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Quand les statues divines se meuvent et (s’)émeuvent entre Grecs et Barbares

Corinne BONNET

Université de Toulouse II – Le Mirail

Adeline GRAND-CLÉMENT

Université de Toulouse II – Le Mirail

Si le phénomène des statues animées a déjà retenu l’attention des spécialistes de l’Antiquité1, rares sont ceux qui l’ont envisagé sous l’angle d’un « métalangage » visant à souligner la frontière séparant Grecs et Barbares dans les rapports qu’ils entretiennent avec le divin. La maîtrise rituelle que nécessite la manipulation des statues n’est, en effet, pas présentée de la même manière selon que ce sont des Grecs ou des non Grecs qui s’en emparent et les déplacent, dans des cadres rituels ou non. Excès et ratés dans ce type de pratiques visent à disqualifier des groupes ou des individus incapables de contribuer à l’harmonie cosmique entre les forces supérieures et l’humanité. Certes, à lire Hérodote (et d’autres), on conçoit qu’aux yeux des Grecs, chaque peuple a ses propres nómoi, c’est-à-dire ses traditions et règles de comportement, y compris sur le plan religieux, si bien que toutes les religions du monde sont respectables. Jean Rudhardt a écrit de fort belles pages sur ce thème2. Parallèlement, cependant, et là c’est Philippe Borgeaud qui sera notre guide, la question de la norme et de sa transgression n’est pas absente de l’univers cultuel des Anciens3. La norme est même « souveraine », donc contraignante ; elle renvoie à une « maîtrise rituelle » culturellement déterminée. De plus, la vision du monde que véhiculent les sources gréco-romaines repose sur une hiérarchisation des peuples et des valeurs corrélées qui tend à dévaluer les pratiques cultuelles des autres par rapport à une norme grecque ou romaine érigée en référence. Ainsi, l’affirmation de Cicéron, « chaque cité a sa religion, nous avons la nôtre », sous-entend non seulement une spécificité mais aussi, implicitement, une supériorité de la pietas romaine, intimement associée à un espace géographique circonscrit4. L’objectif de cette intervention est donc de scruter les « transports divins et humains » se focalisant autour de statues représentant les dieux5. En tant que signes tangibles et « vivants » d’une présence surnaturelle ancrée dans un territoire donné, les représentations des puissances supérieures cristallisent le dialogue entre hommes et dieux, suscitant de part et d’autre des réactions utilisées par les auteurs anciens comme des discriminants dans la perspective de l’homologation d’une norme cultuelle, éthique ou culturelle, sous-tendue et nourrie par les représentations du divin.

Ce qui est en jeu dans ce dossier, outre la hiérarchisation entre Grecs et Barbares dans leur relation aux dieux, c’est aussi le rapport des divinités au territoire. Si le motif de l’errance a tant de succès pour narrer les aléas du destin humain, depuis l’épopée homérique et les Νostoi, il s’applique plus rarement aux dieux. Certes, ces derniers voyagent, mais rarement de manière aléatoire, au gré d’imprévus ou de plans voulus par d’autres ; de surcroît, leur don d’ubiquité pose la question de l’itinérance divine en des termes singuliers. Les pérégrinations intentionnelles d’une déesse ou d’un dieu ont pour objectif d’ancrer sa présence dans un réseau cultuel et territorial : cette présence est « captée » ou « encouragée » par l’érection d’une effigie consacrée, qui devient un lieu privilégié d’accès au divin. Jean Rudhardt, qui doute du caractère opératoire de la notion de « statue de culte », préfère souligner que les effigies érigées dans les sanctuaires sont là pour « commémor[er] le souvenir d’une synergie bénéfique entre les actions humaines et divines » et « suggér[er] la divinité à laquelle les Grecs rendent hommage et dont ils ont de tout temps ressenti la présence dans ce lieu sacré »6.

Elie, sur le mont Carmel, dans la célèbre scène de l’ordalie entre Yahvé et Baal, au Ier Livre des Rois, a vite fait d’épingler cette « faiblesse » du système polythéiste, à savoir que les dieux sont partout à la fois, donc nulle part ; il raille les prophètes qui ne parviennent pas à capter la présence de leur dieu en disant : « Criez plus fort, car c’est un dieu : il a des soucis ou des affaires, ou bien il est en voyage, peut-être dort-il et il se réveillera »7. La fabrique du polythéisme, avec sa riche combinatoire, n’implique donc nullement une prolifération anarchique de cultes. On ne déracine pas un dieu pour le replanter ailleurs comme un vulgaire pelargonium. Au plaisir intense qu’éprouve Aphrodite à retrouver son autel parfumé de Paphos8 correspond dès lors le déplaisir, exprimé selon toute une gamme de sentiments, du dieu déporté, victime du godnapping9. Les effigies divines rapportées de Troade par Enée et installée à Lavinium résistent à l’expatriation : par deux fois, les Romains tentent de les installer à Albe, mais en vain ; elles reviennent se percher sur leurs bases d’origine10. Les hommes doivent donc se plier à la volonté des instances divines, courroucées d’être déportées contre leur gré. En effet, et c’est le troisième aspect sur lequel nous voulons insister, les déplacements géographiques des statues divines, consentis ou forcés, induisent une reconfiguration du paysage cultuel qui se manifeste souvent sur le plan émotionnel. Aux transports affectifs des divinités déplacées répondent ceux des fidèles : dans ce processus dynamique et complexe, la statue joue un rôle de médiation.

En terre sicilienne, l’ensemble de ces phénomènes s’observe particulièrement bien : dans ce laboratoire d’interculturalité, populations indigènes, Phéniciens, Puniques, Grecs et Romains côtoient de multiples divinités, familières ou étrangères, et sont confrontés à la question du traitement qu’il faut leur réserver. Les conflits réguliers qui opposent ces différents peuples se cristallisent parfois autour des effigies divines. En contexte de guerre, il peut être utile de capter la bienveillance des dieux de l’ennemi et de le priver de ses protecteurs11. Dès lors, les statues de culte entrent dans la danse et sont amenées à intervenir dans le « dialogue » qui s’instaure entre les armées affrontées, tout autant qu’entre les hommes et les dieux. Leurs « transports » suivent des itinéraires qui balisent le champ de la norme rituelle et creusent l’écart dans les relations Grecs-Barbares d’une part, hommes-dieux d’autre part. C’est ce que nous tenterons de montrer, en analysant la façon dont les errances de deux statues divines sont mises en scène dans la tradition historiographique gréco-romaine, en particulier chez Diodore et Cicéron : il s’agit de l’Apollon de Géla, exilé en Phénicie et libéré par Alexandre le Grand lors de la conquête de Tyr en 332 av. n.è., et de l’Artémis de Ségeste, qui séjourne à Carthage jusqu’en 146 av. n.è., puis retrouve temporairement sa patrie d’origine, avant d’être enlevée par Verrès.

