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Droit provincial et protection des intérêts privés en Égypte sous l’empire romain

Barbara ANAGNOSTOU-CANAS

L’Egypte, province romaine, dont la vie juridique est bien connue grâce à l’abondante documentation papyrologique, est un terrain privilégié pour l’étude des motivations ayant guidé l’élaboration du droit. En Egypte sous le Principat, le droit comportait deux groupes de règles juridiques : le droit impérial, commun à tous les citoyens de Rome, et le droit provincial, fait par les préfets et les empereurs pour la seule Egypte. Nous traiterons ici du droit provincial, dont les sources formelles étaient les édits préfectoraux et les constitutions impériales. Pour la plupart, ces actes normatifs relevaient du droit public, notamment administratif et fiscal ; mais les dispositions du droit provincial que nous retiendrons concernaient le droit privé et, plus particulièrement, la création, le transfert ou l’extinction des droits pécuniaires des particuliers.

Nous commencerons par présenter le dispositif de ces lois non pas en fonction de l’autorité publique dont elles émanaient, mais en les groupant ratione materiae, selon qu’elles contenaient des prescriptions relatives aux créances, aux droits réels ou aux droits successoraux ; puis nous nous intéresserons aux méthodes et aux motifs qui fondaient le raisonnement du législateur.

Parmi les édits préfectoraux, le premier en date qui contient des dispositions concernant les droits pécuniaires des particuliers est celui du préfet Tiberius Iulius Alexander1. Son préambule nous apprend ce qui l’a précédé : l’édit a été promulgué au lendemain de l’avènement de Galba, à une époque où l’Egypte connaissait des exactions de percepteurs des deniers publics et une dépopulation de la campagne. Dès son arrivée à Alexandrie, le préfet fut assailli de plaintes à cet égard2. Les dispositions de l’édit portent sur l’administration et la fiscalité ; nous retiendrons ici celles où la loi intervient pour empêcher les abus d’autorité conduisant à l’usage de la force publique à des fins privées, ou pour protéger les tiers contractant avec un individu engagé envers l’Etat3.

Le préfet avait constaté que, à la suite de cessions de créance effectuées « sous prétexte de l’intérêt de l’Etat », des moyens d’exécution réservés aux débiteurs du fisc ou aux délinquants de droit commun étaient utilisés contre des débiteurs de créanciers privés – sans doute par des fonctionnaires ayant acquis à titre privé des créances que les cédants n’avaient pu recouvrer4. Ces créances nées d’un contrat entre particuliers contenaient en effet une clause pénale stipulant qu’en cas d’inexécution le débiteur devait payer une amende à l’Etat5. Quand le débiteur était mis en demeure, le fonctionnaire obtenait la cession de cette créance à bas prix en prétextant « l’intérêt de l’Etat », c’est-à-dire le paiement de cette amende due au fisc par des débiteurs récalcitrants ou insolvables. Déclarant se conformer à une volonté d’Auguste, Alexander rappelle que l’exécution en recouvrement des créances devait se faire sur les biens et non sur la personne du débiteur ; il interdit que, « sous prétexte de l’intérêt de l’Etat », on se fasse céder par autrui des créances qu’on n’avait pas contractées soi-même à l’origine ; il prohibe aussi l’emprisonnement d’un homme libre dans une prison publique, à moins qu’il ne s’agisse d’un malfaiteur ou d’un débiteur du fisc.

En quoi pouvait consister cette volonté impériale dont parle le préfet ? Interdire l’exécution sur la personne pour dettes privées, comme le laisse entendre le dispositif de la loi6 ? Les documents témoignant de la pratique attestent la persistance dans les contrats de clauses prévoyant que l’exécution serait faite sur la personne du débiteur dans le but de faire pression sur lui et sur ses proches, afin que le créancier obtienne satisfaction7. En l’occurrence, la volonté à laquelle se réfère le préfet peut être identifiée dans une constitution d’Auguste qui aurait étendu à l’Egypte les bénéfices d’une lex Iulia permettant au débiteur insolvable de se soustraire à l’exécution sur sa personne, en faisant la cession de ses biens8. L’introduction de la cessio bonorum n’a pas supprimé la contrainte par corps en Egypte mais permettait à ceux qui en avaient les moyens d’y échapper. La disposition de l’édit d’Alexander ne visait donc pas à abolir l’exécution sur la personne pour dettes privées, mais à empêcher l’emprisonnement illégal du débiteur.

