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Tisserandes et tisserands dans les papyrus de l’époque romaine : une analyse comparative

Sophie GÄLLNÖ

Introduction

L’objectif de cet article est de présenter les résultats d’une comparaison entre des documents mentionnant des hommes tisserands, avec ceux qui mentionnent des femmes tisserandes, dans le but de mettre en évidence certains facteurs qui influencent la visibilité du travail des femmes et des hommes dans les papyrus d’Egypte romaine.

Contexte général de la recherche

Cet article s’inscrit dans une recherche plus large, dont l’objectif final est de mettre en évidence les biais qui, dans la documentation papyrologique, influencent la visibilité du travail des femmes par rapport à celle du travail des hommes. La recherche se divise en deux grandes étapes. La première consiste à recenser tous les papyrus du IVe siècle ap. J.-C. qui mentionnent une forme de travail. En second lieu, il s’agira de comparer le contenu de ces documents en fonction du sexe de la personne qui effectue ce travail.

Dans le cadre de cette recherche, le terme « travail » doit être considéré dans un sens extrêmement large, recouvrant toutes les formes de travail, qu’il soit effectué dans un cadre domestique ou public, de manière informelle ou officielle1. Cependant, il n’inclut pas les actes ponctuels comme les transactions (la vente, l’achat, le prêt ou l’emprunt de biens). En outre, étant donné que le but de la recherche est de comparer les données relatives aux femmes à celles relatives aux hommes, les formes de travail qui sont a priori réservées aux hommes, telles que les fonctions publiques (non religieuses) ou militaires, ne seront pas non plus prises en compte2.

Pour le moment, les catégories « femme » et « homme » sont employées de manière très générale, sans distinctions d’âge ni de condition. Comme ces distinctions sont essentielles, elles seront néanmoins prises en considération dans des étapes ultérieures de la recherche.

Pourquoi s’intéresser à la visibilité du travail des femmes et des hommes ?

Les papyrologues savent que les femmes apparaissent moins souvent dans les papyrus que les hommes, et qu’il est particulièrement difficile de connaître leurs activités. Cette faible visibilité du travail féminin s’explique par plusieurs facteurs très généraux, parmi lesquels on peut citer les suivants.

Il y a d’abord le fait évident que, si les femmes sont moins présentes dans la documentation d’une manière générale, leurs activités seront également moins visibles que celles des hommes.

Ensuite, la société antique connaissait une certaine division sexuelle du travail et des espaces de vie. Cette séparation des rôles masculins et féminins devait certainement varier en fonction des périodes, des régions et des catégories sociales. Néanmoins, l’impression générale que donnent les papyrus est que les femmes demeuraient surtout actives dans une sphère domestique et informelle, généralement moins visible dans la documentation3. Les contrats d’apprentissage, par exemple, concernent nettement moins souvent des jeunes filles de condition libre que des jeunes hommes libres ou des jeunes esclaves. Pour Peter Van Minnen, cette différence s’expliquerait par le fait que la période d’apprentissage intervenait au moment où les jeunes filles atteignaient l’âge de se marier, et que par conséquent, les parents évitaient d’envoyer leurs filles se former à l’extérieur du foyer, par crainte qu’elles ne perdent leur virginité. D’après cette hypothèse, les jeunes filles de condition libre avaient tendance à apprendre des techniques artisanales à domicile – or ce type d’apprentissage ne nécessitait pas la rédaction d’un contrat4. Ainsi, la faible visibilité du travail féminin serait en partie liée aux conditions de vie réelles de la société antique.

Cependant, comme Suzanne Dixon l’a souligné à plusieurs reprises, la visibilité du travail des femmes et des hommes dépend aussi, dans une certaine mesure, de la nature même de la documentation ; celle-ci est également imprégnée des valeurs de la société au sein de laquelle elle a été produite5. Cela signifie que les documents ne reflètent pas fidèlement la réalité ; par conséquent, certains aspects du monde du travail antique peuvent apparaître de manière disproportionnée par rapport à d’autres. Nous y reviendrons plus loin, lorsque nous aurons comparé entre elles les données relatives aux tisserands et aux tisserandes.

