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Le papyrus dit d’Artémidore

Luciano CANFORA

Tout d’abord les premières lignes du papyrus dit d’Artémidore

τòν ἐπιβαλλόμενον γεωγραφίᾳ τῆc ὅληc ἐπιcτήμηc ἐπίδειξιν ποιεῖcθαι ἑαυτοῦ δεῖ προταλαντεύcαντα τὴν ψυχὴν εἰc ταύτην τὴν πραγματείαν νικητικωτέρᾳ (ou τευκτικωτέρᾳ) τῇ θελήοει. Dans l’introduction à un ouvrage qui a pour but de réunir en un corps intimement uni dans ses parties et plus scientifique les notions diverses sur la terre, il est indispensable avoir la conscience intime de ses forces: l’homme qui veut agir d’une manière efficace…

Nous reviendrons sur ce passage.

Il ne s’agit pas d’Artémidore

Il est de plus en plus difficile de croire qu’il s’agisse vraiment d’Artémidore. Le problème du prétendu « Artémidore » se pose plutôt dans les termes suivants: qui est l’auteur du texte ? Voici un choix d’opinions :

1) «Local exercise of a student.» (Parsons [2010] 27)

2) «The papyrus represents, not an “edition”, but spare workshop copy» d’un inconnu qui avait Strabon pour modèle. (Colvin [2010] 70-71)

3) « Que ce papyrus ne soit pas un authentique fragment de la Géographie d’Artémidore ne semble pas pouvoir être véritablement contesté. » (Aujac [2008] 229)

4) Le papyrus comprend une préface « of pompous fatuity » […]; il sera difficile «overturning what appears to be a strong case against authenticity.» (Heath [2009] 101)

5) « Les colonnes IV et V confirment que les soupçons concernant la préface sont bien fondés. » (Magnaldi [2008] 343)

6) « Los defensores de la autenticidad no deberian limitarse a avalar los resultados quimicos (como justamente critica Canfora) sino que deberian resolver todas las cuestiones que la critica textual plantea… » (Dominguez Monedero [2008] 309)

7) «Is it really Artemidorus? I have my doubts.» (Van Minnen [2009] 171)

8) «Some caution seems in order […] many questions remain!» (Renner [2009] 764)

9) «Forgery it may well be.» (Elliott [2009] 201)

10) Richard Janko, qui a contribué d’une façon originale à la démonstration que le pseudo-Artémidore est un faux de Simonidès, ajoute à la démonstration un détail important, que Herwig Maehler lui a communiqué par lettre : la forme de la lettre ρ est très proche de l’écriture grecque du XIXe siècle (Janko [2009] 405)

11) « Chaque tentative de donner un sens aux trois colonnes de la préface est une faillite. » (Prontera [sous presse])

12) Les « colonnes IV et V seraient un abrégé qui, au tournant de notre ère, circulait déjà à côté de l’Artémidore complet », mais – ajoute l’auteur – « on est moins fondé à vouloir prêter à Artémidore même les colonnes I-II-III. » (Marcotte [2010] 354 et 360)

Enfin, dans les Hellenistic Bookhands (Cavallo / Maehler [2008]), Artémidore, dont les fac-similés étaient déjà publiés (Gallazzi / Kramer [1998] Tafel XXI et Gallazzi / Settis [2006] 145-148), est resté exclu.

Sources « modernes » du pseudo-Artémidore

La présente analyse est centrée sur les nombreuses traces – bien visibles sur le papyrus dit d’Artémidore – qui renvoient à des sources « modernes ».