I. L’exil de l’Apollon de Géla

Tout commence par une première expédition menée en Sicile, en 409 av. n.è., par le général carthaginois Hannibal, décidé à venger la défaite subie à Himère au début du siècle face aux Grecs. Sa base arrière installée à Lilybée, il assiège Sélinonte et Himère. C’est à cette occasion que les Carthaginois s’illustrent, selon Diodore de Sicile, par une conduite sans précédent : analysant son récit du massacre des Sélinontains, N. Cusumano a parlé de la mise en scène d’un « paradis de la cruauté »12. Diodore décrit le spectacle des ceintures de mains et des têtes fichées sur les lances, en guise de trophée, et ajoute : « ces Barbares diffèrent tellement du reste des hommes par leur cruauté que, pendant que tous les autres peuples épargnent ceux qui se réfugient dans les temples par la crainte de commettre un sacrilège, ils épargnent leurs ennemis afin de violer les temples des dieux13. » Après la fuite de la population à Agrigente et le pillage de Sélinonte, vient néanmoins le temps de la médiation. Les Syracusains intercèdent et engagent Hannibal à épargner les temples des dieux. Mais la réponse du général carthaginois est sans appel : « les dieux, brouillés avec (proskópsantas) les habitants, ont quitté Sélinonte14 ». Le départ volontaire des puissances divines, courroucées pour une raison non explicitée, manifeste la rupture du contrat qui les lie aux habitants15.

Cette première offensive est relayée, en 406, par une seconde expédition, de plus grande ampleur, entreprise conjointement par Hannibal et Himilcon. Rassemblant une armée immense, ils choisissent comme base arrière Motyè, une « colonie phénicienne »16. Le siège de la riche et prospère Agrigente constitue l’un des points culminants du récit de Diodore. Les Carthaginois n’hésitent pas à combler les fossés en profanant des tombeaux situés hors des remparts, notamment celui de Théron, dont la fonction mémorielle et patrimoniale en fait un monument investi d’une puissance particulière17. Face à la « peste » qui se répand alors dans le camp carthaginois pour punir ces actes d’húbris et d’asébeia, les Carthaginois aggravent encore leur cas en recourant au sacrifice humain, à rebours des rituels d’apaisement attendus d’un Grec. Agrigente est néanmoins prise et ravagée ; sa population fuit à Géla et Léontinoi, tandis que les Carthaginois pillent les sanctuaire :

Les Carthaginois arrachèrent des temples ceux qui y avaient cherché un asile et les mirent à mort. On raconte que Tellias, ce citoyen qui surpassait tous ses semblables par ses richesses et sa bienfaisance, partagea le sort infortuné de sa patrie. Il avait voulu, avec quelques autres, se réfugier dans le temple d’Athéna, pensant que cet asile sacré échapperait aux méfaits (paranomías) des Carthaginois ; mais voyant leur impiété (asebeían), il mit le feu au temple et se brûla lui-même ainsi que tous les trésors que renfermait ce monument. Par ce seul acte il s’efforça de prémunir les dieux contre l’impiété, de détourner le pillage d’immenses trésors, et surtout de dérober sa personne à l’outrage (húbris). Himilcon pilla les sanctuaires et les maisons, qu’il fit soigneusement fouiller, et amassa une quantité de butin telle que pouvait en fournir une cité de deux cent mille habitants, qui, depuis sa fondation, n’avait jamais été prise par l’ennemi, pratiquement la plus riche de toutes les cités grecques, et dont les habitants rivalisaient en ouvrages de luxe de tout genre. En effet, on y trouva un grand nombre de chefs-d’œuvre de peinture et toutes sortes de statues (andriántōn) d’une exécution achevée. Himilcon expédia à Carthage les plus beaux de ces chefs-d’œuvre (polutelḗstata tôn ergôn), parmi lesquels se trouvait aussi le taureau de Phalaris, et il vendit le reste du butin à l’enchère18.

La furie punique (selon la vision très hostile de Diodore) se déverse alors sur Géla et son Apollon ; cette fois, ce n’est plus seulement un érgon qui est visé, mais une authentique statue divine, qui plus est colossale, donc difficile à déplacer :

Partant de là avec toutes ses troupes, il se jeta sur le territoire de Géla et de Camarina, et parcourant tout ce pays, il y trouva de quoi procurer à ses soldats bien des richesses. Après quoi, se fixant dans la ville de Géla, il y installa son camp au pied des murailles, le long du fleuve du même nom. Les habitants avaient hors les murs une statue (andriánta) en bronze d’Apollon, d’une hauteur prodigieuse, qu’ils avaient érigée (anéthēken) suite à un oracle du dieu. Les Carthaginois l’envoyèrent à Tyr19.

Les liens entre Tyr et Carthage sont bien connus20. Ils sont convoqués ici dans une logique qui rappelle celle du synchronisme de la victoire des Grecs sur les Perses à Salamine et sur les Carthaginois à Himère21, à savoir la mise en avant d’un réseau de connivences entre les barbares d’Orient et d’Occident. L’envoi du butin à Tyr sert aussi à alimenter le cordon ombilical entre métropole et colonie, dont l’interruption, au témoignage de Diodore relatant le siège de Carthage par Agathoclès en 310 av. n.è., avait eu des effets désastreux et avait là aussi nécessité la réactivation des offrandes humaines22. Les textes grecs nous présentent Apollon comme un dieu grec prisonnier à Tyr, car coupé de son terroir hellénique et implanté en terre « barbare ». On ne sait en vérité rien de précis sur les conditions de son intégration à Tyr. Il est fort probable que les Tyriens l’aient accueilli et vénéré avec révérence, comme une « puissance étrangère » susceptible d’enrichir leur propre panthéon. Le fait qu’il ait été installé comme une sorte de súnnaos theós, dans le sanctuaire du dieu tutélaire, Melqart-Héraclès, montre bien l’importance qu’on lui attribuait, de même du reste que la crainte de sa désertion au moment du siège. Le lien établi entre les deux divinités est difficile à interpréter, mais il y a fort à croire qu’avant le siège de Tyr par Alexandre, il s’agissait d’une cohabitation pacifique et même bienveillante23. Ce sont les auteurs grecs postérieurs, comme Diodore et Plutarque, qui interprètent comme une captivité ce qui fut plus probablement l’équivalent punique d’une captatio. Les mêmes attribuent donc à l’Apollon de Géla une sorte de nostalgie (au sens étymologique du terme). C’est la conquête de Tyr par Alexandre, en 332 av. n.è., qui lui en fournit l’occasion.

