Les structures corrélatives en plus… plus : le point de vue des marqueurs de liaison
1. Introduction
Dans une contribution précédente intitulée « Les structures corrélatives : pour une inscription dans les sous-systèmes parataxe / hypotaxe et coordination / subordination » (Hadermann, Pierrard, Van Raemdonck & Wielemans 2010), nous faisions état de la classification peu commode des constructions corrélatives isomorphes (CI) du type Plus il mange, plus il grossit dans l’opposition de la subordination à la coordination. Notre approche (cf Hadermann et al. 2006, sur « les marqueurs d’identité similative ») était entre autres basée sur le modèle de Lehmann (1988) régulièrement avancé en linguistique typologique pour évaluer le type de connexion entre propositions. Le modèle permet notamment de mieux cerner le rapport de hiérarchisation entre prédications et de déterminer dans quelle mesure la connexion prédicationnelle mène à la perte de propriétés prédicationnelles pour une des deux, voire les deux prédications.
Les paramètres pris en compte dans l’analyse étaient :
• le niveau de dépendance d’une prédication par rapport à l’autre ;
• la portée syntaxique d’une prédication par rapport à une autre ;
• la « dépropositionnalisation » ou nominalisation d’une des deux prédications ;
• la rection du verbe de chacune des prédications ;
• le degré de partage des prédications liées ;
• le caractère plus ou moins transparent du lien entre prédications.
Les paramètres lehmanniens apparaissent comme un instrument garantissant une couverture large et globale des dimensions intervenant dans la connexion de propositions. Le premier paramètre en particulier, situé sur l’axe « autonomie vs hiérarchisation », doit permettre de déconstruire les concepts traditionnels de subordination/coordination/corrélation et, partant, d’examiner plus précisément comment la combinaison de ces dimensions aboutit aux divers effets de sens et, pour le cas qui nous occupe, comment le tour corrélatif se positionne au regard de ces composantes, plutôt que de partir de construits discutables. Comme il s’agit de la question la plus souvent débattue dans la littérature, nous avions consacré une part plus importante de l’étude au premier paramètre. La conclusion à laquelle nous étions parvenus pour ce premier critère était d’ailleurs celle que « les items corrélatifs ne verseraient ni exactement dans la parataxe, ni exactement dans l’hypotaxe » (Hadermann et al. 2010 : 237), eu égard aux arguments variables et parfois même contraires présentés de part et d’autre (cf. Stage 2009).
Parataxe | Hypotaxe |
Coordination des deux séquences possible par et | Préd2, tête sémantique, détermine la polarité des questions tag en anglais (Culicover & Jackendoff 1999)1 |
Ex. : Plus j’avançais et plus je me perdais (Romilly J., Les œufs de Pâques, 1993, p. 232) | Ex. : The more we eat, the angrier you get, don’t you ? |
Symétrie de l’inversion du sujet clitique dans les deux prédications (Abeillé & Borsley 2006) | Subjonctif régi pour Préd2 mais pas pour Préd1 (bien que la généralisation du subjonctif dans les deux séquences soit préférée par certains locuteurs) |
Ex. : Plus vite sera t’elle partie, plus vite reviendra t’elle (Internet) | Ex. : N’est-il pas étrange que, plus on vieillit, plus on soit sensible à la mort des autres ? (Pears I., La chute de John Stone, 2009) |
Focalisation plus aisée si l’on extrait le même segment des deux prédications (Abeillé & Borsley 2006) | Focalisation possible de la Préd1, qui fonctionne en complément adverbial de cadre |
Ex. : C’est une personne, que plus on la connaît, plus elle devient belle à nos yeux sans que ça soit pure illusion (comme dans le cas d’un faux coup de foudre) (Internet) | Ex. : Elle a peur, certes, elle a peur de voir galvauder, abîmer inutilement son trésor. Mais c’est plus elle est sûre de ce qu’elle tient que plus elle a peur de le hasarder… (Rivière J., A la trace de Dieu, 1937, p. 36), exemple trouvé par Roig |
Face au rattachement difficile des structures à l’un des deux pôles, la solution d’un continuum pouvait paraître alléchante. La confrontation des CI aux autres critères de la typologie de Lehmann tels que l’intégration de la structure, la complétude ou la réduction des propositions, ou encore la saillance du marquage de la connexion entre les prédications (2010 : 232-237), a cependant donné lieu à la conclusion suivante :
L’analyse des marqueurs de corrélation à partir des différents paramètres empruntés à la typologie lehmannienne donne une image complexe de leur rôle dans la connexion prédicationnelle. Leur réactivité aux différents tests et axes dessine une carte d’identité qui leur est spécifique, ce qui nous empêche de les amalgamer avec d’autres.