Quelques chiffres

Pour la période dite du quatrième siècle long (débutant à la fin du IIIe siècle), on compte un peu plus de 4000 papyrus – les ostraca n’étant provisoirement pas inclus. Dans un premier temps, j’ai constitué un échantillon de 400 papyrus – soit environ 10 % de la totalité des documents de cette période. Cet échantillon est composé pour moitié de papyrus sans date exacte, ce qui permet une plus large représentativité des divers types de documents.

Sur ces 400 papyrus, 65 concernent des femmes ; plus précisément, ces documents peuvent soit émaner d’une femme, soit être adressés à une femme, soit mentionner une affaire dans laquelle une femme se trouve impliquée d’une manière ou d’une autre. Il est évidemment possible qu’un plus grand nombre de ces papyrus concernaient des femmes, mais qu’à présent, à cause de leur état lacunaire, ils n’aient pas pu être comptabilisés comme tels. Remarquons que dans 13 autres documents, des femmes apparaissent uniquement dans la formule de politesse, quand par exemple l’auteur d’une lettre prie son destinataire de saluer son épouse ou sa fille. Parmi les 65 papyrus concernant des femmes, 7 mentionnent une forme de travail effectué par des femmes. Dans seulement trois cas, le travail est désigné par un nom de métier : nous trouvons une fouleuse (κνάφιсα), une nourrice (τροφόc) et une embaumeuse (νεκροτάφη).

Mon échantillon de 400 papyrus comporte en revanche 76 attestations de travail masculin, dont 66 mentionnent au moins un nom de métier. Notons que dans 17 de ces documents, le travail est effectué par un groupe de personnes ; or, on ne peut pas exclure qu’un ensemble d’individus désigné au masculin soit composé d’hommes et de femmes, ces dernières étant rendues invisibles par l’usage générique du masculin.

Tableau I : Nombre de documents concernant le travail féminin et masculin (N = 400)

Documents concernant des femmesAttestations de travail fémininTravail féminin désigné par un nom de métierAttestations de travail masculinTravail masculin désigné par un nom de métier
65 (16,3 %)7 (1,8 %)3 (0,8 %)76 (19 %)66 (16,5 %)

Ces chiffres confirment ainsi l’impression générale que les femmes et leurs activités sont proportionnellement peu visibles dans les papyrus. Cependant, pour pouvoir analyser comment la documentation laisse apparaître le travail des femmes et des hommes, nous allons à présent examiner la nature des documents relatifs à une profession exercée par les deux sexes : celle de tisserand et de tisserande.

Les termes « tisserande » et « tisserand » dans les documents : analyse comparée

Le tissage professionnel, qui ne constitue qu’une partie du secteur global de l’industrie textile de l’Egypte romaine, nous est connu par un grand nombre de documents. Le but ne sera pas ici d’examiner le fonctionnement de ce secteur, mais de voir comment les personnes qui y travaillent sont mentionnées dans les sources papyrologiques. Plus précisément, nous allons comparer les documents comportant la mention de l’un des termes désignant le tisserand et la tisserande : ὁ γέρδιοс (ou γέρδιс) et ἡ γερδίαινα.

La profession de tisserand est désignée dans les sources grecques par différents termes, qui peuvent varier en fonction des époques ou des spécialisations du métier. Attestée dès le IIIe s. av. J.-C., l’appellation γέρδιοс semble avoir progressivement remplacé, à l’époque romaine, le terme ὑφάντηс en vigueur à l’époque ptolémaïque. A côté d’un certain nombre d’appellations servant à différencier les spécialisations du métier, le terme général γέρδιοс est celui qui apparaît le plus fréquemment dans les papyrus de l’époque romaine traitant du tissage professionnel6. Dans les papyrus, il existe pour les termes ὑφάντηс et γέρδιοс une forme féminine correspondante (ὑφάντρια et γερδίαινα). Le mot γερδίαινα est attesté dans les papyrus depuis la moitié du IIe s. ap. J.-C.7

Les attestations des termes γέρδιοс et γερδίαινα étant plutôt rares au IVe siècle, la période prise en compte pour l’étude comparative qui va suivre débutera à la fin du IIsiècle, les ostraca étant cette fois inclus. Il faut préciser qu’il ne sera pas tenu compte des documents qui fournissent des attestations d’individus travaillant manifestement comme tisserand ou tisserande, lorsqu’ils ne sont pas qualifiés personnellement de « tisserand » ou de « tisserande »8.