Col. i, 18 : « La géographie porte sur son dos une grande quantité d’armes mélangées (τοcαῦτα μεμειγμένα ὅπλα). » Or ὅπλα μεμειγμένα n’existe pas en grec (et n’a aucun sens dans l’Antiquité, où chaque corps militaire est caractérisé par un seul type d’armes). En revanche, on trouve à peu près 500 fois « mit gemischten (ou: vermischten) Waffen » dans les textes allemands accessibles sur Google-Books, une cinquantaine de «mingled weapons» dans les textes anglais et environ 250 fois « armes mêlées (ou: mélangées) » dans les textes français accessibles par la même source. Comment expliquer cette adoption d’une formule moderne très répandue, sinon comme lapsus d’un faussaire moderne ? Souvenons-nous que Simonidès avait commis justement ce genre de lapsus dans sa fausse Chronique égyptienne d’Uranios en écrivant κατ’ ἐμὴν ιδέαν, calqué sur l’expression française « selon mon idée »; et c’est justement grâce à ce lapsus qu’il fut démasqué.

Considérons maintenant le passage clé de la préface (col. i, 12-21) :

(…) τῇ ἐπιετήμῃ ταύτῃ cυν|αγωνίcαcθαι· παραπλήcιον γὰρ | αὐτὴν τῇ θειοτάτῃ φιλοcοφίᾳ | ἕτοιμοc εἰμὶ παραcῆτcαι. | εἰ γὰρ cιωπᾷ γεωγραφία τοῖc ἰδίοιc | δóγμαcιν λαλεῖ. τί γὰρ οὐκ; ἔγγ[ι]c|τα καὶ τοcαῦτα μεμειγμέ[να] | περὶ ἑαυτὴν ὅπλα βαcτάζει | πρòc τòν γενóμενον τῆc ἐ[πιc]|τήμηc μεμοχθημένον πóν[ο]ν.

1-4 : Je suis prêt à affirmer que la géographie est sur le même plan de la philosophie la plus divine. Il est bien vrai que la géographie se taît mais elle parle, quand même, à travers ses dogmes. Et pourquoi ne serait-elle en mesure de le faire ? Elle le peut puisqu’elle porte sur son dos grande quantité d’armes mélangées en vue du combat (…).

Quel est le sens, la logique de ce passage ? La seule voie pour le comprendre consiste à faire recours à la notion, typique de la théologie, de « panoplie dogmatique ». Voilà donc le sens: « Etant donné que la géographie est sur le même plan que la philosophie la plus divine [c’est-à-dire de la théologie], il est bien possible qu’elle aussi se manifeste à travers ses dogmes puisqu’elle aussi est bien équipée d’armes de tout genre [elle aussi dispose d’une ‘panoplie’]. »1

Le présupposé qui rend conséquente cette phrase (« elle parle par dogmes puisqu’elle est bien équipée d’armes ») est le lien – que l’auteur du papyrus considère comme bien connu et accepté – entre dogmes et armes: lien qui est inhérent, par définition et par excellence, uniquement aux « panoplies dogmatiques ». Cela explique la déduction suivante (logique, à sa façon): une fois assimilée la géographie à la théologie, on peut bien affirmer que la géographie aussi parle à travers ses dogmes car elle aussi dispose d’une panoplie (ὅπλα μεμειγμένα βαcτάζει).

Mais d’où vient à notre auteur la conviction – qu’il proclame si nettement (ἕτοιμοc εἰμὶ παραcτῆcαι) – que géographie et théologie seraient sciences strictement proches ? L’idée que la géographie serait en rapport direct avec la théologie puisqu’elle a comme objet la description de la nature (« œuvre du bon Dieu ») est mise en évidence dans deux préfaces: d’un côté dans la préface d’Aldus Manutius à l’editio princeps de Strabon (1516) et, de l’autre côté, dans la préface de Nicéphore Grégoras, Histoire romaine, modifiée par Mélétios. Grégoras en effet dit, dès le début (l. 11-14 Bekker), que « l’histoire est la φωνὴ λαλοῦcα, alliée aux cιγῶντεc κήρυκεc, dans la même mission d’illustrer la création divine. » Par les mots cιγῶντεc κήρυκεc, il se réfère à la nature (οὐρανὸc καὶ γῆ), à la nature qui est toujours là, silencieuse, document éternel τῆc θείαc μεγαλουργίαc. Ce passage réapparaît dans la préface de la Géographie ancienne et moderne de Mélétios de Ioannina (1729), qui le met en rapport justement avec la géographie. Il arrive à citer à la lettre Nicéphore Grégoras en substituant le mot géographie au mot histoire.

