Book Title

P. Stras. Ar. Inv. 266 : le dernier horoscope sur papyrus – le premier horoscope en Arabe

Johannes THOMANN1

Introduction

Alors que les horoscopes sont bien attestés dans la documentation papyrologique grecque, en revanche ils sont, en l’état actuel des recherches, plus rares dans les documents arabes que nous possédons2. Le terme « horoscope » désigne un type documentaire qui donne les positions des corps célestes à un moment déterminé de l’année, afin d’en tirer des prédictions astrologiques. Il en existe plusieurs sortes ; je n’aborderai cependant ici que le type lapidaire, le type étendu, ainsi que celui que l’on appelle communément dans la littérature spécialisée le type « de luxe ». Le premier se borne à une simple énumération des planètes et de leurs signes zodiacaux ; la date précède généralement le nom et la position de l’ascendant, laquelle est déterminée par l’intersection, à l’est, entre l’horizon et l’écliptique3. Le deuxième adjoint aux signes zodiacaux leur position en degrés4. Le dernier type, enfin, contient de nombreuses indications et précisions d’ordre astrologique5. On ne trouve cependant que rarement des pronostics établis sur la base des indications reprises dans ces différents types d’horoscope6.

Les horoscopes sont importants pour l’histoire des sciences car ils attestent les méthodes astronomiques fort avancées de l’époque pour calculer les positions planétaires. Ils sont en somme les témoins précieux qui permettent, en l’absence de sources littéraires sur la question, d’établir un panorama des mathématiques appliquées dans certaines régions et à des périodes données7.

Lorsqu’on dresse un tableau synoptique de l’ensemble des horoscopes grecs et arabes publiés à ce jour, on constate qu’un fossé de près de cinq siècles sépare les premiers spécimens arabes des derniers horoscopes grecs8. Ils se distinguent également au niveau du support qu’ils emploient : les horoscopes grecs sont conservés sur papyrus, tandis que les exemples arabes nous sont parvenus sur papier9.

En me rendant à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, et en consultant le journal d’entrée, la fortune a voulu que je découvre ce qui pourrait s’avérer être le plus ancien horoscope documentaire de langue arabe conservé à ce jour : P. Stras. Ar. inv. 26610. Il est antérieur d’au moins soixante ans à l’horoscope judéo-arabe MS Strasbourg, BNU 4109, fol. 5, qui était jusque-là considéré comme le plus ancien exemplaire conservé en langue arabe11.

Je propose dans un premier temps une édition du texte reposant sur de simples observations philologiques. Dans un second temps, j’en donne une nouvelle édition, qui prend cette fois en compte les critères astronomiques que j’aurai définis dans mon analyse.

Edition

Le P. Stras. Ar. Inv. 266 est un fragment de papyrus brun clair ; l’écriture est parallèle au sens des fibres. Seules quatre lignes d’écriture ont été préservées, mais les traces d’encre qui subsistent au-dessus et en dessous du texte montrent que le document a perdu au moins une ligne au début, et trois à la fin. La marge de droite est conservée ; la marge de gauche est brisée. Les marges supérieure et inférieure, quant à elles, semblent avoir disparu. Certaines traces d’encre présentes sur le papyrus pourraient correspondre à des signes diacritiques.

Notre document peut se prêter à un bel exercice d’archéologie muséale. Le journal d’entrée de la collection de Strasbourg révèle en effet qu’il a été acheté le 25 novembre 1908 à un certain Manṣūr Ismā’īn (variante de Ismā‘īl), en même temps que les pièces P. Stras. Ar. inv. 264-271 et P. Stras. Grec inv. 2423-242712. Une consultation des archives du Deutsches Papyruskartell, dont la BNU préserve une partie essentielle, m’a par ailleurs permis de découvrir que l’égyptologue Ludwig Borchardt a acheté à ce même vendeur et pour le compte du DPK des papyrus issus du Fayoum.

P. Stras. Ar. inv. 266Provenance inconnue décembre 894 (?)
9,7 x 5,2 cm
[…] (١)1[…]
و القمربا [قرب...] (٢)2Et la Lune dans le Sc[orpion…]
ا لعقرب درج[…] (٣)3dans le Scorpion degrés […]
و المريخبالميز[ان] (٤)4et Mars dans la Bal[ance…]
و الشمس بالج[…]د (٥)5et le Soleil dans le Capricorne […]
[…] (٦)6[…]

……

P. Stras. Ar. inv. 266 Photo et Collection de la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg

1. On remarque ici et dans les lignes suivantes l’usage particulier de la préposition locative bi-, employée pour situer la position d’une planète au sein d’un signe zodiacal, là où les manuels d’astronomie lui préfèrent traditionnellement la préposition fī-. Cf. p. ex. Abū Ma’šar, The Book of Religions and Dynasties, p. 138, l. 870. Cet emploi, si exceptionnel soit-il, se retrouve cependant dans un horoscope de la Geniza du Caire daté de 1146, le BL or. 5565 f. 47r. Cf. Goldstein / Pingree (1977) 125. On remarquera, à cette page, une faute de frappe : تالحمل au lieu de بالعمل.