(Hadermann et al. 2010 : 237)
D’indexation compliquée, il est tentant de considérer les CI comme des structures particulières. Leur spécificité à la fois structurelle et fonctionnelle inciterait en effet à la création d’une tierce catégorie de modes de liaisons de prédications, la corrélation, à l’instar de la démarche adoptée à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle (Mignon 2009).
Nous nous proposons dans cette nouvelle contribution, qui se veut inscrite dans la continuité des travaux précédents, de revenir sur une question pendante à l’issue de notre contribution au colloque de Neuchâtel sur La parataxe : Structures, marquages et exploitations discursives (Hadermann et al. 2010). Il s’agit de la question des caractéristiques des marqueurs de liaison. Le fonctionnement spécifique des marqueurs corrélatifs est en effet un aspect peu discuté dans la littérature linguistique, l’accent étant très souvent placé sur le mode de liaison des prédications opérant dans les constructions parallèles (à relever toutefois e.a. les contributions de Fruyt 2005a et 2005b, Mellet 2007, Orlandini & Poccetti 2009 et Bertocchi & Maraldi 2010 qui traitent essentiellement du latin). Ainsi, nous souhaitons apporter ici un nouvel éclairage sur la catégorisation complexe des structures isomorphes par le biais d’une étude focalisée sur une analyse plus détaillée des propriétés des marqueurs de liaison. Après avoir relevé une série de caractéristiques syntaxico-sémantiques générales de ceux-ci, nous tenterons de situer en leur sein le marqueur corrélatif réitératif plus… plus dans les structures isomorphes. Nous comparerons ensuite ce dernier aux termes corrélatifs comparatifs plus (…) que.
2. Distinction entre différents types de marqueurs de liaison
Quelles sont les caractéristiques générales des marqueurs de liaison en français ? Nous examinerons d’abord notre tentative (Hadermann et al. 2006) d’opérationnaliser le paramètre avancé par Lehmann 1988 pour différencier les types de marquage du lien interprédicationnel, pour proposer ensuite une série de traits permettant d’affiner les distinctions de fonctionnement entre marqueurs.
2.1. Le degré de transparence du lien entre prédications
Le sixième paramètre de Lehmann (cf ci-dessus) opère une différenciation selon le degré de transparence/saillance du marquage du lien entre les prédications : « The connective and subordinating device is maximally explicit at the start and then is gradually reduced to zero » (Lehmann 1988 : 212). Quel rôle les divers types de marqueurs de liaison remplissent-ils dans la détermination du degré de transparence entre prédications ? Dans Hadermann et al. 2006, une étude qui traitait des marqueurs d’identité, nous avons tenté d’opérationnaliser le paramètre en situant six modes de fonctionnement de ces marqueurs sur un axe allant du pôle [ + transparent] vers le pôle [-transparent] (cf aussi Lehmann 1995) :
(a) anaphore
Le marqueur, qui est syntaxiquement autonome, renvoie de par son sémantisme à un élément dans la prédication précédente. Ce renvoi anaphorique remplit une fonction cohésive importante dans le discours. Ce type de marquage explicite de la manière la plus transparente le lien entre les prédications :
(1) a. Souffrir en silence. Telle était sa devise
b. Il porte tous les jours ces habits-là. De même, il met toujours des chaussures noires.
(b) co-saturation
Le marqueur établit la liaison en remplissant une fonction dans les deux prédications. Si le marqueur reste sémantiquement transparent, la manière dont le lien s’établit est déjà partiellement grammaticalisée :
(2) a. Il ment comme il respire
b. Elle est entrée dans sa vie, tel (le) un ouragan.