Par la suite, le préfet a pris des dispositions protégeant les tiers cocontractants d’un individu engagé envers l’Etat9. Il cherchait à protéger des tiers de bonne foi qui, ayant noué des relations contractuelles avec des fonctionnaires ou des débiteurs du fisc, leur avaient consenti un prêt, garanti ou non par une hypothèque, ou leur avaient acheté un bien : l’administration pouvait intervenir pour annuler ces actes et confisquer les propriétés vendues ou hypothéquées légalement, ou reprendre de force à un créancier la somme d’un prêt qui lui avait été remboursé, si celui qui avait vendu ou hypothéqué son bien ou remboursé le prêt consenti était débiteur de l’Etat.

Alexander avait appris que ces procédures étaient fréquentes. L’administration intervenait pour préserver les intérêts de l’Etat et l’intervention était faite en vertu de la πρωτοπραξία de l’Etat, un mode d’exécution privilégié réservé au fisc pour garantir ses créances. La πρωτοπραξία découle d’une κατοχή, c’est-à-dire d’un droit de saisie grevant tout le patrimoine d’un débiteur du fisc au profit de ce dernier dès l’engagement de cette personne envers l’Etat ; elle permettait donc au fisc de faire valoir ledit droit contre les tiers auxquels son débiteur avait vendu un bien ou remboursé une dette, ou en faveur desquels il avait constitué une hypothèque. Il fallait donc que les futurs cocontractants d’un débiteur du fisc puissent vérifier l’état juridique de son patrimoine avant de passer un contrat avec lui.

C’est dans ce but qu’Alexander imposa des formalités de publicité : l’inscription du nom des débiteurs du fisc suspects d’insolvabilité sur une liste, ainsi que l’affichage de ces noms ou l’inscription du droit de κατοχή au profit du fisc sur les déclarations de propriété des biens de ces débiteurs au registre de la propriété immobilière. Si aucune de ces formalités de publicité n’avait été prise, les droits de l’Etat ne pouvaient être opposés aux tiers de bonne foi. Les documents de la pratique attestent que l’administration inscrivait la κατοχή du fisc sur les déclarations de propriété de ses débiteurs au registre de la propriété immobilière ; ils montrent aussi que, vu le grand nombre de personnes engagées envers l’Etat, les particuliers acceptaient de se lier par contrat sous réserve des droits du fisc10.

Le préfet a aussi déclaré : « Quant aux dots, qui sont bien d’autrui et non des maris qui les ont reçues, le dieu Auguste a ordonné, ainsi que les préfets, qu’elles soient rendues par le fisc aux femmes dont il faut sauvegarder la πρωτοπραξία. »11 L’abus visé par l’édit était commis dans le cadre d’une procédure d’exécution contre un débiteur du fisc et le tiers à protéger était son épouse, dont la dot était confisquée par les agents administratifs avec les biens de son mari12.

