Corrélation et complémentation dans les comparatives du français dans une perspective typologique
1. Le modèle typologique (Stassen dans Wals)
Les constructions comparatives sont d’une grande diversité, et les études typologiques (WALS, Stassen 1985) permettent de comprendre pourquoi certaines langues utilisent de préférence des constructions à phrase complexe, comme la plupart des langues occidentales, alors que d’autres utilisent plutôt des constructions à complémentation de type prépositionnel (ou postpositionnel), comme par exemple le japonais. Il faut bien entendu distinguer le point de vue cognitif, qui impose deux mensurations préalables et leur confrontation pour qu’il y ait comparaison, donc une forme minimale au moins de corrélation, et le point de vue linguistique, qui doit être notre priorité, qui expose pour chaque langue par quels moyens linguistiques préférentiels ces opérations sont exprimées.
L’analyse typologique des comparatives qu’on peut actuellement trouver dans WALS est le produit des travaux de Stassen 1985. La complémentation comparative est divisée en deux grands ensembles :
1. Les constructions à complément fixe (fixed-case comparatives) qui comportent deux sous-ensembles : celui des constructions de type casuel fixe, adverbial ou pré/postpositionnel, qui ont des compléments comparatifs alignés sur des constructions adverbiales de divers types, séparatif, allatif, locatif, et celui des constructions de type accusatif, dans lesquelles le complément comparatif est un forme de verbe de sens « excède ».
2. Les constructions à complémentation de cas variable (derived-case comparative) : le nom qui est pôle de référence de la comparaison varie dans sa construction. Ces constructions sont aussi subdivisées en deux sous-catégories : les comparatives conjointes, et les comparatives à particule (particle comparative) qui sont telles que même si elles ressemblent aux constructions prépositionnelles adverbiales des comparatives à cas fixe, elles s’en distinguent par le fait que le pôle de référence de la comparaison varie casuellement, étant souvent interprétable comme un argument d’une clause elliptique.
Cette typologie n’exclut pas des croisements : un certain nombre de langues ont des constructions de classes différentes, comme le latin qui a des comparatives adverbiales (marquées par l’ablatif) et des comparatives à particule (quam) et cas variable.
L’idée essentielle de Stassen est que la comparaison n’est pas une entité primitive dans les grammaires : son encodage est selon lui ‘parasitic upon the encoding of the concept of temporal chaining’. Selon la manière de regrouper des événements ou des états qui peuvent être successifs ou simultanés, donc de mettre en corrélation deux événements ou états, les langues développent des constructions comparatives d’un type ou d’un autre type. Il se propose donc de mettre en évidence des contraintes universelles liant le type de comparatives observé au type d’enchaînements possibles dans une langue.
La différence essentielle entre les enchaînements est la suivante : certaines langues ont des constructions qui ne modifient pas substantiellement la forme du prédicat dans les enchaînements. Il s’agit de ‘balancing languages’ : une construction qui relève de ce type (balanced construction) a des coordonnées qui expriment aussi bien les événements consécutifs, les enchaînements, que les événements simultanés, mais aussi des constructions à subordination dans lesquelles le verbe a ses potentialités habituelles de conjugaison. A l’inverse, certaines langues construisent des enchaînements en modifiant l’un des prédicats, qui est marqué en tant que tel comme dépendant. Il s’agit de ‘deranking languages’1. Une construction de ce type (deranked construction) présente typiquement un second verbe dans une forme non conjuguée. Le lien entre ces notions et les comparatives est le suivant : les ‘deranking languages’ favorisent les constructions de type ‘comparatives à cas fixe’. Inversement, les ‘balancing languages’ favorisent les comparatives à cas variable, bien entendu les comparatives conjointes, mais aussi les ‘particle comparatives’ qui sont vues comme des corrélations phrastiques sur lesquelles la grammaticalisation a pu jouer un rôle de masque en intégrant plus ou moins l’une des clauses comme subordonnée.
Dans ce qui suit, on ne s’intéressera pas particulièrement aux associations proposées par Stassen entre les enchaînements et les types de comparatives, mais on examinera pour le français actuel jusqu’à quel point les comparatives sont des constructions corrélées relevant d’une logique phrastique (à proposition comparative), plutôt que de la complémentation adverbiale ou prépositionnelle.
2. L’opposition entre les comparatives adverbiales et les comparatives à complément phrastique
Par exemple, pour les comparatives à cas fixe, on prendra l’exemple du japonais, qui préfère nettement les constructions comparatives non phrastiques. La comparative type du japonais est une comparative qui met en contraste le pôle de référence et le topique de la comparaison à l’aide d’une construction à postposition de sens ‘séparatif’ dans la classification de Stassen ; la particule introductrice la plus utilisée, yori, signifie « à partir de ». Les comparatives à prédicat adjectival utilisent (comme en hittite, ex. de Benveniste) la gradation inhérente des adjectifs :
(1) Tôkyô wa Kyôto yori ôkii (desu)
Tokyo + thème Kyoto + à-partir-de grand (il est)
Tokyo est plus grand que Kyoto
(2) Ana erinmeš-ka erinmeš-ia ekki (hittite, Benveniste 1948 : 126)
A tes fantassins mes fantassins (sont) nombreux
Mes fantassins sont plus nombreux que les tiens.
Cela ne veut pas dire que des mots exprimant la sémantique du français « plus » n’existent pas : le japonais utilise deux termes signifiant « davantage », motto et zutto mais ces mots ne sont pas structurants pour le complément comparatif.