Documents comportant le mot γερδίαινα

Sur la totalité de cette période (extrême fin du IIe s. – IVe s.), la forme féminine est présente dans les sept documents suivants.

Tableau II

Nom du documentDateLieuType de documentContenu
1BGU XI 2083, 3-4 (= BGU I 148)II/IIIPtolemaïs EuergetisMandat d’amenerMandat officiel d’arrêter deux hommes et deux femmes, tisserands de profession, accusés par un dénommé Ammonios.
2BGU II 617, 4216Socnopéonèse ?Reçu fiscalUne esclave tisserande paie pour la κοπὴ τριχόc et le χειρονάζιον9.
3P.Oxy. VII 1069, 9IIIOxyrhynqueLettre privéeUn homme écrit à sa « sœur » pour lui donner des directives au sujet de sa tunique, qu’elle doit faire fabriquer ; il lui envoie le salaire pour les tisserandes.
4P.Oxy. LVIII 3921, 20219Nome oxyrhynchite ?Comptabilité d’un tuteurComptabilité d’un tuteur qui gère les biens de deux garçons. Parmi ces biens figure une jeune esclave, qui touche un salaire comme tisserande.
5O.Mich. I 11, 6243Nome arsinoïteReçu fiscalUne tisserande a versé 4 drachmes sur le compte de la nomarchie.
6PSI IX 1055 v b, 6265Nome arsinoïteReçu fiscalUne tisserande a versé 12 drachmes sur le compte de la nomarchie.
7SB XVIII 13305, 7271KaranisContrat d’apprentissageContrat entre une tisserande et un homme qui lui confie sa fille, afin qu’elle apprenne l’art du tissage10.

L’analyse de ces documents montre qu’il existe un lien presque systématique entre le contexte général du papyrus et le fait que le métier de la tisserande est mentionné. Par exemple, dans le n° 2, un reçu pour le paiement d’un impôt sur la profession (le χειρονάξιον), on précise de quelle profession il s’agit ; les deux autres reçus fiscaux, les nos 5 et 6, sont probablement aussi à mettre en rapport avec l’impôt sur la profession, qui s’élève en général à 12 drachmes, parfois payé en deux versements de 8 et 4 drachmes11. Dans les nos 3 et 4, il est question de salaires que reçoivent des tisserandes pour leur travail. Le n° 7 concerne la formation au métier de tisserande.

Le premier document de la liste fait figure d’exception. On ignore pourquoi ces personnes font l’objet d’un ordre d’arrestation, et comment il faut interpréter la mention de leur métier. Peut-être sert-elle simplement à mieux les identifier ; si c’est le cas, il s’agit du seul exemple de cette liste où l’on précise la profession d’une tisserande uniquement dans un but descriptif, dans un contexte qui n’a rien à voir avec le tissage. Mais il se pourrait également que ces personnes aient été accusées par Ammonios à cause d’une affaire en rapport avec leur métier, par exemple dans le cas du non-respect d’un contrat12.

Documents comportant les termes γέρδιοс ou γέρδιс

Les documents comportant le terme γέρδιοс ou γέρδιс sont nettement plus nombreux : ils se comptent par dizaines. Sur cet ensemble, nous ne tiendrons pas compte des cas où le contexte ou l’état du document ne permettent pas de tirer des conclusions sur son rapport avec la mention du métier13. L’ensemble des documents pris en considération peut se diviser en deux groupes : ceux qui sont clairement liés à l’exercice de la profession de tisserand et ceux qui ne le sont pas.

Commençons par le premier groupe, qui comporte treize documents. Dans sept cas, le lien avec l’exercice de la profession est manifeste14. Pour six autres, la nature de ce lien nécessite un commentaire :

– Relevons d’abord deux papyrus qui sont probablement à mettre en relation avec le χειρονάξιον : SB XIV 11627, 4 + P.Giss. Univ. VI 47, ii, 4 ; iii, 6 ; iv, 4 ; v, 3 ; vi (Tebtynis, 213-217 ap. J.-C.)15 ; P.Oxy. XII 1519, 2 (nome oxyrhynchite, IIIe s.)16.