Dans le sillage de Philippe II, Alexandre utilise, en effet, la conquête de l’Orient comme un instrument pour conférer une cohésion panhellénique à son projet politique. C’est pourquoi il fait régulièrement appel à la mémoire pluriséculaire des conflits entre Grecs et Barbares, qui constitue un élément structurant de l’identité grecque et de sa propre rhétorique24. C’est au nom de Patrocle et d’Achille, au nom des Marathonomaques et de Léonidas qu’Alexandre mobilise les Grecs. Alors que la plupart des cités phéniciennes accueillent Alexandre en libérateur – en raison de leur ressentiment contre les Perses ? –, à Tyr, les choses ne se passent pas aussi bien. C’est autour de Melqart (le « Roi de la ville »), le dieu poliade, que le drame se noue25. Alexandre, en effet, annonce à l’ambassade tyrienne venue porter la soumission de la cité, qu’il veut présenter un sacrifice à Héraclès es tḕn pólin26. En nouveau maître des lieux, le Macédonien entend poser un acte de forte portée symbolique, visant à s’approprier le dieu qui subsume l’identité et la souveraineté territoriale tyriennes. Par ce biais, il se pose d’emblée en roi de Tyr, successeur légitime et direct de Melqart, sous le double signe de la continuité (sacrifier au dieu de Tyr, comme le faisait roi local) et de la rupture (un Grec s’empare de l’héritage de Melqart). Or, chacun sait que la famille royale macédonienne, les Téménides ou Argéades, prétendait descendre de l’Héraclès argien. Face à cette tentative de « colonisation » du dieu de Tyr, les autorités locales se rebellent et les Tyriens à la nuque raide, fidèles à une tradition de « fierté nationale », engagent la lutte pour préserver leur dieu d’une telle « contamination ».

C’est alors qu’explose la colère d’Alexandre, comme explose celle d’Achille au début de l’Iliade. Une violence juste et revancharde, aux yeux des narrateurs grecs, se déchaîne autour de l’îlot tyrien27. Comme à Troie, les dieux se manifestent. En songe, Alexandre se voit approcher des murailles de Tyr et rencontrer Héraclès qui lui serre la main droite tout en le conduisant dans la ville28. C’est une scène de dexíōsis à laquelle on assiste : la poignée de mains scelle ici l’union, l’alliance. Le dieu signifie en somme qu’il va « donner un coup de main » à Alexandre dans l’assaut de Tyr.

Face au « couple » harmonieux que forment Alexandre et Héraclès – la poignée de mains a aussi une portée matrimoniale –, celui que forment les Tyriens et Apollon – l’Apollon de Géla capturé par les Carthaginois – se situe à l’opposé ; il est disharmonieux et anti-productif aux yeux des sources grecques. Diodore nous informe en effet que :

tandis que les Tyriens étaient assiégés par Alexandre, ils profanèrent (kathúbrizon) cette statue, comme si elle voulait combattre avec les ennemis. Aux dires de Timée, après la prise de Tyr par Alexandre, les Grecs rendirent de grands honneurs et firent de grands sacrifices au dieu, auquel ils attribuaient leur victoire, au même jour et à la même heure que les Carthaginois avaient pillé (esúlēsan) Apollon dans la région de Géla. Ainsi, bien que ces événements se soient déroulés en d’autres temps, il ne nous a pas paru inopportun de les mettre en parallèle, en raison de leur singularité (parádoxon)29.

L’attitude des Tyriens à l’égard de la statue d’Apollon, en ces temps de guerre qui cristallisent les clivages, s’inscrit dans le registre de la deisidaimonía, l’antithèse de l’eusébeia. On apprend en effet, par Plutarque et Quinte-Curce30, qu’en plein siège, un Tyrien vit en songe Apollon abandonner la ville, signe prémonitoire de défaite. Ce songe, on le comprend aisément, est spéculaire par rapport à celui d’Alexandre qui, lui, s’est vu pénétrer dans la ville avec Héraclès. Les Tyriens, cédant alors à la superstition (deisidaimonésantes) et effrayés à l’idée qu’Apollon déserte, selon un mécanisme qui préfigure l’evocatio romaine, attachèrent sa statue avec des chaînes d’or à son piédestal ou à l’autel d’Héraclès, le dieu tutélaire, censé le retenir.

Le sacrilège commis par les « cousins » des Carthaginois consiste à soumettre les dieux à la contrainte : c’est le dieu, en effet, qui choisit sa résidence, et non les hommes qui la lui imposent31. Le verbe qui sert à caractériser l’agir des Tyriens à l’égard de la statue, kathúbrizon, fait appel à un ingrédient traditionnel du portrait du Barbare, à savoir l’húbris. Entre les événements siciliens de 406 et ceux de Tyr en 332, on relève un continuum comportemental négatif, que l’on pourrait définir comme une « maîtrise rituelle » hors norme, pratiquement « despotique », qui relie Carthaginois et Tyriens, tout en les opposant en bloc aux Grecs, seuls capables d’établir ou de rétablir une saine et pieuse communication entre les hommes et les dieux, marquée au sceau du respect et de la liberté. Le synchronisme final – qui en évoque à nouveau d’autres32 – vise à souligner l’union maléfique entre Tyriens et Carthaginois, d’une part, la fonction rédemptrice des Grecs, d’autre part.

Une fois le siège achevé, en effet, le premier acte du nouveau maître de Tyr, Alexandre, consiste à entrer dans le temple d’Apollon et à lui ôter ses chaînes d’or : « il voulut, conclut Diodore, qu’on donnât au dieu le surnom d’ami d’Alexandre (philaléxandron) »33. Provoquée par la « fermeture » d’un sanctuaire, celui de Melqart, la conquête de Tyr s’achève par la libération d’un dieu. Apollon est rendu à la liberté, certes, mais, de manière assez étonnante, il n’est pas renvoyé dans sa patrie sicilienne. Désormais à l’aise dans une terre « hellénisée », il peut rester définitivement à Tyr. Toutefois, ce n’est pas Alexandre qui devient son ami : c’est le dieu qui, tel un phílos, intègre l’entourage du nouveau roi34. L’action d’Alexandre à l’égard du dieu entend se situer sur le plan de la philía, l’amitié, l’affection, et non de la bía, la contrainte ou la violence – registre dans lequel Alexandre sait pourtant évoluer : qu’on se rappelle sa visite à Delphes35 ! Il agit en harmonie avec une norme éthique que les Barbares, en Sicile, à Carthage ou en Phénicie, ne cessent de transgresser.

II. L’Itinérance de l’Artémis de Ségeste

Les pérégrinations de la statue de Diane-Artémis de Ségeste, connues par le De Signis de Cicéron36, relèvent d’une trajectoire plus complexe, qui est le fruit d’une relation triangulaire entre Ségestains (associés aux Grecs), Romains et Carthaginois. Les voyages qu’elle est contrainte d’effectuer, entre le Ve et le Ier siècle av. n.è., s’expliquent en partie par une situation géopolitique instable. Située dans la partie occidentale de l’île, la cité élyme de Ségeste entretient, depuis l’époque archaïque, des relations conflictuelles avec sa voisine grecque, Sélinonte. D’abord alliée à Athènes lors de la guerre du Péloponnèse, elle passe sous domination carthaginoise après 409. Si elle se range temporairement aux côtés de Pyrrhus, lorsqu’il débarque en Sicile, elle finit par entrer dans l’alliance de Rome à l’occasion de la première guerre punique, en 263-26237. Se développe alors tout un discours sur la parenté qui unit les deux cités, par le truchement de la figure d’Enée, présenté comme leur ancêtre fondateur38.

Lorsque Cicéron exerce sa questure à Lilybée, en 75, il visite Ségeste. La première chose qu’on lui montre, c’est le fleuron du patrimoine de la cité, qui fait la fierté de ses habitants et attire les « touristes »39 : une statue colossale de Diane en bronze. L’orateur décrit le simulacrum en ces termes :

La statue en robe longue (stola) était de dimensions considérables et de haute taille ; mais, malgré cette grandeur, elle portait l’âge et l’air d’une vierge ; un carquois sur l’épaule, elle tenait son arc contre elle de la main gauche, et de la droite elle tendait en avant une torche allumée40.

