Book Title

Voix divines en Mésopotamie ancienne

Anne-Caroline RENDU LOISEL

Université de Genève

Dans les textes cunéiformes akkadiens et sumériens, les expériences de rencontre avec le divin sollicitent l’ensemble des sens de la perception. La rencontre est réelle et vécue physiquement. Le dieu peut être vu, que ce soit par sa statue ou sous la forme d’apparitions oniriques ; l’odeur des offrandes et des fumigations se mêlent créant un cadre rituel spécifique. Dans un tout autre contexte, l’expression la « main du dieu-Untel » désigne une maladie, une expérience du toucher vécue comme une attaque physique et une atteinte corporelle.

Dans les rapports entre les hommes et les dieux, le son occupe une place tout aussi fondamentale, en particulier lorsqu’il s’agit de la voix divine : l’expression akkadienne « avoir l’oreille large, être large d’oreille » (rapšat uznim) désigne une qualité suprême, synonyme de sagesse ; pour les hommes, entendre c’est aussi comprendre ce qu’expriment les êtres divins. La voix divine prend corps dans le réel et se manifeste dans tous les bruits de la nature. Le maniement de la voix et du bruit s’opère à des fins expressives voire dramatiques. La voix constitue un élément physique qui s’échappe du corps, et qui est perceptible avant la présence visible et tangible de celui qui l’émet. Dans un environnement particulièrement bruyant, le son est le signe d’une présence divine et l’expression de ses états affectifs : le dieu en fureur hurle et crie contre les hommes, suscitant la crainte et la peur.

Dans cette enquête sur les voix divines en Mésopotamie, l’accent sera mis sur la présence vocale et affective des dieux dans les textes narratifs, divinatoires et rituels, avec une attention particulière prêtée au dieu de l’orage Adad, bruyant par nature. Les voix humaines et les voix divines se répondent, les premières pouvant insuffler une vie nouvelle à un animal ou une statue de culte1.

Les dieux se manifestent de façon sonore. Les bruits de la nature sont les supports des voix divines et l’homme doit y être particulièrement attentif. Les longues listes de présages hémérologiques, météorologiques ou de la vie quotidienne (tels que les recueils Enūma Anu Enlil ou Šumma ālu au premier millénaire av. n.è.) témoignent de cette écoute attentive. Le tonnerre est un exemple des plus évocateurs de ce phénomène : il est compris comme étant, littéralement, la voix (rigmu) du dieu de l’orage Adad (dont le nom est lui-même formé sur une racine sémitique onomatopéique qui reproduit ce grondement caractéristique).

Le tonnerre constitue le présage de base sur une dizaine de tablettes de la grande série astronomique et météorologique Enūma Anu Enlil (EAE) « Lorsqu’Anu et Enlil »2. Tout un vocabulaire spécifique est présent pour nous décrire cette « voix » particulière dans les présages brontoscopiques : rigimšu nadû « lancer sa voix », šasû « crier », sadāru « (crier) continuellement », ramāmu « gronder », šagāmu « rugir », gaṣāṣu « grincer », nasāsu « gémir, se lamenter »… mais aussi dans les textes littéraires ṣabāru « clignoter/jacasser », šamāru « se cabrer, hennir », ḫawû « bourdonner »… Le recours à des comparaisons3 permet de décrire encore les nuances sonores perçues. La section XI des tablettes consacrées à Adad dans l’Enūma Anu Enlil (ACh Adad), rassemble une vingtaine de présages comparant le tonnerre au cri d’une autre entité animée :

Si Adad tonne comme un dragon…

Si Adad tonne comme un scorpion…

Si Adad tonne comme un serpent de chemin ? …

Si Adad tonne comme un francolin, Adad détruira la récolte.

Si Adad tonne comme un chien, Adad détruira l’armée.

Si Adad tonne comme un chiot, la débilité / mollesse…

Si Adad tonne comme une souris, le roi, une rébellion l’a capturé.

Si Adad tonne comme une martre, le roi son fils l’assassinera.

Si Adad tonne comme un lion, levée de la troupe d’Ummān-manda4 qui n’a pas de rival.

Si Adad tonne comme un tambour-halhallatu, Adad frappera.

Si Adad tonne comme un lion, le roi disparaîtra.

Si Adad tonne comme un loup, le fils du roi sera assassiné.

Si Adad tonne comme le beuglement d’un bœuf, le roi ses biens disparaîtront.