(c) antécédent/conséquent
Une partie du marqueur remplit une fonction dans chacune des deux prédications. Le marqueur est constitué d’un diptyque dont seul le premier composant (l’antécédent) exprime encore le sémantisme originel. Le second (le conséquent) par contre est grammaticalisé et est sémantiquement déterminé par le premier :
(3) a. Il a agi ainsi qu’il a toujours agi
b. Il était tel que je le voulais / Une femme telle que sa mère ne pleure pas.
(d) mode fonctionnel : interprétateur du lien
Le marqueur n’active plus d’entités dans chacune des prédications, mais sert uniquement à indiquer l’interprétation d’un lien (extraprédicationnel) de similarité entre les prédications :
(4) a. Le train s’ébranla à l’heure dite, ainsi qu’il sied à un train allemand (Benoît, in Togeby 1985, vol. V, p. 119)
b. Le train s’ébranla à l’heure dite, comme il sied à un train allemand.
(e) mode délexicalisé : l’adjonction
Une réduction de l’intégrité sémantique du marqueur exprime l’avancée du processus de « bleaching » et réduit sa transparence : de l’expression de l’identité, il est amené à indiquer l’additivité :
(5) a. Paul ainsi que Jean appuient la proposition
b. Pierre comme Jean appuient la proposition.
(f) mode grammaticalisé : valeurs argumentatives
Le lien entre les prédications est assuré par un marqueur grammaticalisé, qui voit son sémantisme glisser de l’identité vers des lectures argumentatives conclusives, de cause ou de conséquence :
(6) a. Ainsi [= donc], vous êtes de nouveau arrivés en retard ce matin !
b. Comme il était tard, il est immédiatement rentré à la maison
c. Sa richesse était telle qu’il pouvait s’acheter tous les restaurants de la ville.
Les marqueurs de liaison étaient ainsi positionnés par rapport aux deux pôles selon la transparence sémantique des informations qu’ils véhiculent sur la nature du rapport interprédicationnel.
+ (a) anaphore – (b) co-saturation – (c) antécédent/ conséquent – (d) fonctionnel –(e) délexical – (f) grammatical –
Il est assumé qu’un marquage par reprise anaphorique ou par co-saturation exprimera de manière plus explicite la nature sémantique du lien établi par le marqueur entre les prédications qu’un marquage par les modes fonctionnel, délexicalisé ou grammaticalisé.
En fin de compte, le degré d’explicitation du marquage de la liaison est un indice qui tend à confondre propriétés de la construction liée et propriétés du marqueur (cf « The connective and subordinating device is maximally explicit », Lehmann 1988 : 212). Le type de connexion entre prédications ainsi que le caractère plus ou moins explicite de celles-ci sont en effet la résultante des six indices lehmanniens identifiés et les propriétés des divers marqueurs ne sont pas appréhendées dans leur spécificité. La transparence sémantique des marqueurs quant aux informations véhiculées sur la nature du rapport interprédicationnel, la propriété retenue dans Hadermann et al. 2006, combine en réalité différents aspects syntaxiques et sémantiques du fonctionnement des marqueurs d’identité : leur fonction dans les prédications liées, leur fonctionnement référentiel, leur interprétation lexicale. Par ailleurs, la grille élaborée sous-estime l’importance du rôle de la composition même des marqueurs dans la liaison de prédications, en particulier le fait que la plupart de ceux-ci se présentent sous la forme d’un diptyque : des marqueurs comparatifs (ainsi que, tel que) aux corrélateurs (plus… plus, autant… autant), aux conjonctions de subordination (après que, parce que) jusqu’aux relatifs (celui qui, ce qui). Une analyse plus fine du fonctionnement des marqueurs et de leurs composants sera donc une dimension indispensable pour mieux appréhender leur rôle dans la liaison de prédications.
