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Le transport interne et méditerranéen du blé égyptien : les structures institutionnelles et leurs intermédiaires commerciaux (IIe – Ier S. av. J.-C.)

Lucia ROSSI

Les problématiques qui feront l’objet de cette contribution s’inscrivent dans le cadre de mes recherches doctorales, dont je présenterai ici quelques résultats préliminaires. Afin de pouvoir mieux étudier les modalités de contact économique entre la Rome républicaine et l’Egypte, j’ai exploité la documentation papyrologique de nature fiscale concernant le transport du blé sur le Nil. Je me suis intéressée à l’étude de la pénétration économique romaine en territoire égyptien, au IIe et au Ier s. av. J.-C., notamment pour l’exportation du blé à destination de Rome et Pouzzoles, par l’intermédiaire d’acteurs commerciaux privés. Les indices des contacts économiques entre Rome et l’Egypte conservés dans le contexte urbanistique de Pouzzoles remontent à 105 av. J.-C., date de l’attestation d’un culte de Sérapis dans la colonie maritime, port annonaire de Rome. Ainsi s’explique la nécessité d’étudier les structures institutionnelles et économiques mises en place par les Lagides dans le cadre du transport interne et de la redistribution à l’échelle méditerranéenne des denrées en blé.

Afin de repérer les mouvements de blé vers l’extérieur de la chora, j’ai retenu, lors de l’établissement de mon corpus papyrologique, des typologies de documents bien précises : comptes de céréales en sortie émis par différents secteurs administratifs, ordres de chargemen, symbola des nauclères, correspondance officielle, ainsi que pétitions et lettres privées en relation avec ces types de documents. Les données dégagées sur la base de cette sélection ont fait l’objet d’une étude comparée avec la production législative y relative1. La représentativité de cette base de données est limitée par la provenance de la majorité des documents des nomes arsinoïte et héracléopolite, alors que la Thébaïde est représentée par un seul groupe d’archives, concernant les fournitures en blé pour les militaires stationnant à Syène2.

La hiérarchie administrative d’où émanent les ordres de chargement des revenus fiscaux en blé se compose de trois niveaux qui reflètent les principales partitions administratives territoriales : le διοικητής fonctionnaire responsable des revenus en nature et en argent, figure au sommet de cette hiérarchie. Suivent, aux niveaux des nomes, le cτρατηγὸc καὶ ἐπὶ τῶν προcόδων, le βαcιλικὸc γραμματεύc et l’οἰκονόμοc ; les sitologues et leurs subordonnés, fonctionnaires chargés de consigner les denrées auprès des nauclères, se situent au niveau des villages et vraisemblablement aussi de circonscriptions plus vastes3. Cette structure administrative, attestée du IIIe au Ier s. av. J.-C., a été remaniée et modifiée dans le temps, notamment au cours des deux derniers siècles de domination lagide. Les signes les plus éloquents résident dans la création de deux nouveaux fonctionnaires : le πρὸc τῆι cιτηρᾶι τῆc ἐξαιρέcεωc et les πρὸc τῆι ναυλώcει, dont les compétences pour l’acheminement du blé à Alexandrie vont de l’émission des ordres de chargement à la garantie des fournitures navales.

La première attestation du πρὸc τῆι cιτηρᾶι (τῆc ἐξαιρέcεωc) remonte à 152/151 av. J.-C. Les deux documents qui en gardent le témoignage, P.Erasm. II 25 et 28, présentent une forme simplifiée de la titulature que l’on retrouvera dans les textes postérieurs, complétée, au moins à partir de 87 av. J.-C., par la spécification τῆc ἐξαιρέcεωc. Cette appellation a donné lieu à deux interprétations : soit une spécification fonctionnelle et topographique dans le contexte du port d’Alexandrie, soit un aspect lié aux compétences de ce fonctionnaire, « chargé de la gestion du blé (fiscal) », dans le prélèvement des échantillons pour la vérification qualitative des denrées expédiées à Alexandrie4.

La publication de nouveaux documents peut fournir un support documentaire plus solide pour la compréhension des phases de développement des fonctions reliées à l’ἐξαίρεcιc. En ce qui concerne Alexandrie, la plus ancienne attestation se trouve dans l’ordonnance royale P.Tebt. I 5 (118 av. J.-C.), texte où l’on désigne ainsi le secteur du port d’Alexandrie destiné à accueillir les marchandises sortant de la chora5. Dans ce secteur du port se déroulaient les opérations de contrôle, afin que les marchandises pour lesquelles les taxes douanières n’avaient pas été prélevées ou dont l’exportation était interdite (τι τῶν μὴ τετελωμ̣έ̣νων ἢ̣ τῶν ἀπορρήτων), soient confiées, après inspection, au διοικητήc.

