du XVIIe siècle :

(18) Celui est ignorant qui ne sait pas que le basilic tue l’homme de son seul regard [Alexis de Salo, cité par de Reyff & Bourqui]

(19) Entre les loix qui regardent les trespassez, celle icy me semble autant solide, qui oblige les actions des Princes à estre examinees apres leur mort [Montaigne, 1595, cité par Pagani]

(20) Tel en mesdict, qui pour soy la desire [Marot, cité par Pagani].

On notera la similitude entre les exemples (7) et (19) d’une part, (13) et (20) d’autre part. Pagani (2010 : 246) signale que (19) est un cas stigmatisé par Estienne dans son Traicté de la gràmaire francoise (1569) : pour le grammairien, le démonstratif celuy est un pronom « qui ne termine rien ; pourtant on lui baille un relatif qui le suit pour determiner ce qu’il demonstre : celuy est homme de bien qui vit selon Dieu. Pour bien parler on ne met jamais ci ne la apres. Parquoy c’est mal parlé françois de dire : celuy la est homme de bien qui… ». Autrement dit, pour Estienne, (18) relève du bon usage, mais pas (19). C’est intéressant, dans la mesure où il semble que pour l’auteur et ses contemporains, celuy projette une attente de détermination, détermination que lui octroie ultérieurement le relatif. La citation de Meigret (Tretté de grammere françoeze, 1550) que donne Pagani (ibid.) va dans le même sens : le pronom celuy serait « vn demonſtratif indeterminé ę qi a besoin de la ſuyte d’un relatif, pour determiner çe q’il demontre ». Si celui est ignorant (18) est projetant, celle icy me semble autant solide (19) ne l’est pas et pourrait fonctionner de manière autonome.

En revanche, selon Pagani, le diptyque normal à forme renforcée (21) n’est pas proscrit par Estienne, ce qui exclut de fait la possibilité d’une équivalence entre les deux stratégies de linéarisation (diptyque normal vs inverse) :

(21) Qui peut faire mal et ne le fait pas, cestuy là et bien heureux [Marguerite de Navarre, cité par Pagani].

Là également, l’explication – que j’adapte librement d’Estienne et de Meigret – tient à la relation d’attente mise en jeu : dans (21), qui est projetant, comme celui dans (18) : il réclame une forme de détermination (sémantique) et une complétude syntaxique (un élément recteur).

Arnauld & Nicole (1662) citent d’autres relatives du même genre dans leur chapitre 7 (Partie II), avec en (23) un calque des corrélations latines en qualis… talis… :

(22) est le tresor, est le cœur [Arnauld & Nicole, La logique ou l’art de penser]

(23) Quelle est la vie, telle est la mort [ibid.].

Les relatives du genre (22) sont attestées au moins jusqu’au milieu du XIXe siècle, par exemple chez Musset et Hugo.

3.2.2. Les adverbiales périphériques (type ʀ2B)

Les structures du français qui tombent sous le format rectionnel ʀ2B sont les cas de « double marquage », observables dans les détachements avec reprise anaphorique : par exemple la corrélation, il l’étudie avec plaisir ou la corrélation, il n’y comprend rien (Berrendonner 2008), ainsi que des cas d’adverbiales cadratives reprises par des adverbes anaphoriques comme (8), (24) et (25) :

(24) Quand vraiment il avait trop faim, alors, il venait à la maison [Céline, Mort à crédit]

(25) Comme passe le tourbillon, ainsi disparaît le méchant (…) [Cohen, Belle du Seigneur].

Le corrélateur inférieur (le résomptif alors ou ainsi) anaphorise l’élément régi (un complément périphérique ici). La particularité de cette structure de rection ʀ2B est la présence d’un marqueur morphologique (les anaphoriques résomptifs alors et ainsi) de l’élément régi sur l’élément régissant. Le lien syntaxique entre l’adverbiale cadrative (l’élément régi) et son régissant est (sur-) marqué mophologiquement.

