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Avant-propos

Du 1er au 6 septembre 1952, quelques dizaines de savants venus du monde entier se sont réunis à Genève à l’occasion du 7e Congrès international de papyrologie, sous l’égide de Victor Martin. Deux générations plus tard, lorsque l’Association internationale de papyrologues a tenu ses assises dans la même ville à l’occasion du 26e Congrès international de papyrologie, entre le 16 et le 21 août 2010, c’est autour d’une discipline entièrement renouvelée que se sont réunis des savants provenant d’horizons très divers.

Relevons d’abord le fait que, de quelques dizaines de personnes, les effectifs ont crû au point d’atteindre cette fois-ci plusieurs centaines de participants. La papyrologie est une discipline encore relativement jeune. Certes, dès le milieu du XVIIIe siècle, les archéologues avaient procédé à d’extraordinaires découvertes à Herculanum, au pied du Vésuve : dans les ruines d’une villa ayant vraisemblablement appartenu à Lucius Calpurnius Piso Caesoninus, beau-père de Jules César, on a retrouvé les restes carbonisés d’une bibliothèque. Les rouleaux, que les chercheurs napolitains continuent de dérouler avec une infinie patience, nous ont rendu – entre autres – des textes perdus d’Epicure, ainsi que de Philodème de Gadara.

On peut néanmoins considérer que c’est un siècle plus tard que la papyrologie a connu son véritable essor. Après les premières trouvailles consécutives à la campagne d’Egypte menée par Napoléon, la seconde moitié du XIXe siècle constitue le moment décisif où les papyrus attirent l’attention des agents des grands musées européens en devenir. Des découvertes fortuites dans le sable égyptien révèlent à un monde savant stupéfait des textes que l’on croyait perdus à tout jamais : des épinicies du poète lyrique Bacchylide, la Constitution des Athéniens attribuée à l’école d’Aristote, ou encore des mimiambes d’Hérondas, actif à la période hellénistique. Si la littérature grecque est à l’honneur, les historiens ne restent pas inactifs : le travail minutieux réalisé par Ulrich Wilcken sur des ostraca thébains permet de se faire une première idée du fonctionnement de la fiscalité en Egypte romaine. Quant aux papyrus d’époque ptolémaïque, ils apportent un éclairage nouveau sur le fonctionnement du pays sous la dynastie lagide. Ces différents objets, achetés sur le marché des antiquités dans une Egypte encore soumise au régime colonial, arrivent par milliers dans les bibliothèques et musées européens, suscitant un vif intérêt parmi les spécialistes de l’histoire des institutions, du droit, ou encore des religions antiques.

La plupart des documents mis au jour apparaissent sur le marché par des voies dont nous avons désormais perdu la trace ; il convient toutefois de relever que des fouilles archéologiques en bonne et due forme ont aussi permis de récupérer des quantités impressionnantes de papyrus. Le cas le plus remarquable est sans conteste celui du site d’Oxyrhynque, une ville antique d’une dizaine de milliers d’habitants en Moyenne Egypte. Sous les monticules qui entourent la localité, Bernard Grenfell et Arthur Hunt retrouvent des masses de papyrus datant de la période impériale. Ces deux chercheurs contribuent de façon décisive à la manière dont les papyrologues des décennies suivantes éditeront leurs textes. Pratiquement chaque document qu’ils publient apporte un élément nouveau à notre connaissance de l’Egypte romaine ; et l’un des successeurs de Grenfell et Hunt, Edgar Lobel, modifie totalement notre vision de la poésie lyrique grecque en ressuscitant un genre littéraire qui avait pour l’essentiel disparu, à l’exception de Pindare.

La papyrologie a cependant mis du temps à retenir toute l’attention qu’elle méritait de la part des chercheurs actifs dans les autres disciplines des sciences de l’Antiquité. Elle acquiert ses lettres de noblesse pendant le XXe siècle auprès des historiens, des linguistes, ou encore des interprètes de la littérature grecque. Les grands corpus de sources absorbent ce matériel nouveau, comme on peut le constater par exemple en consultant la monumentale édition récemment achevée des Tragicorum Graecorum Fragmenta : les papyrus ont accru d’une manière significative la connaissance que nous avions d’Eschyle, de Sophocle, et surtout d’Euripide, lequel jouissait d’une popularité certaine parmi les lecteurs gréco-égyptiens. Quant au poète comique Ménandre, la publication du célèbre codex appartenant à la collection de Martin Bodmer nous a rendu trois pièces quasiment complètes.