Les archives des acquêts (βιβλιοθήκη ἐγκτήcεων), qui abritaient le registre de la propriété immobilière dans les métropoles des nomes, furent créées par les Romains au milieu du Ier s. ap. J.-C. Elles étaient destinées au contrôle des changements opérés dans le droit de propriété d’un immeuble. Le P.Oxy. II 237, viii, 27-43 nous apprend que c’est à la suite de la plainte d’un stratège – selon laquelle le registre de la β. ἐ. du nome oxyrhynchite, créé à partir des déclarations des particuliers, n’était pas tenu correctement – que le préfet Marcus Mettius Rufus a ordonné en 89 la révision de ces registres dans toute l’Egypte13. A l’instar de ses prédécesseurs, il a enjoint à tous les propriétaires de déclarer leurs propriétés dans les six mois, aux créanciers leurs hypothèques et à tous les autres leurs droits grevant un immeuble et permettant d’empêcher son aliénation. Ainsi, les femmes mariées devaient indiquer sur les déclarations de propriété de leur époux les titres qui créaient leur droit de κατοχή sur les biens de ceux-ci conformément à une règle de droit local ; les enfants devaient en faire autant concernant leur éventuelle κατοχή sur les biens de leurs parents, afin que les partenaires contractuels de l’époux ou des parents ne soient pas trompés (comme le dit Rufus, afin « de leur éviter de subir une fraude par ignorance »)14.

Les registres de la β. ἐ. étaient des listes de noms de personnes et non des listes cadastrales. Ils permettaient aux acheteurs de vérifier l’état juridique d’un bien. Le préfet a par ailleurs interdit aux notaires de dresser des actes relatifs à des mutations immobilières sans l’ordre des archivistes de la β. ἐ. L’inobservation de cette règle entraînait la nullité de l’acte et des peines pour les contrevenants15. On observera que les particuliers, qui n’étaient pas contraints à déclarer leurs mutations immobilières, le faisaient surtout avant de vendre. De ce fait, le fisc ne pouvait pas se fier aux données qui figuraient sur les fiches personnelles pour imposer une charge liturgique16.

Bien que Mettius Rufus ait prescrit la révision quinquennale des registres de la β. ἐ., ils n’étaient pas à jour en 109. Se référant à l’édit de Rufus, le préfet Sulpicius Similis en promulgue un autre ordonnant que des copies des contrats de mariages soient déposées dans la β. ἐ. où étaient enregistrés les biens du mari, pour que les tiers cocontractants de ce dernier sachent si lesdits biens étaient grevés d’une κατοχή de l’épouse ou des enfants17.

Dans le cadre de la surveillance publique des opérations juridiques, une des préoccupations des préfets d’Egypte fut la conservation et le contrôle des actes non notariés. En 127, Titus Flavius Titianus promulgua un édit relatif au fonctionnement des archives publiques centrales où ces actes étaient déposés : il y fixa les modalités du dépôt à la bibliothèque du Nanaion et à la bibliothèque Hadrienne, créée peu de temps auparavant à Alexandrie, des copies des actes dressés par les notaires égyptiens, lesquels n’avaient pas la qualité d’officiers publics18. Le P.Oxy. I 34, i et ii a conservé cet édit, qui contient la procédure de contrôle desdits actes que les employés des services de l’archidicaste devaient suivre, et qui obligeait ces derniers à en déposer une copie dans chacune de ces deux bibliothèques. Dans un nouvel édit promulgué cinq mois plus tard à l’intention des notaires égyptiens négligents, le préfet leur enjoint de déposer les contrats à la bibliothèque Hadrienne, dont la raison d’être était de garantir « qu’aucune des choses faites contrairement aux règles ne soit ignorée ».19

Deux documents contiennent des dispositions visant à protéger chaque partie d’un contrat du comportement malhonnête de l’autre. Le premier, un édit préfectoral, porte sur le chantage des débiteurs exercé sur leurs créanciers et sur les moyens de défense mis à la disposition des débiteurs menacés d’exécution ; le second, un document de la pratique judiciaire, porte sur la protection du créancier contre les actes frauduleux du débiteur en cas d’exécution sur les biens.

L’édit de Gaius Valerius Eudaemon date de 142. Le préfet avait constaté que beaucoup de ceux à qui les créanciers réclamaient le paiement de leurs dettes en argent refusaient de payer en les menaçant d’« accusations plus graves »20. Suivant l’avis d’un de ses prédécesseurs, Marcus Petronius Mamertinus, Eudaemon avertit alors les débiteurs de s’abstenir de manœuvres de chantage et de s’exécuter ou d’obtenir de leurs créanciers un sursis par un accord régulier. Mais, les créanciers n’étant pas toujours honnêtes, le préfet a indiqué aux débiteurs les voies légales qui leur étaient ouvertes pour nier leur dette : ils devaient déclarer « ne pas devoir » au moment de la réclamation du paiement de la dette, et accuser leurs créanciers par écrit de falsification des titres de créance ou de fraude ou de captation21. Un nouveau débat naissait dans lequel on examinait l’existence même de la dette sans tenir compte de la force probante du document dont elle découlait.