Cicéron ne précise pas où la statue était placée, ni quand et par qui elle avait été fabriquée. Son ancienneté semble établie, puisque s’y attachait « une très grande et antique vénération » (cum summa atque antiquissima praeditum religione) ; Cicéron ajoute qu’elle était « d’un travail original et d’un art achevé » (tum singulari opere artificioque perfectum). Les auteurs modernes suggèrent que la statue a pu être réalisée par un artiste grec au début ou au cours du Ve siècle41, mais il est impossible de préciser sa localisation et le dispositif cultuel auquel elle se rattachait42. Cette vierge d’airain, à la fois chasseresse et numpheútria43, jouait-elle le rôle de sentinelle, gardienne du territoire, comme le colosse d’Apollon aux portes de Géla ? On sait que, dans la cité voisine et rivale de Sélinonte, un culte à Artémis s’est développé à partir du Ve siècle – comme dans le reste de la Sicile, du reste –, au point que la déesse apparaît aux côtés de son frère Apollon sur le monnayage44.

Le simulacrum de Diane-Artémis constitue une pièce maîtresse de l’argumentation de Cicéron dans le De Signis : elle ouvre la liste des statues prises aux cités siciliennes. Ses tribulations, entre Ségeste, Carthage et la demeure de Verrès, servent de fil conducteur pour dénoncer le pillage opéré par le cupide propréteur sur le patrimoine des communautés de l’île45. Pourquoi lui accorder une telle importance ? L’orateur choisit à dessein de mettre l’accent, dans ce plaidoyer qui n’a en fait jamais été prononcé mais a connu une postérité littéraire considérable, sur « un site indigène et vénérable qui jalonne le voyage d’Enée vers l’Occident », « un lieu de mémoire marqué par son lien de cognatio avec Rome »46. Mais surtout, son histoire singulière est la plus à même de convaincre les juges que Verrès a transgressé les limites définies par le mos maiorum ; il s’agit de le différencier nettement des grands généraux qui, lors des campagnes de Sicile, n’ont pas hésité à dépouiller des cités de leurs simulacra et de leurs ornamenta, mais pour le bien et la grandeur de Rome47. Voilà pourquoi, nous allons le voir, Cicéron insiste sur la dévotion dont la statue n’a cessé de faire l’objet, que ce soit à Ségeste ou à Carthage ; seul Verrès osera bafouer l’image sacrée et rompre ainsi la pax deorum.

C’est dans la première moitié du IIIe siècle que la statue est mise en branle, dans un contexte de représailles de la part des Carthaginois – peut-être pour châtier Ségeste d’avoir fait défection pour s’allier avec Pyrrhus48. La statue d’Artémis est transférée à Carthage. A quel titre ? S’agit-il d’une simple mesure de rétorsion, d’un butin de guerre, comme l’Artémis Brauronia rapportée par Xerxès lors de la seconde guerre médique49 ? Non, la situation est différente, si l’on en croit Cicéron. Il ne s’agit pas d’un ornamentum comme les autres, puisque la statue continue à faire l’objet d’un culte à Carthage même :

Apportée à Carthage, elle n’avait fait que changer de place et d’adorateurs. En fait, son culte ancien persistait (religionem quidem pristinam conservabat), car son exquise beauté la rendait aux yeux des ennemis mêmes dignes des honneurs les plus sacrés (nam propter eximiam pulchritudinem etiam hostibus digna quam sanctissime colerent videbatur)50.

La persistance du culte rendu à cette Diane-Artémis en terre barbare (« ennemie ») rappelle un épisode relaté par Diodore. En 396, c’est-à-dire un siècle plus tôt, les Carthaginois, aux prises avec une révolte de leurs alliés libyens, avaient décidé d’instaurer chez eux un culte aux déesses grecques Déméter et Korè, afin d’apaiser la colère divine :

Les Carthaginois, qui avaient manifestement les dieux contre eux, tout d’abord, se réunirent effrayés, en petits groupes, et supplièrent la divinité d’apaiser sa colère (orgês). Après quoi, la crainte des dieux (deisidaimonía) et la terreur s’étant emparées de toute la communauté, chacun voyait déjà la cité réduite en esclavage. C’est pourquoi on vota la décision de se rendre propices par n’importe quel moyen les dieux offensés (asebēthéntas) ; Déméter et Korè, qui n’étaient pas connues des Carthaginois, furent accueillies et ils désignèrent les citoyens les plus renommés en qualité de prêtres de ces déesses, et, avec le plus grand respect, on installa les déesses (tàs theàs hidrusámenoi) et on offrit des sacrifices selon les rites grecs. Les Grecs les plus estimés qui se trouvaient parmi eux furent désignés pour prendre soin du culte de ces divinités51.

Dans le récit de Diodore, l’installation de Déméter et de Korè ressemble singulièrement au rituel d’evocatio pratiqué par les Romains, en vue de capter la bienveillance des puissances divines qui sont dans le camp de l’ennemi. La consécration, l’hídrusis, implique probablement l’érection de statues : ne peut-on envisager que les Carthaginois disposaient, parmi l’immense butin rapporté de Sicile, d’effigies susceptibles de satisfaire les exigences du culte créé selon les rites grecs ? Mais revenons à la Diane-Artémis de Ségeste. Cicéron laisse entendre que le processus n’est pas analogue : il souligne en effet que le culte n’a jamais été interrompu. Pourquoi ? Parce que, affirme-t-il, même les Barbares carthaginois ont été sensibles à la beauté de la statue et l’ont jugée digne de vénération. On peut ajouter que l’iconographie du simulacrum de Ségeste a pu favoriser une interpretatio punica. La torche lui conférait une dimension lunaire, qui pouvait la rapprocher de Tanit ; son aspect guerrier l’apparentait à une Astarté52. Il est aussi possible que, comme dans le cas de l’Apollon de Géla, l’Artémis gréco-élyme ait pu être intégrée dans le paysage religieux local, sans perdre son identité d’origine, en tant que « divinité étrangère » invitée.