Le manuel de Mélétios était très répandu aux XVIIIe et XIXe siècles, et Simonidès adopte le nom de cet auteur pour sa première falsification géographique : ἡ cυμαῒc τοῦ Μελετίου (Athènes 1849).

cιγᾶν / λαλεῖν / θεία μεγαλουργία : voilà les éléments constitutifs du passage clé de la préface de notre papyrus. Et pour finir sur ce point, je signale que Mélétios, dans un autre passage de son introduction générale, fait recours à la même tournure que nous retrouvons chez Artémidore :

Mélétios p. 2: καὶ τὰ διαστήματα τῶν μερῶν αὐτῶν […] καὶ τοὺc καθολικοτέρουc cχηματιcμοὺc αὐτῶν ὀλίγα τινὰ ἡμεῖc λαμβάνωμεν χάριν εἰδήcεωc τῶν ἀρχαρίων.

[Artemid.] v, 14-16 : ληψόμεθα δὲ νῦν τὸν παράπλουν αὐτῆc ἐν ἐπιτομῇ χάριν τοῦ καθολικῶc νοηθῆναι τὰ διαcτήματα τῶν τόπων.

Or comme ni Mélétios ni Grégoras ne connaissaient le « papyrus d’Artémidore », la seule possibilité est que l’auteur du papyrus utilise Mélétios et Grégoras. Et chacun comprend que, si la source est moderne, le papyrus aussi est moderne.

Cet éclaircissement rend enfin compréhensible l’un des passages les plus étranges de notre papyrus. Une réflexion s’impose: les défenseurs de l’authenticité du papyrus n’ont pas été en mesure d’expliquer le sens de ce passage. Ils y ont renoncé en disant qu’il est « étrange », « grandiloquent », « ronflant », qu’il est marqué de « traits asianistes ». Ils disent cela par ce qu’ils ont renoncé à orienter la recherche dans la seule direction qui permet de donner un sens à ce passage, à savoir en direction de la géographie empreinte de mentalité théologique de l’époque byzantine et néo-hellénique. Evoquer le « style asianiste » est inefficace: cela pourrait tout au plus justifier l’extravagance du style, mais pas le contenu, qui devient intelligible uniquement à la lumière de la notion de « panoplie dogmatique ».

Col. i, 39-40 : ἀπλοῦται γὰρ ὁ ἄνθρωποc τῷ κόcμῳ. Face à cette phrase à la signification confuse, on a invoqué, dès le début, un locus similis, tout particulierèment par rapport au syntagme ἀπλοῦcθαι κόcμῳ qui est attesté uniquement chez Joseph l’Hymnographe (816-886 ap. J.-C.) : ἥπλωται κόcμῳ ἡ δωρεά. Face au silence des éditeurs, une contribution précieuse de Tatiana Alekniené a été apportée à la compréhension du mot ἅπλωcιc encadrée dans le lexique de la philosophie néoplatonicienne (Alekniené 2010).

Le verbe ἁπλόω, qui fait son apparition chez Philon – comme Alekniené l’a montré – , devient courant à partir de Marc Aurèle et Plotin ; il est omniprésent chez les auteurs chrétiens. Le mot désigne l’élan mystique vers le ciel, à savoir la création divine, de même que, chez Plotin, l’extase conséquente à la vision de l’Un.

Voici un exemple assez clair. Il s’agit d’un passage des Apophthegmes des Pères concernant le père Silvanos en état d’extase : ἄλλοτε εἰcῆλθεν ὁ μαθητὴc αὐτοῦ Ζαχαρίαc καὶ εὗρεν αὐτὸν ἐν ἐκcτάcει καὶ αἱ χεῖρεc αὐτοῦ εἰc τὸν οὐρανὸν ἡπλωμέναι. Les mains élevées vers le ciel rappellent d’ailleurs celles du Christ crucifié. Or c’est justement cela que signifie ἁπλοῦται ὁ ἄνθρωποc τῷ κόcμῳ chez le Pseudo-Artémidore (i, 139-141), à plus forte raison puisque le syntagme ἥπλωται (ou ἁπλοῦcθαι) κόcμῳ figure, comme on vient de le dire, uniquement dans l’hymnographie byzantine (composition de l’hymnographe Joseph – IXe siècle – en l’honneur des Saints Cosme et Damien). Voilà, une fois de plus, quelle est la culture de l’auteur du papyrus.

