La collection d’ostraca de la Bibliothèque de l’Université de Leipzig
Depuis décembre 2009, la Bibliothèque de l’Université de Leipzig héberge le projet intitulé Inventaire, catalogage et digitalisation en commun des collections d’ostraca pour le « Papyrusportal », financé par la Fondation Allemande pour la Recherche (GRF).
La collection d’ostraca de Leipzig contient 1584 pièces, acquises pendant la première décennie du XXe siècle et datant des époques ptolémaïque à byzantine. 650 ostraca sont écrits en langue grecque, 275 en démotique, 18 bilingues (grec / démotique), 634 en copte, 1 en langue latine, 3 en langue méroïtique et 3 dans une langue non identifiée. Ces documents, que la poussière accumulée sur la surface, la pâleur de l’encre ou la convexité du tesson rend difficiles à lire, seront examinés en coopération avec l’Institut de Minéralogie, Cristallographie et Science des Matériaux (IMKM) de l’Université de Leipzig, à l’aide de méthodes optiques non destructives.
Je fournirai d’abord une brève introduction aux méthodes de visualisation ; je présenterai ensuite quelques ostraca intéressants de la collection de la Bibliothèque de l’Université de Leipzig.
1) Méthodes de visualisation
Une grande partie des ostraca de la collection se sont recouverts au fil du temps d’une couche de poussière durcie, qui les rend pratiquement illisibles. L’écriture, de ce fait, n’est plus déchiffrable à l’œil nu. Il est évidemment impératif d’accéder, d’une manière ou d’une autre, au texte, mais un nettoyage à l’aide d’instruments mécaniques risquerait d’endommager l’ostracon ou d’effacer partiellement l’encre. C’est pour cela que tous les ostraca sont photographiés avant nettoyage : chaque objet est saisi en couleurs ordinaires et, en plus, à l’aide d’un filtre infrarouge, l’équipement étant fourni par la Kustodie de l’Université de Leipzig. Les résultats sont remarquables.
Cependant, quand la surface du tesson est particulièrement courbée ou fort encrassée, cette méthode n’est pas suffisante. Dans le cadre d’un projet pilote, les papyrologues coopèrent avec l’Institut de Minéralogie, Cristallographie et Science des Matériaux de l’Université de Leipzig pour permettre le déchiffrement de 300 ostraca environ, à l’aide d’une technique novatrice et non destructive.
Un balayage du tesson par laser permet de créer une image en trois dimensions (3D). Le recours à la microscopie numérique permet de visualiser des traces infimes d’encre et de les distinguer du matériau constituant le tesson. En contrastant suffisamment ces deux régions – le tesson et l’encre –, on améliore sensiblement la lisibilité du texte, qui ne se confond plus avec son support.
Une autre méthode, complémentaire à celle de la microscopie numérique, est la μ- radio-tomographie. Cette technique permet de représenter l’écriture en 3D, en montrant de quelle manière et jusqu’à quelle profondeur l’encre a pénétré dans le tesson. Grâce à un logiciel spécial, il est possible de séparer virtuellement la poussière et l’écriture de leur support, en vertu de leurs densités différentes. En outre, cette méthode fournit des renseignements sur le processus de cuisson et la qualité du matériau ; ces données pourraient à leur tour être mises à profit pour déterminer la provenance du tesson, voire – à condition que le matériau soit en quantité suffisante – pour rapprocher des tessons.
Les images fournies par la microscopie numérique seront alors non seulement combinées avec les images en infrarouge, mais aussi superposées aux images du balayage par laser et corrigées au moyen des résultats de la μ-radio-tomographie, laquelle livre seulement l’image du tesson débarrassé de la poussière.
Les données ainsi récupérées seront archivées et accessibles sur la banque de données sous la forme d’animations 3D et de montages 2D. Les chercheurs, ainsi que toutes les personnes intéressées, seront en mesure de faire tourner à l’écran les images des tessons, donc de les observer de tous côtés.