La prise de Carthage, en 146, remet en branle l’effigie, qui échappe à la destruction de la ville. Elle fait partie du lot de statues restituées aux cités de Sicile par le grand Scipion, qui met ainsi ses pas dans ceux d’Alexandre53. Mais le répit est de courte durée. Son séjour dans sa patrie d’origine dure moins d’un siècle, puisque Verrès s’en empare en 73, non à titre de butin de guerre, mais pour agrémenter sa propre demeure54 – voilà précisément ce qui scandalise Cicéron. Un tel rapt s’apparente à un acte illégal et impie, qui offense tout à la fois Ségeste, Rome et la mémoire de Scipion. Verrès, l’anti-Scipion, se trouve donc rejeté au-delà de la romanité, du côté des Barbares. D’ailleurs, pour desceller la statue de Diane-Artémis, le criminel a dû faire appel à des gens de Lilybée, ces Puniques sans vergogne, qui acceptent de se rendre complices d’un tel forfait : « Sachez-le, juges, parmi les Ségestains on ne trouva personne, ni homme libre ni esclave, ni citoyen, ni étranger, pour oser toucher à cette statue ; ce furent certains ouvriers barbares, sachez-le, qu’on fit venir de Lilybée55. » Cicéron insiste là encore sur la vénération et le respect qui entourent le simulacrum d’Artémis : personne n’ose porter la main sur cette jeune vierge. Dans les religions grecque et romaine, une certaine distance est généralement de mise entre la statue et le fidèle. Seules les personnes autorisées, les desservants du culte, peuvent toucher l’effigie conservée dans le temple56. En soulignant qu’il transgresse les normes rituelles, Cicéron dépeint Verrès sous les traits d’un Himilicon ou d’un Hannibal, qui ont eux aussi, quelques siècles plus tôt, dépouillé les cités de Sicile (Himère, Agrigente, Géla…) de leurs statues, pillant les sanctuaires57. Mais l’impudence et l’impietas du propréteur excèdent celles des Barbares puniques : ces derniers, au moins, avaient su reconnaître le caractère sacré et vénérable de la statue d’Artémis, en l’accueillant chez eux et en lui ménageant une place dans la vie cultuelle de Carthage.

En choisissant de s’arrêter sur le destin tragique de l’Artémis de Ségeste, Cicéron ne cherche pas seulement à « barbariser » l’accusé ; il tente aussi d’émouvoir les juges. Triste sort pour cette jeune vierge que de finir outragée par Verrès, alors même qu’elle avait réussi à réchapper à la chute de deux villes, Ségeste et Carthage58 ! Pour susciter l’empathie de son auditoire, Cicéron insiste à plusieurs reprises sur la dimension affective qui caractérise les transports de la statue divine. Il décrit d’abord la joie éprouvée par les Ségestains lors du retour de la statue, après 146 :

A cette époque est rendue avec le plus grand soin aux habitants de Ségeste cette même Diane dont nous parlons. On la rapporte à Ségeste, elle est replacée dans son ancienne position (in suis antiquis sedibus) avec les plus grandes marques de reconnaissance et de joie de la part des citoyens (summa cum gratulatione civium et laetitia reponitur). Elle était placée à Ségeste sur un piédestal très élevé où étaient gravés en grands caractères le nom de Scipion l’Africain et le souvenir de cette restitution faite après la prise de Carthage. Les citoyens avaient un culte pour cette Diane et tous les étrangers venaient la visiter59.

La libération opérée par Scipion consiste à réinstaller la statue sur son piédestal, à l’endroit précis où elle se trouvait avant, à l’ancrer à nouveau dans son territoire d’origine, afin de réactiver le culte des ancêtres et de restaurer une saine communication avec le divin. Mais le nóstos du simulacrum ne signifie pas un retour à l’état antérieur : il s’accompagne d’une recomposition de son statut et de sa signification. L’inscription du socle élevé sur lequel Diane-Artémis est réinstallée la requalifie et en fait « l’obligée » de Scipion, tout comme l’Apollon de Tyr, nous l’avons vu, a pris le titre de philaléxandros. La statue devient un monument à la gloire du vainqueur de Carthage et marque l’instauration d’une nouvelle ère pour la cité, sous la surveillance bienveillante de Rome. La joie est associée à la reconnaissance, et, si elle marque les retrouvailles d’une cité avec sa divinité, elle scelle surtout l’alliance entre Ségeste et sa sœur jumelle, fille d’Enée.

Naturellement, par un jeu de miroir inversé, le départ de la statue est vécu comme un arrachement, et suscite douleur et désespoir, lorsque les Ségestains se résignent à céder aux injonctions et au chantage de Verrès. L’ensemble de la communauté, hommes et femmes confondus, est affecté par le départ d’Artémis : Cicéron mentionne les larmes, les gémissements et les lamentations. Ici, contrairement à ce qui se passe ailleurs60, personne ne tente de résister les armes à la main. L’émotion collective se manifeste alors par une procédure rituelle, très encadrée, que Cicéron prend soin de décrire :

Quand on l’emportait de la ville, représentez-vous le rassemblement des femmes, les pleurs des vieillards, dont quelques uns encore se rappelaient le jour où cette même Diane, rapportée de Carthage à Ségeste, avait annoncé par son retour la victoire du peuple romain ! […] Alors c’était un général en chef du peuple romain, un très illustre héros, qui rapportait aux Ségestains leurs dieux nationaux (deos patrios), reconquis sur une ville ennemie ; maintenant c’était une ville d’alliés que le préteur le plus infâme et le plus corrrompu de ce même peuple romain emportait par un crime sacrilège ces mêmes dieux. La Sicile dans toute son étendue n’a-t-elle pas su (rien ne fit plus de bruit) que toutes les femmes et les jeunes filles de Ségeste se sont réunies au moment où on emportait Diane de la ville, l’ont ointe de parfums, l’ont couverte de couronnes et de fleurs en faisant brûler de l’encens et des parfums, l’ont accompagnée en procession jusqu’aux limites du territoire61.

Le rôle prééminent des femmes et des jeunes filles mérite d’être relevé : ce sont elles qui prennent en charge la procession finale. Les gestes accomplis relèvent à la fois du soin dévolu aux effigies cultuelles (faire briller et parer la statue, la porter en procession aux limites du territoire62 ), et des rites funéraires (oindre de parfum et couvrir de couronnes et de guirlandes de fleurs les images des défunts). Le départ de Diane-Artémis est vécu comme un deuil pour la cité. La présence des femmes, qui peut s’expliquer par le lien privilégié qu’elles entretiennent avec cette puissance divine63, souligne peut-être aussi de façon paroxystique l’intensité du désarroi ressenti au sein de la communauté. On sait que les femmes, dans l’imaginaire gréco-romain, basculent aisément du côté de la déviance superstitieuse et leur action dans le rituel doit toujours être canalisée64.

La scène du départ d’Artémis, dramatisée par Cicéron, peut être mise en parallèle avec un autre épisode relaté dans le De signis : les lamentations et gémissements qui emplissent Henna, lorsque Cicéron s’y rend et apprend de la bouche des habitants désemparés que Verrès leur a pris la vénérable statue de Déméter. L’orateur rapporte que « le deuil le plus cruel paraissait être répandu sur toute l’étendue de la ville ». Il ajoute : « Cette douleur était si grande que Verrès semblait être venu à Henna comme un second Pluton et avoir non pas enlevé Proserpine, mais arraché du sol Cérès elle-même »65. La référence mythique au rapt de Korè-Perséphone par Hadès, qui s’appuie sur les traditions qui font d’Henna l’« umbilicus Siciliae »66, colore le geste de Verrès d’une connotation sexuelle, qui pourrait parfaitement s’appliquer aussi à l’affaire de la Diane de Ségeste. En effet, arracher une vierge à sa communauté d’origine, pour l’emporter dans sa demeure, après avoir forcé le consentement des Ségestains, s’apparente à un viol.