Le terme ἀπόρρητον et le comportement des institutions lagides à ce propos sont évoqués dans un document du Ier s. av. J.-C., dans lequel un nauclère s’engage, sous serment, à ne pas charger sur son navire des marchandises soumises à restriction pour l’exportation, conformément aux prescriptions royales6. Une correction devrait être apportée au texte donné par les éditeurs de P.Tebt. I 5, qui traduisent : « the goods on which duty has not been paid or of which the importation is forbidden » ; toutefois, dans le commentaire du document, ils mentionnent comme parallèle littéraire pour le terme le vers 282 des Cavaliers d’Aristophane, où les biens dits ἀπόρρητα sont exclusivement liés à l’ἐξαγωγή7. Il est vraisemblable que la spécification terminologique dans la titulature ὁ πρὸc τῆι cιτηρᾶι τῆc ἐξαιρέcεωc était liée à ses fonctions dans la réception des denrées en blé dans le port de la capitale nilotique, et par conséquent des céréales susceptibles d’exportation. La structure des passages de l’ordonnance concernant le trafic fluvial et terrestre, en direction et en provenance d’Alexandrie, peut être divisée en trois sous-sections, dont la première visait à punir les abus des fonctionnaires et des gardes chargés d’effectuer les contrôles des marchandises sortant de la chora. Une sous-section spécifique établissait que les procédures de contrôle pour les personnes et les marchandises qui entraient en territoire égyptien διὰ τοῦ ξενικοῦ ἐμπορίου devaient se dérouler [ἐπ’ α]ὐτῆc τῆc πύληc8.

La seconde interprétation, en revanche, est élaborée à partir de la comparaison de P.Erasm. II 25 et 28 avec les textes analogues du Ier siècle, provenant du nome héracléopolite, où le fonctionnaire est mentionné dans la clause concernant le prélèvement des échantillons pour une vérification qualitative, ainsi que leur remise aux militaires qui escortaient les navires et qui surveillaient les opérations de chargement. Le texte est ainsi structuré : ἐπιβιβαcθέντων φυλακιτῶν κεκλη|ρουχημένων τῶν μάλιcτα πίcτιν ἐχόντων, oἷc καὶ τὸ δεῖγμα | κατεcφραγιcμένον ἐπιτεθήcεται ἐν γηίνοιc ὤμοιc ἀγγείοιc καὶ παρακομιοῦcι παρὰ τοῦ πρὸc τῆι cιτηρᾶι τῆc ἐξαιρέcεωc | τοὺc καθήκονταc χρηματιcμούc9.

On a supposé que le mot ἐξαίρεcιc se rapportait au syntagme τοὺc καθήκονταc χρηματιcμούc, dont on aurait spécifié le contenu, définissant ainsi le champ de compétence du πρὸc τῆι cιτηρᾶι et la nature des documents qui lui étaient directement rattachés : les καθήκοντεc χρηματιcμοί au Ier siècle, l’ἀπόcτολοc au IIe s. av. J.-C.10 Les difficultés posées par cette interprétation sont nombreuses, tout d’abord du point de vue grammatical, car on aurait dû s’attendre plutôt à ce que le génitif τῆc ἐξαιρέcεωc suive le syntagme nominal de référence, τοὺc καθήκονταc χρηματιcμούc. En outre, la présence de τὰc κατεcχημέναc dans BGU VIII 1742 et 1743, vraisemblablement en rapport avec la quantité d’artabes chargées figurant à la ligne suivante, semble confirmer le lien grammatical exclusif entre τῆc ἐξαιρέcεωc et la titulature du fonctionnaire. La traduction du passage serait donc la suivante : « [ἐμβαλοῦ ἀρτάβαc] une fois que les gardes – clérouques –, (choisis parmi ceux) en qui on a la plus grande confiance, seront montés à bord ; à ceux-ci sera confié l’échantillon renfermé dans des récipients de terre crue ; ils recevront les documents nécessaires de la part du préposé à la gestion du blé dans le secteur du port pour le déchargement des navires. » Les fonctions du πρὸc τῆι cιτηρᾶι τῆc ἐξαιρέcεωc dans ce secteur du port pouvaient aussi impliquer des compétences dans le cadre des opérations de stockage dans les entrepôts destinés aux marchandises en transit11.