Les témoignages cités ici en exemple appartiennent tous à une sphère helléno-égyptienne : il est en effet difficile d’ignorer que, pendant près d’un millénaire, la langue dominante de communication écrite en Egypte a été le grec, et que nos papyrus proviennent dans leur écrasante majorité de cette région de la Méditerranée. L’évolution même de la discipline devrait toutefois nous inciter à nuancer le propos. Tout d’abord, outre l’Egypte, de nombreuses autres régions du monde ancien nous ont livré des papyrus. En Grèce, le célèbre papyrus carbonisé de Derveni (Macédoine) a tenu les chercheurs en haleine pendant près d’un demi-siècle. Dans le cas de l’Italie, déjà mentionnée à propos d’Herculanum, il faut ajouter une mention spéciale pour Ravenne, seul endroit où se soient conservés des papyrus hors du sol sans aucune solution de continuité. La région de la Mer Morte, en Israël, ainsi que Doura Europos, en Syrie, nous ont réservé d’intéressantes surprises ; dans le second cas, les trouvailles ont enrichi la masse encore relativement peu importante des papyrus latins. A date plus récente, les archéologues ont retrouvé des parchemins, des papyrus, voire des empreintes de papyrus (!) dans des régions plus orientales encore, comme l’Afghanistan. De même, sur le site de Pétra en Jordanie, on a mis au jour un nouvel ensemble de rouleaux carbonisés de date tardive. Ce bref catalogue, nullement exhaustif, montre que l’horizon égyptien s’est bien élargi au cours des décennies.

Si l’on porte à nouveau le regard vers l’Egypte, il convient aussi de souligner un aspect important de la culture orale et écrite : alors que les milieux urbains aisés ont adopté le grec, comme cela s’est aussi produit par exemple dans les cités côtières d’Asie Mineure, en revanche les régions rurales ont conservé les langues plus anciennes avec une constance étonnante. Ainsi, la langue des pharaons s’est maintenue avec vivacité dans la communication orale jusqu’à la période impériale. Les témoignages écrits sont plus clairsemés, mais ne s’interrompent jamais. L’écriture démotique, lointaine descendante des hiéroglyphes, cède plus tard la place à l’écriture copte, qui ne fait que translittérer en caractères grecs avec quelques ajouts indispensables – l’état de la langue égyptienne à la période romaine. Dès la fin du XIXe siècle, quelques érudits produisent des éditions de textes en écriture démotique ou copte ; mais le phénomène ne prend pas la même ampleur que pour le matériel grec. Cela s’explique notamment de deux façons : d’une part, la communication entre les égyptologues et les hellénistes a parfois été entravée par la difficulté que rencontraient les savants à maîtriser les deux versants de ce qui, idéalement, devrait constituer une seule et même discipline ; d’autre part, l’intérêt des papyrologues grecs s’est d’abord porté sur des documents de la dynastie lagide ou du Haut Empire romain, alors que les documents plus tardifs, pourtant très nombreux, n’ont pas suscité le même intérêt. Dans de nombreux cas, les papyrus coptes attendent encore leur éditeur ; certaines collections conservent aussi des textes grecs de la période byzantine que l’on a négligés jusqu’à présent.

Les documents tardifs présentent toutefois des difficultés que l’on ne peut ignorer : ils exigent en effet une connaissance des institutions, de la langue et des usages du Bas Empire, c’est-à-dire d’un environnement souvent peu familier aux chercheurs habitués à considérer le royaume lagide ou l’Egypte du Principat ; en outre, l’évidence s’est désormais imposée que la maîtrise du copte était, sinon indispensable, du moins très utile pour mettre en valeur un matériel d’une nature particulière. Cette remarque vaut également pour la période suivant l’arrivée des Arabes en Egypte, au VIIe siècle : alors que le grec et l’arabe se côtoient dans nos documents pendant plusieurs décennies, rares sont les spécialistes qui parviennent à traverser la frontière linguistique. La papyrologie arabe est encore une discipline relativement jeune, mais elle a un bel avenir devant elle.