2.2. Propriétés syntaxiques et sémantiques du marqueur de liaison
Une autre grille de description s’impose donc, qui permette de rencontrer notre volonté de dresser une carte d’identité plus précise des propriétés des marqueurs concernés, en déclinant les propriétés opératoires pertinentes mises en œuvre par chacun d’eux. Or, les différentes grilles développées pour déterminer le lien entre prédications confondent souvent les caractéristiques du type de connexion et celles des marqueurs. L’identification des divers types de marqueurs passe par la mise en évidence de leurs propriétés externes et internes. Les premières identifient la manière dont le marqueur se comporte envers les deux prédications qu’il lie, les secondes concernent la composition même du marqueur et la manière dont ses éventuels composants interagissent.
2.2.1. Propriétés externes
L’étude du comportement des marqueurs de liaison dans l’énoncé composé est basée sur deux traits qui s’inspirent de propriétés mises en évidence e.a. dans Van Raemdonck & Detaille (2008) et Van Raemdonck, Detaille & Meinertzhagen (2011) :
(a) la fonction au sein de la phrase : le marqueur exerce une fonction (noyau, déterminant ou prédicat) au sein d’une ou des deux prédications (Préd1 et Préd2) liées ;
(b) la récupération d’une source : le marqueur déclenche ou ne déclenche pas de mécanisme par lequel il renvoie à un autre terme du co(n)texte à récupérer.
Ces deux traits permettent de singulariser divers types de marqueurs sur base de propriétés externes :
(a) La saturation d’une fonction dans Préd1 et/ou Préd2.
Dans (7a), le marqueur sature une fonction dans chacune des prédications ; dans (7b), il n’en sature une que dans la seconde prédication, alors que dans (7c), il sature une fonction dans Préd1. Enfin, dans (7d), le marqueur ne sature aucune fonction.
(7) a. Il ment comme il respire
b. Il a vu l’homme qui a tué le policier
c. Il partira avant que j’arrive
d. Il sait que je viendrai
(b) Les marqueurs seront aussi répertoriés selon la présence ou l’absence d’un mécanisme de « renvoi » à un élément saillant à récupérer dans le discours précédent (ou éventuellement par cataphore) et à la forme de récupération : en quelle mesure est-ce qu’ils reprennent un interprétant en amont (aval) ? Et quel est le type de source à récupérer ? Dans (8a), le marqueur ne renvoie pas à un interprétant ; dans (8b-c), la source est externe au marqueur, soit de type textuel/lexical (renvoi anaphorique, 8b), soit de type contextuel (renvoi indexical, 8c). Dans (8d-e) enfin, la source est interne au marqueur, l’un des composants étant l’interprétant de l’autre :
(8) a. Je me demande qui est venu
b. Il a vu l’homme qui a tué le policier
c. Elle est rentrée. Ensuite elle est montée dans sa chambre
d. Il m’a raconté ce qui est arrivé
e. Il a traité l’affaire ainsi qu’il était convenu.
Le fonctionnement des énoncés (8d-e) nous indique une « internalisation » du mécanisme de récupération référentielle et nous amène à l’identification des traits internes des marqueurs.
2.2.2. Propriétés internes
L’étude de la composition des marqueurs de liaison et de la manière dont leurs composants interagissent est fondée sur deux caractéristiques mises en évidence par les études sur la grammaticalisation d’unités lexicales (cf Lehmann 1995, De Mulder 2001) :
– la réduction de l’intégrité sémantique qui manifeste l’avancée du processus de « bleaching » et de la transformation du morphème en « outil grammatical » ;
– le degré de cohésion morphosyntaxique de l’entité sur l’axe paradigmatique et syntagmatique (perte d’autonomie, flexibilité ou caractère contraint, degré de mobilité dans la prédication).
Ces traits sont plus spécifiquement pertinents pour déterminer le rapport de solidarité entre composants du marqueur de liaison.
(a) Marqueur simple
Les marqueurs seront distingués selon leur caractère plus (9a) ou moins (9b-c) sémantiquement réduit et morphosyntaxiquement contraint :
(9) a. Jean m’annonce que Paul va démissioner
b. Jean travaille comme Paul / Comme Paul, Jean travaille
c. Il a mis la voiture au garage. Ensuite, il est rentré dans la cuisine / Il est rentré ensuite dans la cuisine.