(3) Kanojo wa kyonen yori zutto kirei ni natta (= narimashita)
Elle + thème an-passé + à-partir-de davantage beau + aboutissement devenir + passé
Elle est devenue beaucoup plus belle que l’an passé
Avec un verbe comme pôle de référence, il faut simplement ajouter un adverbe signifiant la quantité :
(4) Furansu-jin wa nihon-jin yori (mo) takusan taberu
Français + thème japonais + à-partir-de (aussi) beaucoup mange
Les français mangent plus que les japonais.
Lorsque la comparaison implique des verbes, le japonais a une difficulté : il doit donc recourir à des formes nominalisées. Pour dire :
(5) Il est plus riche que tu ne le dis,
il doit recourir à une construction non phrastique de la subordonnée, qui suppose une nominalisation. Cette construction existe aussi en français :
(6) Il est plus riche que ce que tu dis.
Normalement, la nominalisation ce que tu dis suppose un pronom relatif neutre, koto, en fonction d’objet dans la subordonnée :
(7) Kimi ga itte iru koto wa hontô da
(toi + nom. dire (forme suspensive) il-y-a cela) + thème vrai est
Ce que tu dis est vrai.
La construction avec yori permet quand même l’économie de koto donc équivaut à une subordonnée intégrant le relatif (« que ce que » en français) :
(8) Kare wa kimi ga itte iru yori (wa) zutto kenomochi da
Lui + thème toi + sujet dire (progr.) à-partir-de davantage riche est
Il est beaucoup plus riche que ce que tu dis.
3. Le cas du français
3.1. Les formes corrélées sans subordination explicite
Le français dispose essentiellement des ‘derived-case comparatives’, un peu sous la forme des constructions conjointes, et beaucoup sous la forme opaque des ‘particle comparatives’. La première construction est visible dans certaines comparaisons d’égalité :
(9) Tels ils étaient alors, tels je les vois aujourd’hui (G. Duhamel, Grevisse § 1020)
Autant il a de vivacité, autant vous avez de nonchalance (Acad., Grevisse § 273).
L’absence de subordination ne doit pas faire penser que les deux propositions sont simplement juxtaposées : elles forment un schème syntaxique dans lequel la première joue le rôle de protase, la seconde étant l’apodose en relation anaphorique avec la précédente, avec le poids de l’assertion sur cette seconde proposition. En inversant l’ordre, pour que le pôle de référence soit dans la subordonnée, on obtient régulièrement les comparatives à particule :
(10) Je les vois aujourd’hui tels qu’ils étaient alors
Vous avez autant de nonchalance qu’il a de vivacité.
Pour l’inégalité, on ne trouve pas l’équivalent : les relations symétriques de type plus… plus, ou plus… moins, expriment non pas l’inégalité, mais une corrélation entre deux phénomènes d’accroissement, signifiant en réalité d’autant plus… d’autant plus (moins), forme plus ancienne de cette construction. Le français classique utilise tant ou autant soit en schème syntaxique sur le modèle actuel (11), soit en construction à subordination (12) :
(11) Tant plus il t’enrichit, tant plus tu hasardes (Corneille, cité par Haase § 98B)
D’autant moins puissant sera l’auteur qu’ils assigneront à mon origine, d’autant plus sera-t-il que je suis tellement imparfait que je me trompe toujours (Descartes, id.)
(12) D’autant plus que les choses sont de conséquence, d’autant plus nous avons besoin… (Bossuet, Haase § 139, 4°).
Il est cependant aisé de trouver en français actuel des enchaînements de deux phrases qui correspondent à la forme courante des comparatives d’inégalité :
(13) Pierre a bu plus de vin que Marie d’eau
(13’) Marie a bu une certaine quantité d’eau, Pierre a bu plus que cette quantité en/de vin.
Sous sa forme de glose un peu lourde, (13’) montre que le lien entre propositions n’a rien d’une obligation actancielle : les adverbes introducteurs ont une obligation de référence, pas une obligation de complémentation qui en ferait des équivalents de prépositions.
3.2. Les comparatives phrastiques
Elles sont les subordonnées comparatives de grammaires, avec une différenciation entre égalité et inégalité : l’inégalité se distingue en français non par sa conjonction, qui est que dans tous les cas, mais par la possibilité (très couramment utilisée) d’une négation ‘explétive’, c’est-à-dire liée à la construction d’inégalité. En ce sens, la variation observée en anglais (as / than) ou en allemand (wie / als) se trouve en français dans la paire que / que (ne). On sait aussi que la distinction parfois faite entre supériorité et infériorité n’a pas de justification dans nos langues : le comparatif en moins est en fait une forme amalgamée d’un plus portant sur une quantité orientée vers zéro (quelque chose comme plus peu) et la comparaison sur l’identité ne connaît que deux cases, l’égalité ou identité (tel, même, pareil) et la disparité (autre). La subordonnée est bâtie sur l’absence obligatoire d’un marqueur de quantité qui serait le correspondant du degré ou de la caractérisation de l’objet indiquée dans la principale par l’adverbe :
(14) Marie a bu plus de vin que Marie n’a bu (*beaucoup / un peu / tant) d’eau.
Cette absence est constitutive de la construction, elle n’est pas comparable aux ellipses ‘zeugmatiques’ qui rendent facultatifs les constituants identiques à ceux de la principale, comme le verbe a bu en (14). Le contenu de la subordonnée peut être franchement négatif, en accord avec la négation explétive, sans que celle-ci cesse d’être ce qu’elle est :
(15) Pierre est plus riche que personne ne l’est
Il se porte mieux qu’il ne s’est jamais porté !