Les organisations rectionnelles ʀ0, ʀ1 et ʀ2 doivent être croisées avec un autre axe typologique qui permette de faire la distinction entre une connexité forte (par exemple entre le verbe et ses arguments valenciels, entre une relative et sa tête ou entre les deux membres des constructions en plus… plus…, etc.) et les composants périphériques dépendants (par exemple les compléments adverbiaux détachés en position frontale) qui échappent à la portée des modalités. Les relatives du type (7) sont à cet égard assez différentes des adverbiales du type (8). De plus, les contraintes d’ordre séquentiel constituent également un axe à prendre en compte pour établir la typologie. En effet, si les relatives du type (7) sont symétrisables, les membres de (8) ne sont en revanche pas réversibles. Parmi les constructions qui présentent une relation de rection unilatérale entre leurs membres, il y a donc des sous-catégories à établir.

Bonnard (1984), et à sa suite Ruppli (1988), reconnaissent trois types de corrélations, le type symétrique (ʀ1A), le type {adverbe + qu-} (ʀ1B) et le format macro-syntaxique (ʁ), mais nulle trace de ʀ2. Les constructions segmentées (8), (24) et (25), ne sont pour ainsi dire jamais rapprochées du phénomène de corrélation (en raison sans doute de la nature des corrélateurs). Même constat en ce qui concerne les (cor) rélatives du type (7) qui ressemblent pourtant beaucoup à ce que l’on entend par « corrélation » dans les langues anciennes13.

4. Conclusions : le marquage des dépendances syntaxiques

4.1. Langues concentriques, langues excentriques

Cette réplique de l’élément régi sur l’élément régissant que présente l’organisation ʀ2B est un procédé bien connu dans les langues dites « concentriques » (Milewski 1967) ou à « head-marking » (Nichols 1986) – c’est-à-dire les langues qui marquent la dépendance sur l’élément recteur (et non sur l’élément régi). Dans l’énoncé en eskimo cité par Milewski (1967 : 88), tiyianiap iylu takuβaa, ‘le renard a vu la maison’ (lit. ‘le renard la maison il l’a vue’), le prédicat takuβaa (‘il l’a vue’) contient une désinence subjective-objective -a « il le… ». Les SN tiyianiap (‘le renard’, marqué comme agent par la désinence -p) et iylu (‘la maison’, marqué comme objet à finale zéro) « fonctionnent comme appositions de cette désinence » (ibid). Nichols (1986 : 61) schématise comme suit l’opposition entre les langues excentriques (A) et les langues concentriques (B), où l’exposant M indique un affixe et H la tête. L’aire prédicative est soulignée en gras :

(A) Nom + MCas Nom + MCas Nom + MCas HVerbe

(B) Nom1 Nom2 Nom3 HVerbe + MAFFN1 + MAFFN2 + MAFFN3

Dans (B), chaque argument nominal est représenté auprès du verbe par un affixe amalgamé à ce verbe. Les langues concentriques typiques sont les langues indigènes d’Amérique du Nord (par exemple le Navajo ou l’eskimo, Milewski 1967), l’abkhaze (et d’autres langues caucasiennes, Nichols 1986), ou encore les langues bantoues (Lazard 1994). Les langues excentriques sont notamment le japonais, le finnois et les langues australiennes (Nichols ibid.).

Il y a donc plusieurs façons de marquer les relations de rection. Certaines langues systématisent le marquage sur le dépendant, d’autres sur la tête, comme les langues incorporantes, mais il y a souvent, comme en français, un mélange des deux procédés, une variation libre. Les classes de constructions relevant de ʀ2 sont intéressantes pour la syntaxe du français (et la syntaxe générale), dans la mesure où l’opposition entre concentricité et excentricité constitue un axe pour la typologie des langues, et une entrée privilégiée sur leur diachronie (Nichols ibid). Une documentation plus circonstanciée des différentes organisations rectionnelles et la représentation réelle de ʀ2, par rapport à ʀ0 / R1 fournirait des enseignements utiles sur la place du français parmi les langues du monde.

4.2. La relation syntaxe – morphologie

Milner (1978) définit, à tort ou à raison, la corrélation comme une subordination – donc une relation syntaxique – combinée à un couplage morphologique. La relation entre syntaxe et morphologie réclame une mise au point. Les indices de dépendance présumés sont souvent peu décisifs : on ne peut pas se fier sans examen aux « conjonctions », fondamentalement polyfonctionnelles, pour déterminer le statut d’une relation syntaxique. Le postulat d’une correspondance stricte entre syntaxe et morphologie, avec l’idée par exemple que et marque une coordination et que que marque une subordination, est à révoquer (inter alia, Allaire 1982 ; Corminbœuf 2007, 2009). Une approche raisonnable conduit à découpler les combinatoires morphologique et syntaxique pour mieux saisir comment elles s’articulent.