Dans le brouillon d’une requête adressée à une autorité inconnue en 246, le requérant est un créancier qui soupçonne son débiteur de vouloir aliéner les biens garantissant sa dette avant de la lui rembourser22. Il invoque « des lois » – en fait un rescrit de Sévère et Caracalla – condamnant l’alienatio in fraudem creditorum (l’aliénation de ses biens par un débiteur insolvable au détriment de ses créanciers)23.

Outre cette référence à un rescrit, les papyrus ont conservé le texte de constitutions impériales relatives à l’acquisition, au transfert ou à l’extinction des droits pécuniaires. Treize réponses (ἀποκρίματα) données par l’empereur Septime Sévère à l’occasion de son voyage en Egypte en 199/200 sont conservées dans le P.Col. VI 12324. Nous en retiendrons quatre. L’ἀπóκριμα 4 concerne une affaire dont le fond est controversé25. L’empereur se prononce sur une demande de résiliation d’un acte de vente de biens hypothéqués, le demandeur étant vraisemblablement le débiteur dont le créancier avait vendu lesdits biens, qu’il détenait par force sans convention. L’empereur refuse la demande de résiliation, mais décide que le préfet utilise les voies de droit adéquates pour que le débiteur retrouve la possession de ses biens. Dans l’ἀπόκριμα 5, Septime Sévère répond à une pérégrine « qu’il n’est pas interdit aux femmes d’emprunter de l’argent et de payer pour d’autres ». L’esprit du droit romain sert ici de référence au souverain pour combler une lacune dans le droit local : il est en effet fait allusion au sénatus-consulte Velléien, qui interdisait à une femme de prendre à sa charge la dette d’autrui, de se porter caution, de donner en gage ou d’hypothéquer ses biens dans l’intérêt d’une autre personne, mais non d’aliéner un de ses biens pour payer la dette d’autrui, car elle ne s’engageait pas pour l’avenir26.

Dans l’ἀπόκριμα 12, le requérant est un fils qui a usé de son droit de s’abstenir de la succession paternelle lorsqu’il était impubère, mais qui a changé d’avis après avoir dépassé l’âge de 25 ans, au moment où les biens paternels étaient déjà confisqués et vendus pour payer les créanciers héréditaires. L’empereur lui refuse le droit de revenir sur sa décision en raison de son âge en vertu de la loi Plaetoria27. En revanche, dans deux rescrits, Septime Sévère et Caracalla ont décidé que le préfet devait se prononcer sur les cas de jeunes justiciables fraudés par leurs cocontractants et leur donner l’in integrum restitutio28.

En matière de droits réels, le préfet Gaius Avidius Heliodoros a légiféré en 137 sur le droit des copropriétaires et des voisins d’intervenir dans la vente d’un immeuble ou d’un fonds de terre détenu en copropriété, après avoir reçu de nombreuses requêtes à ce sujet29. Heliodoros n’a pas fait de distinction entre la copropriété en parts idéales (pro indiviso) ou verticales (pro diviso), admise par le droit romain classique, et celle en parts horizontales, pratiquée en Egypte30. En cas de vente de sa part par l’un des copropriétaires, le gouverneur reconnaissait aux copropriétaires et aux voisins un droit de préemption dans des délais prescrits, que le vendeur devait respecter sous peine de confiscation du prix de la vente. Cette innovation préfectorale consacrait un droit inconnu à Rome.