à comparer avec la forme véritablement négative, parce que la négation indique alors l’inégalité (cf Muller 1983), d’une construction2 avec comme :
(16) Pierre est riche comme personne ne l’est
Il se porte comme il ne s’est jamais porté !
On reviendra sur ces particularités ci-dessous (§4.1).
3.3. Les comparatives nominales (non phrastiques)
Il existe aussi des comparatives (toujours d’inégalité) non réductibles à ce schéma de subordination relative : M. van Peteghem (2009) en donne des exemples pour l’italien et le roumain, et rappelle l’existence de ce phénomène en français. Un type de construction est à mettre totalement à part : il s’agit d’une construction résiduelle (même si elle est très usuelle) qui est du type des comparatives à cas fixe, limitée en français aux compléments de quantité d’inégalité3 :
(17) Il a acheté plus de 10 bouteilles de vin
(17’) *Il a acheté autant de 10 bouteilles de vin
(18) Il gagne plus de (que) 5000€ par mois
(18’) *Il gagne autant de (que) 5000€ par mois.
On notera que dans ce cas le complément comparatif exhibe ce qui est normalement exclu dans la construction courante : le terme de quantité est la quantité de référence à quoi s’oppose l’adverbe plus. Dans d’autres cas, la construction comparative (égalité incluse, cette fois4) présente des corrélats « nominaux » non quantitatifs du syntagme comparatif, parfois en alternance avec la construction typique :
(19) Pierre a bu plus (autant) de vin que ce que Marie a bu d’eau /… que Marie n’a bu d’eau.
Le plus souvent, ces compléments n’ont pas de correspondant propositionnel (intégrable comme subordonnée) :
(20) Luc est allé ailleurs qu’en Chine / Luc revient d’ailleurs que de Chine
*Luc revient d’ailleurs qu’il ne revient de Chine
(21) Pierre a parlé à d’autres personnes qu’à Marie
*Pierre a parlé à d’autres personnes qu’il n’a parlé à Marie.
On peut donc globalement rassembler l’ensemble des constructions comparatives en deux grandes catégories :
– Les constructions de type prépositionnel5, avec introducteur de : elles sont limitées aux compléments de quantité utilisant la numération en français moderne (avec une extension plus large en ancien français, proche de celle de l’italien actuel, cf. van Peteghem 2009).
– Les constructions de type « à particule comparative ». Elles se subdivisent en constructions clairement phrastiques de la subordonnée, et en constructions ‘nominales’ (non phrastiques). La différenciation tient à ce qui suit que : dans les propositions comparatives (en y incluant les formes ellipsées), on a le contenu propositionnel sans le corrélat de quantité ou de degré de l’introducteur dans la principale ; dans les comparatives ‘nominales’, on a seulement le corrélat de quantité, sans le contenu propositionnel (ou alors, ce contenu propositionnel est inscrit dans une relative qui dépend du corrélat de quantité).
4. La corrélation et les comparatives
Si on ne fait pas de l’absence de subordination une condition nécessaire6, on peut parler d’une forme particulière de corrélation pour la plupart des comparatives du type « à particule comparative »7. L’étude détaillée par Stassen (1985 : 200-211) des comparatives du néerlandais montre que cette langue, qui a un modèle proche de celui du français avec une particule dan analogue à un adverbe de temps, est quand même formellement une subordonnée parce que le verbe est final dans la comparative, comme dans les subordonnées en général dans cette langue. Il ne fait aucun doute que les comparatives à verbe réalisé sont bien des subordonnées en français aussi. Quant aux subordonnées elliptiques construites sur le même modèle (avec absence structurale du corrélat du mot comparatif), il semble difficile d’y voir autre chose que des formes subordonnées, au moins lorsque plusieurs syntagmes s’y retrouvent comme dans :
(22) Cette robe lui va comme un tablier à une vache (Bonnard, GLLF).
En effet, les syntagmes dessinent en creux la structure argumentale du verbe identique à celui de la principale, va. On ne peut peut-être pas en dire autant de tous les compléments, notamment ceux liés aux prépositions temporelles avant, après.
(23) Luc est arrivé avant Marie
(24) ??Luc fera le ménage avant Marie la vaisselle
La construction semble difficile dans ce cas : la singularité de ces constructions temporelles pourrait tenir à ce que la complémentation, réalisée sans que, réalise une structure nominale de complémentation basée sur les emplois de préposition des introducteurs, emplois possibles dans ce domaine. Des attestations plus anciennes (français classique) révèlent une construction autrefois analogue aux constructions elliptiques de compléments avec que :
(25) Je me dois à mon père avant qu’à ma maîtresse (Corneille, Le Cid, cité par Haase § 138).
Le redoublement de la préposition est difficile à analyser autrement que comme un complément elliptique : cela ne signifie pas obligatoirement qu’on doive analyser de telles subordonnées comme des subordonnées avec des effacements : il semble préférable aujourd’hui qu’on connaît mieux les limites des analyses transformationnelles, d’y voir des compléments parallèles ayant en facteur commun le début de la phrase. La syntaxe se modèle alors sur celle des compléments en comme :
(25’) Je me dois à mon père comme à ma maîtresse.
La disparition de que dans les contextes de comparatives temporelles avec avant est donc à mettre au compte d’une expansion régulière de la complémentation prépositionnelle succédant à une complémentation en que qui garde de la corrélation la structure parallèle des compléments obligeant à une interprétation propositionnelle de la subordonnée.