(b) Marqueur composé
Lorsque les marqueurs sont composés de plusieurs éléments, on observe un continuum de solidarité entre les différents éléments du marqueur, qui va du plus solidaire au moins solidaire. Commutation possible, intercalation d’éléments, fixation de la position, nécessité des différentes parties du marqueur et autonomie de l’une d’entre elles constitueront l’aune à laquelle estimer cette solidarité.
– Au premier stade, on trouve des marqueurs composés manifestant une réduction sémantique globale et des contraintes morphosyntaxiques extrêmes. Ce sont ceux que l’on peut commuter avec que sans réel problème :
(10) Je m’étonne de ce que tu sois en retard / Je m’étonne que tu sois en retard.
– L’impossibilité d’intercaler quoi que ce soit entre les deux éléments est déjà le signe de contraintes morphosyntaxiques fortes. Cela va de pair avec la non-compositionnalité de leur interprétation actuelle. La fusion possible montre qu’on est à un stade plus avancé d’intégration :
(11) a. Je partirai lorsqu’il reviendra
b. Il est venu parce que tu le lui as demandé / bien qu’il soit malade.
– Au niveau suivant, on trouve des marqueurs composés à l’intérieur desquels on ne peut intercaler que de rares éléments, tels des adverbes focalisants :
(12) a. Il est parti, alors même qu’on devait commencer les travaux
b. Il est parti de telle sorte qu’on n’a pu terminer les travaux.
– Enfin, au stade ultérieur, les possibilités d’intercalation sont plus importantes et variées, parfois par classes, voire par groupes ou prédicats entiers. Le sens des marqueurs se calcule encore de manière compositionnelle (13a) :
(13) a. Il y a autant /plus de pandas dans les zoos qu’il n’en circule en liberté
b. Il gagne autant qu’il dépense.
La distinction des différentes propriétés internes et externes des marqueurs de liaison devrait permettre d’analyser plus finement le marqueur corrélatif isomorphe plus… plus.
3. Le marqueur corrélatif isomorphe plus… plus
Nous examinerons dans un premier temps les propriétés du marqueur corrélatif isomorphe pour ensuite le confronter au marqueur corrélatif comparatif plus (…) que.
3.1. Propriétés du marqueur
Quelles propriétés caractérisent le corrélatif isomorphe plus… plus ? Nous examinons successivement les traits internes et externes.
3.1.1. Propriétés internes
L’intégrité sémantique du marqueur n’est pas entamée. De plus, les deux composants sont séparés par une séquence assez longue (une (sous)-phrase entière). Cependant, le fonctionnement morphosyntaxique est nettement plus contraint :
– l’autonomie des composants est restreinte : les deux éléments marqueurs (plus.plus) doivent être co-présents pour permettre la dicibilité de la séquence complète, ce qui n’est par exemple pas le cas avec de même que… de même (14b) :
(14) a. *Plus il mange, il grossit / *Il mange, plus il grossit
b. Pour Washington, de même que l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) n’est qu’un premier pas vers un accord de libre-échange interaméricain, (de même) l’intégration européenne n’est qu’une étape vers une intégration transatlantique plus large dirigée par eux ;
– la position des composants des marqueurs est contrainte : tout déplacement est impossible (16a), contrairement à d’autres marqueurs proches (16b) :
(16) a. *Il mange plus, il grossit plus (interprétation corrélative)
b. Il prend des vacances autant à la mer qu’à la montagne / à la mer autant qu’à la montagne.
3.1.2. Propriétés externes
(a) Le marqueur sature une fonction dans les deux prédications, dans la mesure où chacun des composants du diptyque remplit une fonction dans sa séquence respective. En cela, il présente la même propriété que d’autres marqueurs simples (17b) ou composés (17c) :
(17) a. Plus il mange, plus il grossit
b. Il ment comme il respire
c. Paul m’a parlé de celui qui t’a remplacé.
Néanmoins, le rôle syntaxique est extrêmement contraint dans la mesure où la fonction est nécessairement de portée extraprédicative alors qu’il n’est pas possible de trouver dans les autres emplois plus tout seul en tête de phrase, avec une telle portée extraprédicative, sans que : ??Plus je l’aime.