Si Adad tonne comme un bouc, sceptre de dNissaba, la descendance sera détruite.

Si Adad tonne comme un taureau/tambour-alû, un roi absolu, son pays sera conquis.

Si Adad tonne comme une timbale-lilissu, le fils du roi se révoltera contre son père.

Si Adad tonne comme un cheval, ce pays ira droit devant lui.

Si Adad tonne comme un âne, la mesure du gur sera divisée dans la ville et les champs cultivés diminueront.

Si Adad tonne comme une oie, le pays connaîtra la famine.

Si Adad tonne comme un ramier, le pays vendra ses (ressources de) base pour de l’argent.5

Le zoomorphisme sonore constitue le thème principal de cette section qui regroupe, parfois, les présages par famille d’animaux, comme avec les reptiles dans les deux premières lignes, ou le chien et le chiot aux lignes 5 et 6. Le lion UR.MAḪ/UR.GU.LA, plusieurs fois mentionné, donne au tonnerre une nuance de puissance, de férocité en le faisant semblable à un rugissement6.

Le domaine musical n’est pas écarté, en associant le fracas du tonnerre au son de certains instruments à percussion (tambour ou timbale comme le ḫalḫallatu, l.10, l’alû ? l.15 et le lilissu l.16). A la ligne 15, il est possible que l’on joue sur l’homonymie qui existe entre l’alû « taureau céleste » et l’alû, sorte de gros tambour, dans une double association : d’une part, on chercherait à reproduire le son lourd et puissant du tonnerre ; et d’autre part, la timbale étant recouverte d’une peau de taureau, l’association entre l’instrument de musique et le dieu de l’orage est double, l’animal étant un des symboles de cette divinité : en iconographie, dès la première moitié du deuxième millénaire, le dieu de l’orage est représenté debout sur le dos d’un taureau, tenant dans ses mains des éclairs7.

Dans la littérature, la voix exprime avec effet l’intensité de l’émotion vécue par la divinité. Dans les inscriptions des rois d’Assyrie (début du premier millénaire av. n.è.), Adad vient lui-même en aide au roi et accompagne de son fracas furieux ou de ses pluies diluviennes les destructions de l’armée. Le combat est bruyant : dans la huitième campagne de Sargon II (VIIIe siècle av. n.è.), l’adjectif galtu qualifie la « voix » rigmu du dieu, renforçant l’image de terreur de la destruction :

Adad le fort, le vaillant fils d’Anu, lança sa voix terrifiante (rigimšu galtu) au-dessus d’eux : par des nuages d’averses et la grêle, il détruisit ce qui restait8.

Mais l’écoute du tonnerre suscite aussi le bonheur et la joie : à la bonne période, il annonce les pluies bénéfiques pour les récoltes. La joie des campagnes souligne l’opulence et la prospérité apportées par le dieu : « Par ta voix, les montagnes se réjouissent » (BMS XXI, l.83).

Les voix humaines et les voix divines se mêlent et se rencontrent dans les rituels garantissant la proximité et la réalité de la rencontre. Dans le recueil exorcistique contre les méchants démons Udug-hul / Utukkū Lemnūtu9, un rituel est décrit à plusieurs reprises : dans la maison du malade, après avoir écarté la sentence funeste Namtar, littéralement le « destin », par une fumigation et une aspersion d’eau (eau au-dessus de laquelle on aura récité une incantation), on traite le démon qui a attaqué le patient et qui est toujours présent autour de son corps. Pour le chasser définitivement, un instrument de musique à percussion va être frappé. Tel un génie bienfaisant aux côtés de l’officiant, cette « voix » va effrayer et chasser le démon malfaisant du corps du patient10.

Le texte se présente sous la forme d’un bilingue sumérien-akkadien. La version sumérienne reprend assez fidèlement la version ancienne du recueil, qui remonte au moins à la première moitié du deuxième millénaire. La version akkadienne est une adaptation simplifiée et plus concise de la version en sumérien. Les différences de vocabulaire entre les deux versions vont nous apporter quelques renseignements supplémentaires.

(Akk.) Prends idem (Cuivre Puissant), héros d’An qui, par le vacarme de sa splendeur terrifiante, arrache tout le mal. Mène-le là où la (sa) voix résonne, et qu’il soit ton allié ! Que sorte le méchant démon-utukku, le méchant démon-alû !