A un autre stade, on a pu constater une évolution analogue : le remplacement définitif de comme d’égalité dans les constructions à introducteur comparatif d’égalité a lieu au cours du XVIIe siècle8. Il est bien documenté par les grammairiens normativistes de l’époque : en 1659 encore, le grammairien Chifflet donne les deux usages :
(26) Il n’est pas si aagé comme vous vous le figurez (Chifflet, 1659 : 107)
avec ce commentaire : on peut dire « … ». Toutesfois ce seroit encore mieux dit : Que vous vous le figurez.
Ce faisant, la comparative d’égalité s’aligne pour l’introducteur du complément sur les constructions d’inégalité, qui n’ont jamais connu autre chose que que (Jonas 1973). Cela peut surprendre au vu des constructions des autres langues européennes, l’allemand ayant wie contre als, l’anglais as opposé à than. Il faut cependant prendre en compte le caractère systématique de la négation ‘explétive’ du français dans les comparatives d’inégalité.
Le remplacement de comme par que élimine un des traits de la corrélation : le reflet redondant, dans l’introducteur du complément, du support de comparaison autant, aussi. C’est pour cela que nous préférons parler d’une forme particulière de corrélation pour les comparatives du français. Il ne faut pas chercher le reflet du mot comparatif dans la morphologie de la conjonction introduisant le complément. La corrélation est ailleurs. On la trouve dans l’établissement de relations de coréférence qui lient la subordonnée et la principale, entre une indication de degré anaphorique comme autant et un pôle de référence obligatoirement absent de la subordonnée, comme on l’a vu, mais qui subsiste, alors qu’il était matérialisé par comme jusqu’en français classique. Inversement, la relation entre le mot comparatif et le complément ne se fait pas sur un mode de complémentation prépositionnelle, mais sur l’ébauche de proposition que constitue la subordonnée elliptique, avec le redoublement des prépositions.
On le voit, l’évolution du français va dans le sens d’une intégration progressive des comparatives dans un modèle à subordination moins redondant, même s’il reste corrélatif. Un détail peut sembler aller à contre-sens : les compléments comparatifs en de n’ont cessé de laisser du terrain aux compléments en que. En ancien français, il était usuel d’utiliser cette construction avec des pronoms personnels9 :
(27) Meillor vassal n’ot en la curt de lui
Il n’y avait pas meilleur vassal que lui à la cour (Roland, cité par Buridant, § 549).
Le remplacement de de par que semble s’inscrire dans l’effacement progressif du modèle à cas fixe hérité du latin et de sa construction à l’ablatif. La construction unique et généralisée par que en cas d’introducteur est dans la logique de la subordination corrélative du français : aussi bien la survivance que constitue la construction héritée de l’ablatif latin que la construction redondante avec comme cèdent la place à un modèle unique, qui utilise la corrélation coréférentielle sans la forme pronominale spécifique qu’elle implique. En cela, la comparative s’aligne aussi sur les relatives à antécédent des constructions sans préposition, qui remplacent par le système fonctionnel qui / que les vrais relatifs qui « humain » / quoi « non humain » (cf. Muller 1996a).
On va maintenant examiner comment sont construites les comparatives en s’appuyant sur cette hypothèse d’une corrélation basée sur des relations de coréférence.
4.1. La corrélation dans les comparatives phrastiques d’inégalité
Du point de vue de sa syntaxe, la comparative de ce type ressemble aux relatives : la subordonnée est construite sur l’absence dans sa position d’occurrence du corrélat d’un antécédent qui est ici l’introducteur de la comparative. Si on admet que le même processus que celui formant des relatives puisse s’appliquer à des adverbes et des adjectifs, on peut décrire les comparatives phrastiques sur le même modèle. Cette analyse a de fait été souvent proposée, en français par Milner (1973), Muller (1983), Rivara (1990)10 et pour l’anglais par Chomsky (1977). Le problème posé par ces constructions est qu’il n’y a pas de trace d’une forme QU – dans nos langues, ce qui conduisit Bresnan (1973) à parler d’un effacement du corrélat de l’introducteur plutôt que d’une application de mouvement de type QU-. Les deux opérations sont compatibles, puisque aussi bien en français avec que (voir l’analyse de Kayne 1975) qu’en anglais avec that, il existe des relatives sans pronom introducteur. Le problème particulier du français est qu’il n’y a pas de corrélat spécifique, qui réponde aux formes telles que as, than de l’anglais. Enfin, nous avons des formes sans antécédent, uniformément introduites par comme, qui complètent l’analyse : comme est une forme QU – spécifique adaptée à la sémantique de la comparaison. Nous avons montré dans des travaux antérieurs (Muller 1996b, 1996c) qu’il existe une proforme spécifique aux comparatives, que, qui ne peut être confondue avec la conjonction tant par ses fonctions argumentales (elle répond à un marqueur de degré adverbial, ou à un adjectif d’égalité / identité / altérité) que par ses particularités, comme de figurer éventuellement devant un infinitif, notamment avec plutôt :
(28) Tu ferais mieux de travailler plutôt que de te plaindre
ou encore dans d’autres constructions aujourd’hui vieillies, comme avec avant :
(29) Il faut qu’il existe d’abord une France, avant que de créer une Europe mythique… (Le Pen, Fr. Inter, 10-4-95, 8h).
Il se peut que dans les comparatives à verbe conjugué, ce que laisse la place à la conjonction homonyme ; quoi qu’il en soit, la syntaxe est assez proche effectivement de celle des relatives.