Un autre changement fondamental dans le travail des papyrologues tient au développement phénoménal des outils mis à leur disposition. La discipline a grandement profité de la rigueur d’un haut fonctionnaire des postes allemandes, Friedrich Preisigke, qui a établi les instruments essentiels pour tout papyrologue qui se respecte : dictionnaires, recueils de textes épars ou encore catalogues de corrections à des textes déjà publiés. Au lieu d’un chaos originel, les papyrologues sont donc pour la plupart nés à leur discipline dans un monde pratiquement ordonné par les principes rigoureux de cet infatigable organisateur. Bien plus tard, la révolution électronique de la fin du XXe siècle a profondément transformé nos instruments de travail. Les bases de données se sont multipliées, et leur intégration progressive permet à un papyrologue d’effectuer en quelques minutes des vérifications qui lui auraient autrefois pris des heures, voire des jours. Ce progrès méthodologique n’aurait cependant pas eu un tel impact si les outils électroniques n’avaient pas été mis gratuitement à la disposition des chercheurs, dans un esprit où prédomine la notion d’intérêt général.

Les papyrologues disposent donc maintenant de moyens remarquables pour continuer le travail de mise en valeur des papyrus. Paradoxalement, le nombre des textes publiés n’a pas augmenté dans la même proportion. Au contraire, l’observateur constate un certain ralentissement de l’arrivée de nouveaux textes. Plusieurs raisons peuvent expliquer cet étrange phénomène. Tout d’abord, la masse énorme des textes papyrologiques désormais disponibles – au moins 70 000 – fait que, en dépit des bases de données, le chercheur doit tenir compte d’un matériel toujours plus difficile à maîtriser. On est bien loin du temps où un seul savant pouvait espérer connaître la teneur de tous les papyrus publiés. Ensuite, bien que la publication de nouveaux textes présente un intérêt certain, il faut reconnaître que les plus belles pièces sont pour la plupart déjà dans le domaine public. Au début de notre siècle, la redécouverte d’une centaine de nouvelles épigrammes de Posidippe provenant d’un cartonnage de momie de la période ptolémaïque, a constitué un événement exceptionnel pour les études classiques ; on peut en dire de même du papyrus attribué à Artémidore, qui continue de susciter la controverse. Nos collections, qu’elles se trouvent en Egypte même, en Europe, en Amérique du Nord ou encore dans d’autres régions du monde, offrent pour le jeune chercheur des textes toujours plus fragmentaires, dont la mise en valeur devient difficile.

Spécialistes par définition, les papyrologues doivent donc élargir leurs horizons pour mieux faire apprécier la richesse du matériel sur lequel ils travaillent. Or si l’on consulte la table des matières de ces Actes du congrès de papyrologie, il est frappant de constater la diversité des horizons représentés : le papyrologue n’est plus seulement un éditeur de textes grecs ; il peut aussi être historien, linguiste, démotisant, coptisant ou arabisant ; il s’intéresse à l’histoire du droit, des institutions, de l’économie ancienne, ou encore aux structures sociales ; il étudie les aspects paléographiques du matériel papyrologique, dont la richesse est sans égale dans les sources antiques. Il ne serait pas inconvenant d’émettre l’hypothèse que la papyrologie est en train de réussir le pari de sa réinvention, puisqu’elle transcende plus que jamais les barrières disciplinaires1.

Tous les trois ans, les congrès de papyrologie permettent de prendre la mesure de l’évolution ; les Actes, quant à eux, en apportent le témoignage durable, à la fois pour les chercheurs intégrés dans la discipline et pour les observateurs extérieurs. Le lecteur ne manquera pas d’être frappé non seulement par la diversité des contributions et par la multiplicité des approches, mais aussi – et surtout – par la présence d’une relève académique qui porte haut les couleurs de la papyrologie.

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1 Le lecteur qui souhaiterait approfondir l’examen de cette question consultera avec profit l’Oxford Handbook of Papyrology (Oxford 2009), publié sous la direction de Roger Bagnall.