(Sum.) Prends Cuivre Puissant, héros d’An, dont la résonance et la splendeur terrifiante éloignent le mal. Conduis-le là où sa vibration résonne. Il sera ton allié. A l’incantation, la parole d’Enki, que Cuivre Puissant, le héros d’An, ajoute pour toi la vibration de sa splendeur ! Alors le méchant démon-Utukku, le méchant démon-Alû sera expulsé pour toi !11

Dans ce rituel, l’urudu-níĝ-kala-ga (urudunigkalagû), littéralement le « cuivre puissant », est un instrument à percussion en métal qui doit être placé à un endroit stratégique pour qu’il résonne au mieux et expulse le démon en l’effrayant. Cet instrument est difficilement identifiable, mais il s’agit vraisemblablement d’une cloche12, qui, frappée (avec le bâton e’ru de l’officiant), va produire un son lourd et puissant.

Le terme employé pour désigner le bruit produit est le sumérien zapaĝ13. Dans les listes lexicales paléo-babyloniennes14, zapaĝ est cité dans une succession de cris forts et puissants (comme ur5 ša4) poussés par un être vivant et évoquant la fureur (guerrière comme gù mur-ĝu10, gù-ĝiškiri6-ĝu10) ou la douleur (le cri de deuil akkil). Dans les textes littéraires, zapaĝ est un cri poussé par un être divin ou fantastique, dans des contextes de manifestation de puissance et de force (en particulier le dieu de l’orage). Il s’agit d’un cri suffisamment puissant pour susciter la crainte (ní) chez ceux qui l’entendent15. Dans une inscription de Šu-Sīn (de la fin du troisième millénaire av. n.è.), za-pa-áĝ désigne le bruit de l’arme en métal et par image, l’héroïsme :

Une arme, le déluge qui jette la terreur, l’arme an-kára, l’arme du combat, l’arme de l’héroïsme dont l’éclat atteint le ciel et dont la vibration-de-la-voix (zapaĝ) recouvre les pays étrangers16

Le cri peut être comparé au mugissement, au rugissement, ou à un cri de colère17. Dans les scènes de lamentations et de villes détruites, le terme évoque les cris qui règnent dans la ville lors de la catastrophe (La Lamentation sur Uruk, l.80). Dans la Lamentation sur Nippur (l.32), zapaĝ est le bruit caractéristique de l’activité humaine avant que règne le silence de la destruction. C’est aussi le cri qui s’élève des Enfers au moment de la descente infernale d’Ur-Nammu (La Mort d’Ur-Namma A, l.79-80). Avec zapaĝ, nous avons la manifestation sonore et vocale de l’individu, une manifestation qui est aussi son essence et sa caractéristique : plus qu’un cri qui porte – c’est en cela que zapaĝ pourrait être rapproché de zipaĝ « souffle » – il s’agit du flux de la voix, l’expression vocale de l’individu, sa vibration et sa résonnance.

Dans le contexte des incantations exorcistiques, l’emploi de zapaĝ n’est pas anodin. Urudu-níĝ-kala-ga est plus qu’un simple instrument18. Il est une entité animée, pourvue de l’épithète ur-saĝ an-nake4 « Héros d’An » et de son propre éclat surnaturel (melammu avec le suffixe possessif -ani/-šu)19. Fondamentalement ni positif, ni négatif, le melammu est caractéristique de l’univers divin. Il désigne un éclat surnaturel émanant du corps d’un dieu, ou d’un objet ou personne lui appartenant. Il s’agit probablement, en l’occurrence, de la lumière des torches (puisque le rituel est nocturne) qui se reflète sur le métal quand on le frappe, mêlant alors les phénomènes sonores et visuels. De plus, l’akkadien emploie le verbe warû (l.17), qui se rencontre habituellement avec des entités animées (animales ou humaines) : on n’apporte pas Cuivre Puissant, mais on le conduit au lieu du rituel, comme on le ferait avec une entité vivante. Ce n’est pas un simple instrument qu’on cherche à faire entrer dans le rituel, mais bien une entité « démoniaque » agissante, cette fois bienfaisante, le Cuivre personnifié, héros et arme du grand dieu An (comme beaucoup de démons qui sont la descendance d’An). On sait par ailleurs que dès le troisième millénaire av. n.è.20, les images et les objets peuvent être compris comme des représentations de pouvoirs divins. Un tambour ou autre instrument à percussion peut être divinisé : dùb (SF 1, 9, l.9)21, balaĝ et ub -kù (‘pur tambour’) à Lagaš22.