C’est d’ailleurs sous le sceau du désir que Cicéron place l’enlèvement de la statue par Verrès. Il prend soin de souligner l’attraction irrésistible qu’exerce le simulacrum sur le propréteur, lorsqu’il le voit :

Dès que cet ennemi de tous les dieux, ce spoliateur de tous les objets sacrés et de tous les cultes, l’eut aperçue, aussitôt, comme si cette torche l’eût atteint, sa convoitise et sa folie s’enflammèrent. Il commande aux magistrats de la faire descendre de son socle et de la lui donner ; il expose que rien ne lui sera plus agréable. Ceux-ci d’alléguer que c’est un sacrilège, qu’ils sont retenus par le plus grand scrupule religieux et surtout par une crainte révérencieuse des lois et de la justice. Verrès tantôt les prie, tantôt les menaces ; c’est tantôt l’espoir, tantôt la crainte qu’il emploie. Parfois ils lui opposaient le nom de Scipion l’Africain ; ils disaient que la statue était la propriété du peuple romain ; ils n’avaient aucun droit sur une œuvre dont un général très illustre, après la conquête d’une ville ennemie, avait voulu faire un monument de la victoire du peuple romain67.

Le vocabulaire employé évoque clairement un coup de foudre, ou plutôt un « coup de torche », qui a de quoi étonner quand on songe que le colosse d’airain figurait la déesse sous les traits d’une chasseresse, vêtue d’une stola, et n’avait donc rien de la sensualité de la vierge d’ivoire dont s’éprend Pygmalion68. Verrès prie, menace, promet, s’emporte : son instabilité affective traduit l’emprise exercée par la statue. Qu’est-ce qui suscite tant d’émoi ? Certes, la statue est « très belle » (signum pulcherrimum), mais au même titre que d’autres, comme l’Héraclès en bronze d’Agrigente, convoité aussi par Verrès, et qui suscite des marques de dévotion d’une intensité particulière69.

En fait, la « beauté » des simulacra deorum aptes à susciter l’admiration et la ferveur des fidèles n’a pas grand-chose à voir avec celle des mortels. Ce sont avant tout la qualité des matériaux, leur effet de brillance, la mise en scène, le dispositif visuel (sur un piédestal élevé, au fond du naós, …) et sensoriel, les opérations rituelles, qui produisent une forte impression sur le fidèle et le mettent en émotion70. Le corps des dieux est un sur-corps, dont la radiance éblouit et marque la distance avec les humains71. Qu’elles soient grecques, romaines, élymes ou puniques, toutes les personnes qui voient la statue divine sont touchées par sa « beauté » rayonnante, sa kháris, qui capture le regard. Ce qui, en revanche, dresse une ligne démarcation, c’est le degré d’intensité de l’émotion éprouvée et surtout la manière dont elle se traduit en actes et peut être canalisée par une norme rituelle. L’eusébeia des Grecs, la pietas des Romains et de leurs cousins élymes (mis à bonne école) se traduisent par l’hídrusis, l’onction, les offrandes, la pompḗ. De l’autre côté, la desidaimonía des Carthaginois passe par les sacrifices humains chez Diodore tandis que, dans le discours de Cicéron, elle s’efface devant l’impietas de Verrès, qui prend la forme d’un viol – nous sommes du côté de la bía. L’orateur dénonce avec émotion les conditions dans lesquelles la statue est désormais séquestrée :

Les monuments de Scipion l’Africain, décorer la maison de Verrès, pleine de souillure, pleine de scandale, pleine de déshonneur ! Le monument du plus vertueux et du plus saint personnage, la statue de Diane, la déesse vierge, placés dans la demeure de Verrès, siège permanent des orgies de courtisanes et d’entremetteurs !72

On l’aura compris, la façon dont Cicéron décrit l’enlèvement d’Artémis permet de rejeter Verrès du côté des impies de Lilybée et des Carthaginois, les premiers « godnappeurs » de Sicile. Les Elymes, eux, servent de trait d’union entre la tradition grecque (Ségeste a été victime des vols carthaginois au même titre qu’Himère, Agrigente ou encore Géla) et Rome (Cicéron souligne dès le départ le lien de parenté qui unit les Elymes et le peuple romain).

Un dernier mot peut-être, pour poser la question de l’émotivité des dieux, qui s’exprime – ou non – à travers leurs statues. Si le simulacrum d’Artémis ne laisse personne insensible, on ignore tout des sentiments nourris par la déesse elle-même : est-elle consentante ou non, satisfaite ou irritée par les voyages forcés de son simulacrum ? On sait qu’Artémis peut être prompte à se mettre en colère73. Or ici elle semble impuissante, ou du moins ne réagit pas, à la différence par exemple de l’Héraclès d’Agrigente, qui refuse de se laisser desceller par les sbires de Verrès74.

L’effigie divine (ágalma, simulacrum, ou quel que soit le nom qu’elle porte), en tant qu’agent « physique » de médiation entre les hommes et les dieux, crée les conditions d’une proximité qui est cependant soumise à des normes rituelles. S’approcher des dieux, les toucher, les porter, les orner, les déplacer, les arracher à leur « résidence » ou les y reconduire sont autant de comportements humains qui mettent en jeu tout un éventail de sensations et d’émotions fortes. Les enjeux majeurs de telles pratiques sont en effet l’emprise de la divinité sur le territoire et le pacte qui l’unit à la communauté – deux éléments déterminants, dans la vision des Anciens, pour le devenir d’une société.

Les deux cas que nous avons examinés fustigent, dans des contextes discursifs singuliers (des auteurs grecs ou romains parlant des « autres », souvent des ennemis farouches), des comportements hors norme touchant des statues divines, en rapport avec le culte ou la guerre : proximité excessive, émotivité incontrôlée, maîtrise contraignante – autant d’éléments qui parasitent ou anéantissent le juste échange entre hommes et dieux. Ces représentations d’une communication cultuelle pervertie renvoient à une anthropologie de la différence qui, par ce biais, creuse l’écart entre Grecs et Romains, d’une part, et Barbares, d’autre part, relégués du côté de l’impiété et de l’húbris. Les émotions manifestées tantôt par les dieux, tantôt par les hommes fonctionnent donc comme un métalangage discriminant. En effet, si divers dispositifs cultuels ont bien vocation à susciter des émotions chez les fidèles – dispositifs qui permettent de jouer sur l’ombre et la lumière, sur la perspective, sur des reflets, des surélévations, etc. – et s’il est usuel de manipuler les statues en contexte rituel pour solliciter des affects collectifs – processions, hymnes en rapport avec les moments de la journée, etc. –, une familiarité excessive avec les statues, donc avec les dieux, sous forme de contrainte, d’enlèvement, d’appropriation, provoque ce que Jörg Rüpke a taxé d’emotional disorder75. Et sur ce plan, tel est le message que s’emploient à transmettre nos auteurs : les Barbares ont décidément tendance à ne pas se maîtriser, à en faire trop. L’ordre et l’harmonie, propres au kόsmos mis en place par Zeus et reçu en héritage par les hommes, n’appartiennent pas à leur horizon culturel : leur éthique et leurs pratiques religieuses sont frappées du sceau de l’intempérance. La mise en intrigue du destin des statues d’Apollon et d’Artémis illustre précisément cette partition culturelle entre piété et superstition, norme et déviance.