– La liste O.Bodl. II 1932, 2 (Thèbes, IIIe s.) comporte uniquement des noms masculins, chaque fois suivis du métier, ce qui suggère que ce document pourrait aussi être lié à l’exercice de leur profession. SB XII 11003, 3 (origine inconnue, IV/Ve s.) est une liste de groupes de professionnels, suivis de quantités de denrées en livres. Si l’on ignore la raison d’être de cette comptabilité, on peut néanmoins supposer qu’elle est en rapport avec les différents métiers mentionnés. Notons encore une fois que ces groupes de professionnels désignés par des masculins pluriels peuvent également comporter des femmes.

– P.Mich. XI 620, 47, 95 et 177 (nome arsinoïte, postérieur à 240 ap. J.-C.), comportant la comptabilité d’un grand domaine, mentionne plusieurs tisserands parmi les locataires des nombreux ateliers de la propriété. La mention du métier se trouve ici en relation avec l’usage qui est fait des locaux mis en location.

– Un document d’un autre type, P.Oxy. XXXI 2575, 2 (nome oxyrhynchite, II/IIIe s.), est un ordre d’arrestation de deux tisserands, qui semble avoir été émis à la demande des percepteurs de l’impôt sur la teinture, les τελῶναι βαφικῆc. Or, dans P.Ryl. II 98 (Ptolemaïs Euergetis, 172 ap. J.-C.), des fonctionnaires semblables apparaissent comme étant des concessionnaires de la ἱοτοναρχία, une charge de coordination de la production des ateliers de tissage d’un secteur géographique donné17. Les éditeurs suggèrent par conséquent que cet ordre d’arrestation survient après un problème lié à la ἱοτοναρχία18 : il est possible en effet que les deux tisserands aient été responsables du contrôle du tissage, et qu’ils n’aient par la suite pas respecté leurs engagements envers les τελῶναι βαφικῆc qui leur avaient concédé cette fonction.

Parmi les documents qui comportent le mot γέρδιοс ou γέρδιс, nous en avons donc treize qui ont très probablement été produits dans le contexte de l’exercice du métier de tisserand. Passons à présent au second groupe : celui des documents dont le lien avec le métier de tisserand est douteux ou absent.

Un premier ensemble de documents, composé de listes de contribuables masculins, provient des archives fiscales de Socnopéonèse19. Dans ce genre de liste, les noms de contribuables sont parfois accompagnés par des noms de métiers ; dans ces cas, le patronyme est souvent absent. Nous trouvons plusieurs tisserands dans ces listes, et certains tisserands apparaissent plusieurs fois. La présence du métier peut être comprise de deux manières : soit on profitait des listes de contribuables établies en vue du prélèvement d’un impôt sur les terres pour recenser également les artisans afin de faciliter le prélèvement d’un impôt sur les professions (le χειρονάξιον, par exemple) ; soit cette précision servait simplement à mieux identifier certains contribuables, en indiquant leur métier.

Provenant de Haute Egypte, quatre listes de noms masculins, inscrites sur des ostraca, présentent des similitudes avec certaines listes de noms des archives de Socnopéonèse, mais leur fonction ne peut être définie avec certitude20. Elles pourraient avoir été établies à des fins fiscales, et là encore, la mention du métier de tisserand pourrait servir à identifier les hommes figurant sur ces listes. Relevons que la mention du métier n’accompagne que les noms sans patronymes.

Le long document SB XXIV 16000, 37 et 167 (Panopolis, postérieur à 298 ap. J.-C.), qui contient la description topographique des immeubles de Panopolis, mentionne quant à lui deux tisserands, parmi d’autres métiers exercés par les habitants recensés. L’éditeur interprète ces précisions de la manière suivante : « Notre liste caractérise la personne du propriétaire de l’immeuble, en dehors du nom (et éventuellement celui des aïeux), par son métier, la fonction remplie ou l’appartenance aux prêtres. Ces informations font partie des données personnelles de chaque habitant de l’Egypte, avec son nom et son signalement. Leur mention sert ici, suivant la destination de la liste, à la définition des personnes et non à l’enregistrement des fonctions remplies ou du métier. Si on tient compte que le métier ou la fonction peuvent être des éléments parfois bien plus particuliers que le nom, on comprend que ces informations étaient été soigneusement notées (…). »21