Ce rapprochement avec les relatives oblige à examiner en détail les relations de coréférence : la corrélation impose que les fonctions argumentales soient exercées à l’intérieur de la proposition, alors que le lien entre principale et subordonnée passe par la coréférence entre l’introducteur et son corrélat invisible, comme on l’a vu, dans la comparative. Cela suppose une certaine redondance, et c’est bien ce qu’on observe.
Ainsi, l’inégalité : on sait que l’opposition entre supériorité et infériorité est secondaire ; l’infériorité est simplement une orientation vers zéro de la quantification sur un domaine scalaire. On comprend bien comment l’égalité peut être représentée : soit par un marqueur unique en subordonnée, comme, soit par des formes redondantes d’égalité, autant, aussi en principale et comme en subordonnée (français classique), avec le remplacement par que de cette conjonction. Mais l’inégalité ? Comment exprimer la coréférence alors qu’il y a disparité ? Il faut que cela passe par la négation.
On notera à ce propos que la structure en comme, sans introducteur, peut aussi indiquer l’inégalité : il faut pour cela qu’une négation figure en subordonnée :
(30) Ces photos signées Kurt Markus ne sont pas du cinéma : elles témoignent d’une réalité parfaitement actuelle et pourtant oubliée, d’un style de vie indissociable d’une nature forte, authentique, vraie comme on n’y croyait plus (Air France Madame, 19, oct. 90, p. 88).
On trouve en français classique des constructions qui ressemblent à des comparatives d’inégalité, à ce détail important près que l’introducteur est simplement si, marque de degré sans indication de disparité, avec une indication de quantité coréférente dans la subordonnée :
(31) Il est si maigre que rien plus (Haase, § 139-1)
(32) Les maisons (…) ont des illuminations si brillantes que l’éclat du plus beau jour ne l’est pas tant (Chardin, Voyage de Paris à Ispahan, 1686, Rééd. La Découverte, 2, 193),
soit le sens : plus brillantes que l’éclat du plus beau jour (ne l’est).
On voit par ces constructions que la langue peut exprimer la disparité par une négation en subordonnée et une relation coréférentielle allant de la subordonnée vers la principale. La comparative standard actuelle maintient cette possibilité, compte tenu du fait que l’introducteur dans la principale, marquant la disparité, rend la négation conditionnée par la construction : la négation en subordonnée est la marque redondante de la disparité dans la principale, ce qui la rend de facto ‘explétive’. L’établissement de la coréférence oblige la construction à un grand écart dans les interprétations : plus est lui-même cataphorique, il renvoie à la quantité de référence non réalisée en subordonnée. Cependant, la construction oblige également plus à indiquer une quantité de référence par rapport à quoi s’interprète la construction négative de la subordonnée. Ce va-et-vient de la coréférence peut seul expliquer les propriétés de la comparative, notamment sa négativité (Muller 1983) :
(33) Pierre est plus riche que personne ne l’est
(a) Tout le monde est riche jusqu’à un certain degré ; Pierre est riche au-delà de ce degré
(b) Pierre est riche à un certain degré ; personne n’est riche à ce degré.
Ce sont ces deux relations par lesquelles plus est à la fois coréférentiel d’un degré non réalisé, et pôle de référence pour la subordonnée, qui fondent la comparative d’inégalité en français, notamment la négation ‘explétive’ qui est le corrélat de la disparité indiquée par plus ou moins (déjà signalé par Allaire 1982 : 197).
Sur les constructions non marquées, deux interprétations sont cumulées, comme c’est ordinairement le cas avec la négation explétive :
(34) Pierre est plus grand que Marie (ne l’est)
Pierre est grand au-delà de la grandeur de Marie / Pierre est grand à un point où Marie ne l’est pas.
Si on prend au sérieux la négation explétive, elle indique que c’est la seconde relation qui fonde la coréférence :
(34’) Pierre est grand comme (à un degré où) Marie ne l’est pas.
Ici aussi, sauf lorsque le contenu de la subordonnée y invite, on peut supposer une neutralisation croissante de la signification de la négation en subordonnée. Celle-ci a disparu progressivement des constructions elliptiques, construction bien attestée en français classique :
(35) Il aime mieux avoir des moines dont il prétend disposer que non pas des chanoines séculiers (Racine, cité par Haase, § 103).
D’autre part, les règles posées par les grammairiens classiques (sans doute trop compliquées) sur l’emploi de la négation dans les comparatives d’inégalité, comme on les trouve encore dans l’exposé de Girault-Duvivier11 (1819 : 810), ne sont pas respectées : elles témoignent du caractère moins explétif qu’on ne l’a dit de la négation à cette époque et dans cette construction : pour ce grammairien, l’emploi de ne dans les comparatives d’inégalité n’est justifié que lorsque la principale « n’est ni négative ni interrogative ». Ainsi, il ne doit pas y avoir selon lui de ne dans cet exemple :
(36) Croyez-vous qu’un homme puisse être plus heureux que vous l’êtes ? (Rousseau, Emile).
Cette remarque montre que la corrélation sémantique est encore perçue à l’époque : le contexte, ici une interrogation rhétorique, qu’on classerait maintenant dans les contextes à polarité négative, neutralise la disparité exprimée par plus : il est alors normal de neutraliser la négation qui en est le corrélat dans la subordonnée. On sait aujourd’hui que l’impact d’un contexte à polarité n’entraîne pas mécaniquement un réajustement des items qui y sont sensibles, mais cette tendance au réajustement montre bien comment la négation joue un rôle corrélatif dans les liens de coréférence qui construisent la construction.