(b) Le marqueur ne requiert pas de mécanisme de récupération d’une source dans le contexte, contrairement à (18a) par exemple. Le fait qu’un marqueur exerçant une fonction dans la prédication n’implique pas de récupération d’une source n’est nullement exceptionnel, comme le souligne (18b) :
(18) a. Souffrir en silence. Telle était sa devise
b. C’est fou comme il comprend vite
c. Il m’a parlé de celui / ce qui est arrivé.
Par ailleurs, il n’y a pas de récupération interne entre les composants du diptyque non plus, comme c’est par exemple le cas pour les relatives « sans antécédent » (18c). Dans ce cas, il s’instaure en quelque sorte un rapport de dépendance sémantique au sein du marqueur. Une telle dépendance n’existe pas dans le cas de plus… plus, même si le caractère réitératif des composants du marqueur est déterminant dans l’interprétation par récursivité proportionnelle de la CI (Cappeau & Savelli 1995).
L’interprétation du marqueur des corrélatives isomorphes est donc purement basée sur le sémantisme de ses composants, qui est fort proche de celui de ses éléments constitutifs. Le fonctionnement morphosyntaxique contraint rend la récurrence de ce sémantisme particulièrement saillante. Le maintien de l’intégrité sémantique et l’accentuation du fonctionnement sémantique et syntaxique réitératif des deux composants favorisent l’appréhension d’une liaison en écho de l’un à l’autre et pourrait instiller une interprétation de type coordonnant pour le rapport entre les prédications.
3.2. Remarques sur la grammaticalisation de plus… plus
Les marqueurs réitératifs n’ont pas échappé au processus de grammatisation ou grammaticalisation. Dans les CI, en particulier, la fixation du marqueur en tête de séquence en est un signe patent. C’est d’ailleurs par cette caractéristique morphosyntaxique que les structures plus… plus et variantes combinatoires se distinguent à première vue des autres constructions corrélatives.
D’après nous, les CI illustreraient un cas de grammaticalisation, soit achevé, soit toujours en cours, dont les composants des marqueurs ne seraient plus seulement des adverbes dans leur emploi mais également des connecteurs, sans qu’ils puissent être reversés à cette classe au premier chef. Ce serait ce processus que traduirait précisément le figement progressif de la position du marqueur, variable encore aux XVIIe et XVIIIe siècles.
(19) a. Je n’en cognoy que trop, et c’est ce qui me tuë,
Elle se roidit plus, plus elle est combatuë (Mairet J., Chryséide et Arimand, 1630, p. 146)
b. Mais comme les passions deviennent toujours plus ardentes par le bon usage qu’on en fait, et qu’un feu brûle plus fort, plus il est pur, ces deux amants résolurent de s’unir plus étroitement par les liens sacrés du mariage (Fléchier V.-E., Mémoires sur les Grands-Jours d’Auvergne en 1665, 1710, p. 69)
Cette manière d’envisager les CI convient par ailleurs si l’on envisage l’évolution de ces structures sur le long terme : l’hypotaxe, de mise en latin classique, continue d’être marquée en ancien puis en moyen français, voire même de temps à autre en français préclassique. Cette observation, bien sûr, n’autorise pas à préjuger du mode de liaison à l’œuvre en français contemporain – on pourrait en effet argüer d’une moindre nécessité du marquage vu le figement de la structure –, mais elle pourrait accréditer l’hypothèse d’un passage progressif soit de la subordination à la coordination (sans que ce dernier pôle soit complètement atteint en raison des critères évoqués ci-dessus), ou bien d’une subordination forte vers une subordination moindre (c’est-à-dire sur un continuum allant du pôle / + hypotaxe/ au pôle / – hypotaxe/). Elle n’interdit pas non plus de penser à une prise en charge des valeurs que véhiculaient autrefois les autres termes de la locution corrélative (quanto… tanto de l’exemple 20) par le seul item corrélatif restant aujourd’hui, à savoir plus. Le principe à l’œuvre serait alors le même que celui identifié pour l’évolution des marqueurs de négation ne… pas, ne… plus, etc., où la polarité du premier élément (ne), sa charge sémantique, s’est progressivement mais significativement déplacée sur le second terme (pas, plus) ; en témoignent les nombreux énoncés construits à ce jour sans la particule ne (i.e. Il mange pas ; Je sortirai pas !), qui sont – non sans raison – essentiellement des tours oraux ou oralisés.