La question se pose en des termes semblables pour SB XXIV 16015, 15 (nome arsinoïte, 203 ap. J.-C.) : il s’agit d’une déclaration pour le recensement, émanant d’un certain Alba (…), tisserand de profession. Cependant, l’éditrice de ce document interprète ici la mention du métier à l’opposé de Borkowski : « The indication of the occupation as a weaver fits the known praxis in the Arsinoite declarations, where professions in the textile industry seem to be mentioned with great regularity. Hombert-Préaux connected this fact to the special tax status the textile industry had obtained. »22

Ainsi, nous voyons que dans ces documents il subsiste une certaine ambiguïté quant à la fonction occupée par la mention du métier. Si un but fiscal ne peut être exclu, il n’en demeure pas moins que l’indication du métier pourrait également servir à identifier les individus, ce qui n’est généralement pas le cas pour l’indication du métier pour les tisserandes.

Pour finir, examinons les quelques documents dont le contenu n’a clairement pas de rapport avec l’exercice du métier de tisserand : la mention de la profession sert manifestement à décrire ou identifier l’individu qui l’exerce.

– Dans O.Heid. 396, 3 (nome arsinoïte [ ?], IIIe s.), il est question de contributions en nature versées en vue d’une fête ; on mentionne le « tisserand d’en face », qui a fourni une poule et des œufs.

– La mention du métier joue peut-être le même rôle dans P.Lond. III 1170 (p. 193), 91 et 94 (Théadelphie, 259 ap. J.-C.), qui comporte la comptabilité d’un grand domaine : parmi les recettes sont mentionnées des sommes d’argent versées par deux tisserands. Il est impossible de dire si ce versement a un rapport avec leur métier, mais il est probable qu’on les qualifie de tisserands afin de mieux les identifier.

– CPR XV 52, 8 (nome arsinoïte, début du IIIe s.) est une liste d’arriérés. Le tisserand est le seul à avoir un nom de métier, à la place du patronyme, ce qui suggère qu’il ne s’agit pas d’arriérés pour le χειρονάξιον, contrairement à P.Oxy. XII 151923.

– P.Leipz. I 11, 9 (Memphis, IIIe s.), une pièce comptable, mentionne un certain Didymos, dont on dit qu’il est fils d’Asklanoubis le tisserand.

– Dans SB XVI 12606, 12 (Oxyrhynque [ ?], III/IVe s.), un homme écrit à sa mère pour lui dire qu’elle doit s’apprêter à loger deux amis ; l’un d’eux est un certain Akes, fils du tisserand Pachymis.

– P.Princ. III 181, 6 (Oxyrhynque, 344 ap. J.-C.) est un reçu dans lequel Aurelius Tithoes déclare avoir reçu le remboursement d’un prêt ; on précise dans l’entête qu’il est tisserand de profession.

Les papyrus qui indiquent le mieux le fait que le métier de tisserand peut être, en tout cas pour un homme, utilisé comme un élément de l’identité, sont sans doute les deux documents suivants :

– SB XIV 11932, 6 et 43 (= PSI XII 1244 ; nome arsinoïte, 208 ap. J.-C.) est un document adressé par les πρεсβύτεροι d’un village au stratège, et comportant les noms des hommes désignés pour une liturgie. Parmi ces πρεсβύτεροι figure le tisserand Liberalis. Dans la souscription, il est désigné comme [Λιβε]ρᾶλιс ἐπικ(αλούμενοс) γέρδι(οс) (ὡc [ἐτῶν) ν οὐ(λὴ) γόνα(τι) δεξιῳ̑. Il ressort clairement de cette souscription que le métier pouvait servir à identifier des personnes.

– P.Oxy. LI 3617, 10 (Oxyrhynque, IIIe s.) comporte le signalement d’un esclave en fuite ; parmi ses caractéristiques, on relève qu’il est tisserand de profession.

Enfin, relevons que le terme γέρδιс figure sur deux des étiquettes de momie datant de cette période, P.Coll. Youtie II 118, 2 (nome panopolite, II-IVe s.) et T.Mon. Louvre 551, 2 (origine inconnue, II/IIIe s.). Dans le premier cas, ce terme qualifie le mort, tandis que dans la seconde étiquette, c’est le père de la femme décédée qui exerce le métier de tisserand.

Conclusion

L’analyse des documents fait clairement apparaître les éléments suivants. D’une part, les documents comportant le mot γερδίαινα ont généralement un contenu en rapport étroit avec l’exercice du tissage professionnel – à l’exception peut-être de BGU XI 2083. D’autre part, la forme masculine de ce terme apparaît dans des contextes beaucoup plus diversifiés.