Le BGU I 267 et le P.Strasb. I 22 ont conservé – en le reproduisant avec quelques variantes – un rescrit de Septime Sévère et Caracalla daté de 199/20031. Adressé à une femme, il reconnaissait officiellement un moyen de défense procédurale (la longi temporis praescriptio) aux possesseurs des fonds provinciaux en s’inspirant d’une règle locale. La prescription de longue possession était accordée contre le propriétaire demandeur qui intentait l’action en revendication contre le défendeur qui pouvait alléguer une juste cause et qui avait possédé sans aucune contestation pendant 10 ou 20 ans, selon que les plaideurs habitaient ou non la même cité. Le rescrit remplissait un vide car l’usucapion romaine ne pouvait pas fonctionner dans les provinces pour les immeubles et pour les meubles : elle n’était applicable qu’aux citoyens romains.

Une autre sentence impériale concernant un droit réel est fournie par l’empereur Hadrien à l’occasion d’un procès à un justiciable, lequel revendiquait des esclaves que sa créancière gagiste possédait injustement, sans doute après remboursement de la dette. Soulignant qu’il s’était déjà prononcé sur cette affaire, Hadrien lui recommande de suivre les voies de droit pour récupérer ses biens32.

En matière de successions enfin, trois documents nous livrent des constitutions impériales favorables aux héritiers provinciaux. Le premier est l’ἀπόκριμα 8 de Septime Sévère dans le P. Col. VI 123 : l’empereur est saisi par un héritier ab intestat qui a intenté une pétition d’hérédité contre des personnes détenant son héritage en qualité d’héritiers institués dans un testament. Ce dernier est prétendument falsifié. L’empereur répond qu’il est injuste que des héritiers institués soient dépossédés, même si le testament est prétendument falsifié ; il ajoute que les officiels chargés de la procédure doivent veiller à ce que les personnes accusées soient citées en justice en respectant l’ordre des procès, c’est-à-dire en respectant le caractère préjudiciel de la question pénale (testamentum falsum), laquelle devait être jugée avant la question civile (hereditatis petitio), dont elle commandait la solution33.

Les deux autres montrent l’empereur Hadrien intervenant pour corriger des injustices à l’égard des enfants dans la succession ab intestat. Une Egyptienne morte ab intestat avait laissé une petite-fille qui intenta un procès contre son oncle et son cousin, lesquels se trouvaient en possession de tous les biens héréditaires ; elle a demandé la part successorale de son père défunt. Elle revendiquait le bénéfice d’une « grâce » d’Hadrien promulguée en 125 et accordant aux enfants des Egyptiens le droit de succéder à leurs grands-parents en représentant leurs parents : cette constitution était postérieure à la mort de sa grand-mère, mais le préfet ordonna l’application rétroactive de la nouvelle loi34.

Enfin, Hadrien est venu au secours des enfants des soldats romains conçus pendant le service de leur père et n’ayant pas été institués héritiers dans le testament de leur géniteur. Dans une lettre adressée au préfet d’Egypte Quintus Rammius Martialis en 119, il a classé ces enfants illégitimes dans la parenté naturelle du défunt et leur a reconnu la possession successorale des biens paternels dans la classe prétorienne unde cognati35.

Le dispositif de cette quinzaine de textes législatifs contient les éléments qui révèlent les circonstances immédiates ayant donné lieu à leur naissance, la méthode législative utilisée et la motivation du législateur. Dans les édits du préfet, l’origine immédiate de l’intervention est donnée en introduction à sa loi ou dans le dispositif de celle-ci. Si en 68 Alexander a choisi pour s’exprimer une prescription d’ordre général assurant Galba de sa fidélité, son édit n’en est pas moins composé de réponses à des points qui lui ont été soumis par le biais de plaintes reçues dès son entrée en fonction, de la part de gens de toute condition. De même, Rufus en 89 et Similis en 109 ont promulgué des édits sur le fonctionnement de la bibliothèque des acquêts, le premier alerté sur leur état par un stratège de nome, le second dans le cadre d’un procès, à l’occasion d’une enquête qu’il a menée au sujet – sans doute – de fausses déclarations de propriété36.