(20) quanto plura parasti,
tanto plura cupis (Horace, Ep. 2, 2, v. 147-148, in Fruyt 2005 : 29)
(Plus tu as acquis de richesses, plus tu en désires davantage)
(21) Quant je plus vos acointe, et je vos truis plus fols (De Boron R., Merlin, XIIIe s., 42, 28, in Bonnard & Régnier 1989 : 225)
(Plus je vous fréquente, plus je vous trouve fou)
(22) Toutes voies a verité celle proprieté singuliere que, quant plus est foulee, tant plus se ressourt, et sont les commencements poignans a soustenir et durs, mais son yssue est aggreable et fructueuse (Chartier A., Le Quadrilogue invectif, 1422, p. 43)
(23) Car d’autant qu’un homme court plus hastivement hors du chemin, d’autant plus se recule-il hors de son but, et à ceste cause est plus misérable (Calvin J., Institution de la religion chrestienne : livre troisième, 1560, p. 248)
Ces réflexions sur l’origine du tour corroborent plutôt une appréhension des marqueurs réitératifs du type plus… plus œuvrant dans les CI comme des anciens adverbes « fraichement » grammaticalisés, pourvus de caractéristiques en adéquation avec ce statut.
3.3. La différence entre plus… plus et plus (…) que
La différence entre les deux diptyques apparait d’abord au niveau des propriétés internes, en particulier sur le plan du fonctionnement morphosyntaxique (Muller 1996a).
En effet, les termes corrélatifs, de places figées dans les constructions isomorphes, connaissent à la fois des emplois détachés et non détachés dans le cas de plus (…) que, de même qu’ils peuvent être contigus ou non contigus, tout comme d’ailleurs autant (…) que (cf Hadermann et al. à paraitre) :
(24) Et ces enjeux importaient plus que la nationalité (Storti M., L’arrivée de mon père en France, 2008, p. 168)
➡ Emploi non détaché contigu
(25) Mais il y a toujours une base en briques ou en ciment un peu plus large que la pierre tombale elle-même (Szczupak-Thomas Y., Un diamant brut Vézelay-Paris 1938-1950, 2008, p. 26)
➡ Emploi non détaché non contigu
(26) Plus que la plage, cette pinède aux mille cachettes, aux recoins sinueux, parcourus de lapins, est le terrain d’élection, le décor fastueux, pour ainsi dire le pays – son étendue nous paraît aussi vaste qu’une contrée, et sa stricte clôture nous en fait les seuls occupants – des étés de notre enfance (Podalydès D., Voix off, 2008, p. 89)
➡ Emploi détaché contigu
(27) Plus nombreuses que les pages écrites, que les pages calculantes, sont celles qui sont gorgées de dessins (Roubaud J., Impératif catégorique, 2008, p. 153)
➡ Emploi détaché non contigu.
Partant, soulignons les différences de portées que connaissent les plus respectifs. En CI, la portée du connecteur adverbial est toujours large, c’est-à-dire extraprédicative. Dans les énoncés Plus il court vite, plus il a de chances d’attraper son bus, plus1 comme plus2 portent en effet sur la relation prédicative qui associe le prédicat au sujet. Dans une corrélative comparative, en revanche, plus semble connaître différents niveaux de portée selon les énoncés. En (28), par exemple, plus agit en noyau du groupe déterminatif adverbial déterminant la relation liant le prédicat second petit au sujet il. En (29), par contre, l’adverbe est intraprédicatif et porte sur la relation noyau verbal – déterminant du verbe (ø), en y exerçant la fonction de noyau du groupe déterminatif adverbial.