Le recours à la présence physique via la voix de l’objet-instrument dans le rituel, actualise et matérialise la présence de l’être mythique et démoniaque. On joue sur les effets sonores et visuels qui se complètent et réagissent les uns avec les autres. L’instrument de musique, fabriqué de main d’homme, devient une entité de nature et d’efficacité divines.

Le passage d’un objet (statue de culte par exemple) ou animal terrestre au monde divin se fait au cours du rituel du mîs pî « lavage de la bouche »23, grâce au murmure de l’officiant. Dans ce rituel, il n’est pas question de produire directement une voix divine, mais, par la voix humaine murmurée, de parvenir à insuffler l’énergie vitale à une statue ou un objet qui manifestera la présence du dieu dans de futurs rituels. Une fois achevée par des artisans, la statue doit passer du stade d’effigie à celui d’« incarnation » de la divinité, pour recevoir son « esprit ». La mention du murmure (racine laḫāšu attestée dans les autres langues sémitiques), apparaît lors de la cérémonie du deuxième jour (version de Ninive) avec le takpirtu, rituel de purification à accomplir24 :

Incantation : prière à main levée pour l’ouverture de la bouche d’un dieu. Lavage de la bouche, rituel de purification et murmure. Dans l’oreille de ce dieu tu réciteras comme suit : « Tu es compté parmi les dieux tes frères », tu murmureras dans son oreille gauche : « Qu’il soit compté (à présent) comme divinité. Tu es compté parmi les dieux tes frères. Approche-toi du roi qui connaît ta voix ; approche-toi de ton temple… Sois réconcilié avec ce pays que tu as créé ». (Voilà ce que) tu murmureras dans son oreille gauche25.

Les paroles sont murmurées après le rituel de purification (takpirtum) et avant le serment prêté par les artisans : ces derniers doivent jurer que la statue, à présent divine, n’a pas été faite de leurs mains, mais de celles des artisans divins Ninduluma « le charpentier », Kusibanda « le forgeron » ainsi que deux autres divinités dont la fonction n’a pas été conservée par le texte26. Grâce aux paroles murmurées au creux de chaque oreille et qui la pénètrent toute entière, la statue devient l’entité divine qu’elle représente. Celle-ci n’est plus simplement un réceptacle ou un ouvrage de facture humaine. On loue ses qualités et son destin divin, en alternant et en variant ce que l’on murmure à droite, puis à gauche. Les paroles restent secrètes et ne sont pas entendues par ceux qui assistent au rituel ; le murmure rituel relève de l’intime entre l’officiant principal et le monde divin. L’incantation murmurée parachève le rituel développé et a lieu à la toute fin de la procédure ; efficace, elle confère vitalité et souffle divin à l’objet originairement terrestre, avant qu’il ne retourne dans son sanctuaire et ne remplisse son rôle dans le culte.

Le murmure apparaît comme une des caractéristiques fondamentales du mīs pî et on retrouve son usage dans d’autres rituels. Par exemple, le rituel dit du kalû27 va consacrer l’instrument de musique qui va être utilisé par la suite par le prêtre-kalû, dans la vie quotidienne du culte. L’instrument en question est une timbale lilissu, faite de bronze et recouverte de la peau du taureau sacrifié, identifié au taureau céleste. Après avoir été soigneusement sélectionné, le taureau est introduit dans le bīt mummi, un jour favorable, là où l’on procède à l’ensemble des rites avant de le mener au sacrifice28. Puis suit la mention du murmure :

A ce bœuf tu feras faire le lavage de bouche. Tu murmureras dans son oreille droite à l’aide d’un bon roseau à tête coupée29 (l’incantation en sumérien) « grand taureau, taureau magnifique qui foules les pures prairies ». Tu murmureras dans son oreille gauche à l’aide d’un chalumeau aromatique (l’incantation en akkadien) « Taureau, tu es la descendance d’Anzû ? »30.

Puis, au revers d’une des versions (VAT 8247), il est dit que le kalû devra mener le taureau dans un lieu secret, interdit au profane, puis murmurer trois fois au creux de son oreille droite puis gauche avant de l’égorger.

Le murmure des incantations akkadiennes et sumériennes établit un lien privilégié entre l’animal divinisé et l’officiant. Il se situe à un moment fondamental du rituel : les incantations murmurées contribuent à faire du taureau un animal divinisé : il devient le taureau décrit dans les incantations au fur et à mesure que les paroles pénètrent par chuchotement au creux de son oreille. Les incantations ne sont pas les mêmes, mais ensemble, elles donnent une image complète de l’animal divin. Tout comme avec la statue précédemment, le taureau sort du cadre terrestre pour devenir un être divin à part entière qui jouera un rôle majeur dans les autres rites et moments du culte, sous la forme de l’instrument à percussion.