4.2. La corrélation dans les comparatives à complément nominal introduit par que
On sait que dans ces constructions, on trouve un terme qui ne forme pas une proposition : nom de quantité, ou son équivalent, ou encore nom quelconque pour une relation d’altérité, le complément est, à l’inverse de la construction précédente, qui était une proposition sans le corrélat de quantité ou d’identité de l’introducteur, réduit au strict corrélat de cet introducteur :
(37) Elle a d’autres amis que Jean et Georges (Kayne 1975)
(38) Luc est allé ailleurs qu’en Chine
(39) Il gagne plus que 2000€ par mois.
Le statut de ces compléments pose problème. En effet, dans les constructions à préposition, celle-ci est répétée, parfois obligatoirement (dans le cas de ailleurs), parfois facultativement :
(40) C’est du béton qu’on a voulu beau et utile à autre chose qu’à des voitures (Fr. Inter, 23-6-80, 19h15).
On aurait pu dire ici : utile à autre chose que des voitures. De même avec :
(41ʹ) Il a parlé à d’autres que (/qu’à) Marie,
sans pouvoir pour autant aller jusqu’à la réalisation d’une proposition :
(41”) *Il a parlé à d’autres qu’il n’a parlé à Marie.
La possible reprise de la préposition conduit à ranger le complément comparatif dans la catégorie des compléments à cas variable, à distinguer donc des compléments à cas fixe tels qu’introduits par une préposition.
La question se pose alors de déterminer quel type syntaxique de complémentation permet la construction de tels compléments.
La construction ressemble à une construction coordonnée, avec un contraste :
(41”) Il a parlé à d’autres, et pas (seulement) à Marie.
La négation contrastive présente ces propriétés, mais elle requiert en général une mise en facteurs communs de la partie de la phrase commune :
(42) Il a parlé non pas à Paul, mais à Pierre.
D’autre part, les coordonnées de ce type ont toujours une pause qui en fait des phrases segmentées, ce qui n’est pas du tout le cas des comparatives.
On trouve aussi des compléments comparatifs nominaux qui ne peuvent pas être analysés comme des compléments coordonnés ou des négations contrastives :
(43) Il ne fait rien d’autre que de se plaindre
(43’) *Il a fait cela, et non se plaindre.
L’utilisation du verbe vicaire faire s’explique par une relation de coréférence inverse du type de celle qu’on trouve dans les comparatives phrastiques : il se plaint, il ne fait rien d’autre. Cette relation est incompatible avec les structures contrastives, comme on le voit ci-dessus. Dans son utilisation particulière, faire permet la symétrie des éléments constitutifs de ce type de comparatifs : deux groupes de catégorie similaire (des nominaux : rien d’autre et se plaindre) partageant la même fonction : de se plaindre est un objet de la construction faire de se plaindre, inutilisable telle quelle. La construction prépositionnelle obligatoire de (38) s’explique par la morphologie : ailleurs inclut la fonction indirecte, qui doit donc figurer symétriquement dans en Chine. Avec la variante suivante :
(38’) Luc est allé dans un autre pays qu’en Chine /… que la Chine,
la complémentation peut soit englober la préposition, soit la laisser en dehors : (dans un autre pays) /… (en Chine), ou bien : dans (un autre pays) /… (la Chine).
S’il y a encore corrélation, elle est donc locale, limitée à la sous-structure12. Son contenu est toujours le suivant : dans les compléments d’égalité, le complément est le pôle de référence de l’appréciation comparative qui affirme que l’entité en jeu est équivalente. Dans l’inégalité, le complément a deux fonctions sémantiques : celle de pôle de référence de l’appréciation comparative, qui affirme cette fois que l’entité en jeu est différente (le terme basique est autre : plus n’est que l’application de autre à un domaine scalaire) ; mais aussi celle du complémentaire de autre. Cela ne peut se décrire que par une relation de coréférence liant l’introducteur au complément : un autre X que Y fait référence à une entité X dont la définition est de n’être pas Y ; inversement, Y est définissable comme n’étant pas X.
Ces relations de coréférence croisées sont donc analogues à celles qu’on trouve dans les comparatives phrastiques. Le complément peut être décrit comme une caractérisation du contenu de l’introducteur : un autre X que Y est simplement un X tel qu’il n’est pas Y. Le contenu sémantique de autre incluant la négation ‘ne pas être’ Y, la construction peut se contenter de la forme que Y du complément. Pour justifier les marques fonctionnelles qui caractérisent cette construction, il est cependant nécessaire de poser que la fonction de caractérisation représentée par tel que peut porter sur des groupes fonctionnels13 : (à un autre endroit) i tel que cei n’est pas (en Chine).
On notera que cette analyse fait des compléments nominaux des propositions réduites basées sur l’identification. La sémantique de la complémentation s’accorde bien à cette hypothèse. On a déjà vu que (38) peut signifier, soit Luc n’est pas allé en Chine, il est allé ailleurs, soit Luc est allé en Chine, mais il est allé aussi ailleurs. La proposition sémantique déductible Luc est allé en Chine n’a donc pas de contenu de vérité. Cela rend impossible toute analyse contrastive simple du complément, qui devrait spécifier ce choix : Luc n’est pas allé (seulement / du tout) en Chine, il est allé ailleurs. Par contre, une analyse du complément comme une sorte de relative déterminative de ailleurs a la même sémantique : Luc est allé à un / d’autre(s) endroit(s), tel que ce n’est pas en Chine. La complémentation ne dit rien d’autre que l’inadéquation de en Chine comme argument de Luc est allé dans l’assertion actuelle ; elle n’exclut pas, ni n’autorise, d’en déduire que le complément soit aussi un argument possible pour une autre assertion de Luc est allé. Le rôle du complément est de donner un contenu à l’altérité : en cela, il y a bien le mécanisme de base de toutes les relations de corrélation, une relation coréférentielle qui lie un autre X à Y, de façon nécessairement négative : X est ainsi fait qu’il n’est pas Y, soit sur notre exemple : ailleurs est tel que ce n’est pas en Chine.