L’autre secteur du système de transport concerné par les réformes lagides fut celui de la gestion et de l’organisation matérielle du transport. L’institution de la fonction de πρὸc τῆι ναυλώcει, dont la première attestation remonte à la moitié du IIe s. av. J.-C., est un signe évident de l’intérêt de l’administration lagide pour la garantie des fournitures navales, ce qui s’explique par des raisons purement économiques. La volonté d’une amélioration du système interne du transport, qui certes répondait à des exigences fiscales, témoigne aussi de la nécessité d’une adéquation des structures administratives et bureaucratiques existantes aux modifications de la demande méditerranéenne en blé. Cette réflexion est suggérée d’une part par l’évolution interne de la charge même, et d’autre part par le statut économique et professionnel des interlocuteurs des πρὸc τῆι ναυλώcει, propriétaires et affréteurs de navires. Entre le IIe et le Ier siècle, on assiste en effet à un élargissement significatif des compétences des πρὸc τῆι ναυλώcει, d’une simple fonction logistique dans la garantie de fournitures navales à une autorité dans l’émission de documents tels que les ordres de chargement et l’ἀπόcτολοc. Cela implique la reconnaissance d’une autorité similaire à celle du diœcète et du πρὸc τῆι cιτηρᾶι τῆc ἐξαιρέcεωc, mais avec des compétences spécifiquement liées à la garantie de fournitures navales adéquates. Les conséquences économiques les plus remarquables sont la possibilité que des groupes de nauclères aient pu cumuler les fonctions de πρὸc τῆι ναυλώcει et de responsables matériels du transport, comme dans le cas des nauclères Hippodromitai.

Les interrogations soulevées par l’interprétation de Verdult sur le contenu et la valeur juridique de l’ἀπόcτολοc relèvent du contexte textuel même des documents ptolémaïques, mais aussi de la comparaison avec les champs d’utilisation du mot à l’époque romaine. Le terme ἀπόcτολοc est en fait pourvu d’une signification juridique bien précise, connue grâce au Gnomon de l’idios logos, c’est-à-dire le document qui autorisait la sortie maritime d’Egypte depuis les ports méditerranéens et érythréens. Par conséquent j’ai étudié, pour les deux périodes, les catégories documentaires des attestations du mot ἀπόcτολοc, le type de fonctionnaire associé à l’émission du document et enfin les destinataires de l’ἀπόcτολοc.

Après recensement et étude des documents d’époque ptolémaïque publiés jusqu’à présent contenant le terme ἀπόcτολοc, j’ai pu constater que : les attestations sont uniquement constituées d’ordres de chargement et d’une lettre privée (BGU VI 1303) ; les fonctionnaires auteurs des χρηματιcμοί font référence à l’ἀπόcτολοc avec une connotation qui diffère de celle attribuée par les mêmes fonctionnaires aux ordres de chargement produits par eux-mêmes et définis comme χρηματιcμοί.

– BGU XVIII 2737 : le stratège transmet une copie de l’ordre de chargement au βαcιλικὸc γραμματεύc et au cιτoλόγoc. Il définit le document comme un χρηματιcμόc. Le document original, émanant des πρὸc τῆι ναυλώcει, pourrait être complété sur la base de BGU XVIII 273612.

– BGU XVIII 2736 : le document présente une structure similaire à celle de BGU XVIII 2737. Les πρὸc τῆι ναυλώcει, auteurs de l’ordre de chargement, notifient au stratège que le navire a été envoyé κατ’ ἀπόcτολον] ἐ̣π̣’ἀ̣νάληψιν πυροῦ βαcιλικοῦ.

– SB V 8754 : le διοικητήc, après avoir décrit les caractéristiques du navire envoyé par les πρὸc τῆι ναυλώcει, définit ainsi le document autorisant le chargement : κ̣α̣τ̣’ ἀπόcτολον ἐπ’ ἀνάληψιν [πυροῦ] (8-9). Le διοικητήc y fait référence dans le document adressé au stratège, après avoir détaillé la clause concernant le prélèvement des échantillons, et semble établir un rapport entre le contenu de l’ἀπόcτολοc et la tâche confiée aux gardes surveillant le transport vis-à-vis des gardes portuaires (34-36).