Faisons le point sur les méthodes techniques de visualisation :
a) Les ostraca sont photographiés en couleurs et à l’aide d’un filtre infrarouge.
b) Le balayage par laser – comme la μ-radio-tomographie – fournit une structure de base pour l’animation en 3D.
c) La microscopie numérique permet de visualiser des traces microscopiques d’encre. Les images en infrarouge pénètrent la couche de poussière de l’ostracon et rendent l’écriture plus nette.
d) La μ-radio-tomographie permet de séparer les couches de poussière et de l’écriture du matériau pour conserver seulement le tesson net. En plus, la méthode peut fournir des renseignements sur la cuisson, la provenance et l’affinité des tessons.
e) Enfin, la combinaison des méthodes permet d’animer le tesson en 3D et de le lire sous tous les angles favorables.
2) Les ostraca de la collection
En octobre 1902, Ludwig Mitteis présente comme suit au Hohes Königliches Ministerium des Kultus und öffentlichen Unterrichts de Saxe la collection de papyrus et d’ostraca de la Bibliothèque de l’Université de Leipzig : « Das bis jetzt Vorhandene besteht aus ungefähr 70 ganz oder annähernd vollständigen und einigen hundert fragmentierten Stücken, aussedem einer beträchtlichen Anzahl von Ostraka »1. Il explique (Ibid. 2-3) que les papyrus et ostraca ont été acquis en juillet / août 1902, avec l’aide financière du ministère susmentionné et de la Philosophisch-historische Classe der Königlich-Sächsischen Akademie der Wissenschaften, et qu’ils ont été envoyés à Leipzig par Ludwig Borchardt et Otto Rubensohn, les intermédiaires habituels entre les chercheurs allemands et les marchands de papyrus en Egypte.
Le 28 novembre 1902, la Leipziger Commission zur Erwerbung von Papyrus, récemment constituée et représentée par les Professeurs Georg Steindorff, Ernst Windisch et Ludwig Mitteis, signe les statuts du Deutsches Papyruskartell, adhérant à l’Abteilung A, qui s’intéresse aux papyrus documentaires ; le 20 janvier 1903, elle adhère en outre à l’Abteilung B, consacrée aux papyrus littéraires2.
Le 17 novembre 1903, soit un an après son précédent rapport, Ludwig Mitteis estime le nombre d’ostraca, à ce moment, à environ 10003. On ne peut déterminer si cela signifie que, en 1902/1903, la collection d’ostraca était déjà complètement constituée ou si 544 ostraca environ ont rejoint la collection à une date ultérieure, dans des circonstances sur lesquelles les archives de l’Université ne fourniraient pas de renseignements plus précis. Les deux mentions de nos ostraca dans les rapports de Mitteis cités ci-dessus sont, à ma connaissance, les seules figurant dans des documents officiels.
Pour les années qui suivent l’acquisition des tessons, nous sommes mal informés sur le sort de ces derniers, car ils ne figurent pas dans le journal d’entrée de la collection. En 1906, Ludwig Mitteis publie le premier volume des Papyri Lipsienses ; celui-ci regroupe 107 papyrus et 16 ostraca, dont les numéros d’inventaire ont par conséquent été attribués entre 1902 et 19064. De ces 16 ostraca, 14 portent des reçus de taxes ; 2, des comptes.
Six ans plus tard, en 1912, Ulrich Wilcken publie un autre ostracon, sans numéro d’inventaire, dans sa Chrestomathie5. Il s’agit d’un texte scolaire dans lequel un écolier s’exerce à combiner les consonnes de l’alphabet grec à chacune des voyelles. Il commet des fautes d’orthographe, sans doute parce qu’il écrit sous la dictée, comme le suggère l’iotacisme à la l. 10 (πει au lieu de πι).
Plus de 50 ans plus tard, en 1969, Fritz Uebel, directeur de la collection papyrologique d’Iéna, publie dans Archiv für Papyrusforschung cinq reçus pour la taxe du sel, halike, datant tous du IIIe s. av. J.-C. Deux de ces reçus sont bilingues (grec / démotique)6.
Après cette publication, la collection d’ostraca est plongée à nouveau dans le sommeil jusqu’à ce que, en 1988, Willy Clarysse publie un tesson contenant un reçu pour la taxe du vin, datant du 29 mars 161 av. J.-C.7 Depuis, aucun ostracon grec n’a été publié. Les choses changeront avec la publication de P.Lips. III, que nous préparons pour le moment sous l’égide du Prof. Reinhold Scholl.