En 127, Titianus a légiféré deux fois en cinq mois sur le même sujet car il ne lui avait pas échappé que les notaires égyptiens n’arrivaient pas à adopter les nouveaux usages sur l’enregistrement des actes privés à la bibliothèque Hadrienne37. Avant de promulguer son édit sur les rapports de fait entre créanciers et débiteurs, Eudaemon avait constaté personnellement les manœuvres des débiteurs38 ; et en 137, Heliodoros a édicté pour reconnaître un droit de préemption aux copropriétaires ainsi qu’aux voisins contre un éventuel acquéreur extérieur en cas de vente d’une part d’immeuble, parce qu’il avait été saisi de nombreuses requêtes à ce sujet39.

Les constitutions impériales retenues sont des rescrits par souscription et une lettre adressée à un fonctionnaire, en l’occurrence le préfet Martialis. Les rescrits par souscription contiennent la réponse de l’empereur à la question d’un particulier, posée le plus souvent à l’occasion d’un procès et introduite personnellement ou par un mandataire40. Le droit y est dit d’après les faits, tels que le demandeur les a décrits, sous la réserve implicite « si les faits allégués dans la requête sont vérifiés par le juge ». Leur style est laconique, comme celui des ἀποκρίματα de Septime Sévère dans le P.Col. VI 123 ; il peut exprimer un certain agacement, comme dans la réponse d’Hadrien du P.Tebt. II 286. Seules la souscription de Septime Sévère et de Caracalla dans les BGU I 267 et P.Strasb. I 22 ainsi que la lettre d’Hadrien dans le BGU I 140 proposent une solution juridique avec la généralité d’un article de code : la première sur l’application de la prescription de longue possession, la seconde sur la reconnaissance des droits successoraux aux enfants illégitimes des soldats romains. En principe les rescrits, qui sont des réponses en droit, n’avaient de valeur que pour l’affaire qui les avait suscités mais, en raison de l’autorité de l’empereur, ils ont pris peu à peu valeur de règle de droit applicable dans les cas analogues.

Du point de vue de l’aspect interne de la méthode législative, quand il s’agit d’édits préfectoraux, nous sommes en présence de normes générales de type axiomatique pouvant servir de base à un système de déduction et, dans le cas des réponses législatives impériales, de normes de type axiologique nées de la pratique judiciaire41. Cependant, même les édits des préfets ne sont pas dépourvus de l’aspect de décisions concrètes nées d’un ou de plusieurs contentieux particuliers qui ont amené les gouverneurs à légiférer, et que ces derniers mentionnent dans leurs lois.

Voyons à présent les motifs juridiques qui conduisaient les législateurs à dire le droit. Ils sont présentés comme l’objet direct des édits des préfets : s’agissant de dispositions destinées à protéger les cocontractants d’un individu engagé envers l’Etat, Alexander déclare vouloir assurer la protection des relations contractuelles et le maintien de la confiance générale42. Dans les édits relatifs à l’organisation de l’enregistrement et de la conservation des actes privés, instruments par excellence de création, de transfert et d’extinction des droits pécuniaires, les préfets sont guidés par le même objectif : l’organsation du contrôle et de la publicité des actes afin que ces derniers ne restent pas valables seulement entre les parties mais qu’ils soient opposables aux tiers43. Quant à l’édit d’Eudaemon, il montre que les gouverneurs romains ne se contentaient pas de veiller à ce que les contrats aient une force probante obligatoire de par leur nature d’actes authentiques ou leur enregistrement aux archives publiques : ils veillaient aussi à assurer aux débiteurs les moyens procéduraux de contester ces actes écrits44. En définitive, seul Alexander qui, dans son édit, pose les principes de sa politique future, se réfère à des valeurs morales telles que la prévoyance et le soin de l’autre45.