– BGU VIII 1741 : le document ἀπόcτολοc apparaît dans la copie de l’ordre de chargement que le stratège adresse au βαcιλικὸc γραμματεύc, copie de l’ordre envoyé au sitologue. Dans ce cas le document est en relation directe avec les représentants de l’association de nauclères de Memphis (5-7). Il est vraisemblable que la terminologie utilisée par les deux représentants des nauclères Hippodromitai pour définir la nature de leurs compétences dans la fourniture des bateaux – διατάccειν / παριcτάναι / ἀναπέμπειν τὸ δὲ πλοῖον – propre aux fonctions des πρὸc τῆι ναυλώcει, s’explique par un engagement des nauclères Hippodromitai comme πρὸc τῆι ναυλώcει13. Cela expliquerait l’association du document ἀπόcτολοc au προcτάτηc et au γραμματεύc de l’association.

Les figures institutionnelles impliquées en premier lieu dans l’émission de l’ἀπόcτολοc, le διοικητήc le πρὸc τῆι cιτηρᾶι τῆc ἐξαιρέcεωc, les πρὸc τῆι ναυλώcει, sont les autorités concernées par les démarches administratives requises pour l’exportation.

Le fragment de correspondance privée mentionnant l’ἀπόcτολοc, BGU VI 1303 (nome arsinoïte, 75 [ou 46] av. J.-C.), n’a subi aucune relecture ou correction significative après l’editio princeps de 192214. Même si le texte est parvenu dans un état très fragmentaire, le profil économique des deux personnes concernées, un marchand et son agent, est des plus intéressants. L’auteur de la lettre transmet à son agent des instructions pour le déroulement d’une transaction qui avait vraisemblablement pour objet le transport et la vente de 1780 artabes de céréales de nature fiscale (5-6). Des échanges épistolaires avec un marchand au détail auraient permis à l’agent, chargé de la réalisation effective de la transaction, de connaître le prix du marché relatif à plusieurs envois de τὰ φορικά et de le notifier au marchand auteur de la lettre (3-5). Les instructions contenues dans la deuxième partie de la lettre portent sur les différentes tâches liées à l’exigence d’effectuer le transport par voie fluviale et terrestre, et c’est ici que le texte présente les lacunes les plus problématiques.

Je vais consacrer mon attention aux lignes 25-36, en raison de l’importance de ce passage pour la compréhension de la transaction et de la valeur du terme ἀπόcτολοc dans ce contexte. La qualité de l’édition dans ces lignes constitue la limite principale à toute tentative d’intégration car les lettres sont pour la plupart d’une lecture incertaine. Aucune reproduction photographique n’est disponible pour le document, qui a disparu de l’inventaire du Musée Egyptien de Berlin15. Voici le texte d’après l’édition de 1922 : ἀργυ(ριο-) γραφέτω coι τὸ πιττάκιν [δ]ιὰ τά|χουc.ρ̣ε̣π̣.... θ̣α̣ι̣ π̣ᾶ̣c̣ι̣ν̣ ἀπόc̣τ̣[ο]λ̣ον | δεδώκαμεν δὲ τοῖc ὀνηλάταιc̣ [..]… | ζ̣.[α...]τ̣ι̣ο̣υ̣ κ̣ε̣ρ̣̣κ̣ο(ύρου) γεμί̣c̣α̣ι̣ α̣.. ἀπο | τον δέ μοι πορεῖα ιβ δὸc δὲ ἀ̣κ̣ο̣υ̣( )...... | τε̣νοφρήουc, ἵνα μὴ δημεύῃ ἤ̣ μ̣ὴ̣ ..τ̣α̣ι̣ | καὶ κόμιcαι τὸ cύνβο(λον) γεγράφηκ̣α̣ α̣ὐ̣τῷ τ̣ὸ̣ | [....]ε̣μ̣π̣ι̣α̣ρ̣..ν̣ [....] ω̣ι̣c̣ο̣ι̣ μ̣ὴ̣ ἀ|ποδίδου αὐτῷ χα̣(λκόν) [...].