Les ostraca démotiques ont bénéficié d’un sort plus favorable, grâce aux efforts de Mme Ursula Kaplony-Heckel. Depuis vingt ans, celle-ci poursuit l’étude de ces textes ; elle a publié, au fil des années, quatre tessons, qui portent tous des reçus, de types divers8. En outre, 70 ostraca démotiques apparaissent comme descripta dans divers articles du Prof. Kaplony-Heckel, la majorité étant des tessons contenant des serments de temple.
Dressons un bilan : sur 1584 tessons, 26 seulement ont été publiés (20 grecs, 4 démotiques, 2 bilingues) ; 1558 ostraca restent à éditer.
Feu le Professeur Georges Nachtergael a réédité en 2007, dans la Chronique d’Egypte, O.Lips. Inv. 8859. Ce document appartient à la comptabilité d’un grand domaine agricole de Haute Egypte, au IIe s. ap. J.-C.10
Au cours de mes recherches liées au projet de numérisation des ostraca lipsiens, j’ai relevé près d’une quarantaine d’ostraca de ce type, qui pourraient appartenir au même domaine agricole. Ils comprennent des comptes de salaires rangés par ordre chronologique (jours et mois) pour des hommes et des παῖδεc effectuant divers travaux dans plusieurs secteurs professionnels. Souvent, seuls des fragments ont été identifiés, comme dans le cas de O.Lips. Inv. 975 + 1296 et 1075. O.Lips. Inv. 763 + 949, 885, 924 et 1296 font aussi certainement partie de ces archives.
Considérons en particulier O.Lips. Inv. 763 + 949 : ce tesson précise, à la ligne 1, que le compte qu’il porte a été établi par Horos, fils de Makron, le 22 Thoth de la 16e année (9 septembre). On retrouve ce personnage dans un ostracon de la Bibliothèque Bodléenne, O.Bodl. II 1733. Celui-ci est également daté d’une 16e année, cette fois le 2 Thoth (30 août). Malheureusement, il ne m’a pas encore été possible de consulter une photographie de l’ostracon pour vérifier si le scribe se confond avec celui du tesson de Leipzig. De plus, cet Horos fils de Makron est mentionné dans plusieurs ostraca strasbourgeois11. Notre ostracon inédit ne nous fournit malheureusement pas de nouveaux renseignements sur le personnage.
La prosopographie aide à reconstruire nos archives. Mais d’autres indices peuvent être mis à profit. Ainsi, O.Lips. Inv. 885, déjà mentionné, trouve dans O.Lips. Inv. 924 un parallèle non seulement en ce qui concerne le contenu, mais aussi du point de vue de l’écriture. Même si les tessons ne sont pas jointifs, il est tout à fait légitime de penser que c’est le même scribe qui est responsable des deux comptes. O.Lips. Inv. 975 + 1296 appartient aussi aux archives : à la ligne 3, on lit Λο̣κρητίου. Le mot n’est pas un nom de personne, mais un toponyme, bien connu par d’autres ostraca de la comptabilité du domaine12. De même le bois de l’héliotrope, mentionné dans O.Stras. I 687, i, 10, et ailleurs, apparaît dans nos ostraca, p. ex. dans O.Lips. Inv. 753 + 113913. Ainsi, une quarantaine d’ostraca au moins devraient pouvoir être assignés à nos archives comptables14.
Le domaine thébain et les ostraca lipsiens qui s’y rapportent démontrent clairement quel profit les chercheurs peuvent espérer tirer de la numérisation et de la diffusion sur Internet de documents appartenant à des collections différentes. Pour conclure, je voudrais insister sur le fait que les collections associées au sein du Papyrus Portal seront accessibles au premier coup d’œil, et la jonction – du moins virtuelle – de documents conservés en des lieux divers se fera sans problème, d’un seul clic15.
Bibliographie
Bogaert, R. (1988), « Liste chronologique des banquiers royaux thébains », ZPE 75, 115-138.
Kaplony-Heckel, U. (1999), « Theben-Ost II », ZÄS 126, 41-54.
Kaplony-Heckel, U. (2003), « Die interessante ltm-Quittung Stockholm MME 11055 und die anderen elf demotischen ltm-Ostraka », APF 49, 57-78.
Kaplony-Heckel, U. (2006), « Neun neue Leineweber-Quittungen. Anhang : Promemoria DO Medinet Habu 1758 », in Moers, G. / Behlmer, H. / Demuß, K. / Widmaier, K. (Hrsg.), jn.t fr.w. Festschrift für Friedrich Junge II (Göttingen) 383-400.