L’altérité est le fondement même de la corrélation comparative. Appliquée à un domaine scalaire, celui des quantités ou des degrés, elle se conjugue aux orientations croissantes ou décroissantes de la scalarité :
(39) Il gagne plus que 2000€ par mois.
La coréférence en zigzag de l’inégalité est identique à celle des propositions comparatives : la quantité de référence est ce qui donne à plus sa signification : pas seulement autant ; enfin, pour être coréférent dans une relation forcément identitaire, plus est interprétable comme équivalent de pas seulement 2000€ : la relation inverse, du complément à sa tête, est donc : plus, tel que ce n’est pas seulement 2000€. La négation n’est pas exprimable, mais elle est dans la sémantique de plus. L’application d’une négation sur la principale :
(44) Il ne gagne pas plus que 2000€ par mois.
modifie par conséquent, comme dans toute corrélation, la coréférence. La prise en compte de la négation de la principale dans la coréférence aboutit ici à la signification d’une quantité bornée vers le haut : pas plus, tel que c’est seulement 2000€.
4.3. L’aboutissement extrême de la corrélation : la construction ne… que
La première partie de la construction nominale parallèle qu’on vient de décrire est reconstructible si son contenu asserté est entièrement déductible du second membre de la corrélation. C’est l’origine de la construction assez bizarre de la négation grammaticalisée ne… que.
(45) Pierre n’a parlé qu’à Marie
= Pierre n’a parlé à personne d’autre qu’à Marie
L’absence de premier membre s’interprète comme le complémentaire exact du second dans la corrélation comparative. Le que est ici la conjonction des comparatives d’inégalité de type non propositionnel vues ci-dessus. Le second membre correspond sémantiquement à l’interprétation suivante :… à personne d’autre tel que ce ne soit pas à Marie. La corrélation entre les deux membres équivaut donc à dire à personne qui ne soit pas Marie, soit Pierre a parlé à la seule Marie.
L’absence de premier membre effectif explique deux particularités de la construction ne… que. La première est sémantique : avec un premier membre réalisé, la négation peut être interprétée de façon métalinguistique, pour signifier l’inadéquation de la phrase :
(46) Pierre n’est pas allé ailleurs qu’en Chine, puisqu’il n’est allé nulle part.
Cette interprétation est impossible avec ne… que :
(46’) *Pierre n’est allé qu’en Chine, puisqu’il n’est allé nulle part.
En effet, l’absence de premier membre conduit à la grammaticalisation de ne… que comme semi-négation (cf. Muller 1991), excluant l’utilisation métalinguistique d’une négation qui doit être libre. La construction n’ayant plus d’interprétation énonciative sur le premier membre, donne une valeur de vérité à l’ensemble de la construction dont le complément que X est argument.
L’autre particularité est syntaxique : l’absence de premier membre dans la corrélation oblige à donner au second membre les marques de complémentation adéquates pour la bonne formation du complément du verbe. Dans les constructions à préposition, celle-ci est donc obligatoire :
(38”) *Luc n’est allé que la Chine (vs :… qu’en Chine)
(45’) *Pierre n’a parlé que Marie (vs :… qu’à Marie).
L’intégration est telle, tant en termes de sémantique énonciative qu’en termes de relations fonctionnelles, que ne… que est devenu une sorte d’adverbe sur la phrase avec la signification d’un seulement limitant la portée du verbe. Pourtant rien dans le comportement de que, ni sa syntaxe, ni sa sémantique, ni son histoire, ne justifient cette assimilation généralement faite par les grammaires scolaires.
4.4. La nature de que
Il est bien difficile de démêler dans les utilisations extrêmement larges de que ce qui relève de la marque de subordination et ce qui incorpore une interprétation pronominale, comme on le sait pour les relatives et interrogatives où que est, si on accepte cette analyse, parfois pronom non humain, parfois conjonction lorsque la proforme ne correspond pas à un sujet. On a signalé ci-dessus la difficulté dans les comparatives phrastiques de retrouver le marqueur de degré sous-jacent, effacé ou incorporé dans que. Dans les compléments nominaux, la confusion n’est pas possible : le complément comparatif exhibe ce qui est caché dans les constructions propositionnelles, le pôle de référence marquant degré ou quantité. La confusion en que du marqueur de degré avec l’introducteur du complément n’est plus possible.
Cela ne supprime cependant pas totalement l’analyse des compléments comparatifs sur le mode corrélatif des relatives : le lien coréférentiel est toujours à distinguer, dans la sémantique des prédicats, des éléments coréférents eux-mêmes. Dans la personne à qui tu parles, le lien coréférentiel, non visible, est quelque chose comme tel que : la personne telle que tu parles à cette personne, à distinguer des occurrences, l’une nominale, l’autre pronominale (antécédent et pronom QU-) seules visibles dans la relative. L’interprétation la plus générale du que comparatif est donc celle de ce lien coréférentiel entre antécédent marquant identité ou altérité, et pôle de référence. Il se peut que dans la construction propositionnelle, sur le modèle des relatives, ce soit la forme QU- qui figure à la jonction des propositions (ce qui va dans ce sens, c’est l’utilisation de comme dans les comparaisons d’égalité jusqu’au XVIIe siècle). Ce modèle peut en cacher un autre, dans lequel que est le lien coréférentiel entre introducteur et complément, sans se confondre avec la quantité. Dans :
(47) Luc est plus grand qu’1m80,
le que marque donc simplement la coréférence, soit quelque chose comme tel que + négation : plus, tel que ce n’est pas seulement 1m80.