L’édition originale présente, à la ligne 25, un point après le développement de l’abréviation qui n’a pas été reporté dans le texte de la DDBDP, et qui n’a pas été corrigé ou réinterprété dans BL IX, ce qui implique que la lectio princeps reste à retenir. La phrase qui s’ouvre et se termine à la ligne 26 est de contenu assez clair : « qu’il écrive un πιττάκιν pour toi au plus tôt possible .ρ̣ε̣π̣… θ̣α̣ι̣ π̣ᾶ̣c̣ι̣ν̣ ἀπόc̣τ̣[ο]λ̣ον »16. La présence du δέ immédiatement après δεδώκαμεν (27) nous autorise à considérer les éléments précédemment mentionnés comme appartenant à une phrase unique, sans lien grammatical direct avec la précédente ou la suivante. Le verbe.ρ̣̣ε̣π̣… θ̣α̣ι̣, à l’infinitif médio-passif, ne peut être intégré que comme une forme de τρέπω, avec un changement en -εῖcθαι pour l’ordinaire -έcθαι17. La phrase aurait donc la traduction suivante : « qu’il écrive un billet pour toi le plus tôt possible pour qu’il soit converti pour tous en ἀπόc̣τ̣[ο]λ̣ον ». Cela engendre comme conséquence directe une signification spécifique pour le mot, associé au transport de marchandises, probablement de blé, à charger dans le navire mentionné quelques lignes plus bas. Le transport jusqu’au port de départ du κέρκουροc aurait été effectué en ayant recours à de nombreux chariots (πορεῖα πλείονα) par l’intervention de conducteurs d’ânes. La dernière étape de la transaction était le chargement des marchandises sur un κέρκουροc, dont le tonnage n’est pas déclaré. Le fait que l’agent possède un cύμβο(λον) aurait constitué l’une des conditions de sauvegarde des marchandises vis-à-vis du danger de confiscation des produits transportés. L’état de conservation des dernières lignes du texte empêche la compréhension des phases d’accomplissement de la transaction de la part de l’agent. Il est intéressant de constater que, avant la formule de congé, le marchand utilise le mot ἀποcτέλλειν, verbe qui désigne un déplacement par voie d’eau, donc par bateau.

La mobilité des personnes et des marchands qui empruntaient les routes caravanières du désert oriental en direction de la mer Rouge était soumise à restriction dans l’Egypte romaine. La production de deux documents était nécessaire : un πιττάκιον et un ἀπόcτολοc, l’un pour le transport terrestre, l’autre pour autoriser la sortie par les ports de la mer Rouge18. Les données livrées par notre document, toutefois, ne suffisent pas à établir une comparaison précise entre les pratiques d’époque romaine et celles connues pour l’époque ptolémaïque.

C’est en revanche la production législative conservée dans le Gnomon de l’idios logos qui éclaire le mieux les points de continuité possible entre la réglementation ptolémaïque et celle adoptée sous la domination romaine. L’autorisation de quitter l’Egypte par bateau, sous forme de l’ἀπόcτολοc, était accordée, vraisemblablement dès le principat d’Auguste, par le praefectus Aegypti et Alexandreae19. Ceux qui ἐξ̣[ὸ]ν̣ πλέοντεc sans avoir reçu l’ἀπόcτολοc s’exposaient à la confiscation d’un tiers de leur patrimoine, alors que la perte totale des biens patrimoniaux frappait ceux qui permettaient à leurs esclaves de sortir sans autorisation20.