Dès lors, quelles unités peuvent être conçues comme des marqueurs de dépendance ? Et qu’est-ce qu’un marqueur de dépendance ? Dans (7), faut-il dire du relatif qui qu’il marque que la relative déterminative est régie ? Ou est-ce que c’est uniquement le formant qu- qui remplit cet office ? Dans ces corrélations, l’identification des marqueurs de dépendance est moins aisée qu’avec des clitiques marqués en cas (Berrendonner 2008). Une piste, évoquée dans cette étude, est que certains corrélateurs (les relatifs comme qui, les adverbes de degré comme plus, etc.) imposent sémantiquement une sélection qui fonde, au plan formel, une dépendance syntaxique.

Le postulat d’une correspondance entre les corrélateurs et les marqueurs de dépendance fait écho à la position de Fruyt (2005b : 50) qui écrit que : « la corrélation joue un rôle primordial dans les langues indo-européennes pour la constitution des conjonctions de subordination » (dans mes termes : « pour la constitution des marqueurs de dépendance »). Le phénomène de corrélation semble être par ailleurs à l’origine de changements linguistiques (coalescence attestée en diachronie des structures en plus… plus… et sans doute coalescence en cours pour les schémas du genre non seulement… mais aussi…). La syntaxe des corrélatives et leur évolution diachronique offrent des clés de compréhension pour les mécanismes de dépendance à l’œuvre en français.

Les relations syntaxiques peuvent être marquées morphologiquement, ou alors non marquées (cf. les « liaisons zéro », Lazard 1996). Dans un énoncé comme Il étudie la corrélation, il n’y a pas de marquage morphologique du lien entre le verbe et son complément (ni sur le verbe, ni sur le régime). Si les relations syntaxiques sont marquées, elles peuvent l’être sur le régi (avec un « subordonnant » ou une préposition par exemple), ou sur le régissant (au moyen d’un affixe flexionnel par exemple), ou encore à la fois sur le régi et sur le régissant. Ce dernier cas de figure est celui qui préside à la corrélation, mais les indices en question ne sont pas forcément des marqueurs de dépendance formelle : il y a des corrélations micro-syntaxiques et des corrélations macrosyntaxiques. Dans une acception large, ce qu’on appelle corrélation serait en conséquence une forme de (sur) marquage morphologique de la relation – qu’elle soit rectionnelle ou praxéologique – entre deux segments contigus.

4.3. La topographie des marqueurs de dépendance

L’approche en termes de concentricité et d’excentricité est intéressante dans la mesure où elle conduit aussi à s’interroger sur le positionnement topographique de la dépendance (sur la tête ? sur le dépendant ? sur les deux ?) On peut se demander si le français ne privilégie pas le report à droite des marques rectionnelles (que le terme droit soit la tête ou le dépendant) – l’idée est de Berrendonner, communication personnelle. La non-permutabilité des membres de (23)-(25) semble attester cette tendance. Si on pouvait mettre alors ou ainsi en position frontale, la dépendance serait marquée à gauche. Or c’est impossible, ce qui montre que le marquage à gauche est une option peu optimale en français. Seconde illustration de ce principe topologique : on sait que les détachements sans marque rectionnelle du genre Pierre, la corrélation lui plaît sont communs à gauche, alors qu’à droite la marque de dépendance est généralement de rigueur : la corrélation lui plaît, à Pierre.

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1 Je souligne en gras les corrélateurs. Je limite mon champ d’étude aux corrélations constituées de deux constructions verbales (je laisse donc de côté les exemples du genre tel père, tel fils ou ni lui, ni moi ne serons présents). Et je n’étudie que la relation syntaxique entre les deux membres de ces corrélations et non leur structure syntaxique « interne ».

2 Comme tous les verbes, le verbe nuire ne requiert pas forcément de régime : trop parler nuit (Petit Robert).

3 Pour une argumentation circonstanciée en faveur de la facture macro-syntaxique des hypothétiques non marquées comme (1), voir Corminbœuf (2007, 2009).