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1 L’« animation » des statues peut être envisagée de plusieurs façons. Elle relève pour une part du registre de l’illusion et des daídala, en relation avec la virtuosité de l’artisan, qu’il soit mythique (on se réfèrera à l’étude de Françoise Frontisi-Ducroux sur Dédale : Frontisi-Ducroux 1975) ou au service du pouvoir politique (on citera le cas des automates confectionnés dans l’Egypte lagide et étudiés par Hélène Fragaki dans la communication L’apothéose de Bacchus : artifices et mécanismes automatiques dans la mise en scène des mythes à l’occasion du colloque FIGVRA 13 à Athènes, 10-12 juin 2011) ; elle peut aussi manifester une intervention et une présence divines, qui s’apparentent à un prodige (les statues qui bougent de leur piédestal). Enfin, les statues peuvent être mues par la volonté des hommes, à l’occasion de pratiques rituelles destinées à déplacer un culte, ou lors de la constitution de butins de guerre (cf. Michelini 2009). C’est plutôt de ce dernier cas qu’il va être question ici.

2 Rudhardt 1992.

3 Borgeaud 2009.

4 Cicéron, Pour Flaccus 28, 69.

5 Nous ne reprendrons pas ici le dossier sensible de la terminologie des statues divines et du caractère opératoire ou non de la notion de « statue de culte ». On se réfèrera notamment à Bettinetti 2001 ; Stewart 2003, p. 20-45 ; Pirenne-Delforge 2008 ; Mylonopoulos 2010.

6 Rudhardt 2001, p. 184. Voir aussi les remarques suggestives de Gordon 1979.

7 I Rois, 18-19, en particulier I, 18, 27. Voir Bonnet 2008.

8 Voir déjà Homère, Odyssée VIII, 362.

9 Le néologisme godnap est dû à Livingstone 1997, p. 168. La notion est reprise et développée par Holloway 2001. La pratique de la déportation des statues divines, prises aux vaincus, est courante en Mésopotamie et remonte au IIIe millénaire. Elle n’est pas tant présentée comme un châtiment infligé par le roi victorieux que comme la marque de l’abandon des puissances divines, qui se détournent des peuples soumis ; il s’agit de marquer un transfert de légitimité et le déplacement du lieu du pouvoir. Comme dans le monde gréco-romain, outre le champ de la souveraineté, c’est aussi celui de l’avidité ou de la séduction qui est sollicité.

10 Denys d’Halicarnasse I, 67, 1-2.

11 C’est le sens de la procédure rituelle de l’evocatio, que pratiquent les Romains depuis le IIIe s. av. n.è. Sur cette procédure et son rapport au concept de « divinité tutélaire », voir Ferri 2010.

12 Sur Diodore XIII, 57-58, voir Cusumano 2005 et Cusumano 2010.

13 Diodore XIII, 57, 5 (trad. Hoefer 1865).

14 Diodore XIII, 59, 2 (trad. personnelle).

15 Nous avons vu (supra, n. 9) que, dans l’Orient ancien, le motif des dieux courroucés, qui abandonnent leur peuple, justifie la déportation des effigies divines. Du point de vue romain, il peut sembler préférable de laisser les dieux irrités sur place : c’est du moins l’argument que Plutarque prête à Fabius Maximus, après le siège de Tarente (Fabius Maximus 35 : « Laissons aux Tarentins leurs dieux irrités »). La déportation pourrait même attiser la colère divine : ainsi Caton, en 195 av. n.è., se plaint-il de l’invasion des statues syracusaines, rapportées après la prise de la cité par Marcellus : « C’est en ennemies que les statues ont été apportées de Syracuse dans notre ville. … Moi, j’aime mieux garder ces dieux propices, et j’espère qu’ils le seront, si nous les laissons rester dans leur demeure » (Tite-Live XXXIV, 4, 4-5).

16 Diodore XIV, 47.

17 Sur la valeur symbolique de ce monument funéraire, véritable « lieu de mémoire », cf. Cardete del Olmo 2010.

18 Diodore XIII, 90 (trad. Hoefer 1865, modifiée).

19 Diodore XIII, 108 (trad. personnelle).

20 Günther 2000 ; Ferjaoui 2008.

21 Krings 1998, p. 261.

22 Diodore XX, 14.

23 Rien n’indique qu’Apollon ait été interprété en Reshef, comme on le suppose parfois. Il garda si bien son identité grecque que, précisément, au moment du siège, on le soupçonna de vouloir s’échapper pour rejoindre « son camp ». On a en outre découvert à Tyr un sanctuaire d’Apollon d’époque hellénistique contenant une inscription grecque du Ier s. de n.è., émanant d’une prêtresse, qui lui a offert une skēnḗ, c’est-à-dire un abri pour sa statue. Voir Bikai, Fulco & Marchand 1996.

24 Carney & Ogden 2010.

25 Bonnet 1988.

26 Arrien, Anabase II, 15, 7.

27 Pour une analyse approfondie de tout cet épisode, voir Bonnet [à paraître].

28 Diodore XVII, 41, 7-8 ; Quinte-Curce IV, 3, 21-23 ; Plutarque, Alexandre 24.

29 Diodore XIII, 108, 4-5 (trad. personnelle).

30 Plutarque, Questions romaines 161 ; Quinte-Curce IV, 3, 22.

31 Dans certains cas, cependant, la ligature de l’effigie divine peut s’inscrire dans un cadre rituel et vise à canaliser la puissance divine : cf. Icard-Gianolio 2004. Les ligatures magiques relèvent, quant à elles, d’une même volonté de contraindre que celle que les sources suggèrent à Tyr.

32 Cf. supra, p. 41.

33 Diodore XVII, 46.

34 Sur l’institutionnalisation du titre d’« ami » et sa fonction à la cour, cf. Savalli 1998.

35 Plutarque, Alexandre 14.

36 Pour une approche historique et critique des Verrines de Cicéron, voir Pittia 2010.

37 Diodore XXIII, fr. 7. Sur l’histoire diplomatique de la cité entre le VIe et le IVe siècle av. n.è., cf. Consolo Langher 2006.

38 Sur la parenté entre Rome et Ségeste, et plus largement la question des « affinités électives » en Sicile, cf. Bonanno et al. 2010.

39 Sur le patrimoine des cités siciliennes, spoliées par Verrès, cf. Berrendonner 2007.

40 Cicéron, Seconde action contre Verrès IV, 74 (trad. Rabaud 1991, modifiée).

41 Tahar 2009, p. 188.

42 On sait peu de choses du panthéon de Ségeste : les cultes locaux semblent avoir été particulièrement réceptifs aux influences grecques, comme en témoignent les offrandes effectuées au sanctuaire de Contrada Mango, à partir du VIe siècle, et l’érection du « temple », de style hellénique, au Ve siècle. On a retrouvé une inscription mentionnant une Aphrodite Ourania, ainsi que des figurines de terre cuite assez similaires à celles du sanctuaire de Déméter Malophoros à Sélinonte : cf. La Genière 1978.