Cette procédure était appliquée tant aux ports méditerranéens qu’à ceux de la côte érythréenne, comme en témoigne le texte de la stèle de Coptos. A la station de péage du désert oriental, le droit de délivrer l’autorisation d’embarquer depuis les ports sur la mer Rouge (apostolion), et dans le même temps de valider le πιττάκιον pour les marchandises et les animaux de trait qui empruntaient les routes caravanières, était l’apanage des publicains21. Il est vraisemblable qu’à Alexandrie également des publicains, dotés du droit de perception des frais pour l’obtention de l’ἀπόcτολοc, s’associaient aux fonctionnaires locaux dans le contrôle de la mobilité22. Les documents autorisant la sortie des personnes, en revanche, se distinguaient par la forme et par le contenu de ce que l’on exigeait dans le cas des marchandises. Au § 68, on trouve une référence à τὰ πρὸc ἐκπλοῦν γράμματα, l’ensemble des documents dont un citoyen romain devait être doté. Les contrevenants auraient dû s’acquitter d’une amende23. A la distinction lexicale dans la désignation des papiers requis, correspond une différence substantielle dans l’établissement des pénalités pour les contrevenants. Je pense que les mesures adoptées (confiscation d’une partie ou de la totalité du patrimoine) dans les cas d’absence totale ou de non-possession de l’ἀπόcτολοc au moment du contrôle visaient à punir la sortie illicite de marchandises et par conséquent les responsables du transport. Comme à l’époque ptolémaïque, c’est uniquement dans les déclarations des nauclères et des kybernètes que l’on retrouve les autres occurrences de l’ἀπόcτολοc pour l’époque romaine, déclarations de chargement de blé fiscal à destination d’Alexandrie, la figure institutionnelle concernée par la rédaction de l’ἀπόcτολοc étant l’ἐπίτροποc τῆc Νέαc Πόλεωc24. Les sources littéraires, par ailleurs, confirment l’idée d’une mobilité limitée en territoire égyptien, en raison de la valeur économique des marchandises sortant d’Alexandrie et des ports de la mer Rouge. Le témoignage de Strabon (2, 3, 5) à ce propos est explicite. Celui de Polybe et Plutarque permet en outre d’établir une relation lexicale directe avec le vocabulaire de la documentation papyrologique, en langue grecque et latine, reposant sur les termes ἀπόcτολοc – ἀποcτέλλειν et dimissoria – dimittere25. Ce phénomène pourrait être la conséquence d’une véritable similitude dans la procédure attestée pour la sortie d’Egypte et pour les nauclères de la classis Alexandrina depuis les ports d’Ostie et de Rome26.

Les réformes apportées par les autorités lagides dans l’organisation du système de transport du blé fiscal par l’institution de deux nouveaux fonctionnaires, comme on a pu le constater, remontent au IIe s. av. J.-C. Il s’agissait d’un projet cohérent qui visait, outre l’optimisation des entrées fiscales en blé, à l’harmonisation entre les structures administratives et bureaucratiques existantes et les modifications dans l’organisation des intermédiaires commerciaux privés. A cette époque on assiste en effet à une évolution de l’organisation relative aux responsables du transport maritime et fluvial, mais aussi des formes d’organisation interne des propriétaires de bâtiments de transport.

Deux groupes de propriétaires de navires, organisés sur une base ethnique, qui s’identifiaient par leur vocation professionnelle, sont attestés dans le nome arsinoïte dès la première moitié du IIe s. av. J.-C. Il s’agit des Arabes et des Macédoniens de P.Erasm. II 40 et 45, alors que dans le nome memphite était le siège de l’association des nauclères Hippodromitai27. Les paramètres dont on dispose, en l’état actuel de la documentation, pour définir les fondements juridiques d’associations de transporteurs et/ou armateurs, sont assez aléatoires, chronologiquement dispersés sur trois siècles d’administration lagide. Celle qui nous fournit un minimum de données fiables est l’association des Hippodromitai de Memphis, dotée d’un προcτάτηc et d’un γραμματεύc. Pour le IIIe siècle un seul document, BGU X 1933, pourrait faire envisager une association de nauclères, pour un transport circonstancié et limité dans le temps28. Néanmoins la carence de renseignements sur le comportement des autorités alexandrines à l’égard des associations professionnelles d’Alexandrins ou d’allogènes empêche d’en suivre l’évolution à la fois interne et dans le système administratif du transport de blé fiscal. Compte tenu de l’attestation d’une seule ordonnance royale concernant la vie associative alexandrine, les témoignages des associations alexandrines de Délos constituent une contrepartie intéressante à examiner29. L’un des éléments les plus remarquables est leur correspondance chronologique avec les attestations de citoyens romains, marchands et armateurs, présents à Alexandrie, probablement engagés dans l’exportation des produits de la chora, ainsi que des marchandises en provenance des marchés indiens et arabes30.

Des trois inscriptions dont il est question, la plus ancienne, datant de la seconde moitié du IIe s. av. J.-C., est un décret honorifique pour deux membres d’un synode. L’état fragmentaire de l’inscription empêche de connaître le type d’activité des deux bénéficiaires du décret ainsi que du synode31. Les deux autres textes, datés entre 127 et 117 av. J.-C., transmettent en revanche des informations bien plus détaillées32. Ils témoignent de l’existence d’un synode alexandrin, avec un détachement sur l’île de Délos, formé de gérants d’infrastructures pour le stockage, qui s’identifient comme oἱ πρεcβύτεροι ἐγδοχεῖc. La bienfaisance du personnage honoré par le décret, Krokos navarque de Chypre, s’était manifestée aussi envers les « autres étrangers » qui, dans la capitale nilotique, étaient responsables de la gestion de locaux pour le stockage de marchandises en transit. D’un point de vue proprement économique ils auraient constitué le lien entre ναύκληροι et ἔμποροι, notamment pour la transmission des renseignements aux porteurs de la demande, les ἔμποροι33.