2. L’usage habituel veut que le nombre précède l’unité. Dans ce cas-ci, c’est un nombre supérieur à deux que l’on attendrait devant la mention des degrés (darağ). Il n’existe à ma connaissance qu’un seul exemple où cette règle est contredite ; il s’agit d’un passage du Ziğ de Ḥabaš al-Ḥāsib, dans lequel on peut lire : قوسه مطالع درج السمت يو يا كح … « son arc est le degré ascendant de l’azimut 16° 11' 28'' ». Le texte étant encore inédit, je m’appuie ici sur le ms. Istanbul Yeni Cami 784, f. 175r. Je compte par ailleurs en donner une édition dans le futur.

4. Le début de la ligne est endommagé, mais on peut, selon toute vraisemblance, discerner d’après les traces d’encre qui subsistent le mot wa-š-šams(والشمس), attendu dans ce contexte,

Analyse

Le document emploie des termes techniques que l’on retrouve fréquemment dans les textes astronomiques. Il indique la position de la Lune et celle d’une planète – dont le nom a été perdu – dans le Scorpion, de Mars dans la Balance et du Soleil dans le Capricorne. D’ordinaire, dans les horoscopes grecs, Saturne et Jupiter sont situés entre la Lune et Mars. La répartition de trois séquences astronomiques sur deux lignes d’écriture suggère que le début de la deuxième ligne (bi-l- ‘aqrab darağ) se rapporte à la position de la deuxième séquence13. Il pourrait s’agir de la position de Saturne. Mercure est en tout cas à exclure, car dans le Capricorne, cette planète ne peut être éloignée du Soleil de plus de 29 degrés. Même si l’on restitue Saturne « dans le Scorpion […] » (2), il reste difficile de déterminer avec certitude la date à laquelle l’horoscope se réfère. L’écriture et le support permettent au mieux de proposer une datation entre le VIIIe et la première moitié du Xe siècle.

Une recherche suivant les méthodes modernes de calcul des positions astronomiques correspondant aux données du document permettent de suggérer onze dates possibles se situant entre 700 et 95014 ; il y a encore moyen d’affiner ce résultat en faisant appel à nos connaissances de l’astronomie égyptienne de cette époque.

L’état d’avancement des sciences astronomiques en Egypte au IXe siècle est, il faut le dire, mal connu. L’analyse d’un document égyptien daté de 931 ap. J.-C. a montré que les méthodes utilisées dans cette région étaient très peu avancées par rapport à celles que connaissaient les centres scientifiques dans la partie orientale de l’empire musulman15. En utilisant les méthodes de calcul et les paramètres employés en Egypte à cette époque pour calculer la position des planètes, on obtient l’an 894 ap. J.-C. comme date la plus vraisemblable pour notre horoscope16. Ce résultat, qui repose sur une série d’hypothèses, doit bien sûr être pris avec beaucoup de précautions.

Je propose, sur la base des commentaires astronomiques que j’ai émis plus haut, la reconstitution suivante du texte :

[…]

والقعر باك[تربدرج. . وزحل]

بالعقرب درج [و و المشتري بالدلو درج با]

والمريخ بالميز[ان درج ط]

و الشمس بالجدي درج د و الزهرة]

[بالقوس درج كز و عطارد بالقوس درج كح]

[…]

(…) et la Lune dans le Scor[pion degrés (…) et Saturne] dans le Scorpion degrés [6 et Jupiter dans le Verseau degrés 11] et Mars dans la Balan[ce degrés 9] et le Soleil dans le Capricorne [degrés 4 et Vénus dans le Sagittaire degrés 27 et Mercure dans le Sagittaire degrés 2] (…)

Conclusion

J’espère avoir montré dans cette communication l’importance de cette nouvelle pièce pour l’histoire des horoscopes égyptiens, grecs ou arabes. Il existe, en effet, comme nous l’avons vu plus haut, un fossé de cinq siècles qui sépare les derniers spécimens grecs des premiers exemples arabes. Notre document vient combler ce fossé, en livrant au monde scientifique le plus ancien horoscope documentaire arabe, ainsi que l’horoscope le plus récent connu à ce jour sur papyrus.

Bibliographie

Baccani, D. (1992), Oroscopi greci : Documentazione papirologica (Ricerca papirologica 1, Messina).

Goldstein, B.R. / Pingree, D. (1977), « Horoscopes from the Cairo Geniza », Journal of Near Eastern Studies 36, 113-144.

Goldstein, B.R. / Pingree, D. (1981), « More Horoscopes from the Cairo Geniza », Proceedings of the American Philosophical Society 125.3, 155-189.