43 La présence de la torche rappelle un type iconographique connu à Brauron, où Artémis possède cette fonction de numpheútria.

44 Fischer-Hansen 2009. L’auteur suggère que le culte d’Artémis s’est implanté à Ségeste dès le VIe siècle av. n.è.

45 Michelini 2000 ; sur la statue d’Artémis à Ségeste, Michelini 2009, p. 239-241.

46 Rouveret 2010, p. 246.

47 L’un des premiers à avoir agi ainsi est Marcellus, lors de la prise de Syracuse, en 211 (cf. Gros 1979). Cicéron loue l’humanité de ce général qui, lui, a eu le souci de contribuer à la magnificentia publica : les monumenta rapportés par l’imperator contribuaient à fortifier une memoria partagée (cf. Pittia 2010). Sur la place des œuvres d’art dans le butin constitué par les généraux romains au cours de la conquête, cf. Miles 2008, p. 44-104.

48 Le témoignage de Cicéron, très allusif, est difficile à interpréter : « quand la cité, pour elle et d’elle-même, était en guerre avec les Carthaginois, la ville fut conquise par ceux-ci et détruite, et tout ce qui lui servait d’ornements fut transporté (deportata) à Carthage ».

49 Pausanias VIII, 46, 3-4.

50 Cicéron, Seconde action contre Verrès IV, 72 (trad. Rabaud 1991).

51 Diodore XIV, 77, 4-5 (trad. personnelle).

52 Cf. Tahar 2009, p. 192-193. L’auteur souligne qu’Artémis est connue des Puniques : au début du IIIe siècle, les inventaires de l’Artémision délien mentionnent la présence d’offrandes réalisées par un Carthaginois ; on a retrouvé à Kerkouane et à Carthage des figurines en terre cuite d’une déesse chasseresse rappelant Artémis. Ajoutons que l’association entre Artémis et Tanit est attestée dans une inscription athénienne d’époque classique et qu’à Carthage même, Tanit-Caelestis est assimilée à Diane : Cadotte 2006, p. 95-96.

53 Sur la restitution des tableaux, andriántes et anathḗmata aux cités de Sicile, cf. Diodore XXXII, fr. 25 ; Cicéron, Seconde action contre Verrès IV, 73. Sur les enjeux de la politique menée par Scipion, nouvel Alexandre, voir Ferrary 1988, p. 578-588.

54 Sur les motivations de Verrès, cf. Robert 2007 ; Miles 2008, p. 105-151.

55 Cicéron, Seconde action contre Verrès IV, 77.

56 On sait par exemple que, dans le temple d’Apollon à Mactar (Tunisie), la manipulation de la statue de Diane faisait l’objet d’une réglementation très précise (CIL VIII, 620 = 11796). Cf. Estienne 2001, p. 207.

57 Dans l’historiographie romaine, Hannibal incarne la figure de l’impie : Tite-Live le crédite d’« une cruauté inhumaine, une perfidie plus que punique, nul souci du vrai, du sacré, aucune crainte des dieux, aucun respect du serment, aucun scrupule religieux » (XXI, 4, 9 ; trad. Jal 2003).

58 Cf. Cicéron, Seconde action contre Verrès IV, 78 : « cette Diane qui, après avoir vu conquises et incendiées les deux villes où elle résida un temps, a été préservée deux fois, pendant deux guerres, des atteintes du feu et du fer ; qui, déplacée par la victoire des Carthaginois, n’a pas laissée d’être honorée d’un culte, et, grâce aux mérites de Scipion l’Africain, a recouvré à la fois son culte et sa place » (trad. Rabaud 1991).

59 Ibid. IV, 74 (trad. Rabaud 1991).

60 A Agrigente, par exemple, tous les habitants prennent les armes pour empêcher les sbires de Verrès de desceller la statue d’Héraclès (ibid. IV, 94).

61 Ibid. IV, 77 (trad. Rabaud 1991).

62 On connaît le cas de l’éxodos et de la pompé qui marquent la fête de Daïtis en l’honneur d’Artémis à Ephèse, telle qu’elle est décrite dans le début des Ephésiaques de Xénophon. Voir Bettinetti 2001, p. 187-210 sur l’existence de processions qui consistent à sortir la statue de son sanctuaire, à l’apporter aux limites du territoire, puis à la faire réintégrer son emplacement initial. On signalera que les jeunes gens jouent généralement un rôle important lors de ces rites.

63 Cf. Cole 2004, chapitre 7.

64 Les femmes sont plus promptes à se laisser submerger par les émotions, ce qui peut parfois conduire à des débordements à l’image de celui que connut Rome en 211, lorsqu’Hannibal était aux portes de Rome (cf. Tite-Live XXVI, 9, 7-8). Rappelons l’existence, dans les cités grecques, de magistrats spécialisés chargés de surveiller les comportements féminins, les gunaikonόmoi.

65 Cicéron, Seconde action contre Verrès, IV, 111.

66 Rouveret 2010, p. 246. L’auteur a d’ailleurs remarqué que la Diane de Ségeste et la Cérès d’Henna sont les deux seules statues qui, dans le De Signis, font l’objet de descriptions (on peut y ajouter les œuvres de Syracuse) ; elles contribuent à tisser un réseau de relations entre la mémoire de l’île et l’histoire de Rome.

67 Ibid. IV, 75 (trad. Rabaud 1991, légèrement modifiée).

68 Le récit le plus fameux du mythe de Pygmalion figure chez Ovide, Métamorphoses X, 243-297.

69 Le simulacrum du héros, nous dit Cicéron, est « si vénéré que sa bouche et son menton sont usés, car dans les prières et les actions de grâce (in precibus et gratulationibus) on ne se borne pas à l’adorer, on va jusqu’à l’embrasser » (Cicéron, Seconde action contre Verrès IV, 94). Une forme de dévotion aussi intense, qui rappelle le geste du suppliant, pourrait orienter du côté d’un Héraclès secourable, proche de l’Alexíkakos pour lequel les Athéniens ont instauré un culte au moment de la grande épidémie qui se développe au début de la guerre du Péloponnèse.

70 Sur l’importance de l’écrin architectonique des effigies divines dans les sanctuaires grecs, cf. Montel 2008 ; voir aussi Bäbler & Nesselrath 2007.

71 Cf. Vernant 1986.

72 Cicéron, Seconde action contre Verrès IV, 83 (trad. Rabaud 1991).

73 Que l’on songe par exemple au mythe étiologique de la cérémonie de Daïtis à Ephèse, rapporté dans l’Etymologicum Magnum (s.v. Δαϊτίς) : la déesse courroucée doit être apaisée par l’instauration d’un rituel pérenne, qui met périodiquement en branle sa statue.

74 Cicéron, Seconde action contre Verrès IV, 95.

75 Rüpke 2010, v. part. p. 188. L’auteur insiste sur le fait que, si la présence du dieu est rendue possible par la statue, ce n’est nullement en raison d’une forme matérielle spécifique, mais en vertu d’une expérience émotionnelle, produite par le contexte spécifique des temples et renforcée par les rituels (p. 192-193).