L’empereur, intervenant quant à lui ponctuellement pour dire le droit sur une question précise, devient juge et donne une motivation juridique à sa décision qui, qu’elle soit adressée à des Romains ou à des pérégrins, est fidèle au droit romain46. Il n’en est pas moins législateur et peut innover en érigeant en droit une pratique locale, ou en reconnaissant officiellement la valeur juridique du lien de parenté cognatique entre le père et l’enfant47. La volonté de protéger les faibles n’est pas absente lorsque l’empereur traite le cas d’un cocontractant fraudé, d’une femme ou d’un jeune48. Lorsque sa décision concerne des faibles en nombre, il peut mettre en avant des principes sous des airs de fausse modestie. Ainsi, dans sa lettre au préfet Martialis, Hadrien déclare manifester plus d’humanité que ses prédécesseurs concernant la succession des enfants illégitimes des soldats, tout en précisant qu’il ne veut pas paraître en faire grand cas49.

La motivation officielle des normes étudiées ici est la protection juridique des intérêts des particuliers. Celle-ci fut assurée par l’activité des empereurs, qui écoutaient leurs sujets et disaient la loi au cas par cas, et par la mise en place, par les empereurs et les préfets, de conditions de forme (intervention d’un officier public, multiplication des formalités de publicité) ou de fond (protection des personnes accomplissant un acte juridique contre d’éventuels abus de leur faiblesse d’âge ou de sexe) pour la validité des actes juridiques.

Mais les mesures garantissant la protection juridique des intérêts privés s’inscrivent toujours dans un projet plus vaste : ici c’est l’intérêt de Rome qui a été servi, par les empereurs, ceux-ci prodiguant à leurs sujets la sécurité juridique en statuant sur les questions qui leur étaient soumises par ces derniers, et par les préfets, lesquels instituèrent des garanties pour la sécurité des transactions qui instauraient un climat de confiance chez les particuliers. Dans son article sur les effets de la mise en place d’institutions fournissant l’information sur les capacités financières des créanciers et des débiteurs potentiels dans l’Egypte romaine, François Lerouxel montre que la création de la bibliothèque des acquêts a contribué à l’amélioration du fonctionnement du marché du crédit50. Dans une étude sur la βιβλιοθήκη ἐγκτήcεων, Andrea Jordens souligne l’intérêt économique que présentait cette nouvelle institution pour l’Etat du fait de la diminution du nombre de contentieux concernant les biens immobiliers ; c’est une des conséquences de la transparence des mutations immobilières qu’assurait la bibliothèque51. On notera que les effets bénéfiques de cette nature sont inhérents aux mesures assurant la validité des actes et leur opposabilité aux tiers.

Ainsi, si le caractère axiologique des normes du droit romain présentées ici témoigne du pragmatisme du législateur, soucieux en premier lieu d’assurer la protection juridique des intérêts privés et de créer un cadre réglementaire favorable au bon déroulement des affaires, donc de résoudre des problèmes concrets, il ne doit pas pour autant faire oublier qu’une préoccupation sous-jacente de celui-ci était la défense de l’intérêt de l’Etat.

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2 Lignes 3-10 : Chalon (1964) 5-68 et 78.

3 L. 15-26 : Chalon (1964) 110-145.

4 L. 15-18 : Chalon (1964) 110-122.

5 Cette pratique est attestée dès l’époque ptolémaïque ; cf. Berger (1911) 31-46 et 93-97 ; Chalon (1964) 111.

6 L. 16-18.

7 Cf. Rupprecht (2007) 294.

8 Cf. Chalon (1964) 116-118 ; Kaser (1955) 403.

9 L. 18-24 : Chalon (1964) 123-136 ; Kaser (1955) 262.

10 Cf. Chalon (1964) 130, n. 36-37 ; 133, n. 51-52 ; 135, n. 60.

11 L. 25-26 : Chalon (1964) 137-143.

12 La dot dont il s’agit ici consistait en argent ou en biens mobiliers pouvant faire l’objet d’une estimation. Cf. Yiftach-Firanko (2003) 108, n. 17 ; 149-164.