Ces rituels mettent en valeur le rôle performatif du murmure humain (lahāšu). Ce marmonnement, ce chuchotement confus pour ceux qui assistent à la scène va donner vie à un dieu qui se manifeste, de façon sonore parfois (comme pour le lilissu), dans la vie rituelle quotidienne. Le chuchotement garantit le passage à la sphère divine d’un élément de facture humaine (ou du monde terrestre). Le murmure insuffle une destinée hors du commun : taureau dont la peau servira à recouvrir la timbale divinisée, future statue de culte qui sera l’habitacle de la présence divine sur terre. Achevant le rituel, le murmure constitue l’ultime procédure et reste secret : on s’adresse déjà à la statue comme à un dieu, au bovidé comme à un lilissu, comme si la « transformation » avait déjà eu lieu.

Si la divinité est le plus souvent anthropomorphe en Mésopotamie ancienne31, sa voix est au contraire polymorphe : tout dans le monde est un support sonore potentiel et une voix divine en devenir. Les chants de la nature en sont un exemple. Certains textes vont jusqu’à réinterpréter les sons en les arrangeant en syllabes et en leur donnant un sens dans le langage humain. C’est ce que l’on appelle les birdcall texts, par exemple, qui interprètent les cris d’oiseaux dans un sens mythologiques. La voix participe à la perception sensible du divin : dans le rituel exorcistique, le bruit de l’instrument de musique devient la voix du génie bienfaisant et matérialise sa présence dans le rituel. Il s’agit d’une présence efficace qui prend corps dans le réel. Cette voix, au départ humaine, contribue à la ritualisation du contact avec le divin. Le marmonnement rituel, à peine audible, s’adresse à un locuteur déjà divin. Le langage de l’officiant se fait extraordinaire et se situe aux limites du langage humain.

Abréviations

AHw = Wolfram von Soden, Akkadisches Handwörterbuch, Wiesbaden 1959-1981.

CAD = The Assyrian Dictionary of the Oriental Institute of the University of Chicago, Chicago-Glückstadt, 1956 sqq.

Bibliographie

Brown 2000 : David Brown, Mesopotamian Planetary Astronomy-Astrology, Groningen, 2000.

Cassin 1968 : Eléna Cassin, La splendeur divine. Introduction à l’étude de la mentalité mésopotamienne, Paris-La Haye, 1968.

Collon 1986 : Dominique Collon, Catalogue of the Western Asiatic Seals in the British Museum, Cylinder Seals III, Isin-Larsa and Old Babylonian Periods, London, 1986.

Cooper 1978 : Jerrold S. Cooper, The Return of Ninurta to Nippur : an-gim dím-ma, Roma, 1978.

Ferruh Adali 2011 : Selim Ferruh Adalı, The Scourge of God : The Umman-manda and Its Significance in the First Millennium B.C., Helsinki, 2011.

Frayne 1993 : Douglas Frayne, The Royal Inscriptions of Mesopotamia, Early Periods, vol. 3/2, Ur III Period (2112-2004 BC), Toronto, 1993.

Geller 1985 : Markham J. Geller, Forerunners to Udug-Hul. Sumerian Exorcistic Incantations, Stuttgart, 1985.

Geller 2007 : Markham J. Geller, Evil Demons, Canonical Utukkū Lemnūtu Incantations, Introduction, Cuneiform Text, and Transliteration with a Translation and Glossary, Helsinki, 2007.

Linssen 2004 : Mark J. H. Linssen, The Cults of Uruk and Babylon : the Temple Ritual Texts as Evidence for Hellenistic Cult Practises, Leiden, 2004.

Litke 1998 : Richard L. Litke, A Reconstruction of the Assyro-Babylonian God-Lists AN : da-nu-um and AN : dAnu ša amēli, New Haven, 1998.

Porter 2009 : Barbara N. Porter, « Blessings from a Crown, Offerings to a Drum : Were There Non-Anthropomorphic Deities in Ancient Mesopotamia ? », dans Barbara N. Porter (éd.), What Is a God ? Anthropomorphic and Non-Anthropomorphic Aspects of Deity in Ancient Mesopotamia, Winona Lake, 2009, p. 153-194.

