L’avant-dernière colonne du P.Herc. 1384
Une citation de Zénon de Citium
L’avant-dernière colonne du P.Herc. 1384 – la col. 50 dans ma numérotation – est la mieux conservée de ce qui subsiste du rouleau2. Elle comporte en effet 16 lignes et, si l’on excepte la ligne 1 qui, malgré l’aide des photos multispectrales, ne peut être lue correctement et reste lacunaire (le papyrus est assez endommagé à la hauteur de cette ligne, avec une marge supérieure très réduite par rapport à d’autres endroits du rouleau), elles sont toutes assez lisibles3. La fin incomplète de la ligne 8 invite, apparemment, à restituer αὑτῶ[ι plutôt que αὑτò[c ; il convient donc de restituer aussi la même forme au début de la ligne 16 (et dernière)4.
Voici le texte de la col. 50 tel que la photo multispectrale permet de le lire5 :
. [...]ημαc ε ..... o[...]
κα[ὶ] πρòc τò αὐτoῖc λυcιτε̣-
λὲc οὐκ ἀχρηcτῶc ἐ[νό]η-
cεν ὁ Ζήνων μετα-
5 τεθῆναι δεῖν τoὺc
τοῦ Ἡcιόδου cτίχ[ουc]
_τoύτoυc · * κ[ε]ῖνoc μ[ὲν]
παν[ά]ριcτoc [ὃ]c αὑτῶ[ι]8l
π[άν]τα νοή[c]ηι · * ἐσθ[λòc]
10 δ ‘ α[ὖ] κἀκεῖνoc ὃc εὖ εἰ-
πό[ντι πί]θηται · * ὃ ἔ[cτι]11l
oὕτωc μεταπoιή[c]αι ·
κεῖνoc μὲν παν[ά]ριcτοc
[ὃc εὖ εἰπόντι πί]θηται ·
15 ἐcθ[λòc] δ’ αὖ [κἀ]κεῖνo[c]
ὃc αὑ[τῶι πάντ]α νό[ηcηι]16l
... et, parce qu’il avait en vue leur avantage, Zénon a eu l’idée, non sans utilité, qu ’on devrait intervertir les vers suivants d’Hésiode : « Celui-là est le meilleur de tous, qui pense tout par lui-même ; est estimable aussi celui qui obéit à qui parle bien » ; ce qu’[il est possible de] réécrire ainsi : « Celui-là est le meilleur de tous, qui obéit à qui parle bien ; est estimable aussi celui qui [pense tout] par lui-même. »
7-16 Fr. Hes. Op. = D.L. 7, 25-26 = Proclus ad Hesiod. Op. 291 (fortasse ex Plutarcho) = Them. Or. 8, 108c ; Or. 13, 171 d Hard.
La fin du papyrus contenait donc une citation d’Hésiode revue et corrigée par le fondateur du Portique, Zénon de Citium, dont le nom est mentionné à la ligne 46. Par chance, un passage des Vies de Diogène Laërce (7, 25-26 = SVF I 5, consacré aux stoïciens), où l’anecdote est rapportée dans les mêmes termes, nous permet de reconstruire de façon assurée le texte du sommet de la colonne. Dans la relecture que Zénon proposait de deux vers des Travaux d’Hésiode, on constate deux différences avec le texte traditionnel.
Tout d’abord, notre auteur opère une coupure dans le texte d’Hésiode, omettant le vers 294 : φραccάμενοc τά κ’ ἔπειτα καὶ ἐc τέλοc ἦιcιν ἀμείνω7. Ensuite, on remarque que Zénon intervertit le second hémistiche des vers 293 et 295 :
293 κεῖνοc μὲν παν[ά]ριcτοc | [ὃc εὖ εἰπόντι πί]θηται ·
295 ἐcθ[λòc] δ’ αὖ [κἀ]κεῖνο[c] | ὃc αὑ[τῶι πάντ]α νό[ηcηι
Celui-là est le meilleur de tous, | qui obéit à qui parle bien ; est estimable aussi | celui qui [pense tout] par lui-même.
Il apparaît clairement que notre auteur s’intéresse à la mise en pratique du discours philosophique, et surtout au rapport entre théorie et pratique. Sur ce point, il ne fait pas preuve d’originalité et se situe dans la continuité de l’enseignement du fondateur du Portique.