13 Rééd. Modrzejewski (1977a) 381-385. A ce propos, cf. Wolff (1978) 49-51 et 222-255 ; Jördens (2010).

14 P.Oxy. II 237, viii, 34-36 ; Yiftach-Firanko (2003) 169-170 et 225-226 ; Kreller (1919) 178-192.

15 P.Oxy. II 237, viii, 36-38 ; cf. Gnomon de l’Idios Logos (BGU V 1210) § 101.

16 Jördens (2010) 171.

17 P.Oxy. II 237, viii, 21-27 + P.Mert. III 101 : rééd. Modrzejewski (1977a) 385-388.

18 Cf. Wolff (1978) 32-33, 51-53, 55-56 et 140. Voir aussi le Gnomon de l’Idios Logos (BGU V 1210) § 100, ainsi que SB I 5232 ; contra Burkhalter (1990) 204-207. La δημοοίωcιc, un procédé d’enregistrement des actes grecs sous seing privé, leur conférait la force probante des actes authentiques : cf. Wolff (1978) 48, 52, n. 31 et 129-135 ; Burkhalter (1990) 207-208.

19 P.Oxy. I 34, iii, 1-16.

20 P.Oxy. II 231, viii, 1-18 ; cf. viii, 18-21, le procès jugé par L. Munatius Felix en 151.

21 Sur les voies légales de résistance accordées aux débiteurs, cf. Torrent (1984).

22 P.Lond. III 1151 verso (b) (p. 111 ; = M.Chr. 199).

23 Cf. Dig. 42, 8, 10, 1.

24 Rééd. Modrzejewski (1977b) ; cf. Coriat (1991) 81-93.

25 Cf. Westerman / Schiller (1954) 56-63 ; Oliver (1989) 457.

26 Cf. Westerman / Schiller (1954) 65-66.

27 Cf. Westerman / Schiller (1954) 81-92 ; Youtie / Schiller (1955) 344-345.

28 P.Oxy. VII 1020 (199/200 ap. J.-C.) ; cf. Kaser (1955) 239.

29 P.Oxy. XLI 2954, 12-25 (IIIe s.).

30 Cf. Herrmann (1975) et Rupprecht (1981) au sujet du SB XIV 12139 (IIe s.).

31 Rééd. Modrzejewski (1977c).

32 P.Tebt. II 286, 1-9.

33 Westerman / Schiller (1954) 74-79 ; Youtie / Schiller (1955) 337-343 ; Oliver (1989) 457.

34 BGU I 19 ; Katzoff (1970).

35 BGU I 140 ; rééd. Modrzejewski (1977d).

36 P.Oxy. 237 II, xii, 39 : ζήτηcιc ; 22-23 : διαζητοῦντί μοι μαθεῖν.

37 P.Oxy. I 34, iii, 2.

38 P.Oxy. II 237, viii, 9.

39 P.Oxy. XLI 2954, ii, 13-17.

40 Διά τινοc : ἀπόκρ. 4, 5, 12 ; BGU I 267 et P.Strasb. I 22.

41 Cf. Coriat (1997) 457-458.

42 Ligne 18.

43 P.Oxy. II 237, viii, 36 ; I 34, iii, 7-9.

44 P.Oxy. II 237, viii, 12-18.

45 OGIS II 669, 3 : πρόνοια ; 9 : φροντίc (ἐφρόντιcα) ; cf. Jördens (2006) 93-94, 99-101 et 105-106.

46 P.Lond. III 1157 ; P.Col. VI 123, ἀπόκρ. 4,5, 8, 12 ; P.Tebt. I 286 ; BGU I 19.

47 BGU I 267 et P.Strasb. I 22 ; BGU I 140.

48 P.Lond. III 1157 ; P. Col. VI 123, ἀπόκρ. 5 ; P.Oxy. VII 1020 ; BGU I 19.

49 BGU I 140.

50 Lerouxel (2006).

51 Le texte de cette communication (« Nochmals zur Bibliotheke Enkteseon »), présentée lors du 21e Symposion de droit grec et hellénistique (Seggau, 2009) et non encore déposé pour la publication, m’a aimablement été communiqué par l’auteur.