Rendu Loisel [à paraître] : Anne-Caroline Rendu Loisel, « The Voice of Mighty Copper in an Exorcistic Ritual. With an appendix by Strahil Panayotov », dans Beate Pongratz-Leisten (éd.), Materality of Divine Agency, à paraître.

Römer 1982 : Wilhelm P. Römer, « Sumerische Hymnen. Ein ér-šèm-ma-Lied für den Gott Iškur von Karkar (CT XV, 15-16) », dans G. van Driel, Theo J. H. Krispijn, Marten Stol, Klaas R. Veenhof (éds), Zikir šumim, Assyriological Studies Presented to F. R. Kraus on the Occasion of his Seventieth Birthday, Leiden, 1982, p. 308-309.

Schramm 2008 : Wolfgang Schramm, Ein Compendium sumerisch-akkadischer Beschwörungen, Göttingen, 2008.

Selz 1997 : Gebhard J. Selz, « ‘The Holy Drum, the Spear, and the Harp’. Towards an Understanding of the Problems of Deification in Third Millennium Mesopotamia », dans Irving L. Finkel, Markham J. Geller (éds), Sumerian Gods and Their Representations, Groningen, 1997, p. 167-213.

Smith 2010 : Mark S. Smith, God in Translation. Deities in Cross-Cultural Discourse in the Biblical World, Grant Rapids-Cambridge, 2010 [1ère ed. 2008].

Vanel 1965 : Alain Vanel, L’iconographie du dieu de l’orage dans le Proche-Orient Ancien jusqu’au VIIe siècle av. J.-C., Paris, 1965.

Walker & Dick 2001 : Christopher Walker, Michael Dick, The Induction of the Cult Image in Ancient Mesopotamia : the Mesopotamian mīs pî Ritual, Helsinki, 2001.

Watanabe 2002 : Chikako E. Watanabe, Animal Symbolism in Mesopotamia, a Contextual Approach, Wien, 2002.

____________

1 L’auteur remercie le professeur Philippe Borgeaud (Université de Genève) pour ses remarques et commentaires lors de la préparation de cet article. Les thèmes qui y sont développés ont fait l’objet d’une étude approfondie dans le cadre d’une thèse de doctorat, sous la direction du professeur Antoine Cavigneaux : Anne-Caroline Rendu Loisel, Bruit et émotion dans la littérature akkadienne, Université de Genève, soutenue en mars 2011. Le manuscrit est actuellement en cours de publication.

Les abréviations utilisées (en particulier les références aux textes anciens sumériens et akkadiens), sont en général celles employées par le CAD.

2 Véritable base de l’astrologie mésopotamienne, l’Enūma Anu Enlil (EAE) fut composé dans le courant du IIe millénaire av. n.è. Dès l’époque paléo-babylonienne, le titre d’un traité rassemblant les présages tirés de l’observation des événements célestes, météorologiques et stellaires apparaît. D’autres présages de type astrologique sont attestés à la même période, mais ne présentent pas la même structure que le traité. Il semblerait que ce soit autour de la période cassite que se soit formé, sur le substrat paléo-babylonien, ce qui sera la version standardisée du traité EAE du Ier millénaire retrouvée dans la bibliothèque d’Assurbanipal. Comprenant environ soixante-dix tablettes, elle aurait été mise au point à Babylone, sous la seconde dynastie d’Isin (env. 1150 av. n.è.). Voir bibliographie et présentation complète du traité EAE et de son histoire dans Brown 2000, p. 254-256.

3 Il existe d’autres comparaisons décrivant la vocalité du tonnerre dans EAE ; par exemple, il peut être comparé à un gémissement (nasāsu) de mouton, au grognement d’un sanglier (ACh Adad V, l.1 et 3), ou au cri d’un « chien d’eau » (ACh Adad IX, l.15’), probablement une loutre ou un castor (Labat Calendrier, p. 140, n. 3).

4 Pour le sens de l’apodose, on se reportera à la monographie de Ferruh Adali 2011 (à l’heure où nous écrivons, il n’est pas encore possible de le consulter).