Etudions maintenant la rectification apportée par Zénon de Citium aux deux vers d’Hésiode. Les commentateurs d’Hésiode se sont interrogés sur le public auquel le poète s’adressait, parce qu’il avait modifié les instruments expressifs disponibles à son époque pour leur faire dire quelque chose de différent et de plus personnel. Dès le prologue, Hésiode indique qu’il passe d’un thème d’inspiration divine à un thème avant tout humain, définissant la poésie surtout comme un passe-temps et un soulagement apporté aux agitations8.
Dans ces quelques vers, le poète s’adresse avant tout à son frère, comme à un étranger qu’il verrait avec indignation sur le point de commettre un crime inexpiable : il se rappelle maintenant ce que Persès est pour lui, et il change de ton. Il explique à son frère comment il doit se comporter et veut lui faire prendre conscience que la route qui mène au mérite est rude ; mais cette route une fois empruntée, le sommet en est tout de même aisé à atteindre. Assurément l’homme complet est celui qui, par sa seule réflexion, saurait ce qui par la suite et jusqu’à la fin doit lui être utile. Mais après tout, celui-là est un sage aussi qui écoute les bons avis. Il engage donc son frère à se résigner à un rôle – qui resterait honorable – d’auditeur docile : il doit comprendre que, ce qu’il a de mieux à faire, c’est d’écouter et de suivre les exhortations ainsi que les conseils éthiques qui lui sont donnés par Hésiode dans son poème.
Toutefois, le stoïcien Zénon n’adopte pas le même point de vue qu’Hésiode. En détournant ces deux vers pour conclure son livre, l’auteur du P.Herc. 1384, probablement stoïcien lui-même, s’inscrit parfaitement dans la pensée du Portique, en soulignant à la fois toute l’importance du maître et le profit intellectuel et moral que l’élève peut retirer de l’enseignement de son maître.
Zénon intervertit en effet les seconds hémistiches des deux vers, où Hésiode accordait la palme à l’homme « qui pense tout par lui-même », accordant la seconde place à celui qui « obéit à l’homme qui parle bien ». Ce classement, qui peut paraître aujourd’hui encore naturel, privilégiait l’autonomie de pensée et la découverte originale par rapport à l’obéissance à autrui. Mais Zénon relativise cette échelle de valeurs pour lui en substituer une autre, celle de la théorie et de la pratique. Il préfère en effet un homme qui met en pratique ce qu’il sait, même s’il l’a appris d’un autre, à un homme qui se contente de se forger ses propres idées, sans les mettre en pratique. Ainsi l’application et l’efficacité du bon élève valent-elles mieux que le génie autodidacte aux yeux du Stoïcien, qui souligne de la sorte l’efficacité pratique supérieure de l’obéissance à des règles et des préceptes. Car pour le Portique, ceux-ci sont indispensables pour tous les hommes à l’exception du sage, le seul qui ne soit pas vil (φαυλόc).
Ces quelques lignes représentent, à mon avis, la conclusion générale du papyrus. Le texte (et les colonnes précédentes) suggère qu’il est fait référence ici aux rapports du maître avec son élève et à son rôle prépondérant dans la formation intellectuelle et morale qu’il lui a dispensée. C’est probablement un tel profit qui est évoqué, de façon allusive, à la ligne 2 : κα[ὶ] πρòc τò αὐτοῖc λυcιτελέc.
On connaît l’importance, pour Zénon de Citium et Cléanthe, d’un maître qui devait se poser en modèle et guide pour ses disciples, et devant qui ceux-ci « éprouvent respect et honte ». Tous deux pensaient en effet que nos actions doivent être accomplies dans la conviction que nos maîtres sont continuellement à nos côtés9. Nous devons agir en ayant toujours présent à l’esprit le jugement de ceux que nous estimons, de sorte que cela nous serve de guide et de norme dans notre comportement : il nous faut suivre leurs conseils et leurs suggestions tant que notre logos n’est pas en mesure d’accomplir seul une action droite (κατόρθωμα).
Des commentaires anciens que nous possédons sur la transformation de ces vers d’Hésiode opérée par Zénon, il ressort en effet l’idée que « l’obéissance docile est une vertu plus royale que l’intuition géniale »10. Hésiode admire la pensée autonome, alors que Zénon lui substitue la docilité à un maître. Pour le fondateur du Portique, il vaut mieux écouter que vouloir comprendre par soi-même, car l’obéissance implique aussi le passage à l’acte, tandis que celui qui cherche à comprendre par soi-même ne met en œuvre que son intelligence.