Chiffres éloquents

Col. v, 30 : « 684 stades jusqu’au fleuve Baetis (le Guadalquivir) ». Le chiffre est ΧΠΑ (= 684) mais la lettre Χ est à peine lisible ; d’ailleurs le trait subsistant – comme Gallazzi / Kramer l’avaient bien vu – n’est identifiable que comme fragment de la lettre χ. Dès le début, et jusqu’en février 2006, les éditeurs ont répété le même chiffre : 6842. Mais le chiffre était gênant : il contredit le « vrai » Artémidore (documenté indépendamment par Pline et Agathémère); nous l’avions noté en juillet 20 063. Par conséquent dans l’édition Gallazzi / Kramer / Settis, le chiffre χ a été exponctué: on suggère que le copiste l’aurait effacé d’un trait très court, à vrai dire invisible4.

Février 2010 : nouvelle lecture de la part des mêmes éditeurs : « le copiste ne s’est jamais corrigé ! »5 Déduction inévitable: le χ n’a pas été exponctué par le copiste. Et donc, si le χ n’a pas été effacé par le copiste (qui « ne s’est jamais corrigé »), le chiffre de 600 stades subsiste; et s’il subsiste, la contradiction patente avec le vrai Artémidore réapparaît.

La photo du Konvolut

Cette photo a fait son apparition le 13 mars 2008, dans la presse italienne, et chez Gallazzi / Kramer / Settis (2008) 61. A partir de ce jour-là, le soi-disant « Konvolut » a supplanté le masque de momie, allégué jusqu’alors comme source matérielle de ce papyrus. Mais, si la théorie du masque était insoutenable, de son côté la photo du « Konvolut » s’est révélée être un photomontage. Cela avait été établi lors du colloque sur « Artémidore » organisé par l’Accademia Roveretana degli Agiati (avril 2009)6. De nouvelles analyses, réalisées à Milan en juin 2010 grâce à la gentillesse du Prof. Claudio Gallazzi, l’ont confirmé7.

Questions restées sans réponse

1) Si l’auteur renonce à une description de la côte septentrionale de l’Espagne (col. v, 45) comment se fait-il qu’il soit en mesure d’affirmer (col. iv, 23-24) que l’extrémité nord des Pyrénées se prolonge de beaucoup dans le Golfe de Biscaye ? La seule explication possible serait qu’il a sous les yeux une carte, d’un type analogue à celles qui figuraient dans les manuscrits et les éditions de Ptolémée et Strabon.

2) Comment justifier la présence dans l’encre du graphite et de l’aragonite ? Ce constat suffirait, à lui seul, pour conclure que le papyrus dit d’Artémidore est une création moderne.

3) Abordons, plutôt, une question de structure. Les Professeurs D’Alessio et Bastianini ont montré d’une façon mathématique que, la « Spiegelschrift » devant respecter une progression régulière, les colonnes i à iii doivent être déplacées à la fin du rouleau8. Mais alors, le contenu du rouleau devient monstrueux: d’abord une carte, incompréhensible, ensuite deux colonnes de périple fourmillant de fautes géographiques, puis une collection de mains, pieds et têtes, et à la fin, trois colonnes d’éloge de la géographie-philosophie. Qu’est-ce donc que ce pot-pourri ? Et encore, si la carte se trouvait au début, toute la théorie concernant la carte fautive qui aurait déterminé l’abandon du rouleau au rebut s’effondre. Mais une nouvelle déduction s’impose: une fois les colonnes i-iii déplacées, le texte proprement dit commencerait (col. iv) exactement par les treize lignes que nous possédions déjà par tradition indirecte, c’est-à-dire par le fr. 21 (modifié par endroits). Autrement dit, le papyrus commençait précisément par le seul fragment important d’Artémidore dont on disposait déjà9.