4 La même analyse syntaxique peut être appliquée aux autres hypothétiques « non marquées » comme (a) et (b) :

(a) mais moi je serais une femme j’accepterais pas ce principe [oral, cité par Blasco]

(b) Tu n’as qu’à souhaiter, et tes désirs seront des réalités [Musset, Confessions d’un enfant du siècle].

Dans (a), ce serait le morphème complexe de conditionnel qui fonctionnerait comme corrélateur. Dans (b), la négation joue le rôle de corrélateur supérieur (au sens de Milner 1978), comme dans Je ne suis pas arrivé qu’elle me raconte toute sa journée [cité par Allaire].

5 cf. Hjelmslev (1968 : 38) : dans les cas de solidarité, « les deux termes se présupposent mutuellement ». Dans les cas de détermination, « l’un des termes présuppose l’autre, mais non l’inverse ».

6 Les constructions comme (4) et celles en autant… autant… relèvent à mon sens, mutatis mutandis, du même schéma formel :

Autant cette plante s’avère facile à vivre au frais, autant elle est difficile à conserver à la chaleur [web].

La littérature scientifique (Savelli 1995, Benzitoun & Sabio 2010) a cependant montré, à raison, que ces structures présentent des contraintes assez différentes des « valences siamoises » en plus… plus …, ce qui rend suspecte une assimilation totale.

7 Les faits ci-dessous partagent des similitudes formelles avec (5)-(6) et (11)-(12) :

(a) A peine un prix est-il décerné qu’aussitôt on fourbit ses armes pour le prochain combat. [Blondin, cité par Gachet]

(b) Je ne suis pas arrivé qu’elle me raconte toute sa journée [cité par Allaire]

(c) Partirais-je en tandem avec tous mes amis qu’un siège resterait inoccupé [presse, à propos des amis sur facebook].

On peut se reporter à Gachet (2010) pour l’attestation d’affinités évidentes, en diachronie, entre les types (a) et (b), et à Corminbœuf (2009, chap. 9) pour l’analyse des constructions du type (c) en termes de solidarité rectionnelle.

8 On peut se reporter à Deulofeu (2007) pour d’autres arguments justifiant la dépendance grammaticale de la que-P.

9 S’il y a une forme d’interdépendance dans cet exemple, elle est de l’ordre de la co-sélection sémantique : le régime sélectionne un paradigme de prédicats compatibles et, parallèlement, le verbe réclame un régime typé [ + datif].

10 La coalescence est en revanche impossible avec un clitique en position de corrélateur supérieur ; les seules options sont le découplage (a) ou l’ellipse du pronom clitique (b), comme c’est le cas dans ces deux dictons : (a) Il n’est pas heureux qui veut. / (b) Ø N’est pas fou qui monte au Ventoux, Ø est fou qui y retourne.

11 Les constructions du type ʀ1B (rection bilatérale) présentent également une asymétrie – d’un autre genre cependant : c’est un morphème (par exemple un quantifieur comme tant) qui est mis en relation avec une construction (une que-P). Il ne s’agit pas, contrairement aux organisations de type ʀ1A, à proprement parler d’une relation entre deux constructions verbales.

12 Le même « mot » attribué à Jacques Mercanton dans une version un peu différente (et non enchâssée dans une interrogative indirecte) :

Et il me venait encore cette phrase (…) : « Celui-là pourrait-il mourir qui n’aime pas ? » § Je crus comprendre : il est déjà mort ! [Galland, Princes des marges].

13 On rencontre ce genre de constructions de type R2A (surtout le diptyque normal) dans d’autres langues, ce que semblent attester les traductions littérales proposées dans la littérature scientifique. Ainsi Haudry (1973 : 155) traduit vir qui… is par lequel homme… celui-là… Rebuschi (2009a : 27) traduit un énoncé du basque ainsi : Quiconque a faim aujourd’hui, celui-là mangera demain. Den Dikken (2005 : 499) donne cette traduction d’un énoncé en hindi : Which girl is standing, that (one) is tall. Les corrélatives de l’allemand en wer… der… sont également souvent traduites de cette façon.