Mitteis, L. (1906), Griechische Urkunden der Papyrussammlung zu Leipzig I (Leipzig).
Nachtergael, G. (2007), « De quelques comptes d’un grand domaine de Haute Egypte au IIe siècle p.C. », CE 82, 163-164.
Primavesi, O. (1996), « Zur Geschichte des Deutschen Papyruskartells », ZPE 114, 173-187.
Uebel, F. (1969), « Ostraka aus frühptolemäischer Zeit », APF 19, 62-73.
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1 UAL, F 986 ; duplicata de la correspondance entre L. Mitteis et le Ministerium des Kultus und öffentlichen Unterrichts du mois d’octobre 1902, p. 3, avec une note annexe manifestant l’accord du ministère, en date du 8 novembre 1902 (No. 1894 A).
2 Cf. Primavesi (1996) 183-185 (Dok. 5) et 185-187 (Dok. 6).
3 UAL, F 986 ; duplicata de la correspondance entre Ludwig Mitteis et le Ministerium des Kultus und öffentlichen Unterrichts du 17 novembre 1903, p. 2 : « (…) daß der gegenwärtige Bestand nach meiner Schätzung (denn die Entfaltung des Materials ist noch lange nicht vollendet) etwa 7-800 Papyri und 1000 Ostraka betragen dürfte ». Mitteis rapporte que les frais engagés pour la collection de Leipzig ont été assumés non seulement par le Ministère et par la Königliche Gesellschaft der Wissenschaften, mais aussi par le célèbre historien Theodor Mommsen, lauréat du prix Nobel de littérature en 1902. Ce dernier versa 1000 Marks – une partie du prix gagné en 1903 – à la collection de Leipzig : « (…) und 1000 M. als Schenkung des Professors Theodor Mommsen, aus dem ihm verliehenen Nobelpreises » (ibid., p. 3) – ce qui explique pourquoi P.Lips. I est dédié à Mommsen.
4 Cf. Mitteis (1906) : P.Lips. I 67-80 et P.Lips. I 91-92.
5 W.Chr. 139 ; entre-temps, nous lui avons attribué le numéro d’inventaire O.Lips. Inv. 1268.
6 Cf. Uebel (1969) ; SB X 10506-10510. SB X 10506 et 10507 sont bilingues.
7 Cf. SB XX 14976, publié dans Bogaert (1988) 123.
8 O.Lips. Inv. 2027 et 2024 ; Kaplony-Heckel (1999) 52 ; No. 14 (p. 52) ; No. 11 (p. 50) « Acker-Amt-Quittungen ». O.Lips. Inv. 829 ; Kaplony-Heckel (2006) No. 9 (p. 393) « Leineweber-Quittung ». O.Lips. Inv. 2028 ; Kaplony-Heckel (2003) No. 1 (p. 62-63) « Tempel-Quittungen über 5 ⅟2 Artaben ltm ».
9 Nachtergael (2007).
10 Ostraca appartenant au domaine : O.Stras. I 662-771 ; O.Bodl. II 1721-1760 et 2271-2293.
11 O.Stras. I 716 (du mois de Phaophi) et O.Stras. I 682 (liste de dépenses). Peut-être figure-t-il aussi sous le nom d’Horion, fils de Makron, dans O.Stras. I 762, 2. Dans O.Stras. I 696, 12, il reçoit un salaire (μιcθόc) en drachmes, dont le montant est perdu.
12 Cf. Nachtergael (2007) 285.
13 Pour d’autres mentions, cf. Nachtergael (2007) 288.
14 O.Lips. Inv. 61, 715, 726, 736, 763 + 949, 766, 777 + 779, 790, 781, 810, 815, 816, 838, 839, 847, 848, 849, 851 + 1043, 853, 855, 865 + 1138, 885, 887, 907, 912, 917, 924, 993, 1030, 1055, 1062 + 1326, 1066, 1070, 1074, 1088, 1105, 1123 + 1152, 1126, 1128, 1130, 1159, 1171, 1178, 1295 + 1301,1311, 1320. Ces tessons sont accessibles sur le site <http://papyri.uni-leipzig.de>.
15 <http://www.papyrusportal.de: 8881>.