Les onomastiques régionales en Égypte aux VIIe et VIIIe siècles : premiers résultats
Dans le cadre du projet « Creating Identities in Graeco-Roman Egypt » de la Katholieke Universiteit Leuven, des banques de données onomastiques et prosopographiques ont été créées et intégrées à la plateforme informatique Trismegistos1. Les noms attestés dans les documents grecs ont ainsi été encodés à partir de la DDBDP et j’ai eu l’occasion d’effectuer un travail similaire pour les textes coptes2. Le croisement des données onomastiques et des méta-données de Trismegistos permet désormais de réaliser des études plus précises et complètes, mais aussi d’entreprendre des recherches que n’autorisaient pas les instruments de travail existants3. Les résultats présentés ici constituent les premiers pas d’une étude plus globale de l’onomastique égyptienne, entamée à Louvain et poursuivie actuellement à Leyde.
Les outils informatiques se révèlent particulièrement utiles pour étudier les onomastiques régionales. Les papyrologues ont depuis longtemps mis en évidence des spécificités locales4. L’utilisation des banques de données permet maintenant de déterminer aisément la fréquence des noms à une époque donnée et/ou dans une certaine région.
Diverses difficultés compliquent cependant la tâche. Tout d’abord, il est parfois difficile de déterminer si deux noms doivent être considérés comme des variantes orthographiques d’un même anthroponyme ou au contraire comme deux anthroponymes différents5. Ensuite, une telle étude devrait reposer sur une étude prosopographique complète, de manière à éviter de compter séparément les diverses attestations d’un seul individu6. Enfin, la répartition géographique des sources n’est pas homogène : de nombreuses régions ne sont connues que par un nombre très restreint de textes, qui n’autorise pas des recherches statistiques.
On peut établir qu’environ 40 000 noms sont attestés dans les documents grecs et coptes des VIIe et VIIIe siècles. Le Fayoum, la Moyenne-Egypte, la région d’Aphrodito et la région thébaine offrent des échantillons significatifs (plus de 5 000) ; ce n’est pas le cas des autres régions. Le tableau suivant indique le nombre d’anthroponymes attestés dans les documents grecs et coptes dans chaque région (ainsi que le pourcentage que représentent ces chiffres dans l’ensemble des noms dont la provenance est connue).
Noms / doc. grecs | Noms / doc. coptes | Total | % | |
Basse Egypte | 1 283 | 159 | 1 442 | 4,22 % |
Fayoum | 6 083 | 1 190 | 7 273 | 21,29 % |
Nome oxyrhynchite | 1 108 | 22 | 1 130 | 3,3 % |
Moyenne Egypte | 2 991 | 3 409 | 6 400 | 18,73 % |
Aphrodito | 4 496 | 1 207 | 5 703 | 16,69 % |
Région thébaine | 551 | 10 263 | 10 814 | 31,65 % |
Haute Egypte | 1 022 | 373 | 1 395 | 4,08 % |
Provenance inconnue | 2 750 | 2 649 | 5 399 | — |
Total | 20 284 | 19 272 | 39 566 | 100 % |
Le nom Johannès est le plus courant dans la documentation des VIIe et VIIIe siècles : il est attesté 1 727 fois, ce qui représente 4,4 % des personnes mentionnées dans les textes (soit pratiquement une sur vingt). Le tableau ci-dessous présente les pourcentages relatifs des occurrences du nom Johannès et du total des noms par région.
Les deux courbes se recoupent pratiquement, ce qui montre que le nom est attesté de manière homogène dans toutes les régions. Les écarts dans le graphique sont minimes et non significatifs ; on remarquera néanmoins que Johannès semble surreprésenté en Basse Egypte, en raison du faible nombre de noms attestés dans cette région. L’écart n’est pas pertinent, mais peut fausser les calculs. Il a donc été choisi dans le cadre de cette contribution de ne tenir compte que des régions les mieux attestées (Fayoum, Moyenne Egypte, la région d’Aphrodito et la région thébaine)7.
Si le Johannès est répandu de manière homogène en Egypte, ce n’est généralement pas le cas des autres noms. Ainsi, les trois anthroponymes les plus fréquents après Johannès, c’est-à-dire Georgios, Menas et Phoibammon, suivent des courbes bien différentes : Georgios et Menas sont mieux attestés dans le Fayoum qu’ailleurs, tandis que Phoibammon est courant en Moyenne Egypte, mais rare à Thèbes. Le tableau qui suit présente les pourcentages relatifs des noms Georgios, Menas et Phoibammon, c’est-à-dire le nombre des attestations de ces anthroponymes dans chaque région par rapport au nombre d’occurrences théorique de ces noms (le nombre global divisé suivant l’importance relative des régions)8.
Fayoum | Moyenne Egypte | Aphrodito | Région thébaine | |
Georgios | 161,16 % | 83,24 % | 98,76 % | 55,25 % |
Menas | 158,36 % | 95,70 % | 85,78 % | 50,22 % |
Phoibammon | 128,97 % | 161,82 % | 122,80 % | 44,35 % |
En suivant cette méthode, on peut mettre en évidence pour chaque région les noms qui ont un caractère local. On notera qu’il ne s’agit pas toujours de noms très fréquents, les premières places étant occupées globalement par les mêmes anthroponymes dans toutes les régions9. Je ne retiendrai, dans le cadre de cette présentation préliminaire, que ceux qui ont un pourcentage supérieur à 200, ce qui signifie qu’ils sont attestés deux fois plus dans la région prise en compte que dans la moyenne de la documentation, et me concentrerai essentiellement sur la région thébaine.