Une autre possibilité est également expliquée ainsi : celle de surenchérir sur un comparatif, pris comme indication de quantité. La construction, marginale ou peu interprétable dans les comparatives parce que compliquée :
(48) ?*Pierre gagne plus qu’autant que ce qu’il gagnait l’an passé,
est beaucoup plus courante avec ne… que :
(49) Pierre ne gagne qu’autant que ce qu’il gagnait l’an passé
et de façon plus redondante encore en français classique, avec comme :
(50) Tous les rois ne sont rois qu’autant comme il vous plaît (Corneille, Nicomède, III-2).
La coréférence, à trois termes, lie dans le dernier exemple : ne (pas plus) = (seulement) autant = comme… Dans le précédent : ne (pas plus) = (seulement) autant = tel que ce qu’il gagnait…
5. Conclusion
On a essayé de défendre l’hypothèse que toutes les comparatives du français du type « à particule comparative » sont à rattacher aux comparatives à cas variable, et sont donc toutes des structures à corrélation entre complément, propositionnel ou non, et introducteur. La corrélation suppose des relations de coréférence entre introducteur et complément, ce qui conduit dans le cas de l’inégalité à l’interprétation d’une négation sémantique dans le complément (négation visible dans les constructions propositionnelles sous la forme du ne explétif). La corrélation est toujours incomplète, parce que le corrélateur inférieur, que, ne donne aucune indication sur son interprétation. On a proposé que les compléments non phrastiques, caractérisés par la réalisation explicite du pôle de référence de la comparaison, soient analysés de la même façon. Cette analyse permet de plus de décrire de façon régulière, et pas comme un accident morphologique, la construction ne… que vue comme une comparative faisant l’économie de son premier membre dans la mesure où il est entièrement interprétable grâce au second. L’analyse proposée demande à distinguer que et marque de degré ou de quantité servant de pôle de référence, puisque les deux sont réalisés côte à côte dans la complémentation non phrastique. On a vu que cette nécessité n’exclut pas une analyse coréférentielle, donc par corrélation, des compléments comparatifs en que, quelle qu’en soit la nature syntaxique, proposition comparative ou terme non propositionnel. Il faut aussi ajouter que du point de vue de l’évolution du français, le marquage syntaxique et morphologique de la corrélation a perdu constamment du terrain au fil des siècles.
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1 Langues à déclassement du prédicat.
2 Cette conjonction a des emplois très larges, bien au-delà des constructions comparatives (Portine 1995, Moline 1998).
3 Le que est possible, généralement jugé ‘populaire’ : Il a bu plus que 10 bouteilles de vin.
4 L’acceptation dépend de l’interprétation : si le complément nominal est vraiment le corrélat de l’introducteur, ça n’est pas possible : *Il a parlé à la même personne que Marie (pour dire il a parlé à Marie). Ce qui sauve (19), c’est la possibilité de comprendre que ce que Marie a bu d’eau est non pas le corrélat, mais un thème dont le corrélat (la quantité) est attribut (ce que Marie a bu d’eau est telle quantité).
5 La présence de de doit se comprendre comme celle d’un locatif source « à partir de », un des cas fréquents des comparatives à cas fixe (ablatif en latin). Il faut aussi signaler (comme me l’a fait remarquer un participant au colloque) que les constructions à complément prépositionnel sur le modèle du japonais existent bien aussi en français : Par rapport à Luc, Paul est grand. Mais ce ne sont pas les modes exclusifs, ni même principaux d’expression de la comparaison.
6 L’étude pionnière de S. Allaire, 1982, sur la corrélation en français, étudie les comparatives parmi les corrélations à subordination, mais classe comme il se doit certaines structures comparatives parmi les corrélées à coordination : les structures plus… plus peuvent être coordonnées (Allaire 1982 : 363-370).
7 L’origine corrélative des comparatives du français tient au latin, mais au-delà, à l’indo-européen qui est la source de la corrélation latine (cf. Fruyt 2005a).
8 cf. Combettes & Kuyumcuyan (2008).
9 Dans ce cas, c’est toujours le cas-régime qui apparaît : on est bien dans une construction à cas fixe.
10 Rivara l’inscrit explicitement dans le modèle de la corrélation relative portant sur des degrés (Rivara 1990 : 135sq.). Mais son analyse n’envisage pas ce que serait la structure des constructions non phrastiques avec que, et l’analyse de ce terme comme indicateur de degré rend impossible toute compréhension de ces constructions.
11 C’est une compilation de la tradition de la grammaire générale. Les remarques sur ne dans les comparatives viennent de Beauzée.
12 Il faut alors que la corrélation soit envisageable pour des structures qui ne sont pas strictement phrastiques. Cette extension est également nécessaire pour d’autres constructions comme les négations contrastives (Il parle non à Léa mais à Marie). Dans la construction idiomatique figée tel quel, la corrélation, évidente en morphologie, n’a pas non plus d’expression syntaxique propositionnelle.
13 La coréférence lie des groupes fonctionnels, pas les noms (on laissera donc tel sans marque d’accord dans la représentation). Cela n’est pas une surprise en français : les clivées et les questions ont aussi des attributs qui sont les groupes fonctionnels : c’est à lui que j’ai parlé ; à qui est-ce qu’il parle ?