Dans la perspective de Zénon, penser par soi-même est réservé au seul sage. L’homme ne fait que suivre son maître ; celui « qui parle bien » (εὐ εἰπόντι), pour découvrir le vrai. Zénon, poussant à l’extrême le modèle du sage, établit une séparation radicale entre d’une part la sphère des sages, ceux qui savent et sont pleinement libres, et d’autre part le reste de l’humanité constitué des φαυλοί, ignorants et, par conséquent misérables et esclaves de leurs passions.
Cette citation constitue donc, de mon point de vue, la conclusion générale du livre. Si l’on reprend les différents ensembles thématiques tels que je les ai peu à peu dégagés au cours des dernières années, le fil directeur paraît en être finalement une réflexion sur l’éducation à donner aux jeunes qui sont moralement prometteurs. Ainsi se trouvent aisément fédérés à peu près tous les thèmes abordés dans les colonnes incomplètes qui subsistent du rouleau : d’abord, celui des banquets comme le cadre privilégié de cette éducation, où une réflexion sur l’ivresse a toute sa place ; ensuite, celui de l’amour, relation privilégiée du sage avec les jeunes. Ceci explique l’évocation des différents effets de l’amour sur les amants et ses conséquences ; puis le thème de la bravoure comme vertu déjà présente, mais à développer chez les jeunes ; et, enfin, la réflexion concernant la bonne attitude à adopter à l’égard des dangers ainsi que de la politique comme finalité de cette éducation. Une telle grille de lecture permet, en tout cas, de mieux comprendre la présence, à cet endroit clé du livre, de la citation d’Hésiode revue par Zénon : celle-ci, qui oppose deux attitudes bien marquées des jeunes à éduquer, manifeste clairement la primauté, pour le Portique, de l’obéissance aux préceptes magistraux sur la réflexion autonome de l’élève.
Bibliographie
Antoni, A. (2004), « Deux citations d’Euripide dans le PHerc. 1384 : vers une nouvelle identification de ce livre de Philodème ? », C.Erc. 34, 29-38.
Arrighetti, G. (1987), Poeti, eruditi e biografi (Pisa).
Colonna, A. (1959), Hesiodi Opera et dies (Milano).
Mazon, P. (1914), Hésiode, Les travaux et les jours (Paris).
Page, T.E. (1959), Hesiod, The Homeric Hymns and Homerica (Cambridge MA).
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1 CNRS UMR 6125. Je tiens à remercier Daniel Delattre (CNRS-IRHT, UPR 841) pour son aide dans l’établissement du texte définitif de la col. 50.
2 Située à l’extrême fin du rouleau, elle a été, par chance, moins endommagée que les autres, ce qui n’est pas le cas de la dernière colonne du papyrus.
3 A la colonne suivante, la marge supérieure est inexistante, alors que, à la col. 22, la marge supérieure mesure 1,2 cm.
4 Deux variantes du texte de la l. 16 sont attestées par la tradition hésiodique. De fait, l’édition de P. Mazon (1914) et celle de T.E. Page (1959) adoptent αὐτò[c] π[άν]τα νόηcηι ; mais si l’édition de A. Colonna donne aussi comme lecture pour le v. 295 αὐτò[c] π[άν]τα νόηcηι, elle rapporte en note aux vers 293-295 le passage tel qu’il est cité par Diogène Laërce (7, 1, 21), avec le pronom réfléchi au datif : αὑτῶι πάντα νόηcηι.
5 Col. 50. P.Herc. 1384, cr. 5, pz. 2, col. 2 = MSI 10523/10524. Primum legi et edidi.
6 La valorisation du maître du Portique est évidente avec, dès la ligne 3, la présence de l’adverbe ἀχpηcτῶc précédé de la négation οὐκ.
7 On a déjà remarqué la même chose à propos des vers d’Euripide cités dans ce papyrus ; voir à ce propos Antoni (2004).
8 Sur le changement d’aspect de la poésie dans Les travaux et les jours d’Hésiode par rapport à la Théogonie, cf. Arrighetti (1987) 37-134.
9 Stob. 2, 31, 81 (= SVF I 319, p. 69). Pour Cléanthe, cf. Stob. 2, 31, 63 (= SVF I 612, p. 136). On trouvera une idée analogue chez Epicure (fr. 210 et 211 Usener).
10 SVF I 235, p. 56.
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