Gundel, H.G. (1975), Papyri Gissenses : Eine Einführung (2. Aufl., Kurzberichte aus den Giessener Papyrus-Sammlungen 32, Giessen).

Jones, A. (1999), Astronomical Papyri from Oxyrhynchus (Memoirs of the American Philosophical Society 233, Philadelphia).

Malek, J. / Magee, D. / Miles, E. (1999), Objects of Provenance Not Known : Private Statues (Topographical Bibliography of Ancient Egyptian Hieroglyphic Texts, Statues, Reliefs and Paintings 8, Oxford).

Neugebauer, O. / Van Hoesen, H.Β. (1959), Greek Horoscopes (Memoirs of the American Philosophical Society 48, Philadelphia).

Schiller, P. (2001), Geschichte der Himmelskunde (Wilnsdorf).

Thomann, J. (2011, forthcoming), « An Arabic Ephemeris for the Year 931/932 CE (P. Vind. A. Ch. inv. 12868) », in Kaplony, A. / Roemer, C. (ed.), From Nubia to Syria : Documents from the Medieval Muslim World (Leiden).

Yamamoto, K. / Burnett, Ch. (2000), Abū Ma‘šar : On Historical Astrology (Islamic Philosophy, Theology and Science 33, Leiden).

____________

1 L’édition de cet horoscope s’inscrit dans un projet plus large d’édition des pièces astronomiques arabes abritées par les collections européennes. Je tiens à remercier Nathalie Sojic et Naïm Vanthieghem pour l’aide qu’ils m’ont apportée dans la rédaction française de cet article, et pour leurs conseils papyrologiques.

2 À propos de la documentation papyrologique grecque, cf. Neugebauer / Van Hoesen (1959) ; Baccani (1992) ; Jones (1999). Sur les textes arabes, Goldstein / Pingree (1977) 113-144 ; Goldstein / Pingree (1981) 155-189.

3 Cf. p. ex. P. Oxy. LXI 4240-4244.

4 Cf. p. ex. P. Oxy. LXI 4237, 4239 et 4248.

5 Cf. p. ex. P. Oxy. LXI 4245 et 4276-4286.

6 Cf. p. ex. P. Oxy. IV 804 ; P. Princ. II 75 ; PSI IV 312 ; Neugebauer / Van Hoesen (1959) 17, 44-45 et 67-68.

7 Cf. Neugebauer / Van Hoesen (1959) vii.

8 Cf. Baccani (1992) 22 ; Jones (1999) 5-8. Le dernier horoscope grec publié est P. Oxy. LXI 4275, que l’on a pu dater de 508 ap. J.-C.

9 Il existe aussi quelques horoscopes rédigés sur bois, sur métal, sur ostracon ou sous la forme de graffiti. Parmi les papyrus arabes, l’horoscope judéo-arabe Ms Strasbourg, BNU 4109, fol. 5, représente une exception du fait qu’il est écrit sur parchemin.

10 Rappelons que la collection arabe de Strasbourg a été relativement peu étudiée par les papyrologues. Seuls P. Stras. Ar. inv. 80 et 118 et P. Stras. Grec-Arabe inv. 10 B – 21 B ont été édités à ce jour. Lors d’un récent passage dans les collections de la BNU, j’ai pu découvrir deux nouvelles pièces astronomiques abritées par cette institution : il s’agit de P. Stras. Ar. inv. 419 (almanach) et P. Stras. Ar. inv. 2, 446 (éphéméride).

11 Cf. Goldstein / Pingree (1981) 156-158.

12 On lit précisément la note : « 264-272 Älter[er] Kauf Manzur 25.11.08 ». Le vendeur, originaire de Kafr al-Haram, un village dans les environs de Gizeh, semble avoir été particulièrement actif dans la vente d’objets antiques au début du XXe siècle. On retrouve son nom dans le catalogue des papyrus de la Bibliothèque de Giessen ; cf. Gundel (1975) 9 pour les pièces inventoriées 256 à 275. On le trouve aussi dans le catalogue de la collection égyptologique de Leipzig ; cf. Malek (1999) 1045 pour la statue inventoriée 1670 a, b.

13 Par « séquence », j’entends une planète + le signe zodiacal dans lequel elle se trouve + sa position en degrés.

14 J’ai compté une déviation maximale de dix degrés ; cf. Baccani (1992) 73. Le calcul a été réalisé à l’aide du logiciel Planetsearch, développé par moi-même.

15 Pour plus de détails, cf. Thomann (2011).

16 Pour ce faire, j’ai utilisé le logiciel publié par Schiller (2001) ; il permet de calculer les positions planétaires selon la méthode de Ptolémée et d’Al-Khwārizmī. J’ai vérifié les résultats par une série de fonctions écrites en langage R pour calculer les positions planétaires selon les méthodes utilisées dans l’éphéméride de l’an 931/932 (cf. n. précédente).