Le dossier concernant les groupes professionnels de citoyens romains se compose de trois inscriptions datées entre 127 et la fin du IIe s. av. J.-C., dont la plus riche d’apports documentaires est en même temps la seule pour laquelle on puisse proposer une datation précise, à savoir 12734. La dédicace des Romains à Lochos, stratège de la Thébaïde, est la seule attestation directe de l’installation dans le port d’Alexandrie d’armateurs romains qui s’identifient sur le marché de Délos, ainsi qu’auprès des autorités lagides, comme des ναύκληροι καὶ ἔμποροι, citoyens romains, exerçant la mercatura maritime35. L’autre inscription, datant de la fin du IIe s. av. J.-C., atteste la présence d’armateurs / marchands italiens à Alexandrie36. Le dernier document, enfin, a conservé quelques données sur les gentes engagées dans le commerce entre les marchés de la côte tyrrhénienne et Alexandrie. Il s’agit de la dédicace que les frères Pedii, en 127 av. J.-C. environ, consacrent au cυγγενήc et épistratège Polemarchos37.

On dispose donc de renseignements suffisants pour affirmer que des relations commerciales, tournées vers l’exportation de marchandises de la chora égyptienne, ont existé entre des nauclères romains et l’administration ptolémaïque. Les données concernant les rapports politiques et diplomatiques entre République romaine et Lagides constituent l’environnement institutionnel qui aurait pu réglementer, moins vraisemblablement « diriger », le déroulement de ces transactions38. Les modalités de contact entre la demande et l’offre doivent être recherchées au sein du tissu administratif et fiscal gérant le surplus de la production céréalière. Au sommet de cette structure hiérarchique se situent les fonctionnaires chargés de la gestion des denrées destinées à l’exportation. Il est vraisemblable qu’à ce niveau s’insérait l’élément mercantile porteur de la demande.

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1 Nome héracléopolite : 17 ordres de chargement, 1 symbolon ; nome arsinoïte : 17 ordres de chargement, 49 symbola, 2 ordonnances royales. IIIe s. : nome arsinoïte : 2 ordonnances royales, 7 courriers officiels ; 9 symbola / ordres de chargement ; nome héracléopolite : 5 symbola / ordres de chargement ; nome oxyrhynchite : 1 symbolon ; provenance inconnue : 1 symbolon.

2 Cf. SB VI 9367 ; Reekmans / Van’t Dack (1952) 149-195. A propos de la nouvelle interprétation de P.Grenf. II 23, cf. Vinson (1998) 197-202.

3 Cf. Geraci (2008) 319.

4 Cf. Kunkel (1927) 184 ; Reekmans / Van’t Dack (1952) 162 ; Verdult (1991) 105 ; Zilliacus (1939) 67.

5 P.Tebt I 5 (= C.Ord. Ptol. 53). Cette constatation relève d’une lecture comparée avec le témoignage de Pollux (Hypéride ; Poll., 9, 34) ; cf. Vélissaropoulos (1980) 30-31.

6 Cf. BGU VIII 1792 (= C.Ord. Ptol. 95 ; 64-44 av. J.-C.) ; Velissaropoulos (1980) 190, n. 117.

7 Cf. Aristoph. Eq. 282-283 : νὴ Δί’, ἐξάγων γε τἀπόρρηθ’, ἅμ’ ἄρτον καὶ κρέαc | καὶ τέμαχοc, οὗ Περικλέηc οὐκ ἠξιώθη πώποτε. Cf. ΣAristoph. ad loc. ; Suda c 350.

8 Cf. P.Tebt. I 5, 33-36 : ὁμοίωc δὲ περ]ὶ τῶν εἰcαγό[ντων] διὰ τοῦ ξενικοῦ | ὁμοίω(c) μιcθὸν παιδ( ) Νουμη(νίου) δ̣ι̣αφυ( ) ρν, | [ ± 17], [ἐπ’ α]ὐτῆc τῆc πύληc ἡ ἐπί|λημψιc [……]. Lenger (1980) 144 propose, à la ligne 36, l’intégration [γένηται].