5 ACh Adad XI, l.1-20, trad. personnelle.

6 Watanabe 2002, p. 94-94.

7 On pense notamment à la stèle AO 13092 conservée au Louvre et datée du VIIIe siècle av. n.è. : elle représente Adad monté sur un taureau et brandissant des éclairs dans sa main. Elle fut retrouvée en 1928 lors des fouilles françaises d’Arslan Tash dirigées par François Thureau-Dangin. Aux époques médio-et néo-assyriennes, Adad est représenté de la même façon mais avec une hache dans sa main : cf. Vanel 1965, ainsi que Collon 1986, figs. 244-251 ou Watanabe 2002, fig. 23. S’ajoutent les idées de fertilité véhiculées par un tel animal : le tonnerre est un phénomène puissant et impressionnant mais qui, à la bonne période, est annonciateur de pluie et de bonnes récoltes.

8 TCL III l.147, trad. personnelle.

9 Il s’agit de la collection la plus importante d’incantations depuis celles rédigées en paléo-akkadien jusqu’aux textes d’époque séleucide. Les incantations udug-ḫul / utukkū lemnūtu sont rédigées sous la forme de bilingues (sumérien – akkadien) au premier millénaire, les versions d’époque paléo-babylonienne (deuxième millénaire, notés ici UHF) étant monolingues (sumérien). La version « canonique » (celle du premier millénaire, notée ici Utukkū Lemnūtu), en seize tablettes, est le fruit d’une compilation et d’une réélaboration faites sur près d’un millénaire. Ce recueil rassemble les incantations à prononcer et les gestes à accomplir par l’officiant, le prêtre-exorciste. Voir introduction dans Geller 2007, p. xiii-xvi. Geller 1985 a repris les versions d’époque paléo-babylonienne en sumérien (édition et traduction, avec un manuscrit d’époque médio-babylonienne). En 2007, Geller édite en transcription et traduction les versions bilingues du premier millénaire des Utukkū Lemnūtu.

10 Ce développement a fait l’objet d’une étude approfondie, non seulement dans le cadre de la thèse, mais surtout suivant une thématique portant sur la matérialité des agents divins ; l’entière analyse, qui a beaucoup bénéficié des commentaires de Markham Geller, Strahil Panayotov et de Dahlia Shehata, paraîtra sous peu dans un volume collectif édité par Beate Pongratz-Leisten (Rendu Loisel [à paraître]).

11 Utukkū Lemnūtu VII, l.15-20, trad. personnelle.

12 Cf. identification par Strahil Panayotov, dans Rendu Loisel [à paraître].

13 Le terme renvoie au cri de princes et de rois, d’autres êtres humains, d’animaux, de phénomènes météorologiques violents comme la tempête. Associé à l’orage, il évoque l’abondance à venir. Cf. Sin-Iddinam et Iškur, Sin-iddinam E, l.10 ([za-pa]-áĝ-bi ḫé-ĝál-┌àm┐ : « Sa clameur est abondance ». Il est employé le plus souvent en absolutif du verbe ĝar, littéralement « placer/poser la vibration-de-la-voix (cri de guerre/de victoire) ». Comme dans l’inscription de Šu-sīn, zapaĝ peut aussi être employé comme agent du verbe dul « (re) couvrir » les pays étrangers ou ennemis, en particulier lorsqu’il s’agit du cri du roi. Pour ce terme, voir étude et bibliographie dans Römer 1982 ; Geller 1985, p. 127, l.676 ; Schramm 2008, p. 198.

Le terme akkadien rigmu est un terme générique non spécifique désignant toutes sortes de sons et de voix ; n’étant pas suffisamment précis, il ne nous apporte ici que peu d’information par rapport au terme sumérien.

14 OB Lu, l.633-637 et Ugu-ĝu, l.110-117

15 nin-ĝu za-pa-áĝ-zu-šè kur ì-gam-gam-e « Ma Dame, le pays s’incline vers la vibration-de-ta-voix » (L’exaltation d’Inana, Inana B, l.20).

16 RIME, E3/2.1.4.4, i l.17’-25’, trad. personnelle. Cf. Frayne 1993.

17 Pour le mugissement, voir Le débat entre l’Oiseau et le Poisson, 1.144. On retrouve l’association zapaĝ – rugissement dans les proverbes : Proverbe 5.16, Proverbes d’Ur, l.4. Pour la colère et le rugissement, voir ur-┌maḫ┐-gin7 gù mir-a ba-ni-in-ra za-pa-áĝ mu-da-an-sed4-e « Comme un lion, il cria furieusement ; mais sa clameur s’affaiblit » (Inana et An, l.31).