Ainsi, dans les documents appartenant à des archives fiscales ou à des processus de recensement, un lien avec l’exercice de la profession et les obligations légales qui en découlent demeure possible. Notons que les archives fiscales de Socnopéonèse citées en exemple dans cet article n’incluent que des hommes ; quant aux documents liés au recensement, qui concernent également des femmes, on peut relever qu’ils ne mentionnent jamais de profession féminine24.

D’autres papyrus parlent de γέρδιοι alors qu’ils n’ont manifestement aucun rapport avec l’exercice de cette profession. Dans ces documents, la mention du métier sert à identifier l’homme qui l’exerce ; on voit ainsi que le métier peut faire partie de l’identité sociale masculine.

Ce phénomène peut contribuer à expliquer pourquoi les γέρδιοι sont plus visibles dans la documentation que leurs homologues féminins, les γερδίαιναι. En effet, si le métier d’un homme est mentionné dans les documents relatifs à son travail, et en plus dans d’autres types de documents, il est normal que les métiers masculins apparaissent plus facilement dans les papyrus que les métiers féminins.

Certes, il n’en demeure pas moins que dans la réalité, les femmes exerçaient probablement moins souvent que les hommes un travail désigné par un nom de métier officiel. L’analyse de ces documents montre cependant que d’autres paramètres peuvent influencer la visibilité des activités féminines et masculines dans les papyrus, et qu’il est important d’en tenir compte lorsque l’on étudie la participation des hommes et des femmes à l’économie antique.

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1 Nous entendons par « travail officiel » les activités qui sont désignées par un nom de métier. Il faut cependant tenir compte du fait que dans l’Antiquité (et pas seulement), beaucoup de travaux artisanaux s’effectuaient à domicile, et que la distinction entre le travail domestique et lucratif était moins clairement établie qu’elle ne l’est aujourd’hui ; cf. Dixon (2001) 130-131 ; Van Minnen (1998) 201.

2 Sur l’exclusion des femmes des fonctions publiques, cf. Beaucamp (1990/1992) I, 29-31 ; II, 273-274. Des prêtresses (païennes) sont en revanche attestées jusqu’au IVe siècle ; cf. II, 273.

3 Pour la période byzantine, cf. Beaucamp (1993) passim.

4 Cf. Van Minnen (1998) 201 et 203.

5 Cf. Dixon (2000/2001) passim, et (2001) 113-132.

6 Cf. Wipszycka (1965) 103-121.

7 Notons que l’Edit de Dioclétien (20, 12-13) comporte la forme γερδία ; comme le souligne Federico Morelli (2004) 73, il s’agit du seul nom de métier féminin mentionné dans l’Edit.

8 Par exemple, nous ne tiendrons pas compte ici de O.Theb. 70 (Thèbes, IIIe s. ap. J.-C.) : Βηсῶс καὶ μ(έτοχοι) ἐπιτ(ηρηταὶ) τέλ(ουс) γερδ(ίων) τοῦ ϛ (ἔτουс [ ?]) ὀνόμ(ατοс) Πετεμ(ενώφιοε). ἔχ(ομεс) παρὰ сο(ῦ) ὑπ(ὲρ) τέλ(ουс) μη(νὸε) Θὼθ (δραχμὰε) δέκα (γίνονται) (δραχμαὶ) ι. (ἔτουε) ϛ Φαῦ(φι) κβ.