9 SB V 8754, 14-16 ; BGU XVIII 2736, 3-6 ; BGU XVIII 2737, 9-12 ; BGU XVIII 2740, 10-14 ; BGU XVIII 2755, 8-12 ; BGU XVIII 2756, 8-10 ; BGU XVIII 2759, 7-10 ; P.Berl. Salmen. 17, 9-12. BGU VIII 1742, 12-17 et 1743, 9-14, présentent une modification dans la partie finale de la formule : καὶ π̣α̣ρ̣α̣κο̣ν̣[..]τ ω̣ι ̣τοῦ πρὸc τῆι cιτηρᾶι τῆc ἐξαιρέcεωc τὰc κ̣α̣τ̣ε̣c̣χη(μέναc) μετὰ τῆc τῶν ἐπίπλων γνώμηc χιλίαc ὀκτακοcίαc.

10 Cf. Verdult (1991) 107-109.

11 Cf. Zilliacus (1929) 67. Les éditeurs de BGU XVIII et P.Berl. Salmen. proposent une interprétation similaire.

12 Cf. BGU XVIII 2739 ; 2755 ; 2756 ; SB V 8754, i, 1-7.

13 Cf. Zilliacus (1929) 64 ; Verdult (1991) 83-85.

14 Cf. Bogaert (1987) 74 ; BL IX 74.

15 L’information m’a été donnée par le directeur scientifique de l’Ägyptisches Museum und Papyrussammlung, Dr. Fabian Reiter, que je remercie.

16 Sur la fréquence de la forme πιττάκιν, cf. Mayser Gramm. I.2, 16.

17 Cf. Mayser Gramm. I.2, 90.

18 Cf. Burkhalter (2002) 219-223.

19 Cf. BGU V 1210, 162-163 (§ 64). Purpura (2002) 138-139 reprend l’hypothèse d’un transfert à l’idiologue du pouvoir juridictionnel en matière de « sorties illicites » depuis l’Egypte, puis au IIe s. ap. J.-C. d’un retour de cette compétence au préfet.

20 Cf. BGU V 1210, 165-166 (§ 66) : ξς οἱ ἐξ̣[ὸ]ν̣ ἐκπλεῖν ἀναπόcτολοι πλέοντεc τριτο̣λ̣ογο[ῦντ]αι, ἐὰν δὲ δούλουc | ἰδίο̣[υc] ἐξάγωcιν ἀναποcτόλουc, ἐξ ὅλων ἀναλαμβάν[οντα]ι̣. Cf. également BGU V 1210, 164 (§ 65) ; Burkhalter (2002) 213-214 ; Purpura (2002) 140-141.

21 Cf. Burkhalter (2002) 216 ; Jördens (2009) 384-387 ; Purpura (2002) 141-143.

22 Cf. Purpura (2002) 142-143.

23 Cf. Moatti (2000) 951-952.

24 Cf. P.Amh. II 138, 5 ; P.Laur. III 67 ; P.Lond. II 256a (= W.Chr. 443 ; p. 98) ; P.Oxy. III 522 ; P.Oxy. X 1259 ; P.Princ. II 26 ; P.Strasb. IV 202 ; P.Strasb. IV 205 ; P.Strasb. IV206 ; P.Tebt. II 486 ; SB VI 9088 ; SB XIV 11272 ; SB XVIII 13333 ; BGU I 27 ; P.Oxy. X 1271 ; Purpura (2002) 133, n. 15.

25 Cf. CPL 179 ; W.Chr 445 ; Dig. 49, 6, 1 ; Burkhalter (2002) 214-215 ; Purpura (2002) 134-137, en particulier n. 17 avec une liste détaillée des attestations épigraphiques et papyrologiques des autorisations de voyages.

26 Cf. Purpura (2002) 139.

27 Cf. Verdult (1991) 39-40 et 72 ; Hauben (1992) 322-323.

28 Cf. Hauben (1971) 273-275.

29 Pour Alexandrie, cf. P.Tebt. III 700 (124 av. J.-C.).

30 Cf. De Romanis (1996) 162-163.

31 ID 1521.

32 ID 1528 et 1529.

33 Cf. Durrbach (1921) 176-178.

34 ID 1526.

35 Sur l’association des termes ναύκληροι et ἔμποροι, cf. Vélissaropoulos (1980) 106-110.

36 ID 1699.

37 ID 1527.

38 Cf. Mavrojannis (2002) 175-179.