18 Cooper 1978, p. 153. Schramm 2008 (p. 195-196) reprend les diverses propositions d’interprétation qui ont été faites, et nuance les propos de Cooper : l’identification de l’instrument comme un démon Cuivre personnifié est conforme au récit de Ninurta mais n’a pas de lien avec l’épithète présente dans les incantations Utukkū Lemnūtu, où l’instrument est présenté comme le « héros du dieu An ».

19 Dans l’étude fondamentale d’Eléna Cassin sur les termes se rapportant à la splendeur divine (Cassin 1968), l’auteur parvient à définir avec assez de précision ce qu’est le melammu dans la mentalité proche-orientale : le terme s’applique aux objets ou aux personnes qui appartiennent au dieu (surtout Cassin 1968, p. 5-6). Il s’agit d’une incandescence, un rayonnement qui part du haut, pouvant couvrir le ciel et les montagnes. Le melammu est un scintillement localisé dans une partie du corps divin (la tête), consistant en un bijou ou une parure de tête. Cassin 1968, p. 23. Dans la liste Proto-Izi, me-lám est explicité par l’akkadien melammu et puluḫtu « la crainte révérencielle » (Proto-Izi II, l.141-143).

20 Selz 1997 et Porter 2009.

21 Cf. Selz 1997, p. 172 et p. 193, n. 113.

22 Voir discussion dans Selz 1997, p. 195 n. 153 et n. 154. Dans certains rituels, un instrument de musique comme la timbale lilissu peut recevoir des offrandes. Selz 1997 cite des exemples pour le troisième millénaire p. 175-176 ; mais on pourrait également ajouter le rituel du kalû, pour le premier millénaire par exemple.

23 En sumérien, KA.LUḪ.(Ḫ) U.DA, rituel accompagné du rituel de l’« ouverture de la bouche » (pīt pî/KA.DU8.(Ḫ) U.DA). Attesté à Mari à l’époque amorrite, le rituel remonte au troisième millénaire. Notre meilleure connaissance vient de sources du premier millénaire. Pour l’histoire, la constitution et le déroulement de ce rituel, on renverra à l’étude récente de Walker & Dick 2001, p. 16-20.

24 Walker & Dick 2001, p. 35 et p. 49. Wright 1987, p. 296-298.

25 Mīs pî, tablette-incantation III, section C, l.4-14 ; trad. personnelle.

26 Ninkurra et Ninzadim, cf. rituel de Ninive, l.179-186 ; Walker & Dick 2001, p. 66.

27 L’officiant, le kalû, joue un rôle fondamental dans la liturgie babylonienne ; il conduit la plupart des cérémonies et a pour mission d’apaiser par ses chants le cœur des dieux en colère. Plusieurs exemplaires d’époque tardive de ce rituel nous sont parvenus. La version la plus complète du rituel provient d’Erech dans le Sud de la Babylonie et est datée de l’époque séleucide (IIIe s. av. n.è.). D’autres duplicats sont attestés à Ninive (VIIe s. av. n.è.) et Assur (vers le VIIIe s. av. n.è.). Texte publié par Thureau-Dangin, Revue d’assyriologie et d’archéologie orientale 17 (1920), p. 53 sqq. ; RAcc, 1921 (cunéiforme en TCL VI 44) ; Linssen 2004, II.5, p. 92-100. Comme l’indique le rituel lui-même (AO 6479, ii, l.8), les paroles murmurées sont prononcées dans le cadre d’un rituel de lavage de la bouche sur l’animal.

28 Au cours du rituel, il est demandé d’installer le lilissu et de placer une brique pour l’instrument divinisé avant de lui offrir un sacrifice : écrit dBALAĜ, il est le dieu du lilissu, la timbale (RAcc, p. 49, n. 13). Son nom est attesté dans la liste de théonymes ANAnum parmi les noms du dieu Ea (ANAnum II, l.307) et dans la liste explicite Anu ša amēli (l.131), il est désigné comme le dieu Ea, patron des prêtres gala (Litke 1998, p. 104, n. 307).

29 Le giSAĜ.KUD est employé dans d’autres rituels ou dans des traités médicaux : « Tu souffleras (napāhu) à l’intérieur des yeux (du malade) au moyen d’un roseau à tête coupée (giSAĜ.KUD) » (K.61 + 161 + 2476, iv l.5, cité dans RAcc, p. 50, n. 17).

30 AO 6479, ii, l.8-12, parallèle en VAT 8022, l.8-13, trad. personnelle.

31 Pour cette question de l’anthropomorphisme des dieux, on se reportera à Porter 2009 et Smith 2010.