9 Sur la κοπὴ τριχόc, cf. Wipszycka (1971) passim ; sur le χειρονάζιον, cf. Hobson (1993), en particulier 78-83.

10 Cf. Van Minnen (1998) 202-203.

11 Cf. Wallace (1938) 192-193.

12 Je remercie Paul Schubert qui m’a fait part de cette suggestion.

13 P.Eleph. Wagner I 111, 5 (Elephantine, I-IVe s.) ; P.IFAO III 46, ii, 6 (origine inconnue, I-IVe s.) ; O.Leid. 292, 6 (origine inconnue, II/IIIe s.) ; SB XVIII 13766, 16 (origine inconnue, II/IIIe s.) ; SB XXII 15714, 2 (Philadelphie, II/IIIe s.) ; P.Flor. I 25, 21 (Ptolemaïs Euergetis, IIIe s.) ; P.Flor. I 50, 70 (Hermoupolis, 269 ap. J.-C.) ; P.Michael 109, 6 et 121, 1 (Panopolis, IIIe s.) ; SB I 1974, 1 (Oxyrhynque, IIIe s.) ; SB XVI 12497, 23 (Ptolemaïs Euergetis [ ?], IIIe s.) ; SB XX 15061, 2 (nome hermopolite, III/IVe s.) ; P.Charite 35,6 (nome hermopolite, 320-350 ap. J.-C.) ; P.Ross. Georg. V 51, x, 12 (origine inconnue, IVe s. [ ?]) ; SB XX 15198, 6 (Oxyrhynque, IVe s.).

14 O.Wilck. 1155, 2 et 1156, 1 (Thèbes [ ?], I-IVe s.) ; O.Wilb. 75, 1 (Thèbes [ ?], 164, 196 ou 221 ap. J.-C.) ; P.Berl. Cohen 15, 7 (Karanis [ ?], II/IIIe s.) ; SB XIV 12011, 6 (origine inconnue, II/IIIe s.) ; P.Strasb. VI 576, 27 (origine inconnue, 325-330 ap. J.-C.) ; SPP XX 75, 8-9 (nome hermopolite, IVe s.).

15 Il s’agit d’un seul et même document, dont la première partie a été publiée deux fois. Pour le rapport entre ce document et le χειρονάξιον, cf. Hobson (1993) 90-91.

16 Ce papyrus comporte une liste d’arriérés. Dans la première partie du document, la profession de la plupart des contribuables est précisée ; c’est pourquoi les éditeurs supposent que la taxe en question pourrait être le χειρονάξιον.

17 Sur la ἱсτοναρχία, cf. O.Wilb. 75, introduction ; Van Minnen (1987) 57-58.

18 Cf. P.Oxy. XXXI 2575, 3-4 n.

19 Cf. BGU II 392, 29, 35, 60 ; II 639, i, 22 et ii, 6, 14 ; P.Bodl. I 23, 37 et 41 ; P.Lond. II 156 (p. 249), 9, et 21 ; SPP XXII 179, 14, 21 et 26 ; SPP XXII 180, 6, 37, 43 et 55 (208 ap. J.-C.), qui appartiennent au même documents. Voir aussi BGU II 426, 19 ; ii, 6 et 10 ; II 630, iii, 6 et 15 ; iv, 25, 30 et 31 (200 ap. J.-C.) ; SPP XX 39, ii, 4 et 10 ; iii 1-3 (II/IIIe s.) ; SPP XXII 26, ii, 10 et SPP XXII 165, 27 et 36 (début du IIIe s.) ; CPR XV 38, fr. A, ii, 1 (204-208 ap. J.-C.) ; SB XIV 11715, ii, 27 et 34 ; iii, 12, 25 et 32 ; iv, 27 ; v, 12, 27 et 33 ; vi, 12 ; vii, 24 et 31 ; viii, 24 et 31 ; ix, 11 et 31 ; x, 12 et 34 (209 ap. J.-C.) ; SPP XXII 88, 23 (214/215 ap. J.-C.) ; SPP XXII 169, 49 et 51 (216 ap. J.-C.) ; SPP XXII 174, 31 (218 ap. J.-C.) ; BGU II 659, 16 (229 ap. J.-C.), qui proviennent des mêmes archives. Sur ces archives, cf. Hobson (1975 et 1977) ; Nachtergael (2005) 232-235 ; P.Louvre I 46, introduction. D’un contenu très proche de BGU II 426, on peut également citer ici P.Strasb. IX 897, 9 (Théadelphie [ ?], IIIe s.).

20 O.Bodl. II 1932, 2 ; 1938, 10 ; 1942, 2, 8 et 10 (Thèbes, IIIe s.) ; O.Strasb. I 569, 3 (Haute Egypte, IVe s.).

21 Borkowski (1975) 42.

22 Cf. Duttenhöfer (1997) 77 ; Hombert / Préaux (1952) 117.

23 Cf. supra, p. 277 ; pour l’intitulé de cette liste comptable, cf. Hagedorn (1992) 284.

24 Hombert / Préaux (1952) 118.