Dans le Fayoum, Pousi, Sambas, Joulios, Nilammon et Gerontios sont les noms qui présentent le caractère le plus local (plus de 400 %). On peut y ajouter quelques anthroponymes plus fréquents là qu’ailleurs : Kosmas, Damianos, Joulios et Chaèl (plus de 200 %). En Moyenne Egypte, les noms des saints locaux Taurinos, Pamoun et Pgol ont le caractère le plus régional (plus de 300 %) ; ils sont suivis d’Ammonios, Kollouthos et Serenos (plus de 200 %). Des liens onomastiques entre le Fayoum et la Moyenne Egypte semblent assez fréquents10.
La région thébaine offre le paysage onomastique le plus marqué. De nombreux noms présentent un caractère très local, comme Souai, Chenetom, Kalapesios, Psan, Sourous (plus de 200 %), mais on note surtout que les noms typiques de la région thébaine sont d’origine biblique, et en particulier vétéro-testamentaire.
Si les quatre noms bibliques les plus fréquents, c’est-à-dire Abraham, Isaac, Jacob et Helias, sont communs à toute l’Egypte, on constate que les autres anthroponymes bibliques sont attestés au moins deux fois plus à Thèbes qu’ailleurs. On peut ainsi citer Moüses, Samuel, Ananias, Salomon, Aaron, Ezechiel, Elisaios, Lazaros, Azarias, Zebedaios, Jonas, Misael, Esdras, Nohe, Hamos, Saül, Michaias, Gedeon et Mathusalem. Pour certains de ces noms, les proportions sont plus importantes encore : Ananias, Azarias et Misael (les trois jeunes gens dans la fournaise du livre de Daniel), sont presque exclusivement attestés dans la région thébaine. Le tableau suivant indique le nombre d’occurrences par région.
Fayoum | Moyenne Egypte | Aphrodito | Région thébaine | |
Ananias | 0 | 2 | 4 | 151 |
Azarias | 0 | 3 | 2 | 30 |
Misaèl | 0 | 0 | 1 | 15 |
Si l’on prend en compte l’ensemble des noms d’origine biblique, on peut obtenir le graphique suivant, qui présente la proportion des anthroponymes bibliques sur l’ensemble des noms attestés pour chaque région : près de 25 % dans la région thébaine, contre 7 à 11 % ailleurs.
On ne peut manquer de s’interroger sur les raisons du caractère vétéro-testamentaire de l’onomastique thébaine. On voit dans d’autres régions que le culte des saints joue un grand rôle dans les pratiques onomastiques11. On note cependant des exceptions : ainsi le saint Phoibammon est particulièrement honoré dans la région thébaine, mais le nom y est très rare. A l’inverse, Ananias, Azarias et Misael font l’objet d’un culte assez général en Egypte, mais on ne trouve ces noms pratiquement qu’à Thèbes12. Quoi qu’il en soit, le faible nombre de saints martyrs thébains a peut-être conduit les habitants de la région à chercher dans la Bible de quoi christianiser leur onomastique.
Bibliographie
Davis, St. J. (1999), « Namesakes of Saint Thecla in Late Antique Egypt », BASP 36, 71-81.
Papaconstantinou, A. (2001), Le culte des saints en Egypte des Byzantins aux Abbassides. L’apport des inscriptions et des papyrus grecs (Paris).
Ruffini, G. (2006), « The Commonality of Rare Names in Byzantine Egypt », ZPE 158, 213-225.
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1 Le projet est dirigé par Mark Depauw, Willy Clarysse et Katelijn Vandorpe.
2 En 2009 et 2010, des champs de noms propres ont été ajoutés à la Brussels Coptic Database et les données ont été ensuite intégrées dans la plateforme commune.
3 Les NB, Onomasticon, Wörterliste, NB Copt. et Heuser ne permettent pas de faire des recherches quantitatives. Les recherches dans la DDBDP ou les dépouillements des index sont longs et fastidieux.
4 Cf. notamment P.Sorb. II, p. 53-56 ; Davis (1999) ; Ruffini (2006).
5 Les archives de Frangé, un moine thébain du VIIIe siècle, montrent que les gens qui lui écrivent orthographient son nom de manière parfois fort différente (Frangé, Efrangé, Ebranké, Phrangas) ; lui-même a hésité, au cours de sa vie ou au gré de sa fantaisie, sur la manière d’écrire son propre nom.
6 Pour pallier ce problème, qui peut provoquer des distorsions importantes dans les résultats, j’ai essayé de corriger les chiffres bruts en comptant comme une seule attestation les noms des scribes, des personnages officiels, des supérieurs de monastère et des possesseurs d’archives.
7 La distribution des documents au sein de chaque région est souvent assez peu homogène : les textes de Moyenne Egypte proviennent essentiellement du nome hermopolite ; ceux de la région thébaine, de la rive gauche de Thèbes.
8 Cette méthode de calcul permet de mettre en évidence les particularités régionales : si un nom est attesté 100 fois en Egypte (sans compter les documents de provenance inconnue), dont 42 fois au Fayoum (qui représente 21,29 % des noms attestés), le pourcentage obtenu sera de 200 %.
9 Ce phénomène a déjà été relevé par Ruffini (2006) 219.
10 Ainsi, les noms Joustos et Phib sont fréquents dans le Fayoum et en Moyenne Egypte.
11 Cf. Papaconstantinou (2001) 364-367.
12 Cf. Papaconstantinou (2001) 198-200 et 204-214.