(28) Plus petit que Belmondo, il ne lui fait pas concurrence, mais ne lui cède en rien, jamais à plat ventre, droit, sec, tendu (Podalydès D., Voix off, 2008, p. 83)
(29) Les trésors du passé pèsent plus que le ciel tombé sur la tête des Gaulois (Eaubonne F. D’, L’indicateur du réseau : contre-mémoires, 1980, p. 121)
Une deuxième différence touche au rapport entre les composants du diptyque. Cette différence ne concerne pas la propriété de saturation d’une fonction (de degré/intensité), que le marqueur comparatif remplit également doublement, aussi bien dans la première que dans la seconde prédication (30a), et ceci contrairement par exemple aux consécutives (30b). Une confirmation de cette propriété en Préd2 est fournie par la possibilité en comparative (30a) et l’impossibilité en consécutive (30b) de la reprise d’un complément de quantifiant sans quantifiant apparent :
(30) a. Riche aujourd’hui, il a plus d’ennemis qu’il avait d’amis / *peu d’amis quand il était pauvre
b. Il a tant d’ennemis qu’il a *d’amis / peu d’amis aujourd’hui (Il a autant d’ennemis qu’il a d’amis est parfaitement possible avec un sens comparatif).
Dans le cas du marqueur des corrélatives isomorphes, les deux composants gardent une intégrité pleine et entière et de plus un sens similaire. Le marqueur corrélatif comparatif, par contre, implique un rapport de dépendance sémantique du second composant par rapport au premier. C’est en effet le premier composant qui détermine l’orientation des deux quantités ou intensités comparées (30c).
(30) c. Il boit plus / autant / moins d’eau que de vin
Cette différence dans le rapport entre les composants du diptyque instille probablement les interprétations de type comparatif ou de proportionnalité entre les constructions (31a) et (31b).
(31) a. Il mange plus qu’il ne boit
b. Plus il mange, plus il boit
4. Conclusions
Au terme de cette contribution, il ressort que la factorisation de la prise en compte de la saillance des marqueurs permet de dresser une carte d’identité spécifique aux différents connecteurs. Les composants du marqueur des CI s’y retrouvent au titre de connecteurs secondaires adverbiaux (Van Raemdonck 1998) et la particularité de leur fonctionnement en fait un groupe de marqueurs à part. L’examen, en effet, de leur comportement donne à voir, au niveau des propriétés internes, une faible autonomie des composants du marqueur des CI traduite par l’obligation de la co-réalisation des deux items, et, avec elle, l’impossibilité de les déplacer dans la structure phrastique. Au niveau des propriétés externes, il apparaît que chacun des composants se livre à l’exercice d’une fonction de détermination au sein de la prédication ouverte, mais la tension entre la fonction de détermination de chaque composant et le caractère réitératif de ceux-ci, ainsi que l’impact de cette tension sur le fonctionnement des CI restent ici questionnables.
Cette inscription spécifique à l’intérieur d’un envisagement systémique de la liaison de prédications est de nature, nous semble-t-il, à éclairer de nouvelle manière la question qui taraude toute personne qui se penche sur les constructions CI : parataxe ou hypotaxe ? Le degré de grammaticalisation du connecteur double, indique que, dans les constructions étudiées, les deux composants auraient refusé de troquer complètement leur costume d’adverbe au profit de celui de véritable coordonnant. L’on ne saurait non plus tout à fait confondre le marqueur plus… plus avec la composante adverbiale de plus (…) que en raison de ses propriétés particulières. La place figée des composants corrélatifs au sein de la CI et la portée systématiquement extraprédicative de ceux-ci révèlent en effet un comportement différent du plus adverbial de la structure plus (…) que, où le connecteur exerce tantôt une portée large (extraprédicative), tantôt une portée plus étroite (intraprédicative) suivant les énoncés. De même, au niveau du rapport entre les composants du marqueur double, il apparait que le rapport de dépendance sémantique dans les constructions comparatives n’est pas celui à l’œuvre dans les CI.
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1 Pour le français, les séquences « non plus » et « aussi » joueraient le même rôle de révélateurs (Abeillé & Borsley 2006) : Plus vite le médecin travaillera, plus vite il n'aura plus personne à voir, et sa secrétaire non plus. La transposition et l'application de l'argument au français ne permettent cependant pas d'en conserver toutes les spécificités, puisque l'on pourrait pareillement avoir, en français contemporain l'énoncé Plus vite le médecin travaillera et sa secrétaire aussi, plus vite il n'aura plus personne à voir. (Cf. Hadermann et al. 2010: 230).