Quis credit ?

Une difficulté supplémentaire s’est vérifiée. En adoptant le fr. 21 comme début du texte, l’auteur du papyrus a été obligé d’y introduire le sujet (qui manque dans le passage tel qu’il est cité par Constantin Porphyrogénète, De adm. Imp. 3), et dans ce but, il a écrit imprudemment ἡ cύμπαcα χώρα. Lapsus pitoyable: car il fait dire à Artémidore que, à l’époque, « toute l’Espagne » avait était divisée par les Romains en deux provinces. Il a oublié qu’une large partie de l’Espagne, à l’époque, était encore à conquérir, et que ce sera Auguste qui le fera un demi-siècle environ après la mort d’Artémidore.

On attend des réponses cohérentes à maintes autres questions capitales :

– Provenance du rouleau : que dira-t-on à ce propos après l’évaporation soit du masque soit du « Konvolut » ?

– Date d’arrivée « en Europe » de cet objet mystérieux10. Interrogé par la télévision allemande ZDF le 16 janvier 2008, M. Dietrich Wildung, à l’époque directeur du Musée de Berlin, parlait de « fin du XIXe siècle » ; en 2004, on avait parlé des années 1950; ensuite (2006) d’une date miraculeusement précise, à savoir 1971).

– Renseignements confus sur le démontage de « l’objet inconnu » : on a parlé de Stuttgart, mais sans aucune attestation positive.

– Renseignements confus sur les « documents » inclus eux aussi – dit-on – dans l’objet inexistant (masque etc.), mais jamais montrés et dont la liste a changé trois fois dans les dernières années.

– Ignorance de l’exacte chronologie de la conquête « complète » de la Lusitanie par les Romains.

– Ignorance de la date de fondation de Salakeia, urbs imperatoria11.

– Fautes embarrassantes dans l’onomastique des animaux figurant au verso; par exemple l’inoubliable TIГPOC (v 31) qui présuppose le mot français (le tigre !). Le cas le plus célèbre est l’ΑIГIΛΩΨ (v 12), qui aurait dû être ΑIГIΠΩΨ, étant donné qu’il s’agit d’un oiseau. Malheureusement, les deux mots figurent l’un à côté de l’autre dans l’Etymologicum Magnum auctum (et ailleurs), ce qui a trompé le faussaire.

Tant qu’une réponse ne viendra pas satisfaire ces questions capitales, la seule conclusion possible est que nous sommes en présence d’un faux. Or, comme le candidat qui présente les meilleurs titres pour assumer ce rôle est l’infatigable C. Simonidès, célèbre et redoutable faussaire (mort – semble-t-il – en 1890), c’est de lui qu’il convient de parler maintenant.

C. Simonidès

Nous sommes en mesure de reconstituer le modus operandi du faussaire. Il a choisi – à partir d’un certain nombre de sources – les phrases et les formules à utiliser et à relier en modifiant çà et là le modèle.

1. Pour créer l’exorde, il a pris comme base l’exorde d’un ouvrage depuis longtemps oublié, la Géographie générale comparée de C. Ritter, publiée en Allemagne en 1817 et dont la traduction française s’était arrêtée au premier volume. En effet la traduction des premières lignes du pseudo-Artémidore, que nous avons présentée au début de cet exposé, n’est que l’exorde de la Géographie générale comparée de Ritter traduite en français et publiée à Paris en 1835.

2. Par ailleurs l’attrait des premières lignes de Strabon (« la Géographie est une science philosophique ») était irrésistible, puisqu’il s’agissait de l’exorde d’un ouvrage que les anciens considéraient à juste titre comme le plus proche du grand ouvrage d’Artémidore (Marcien le dit très clairement), et que Strabon est le seul géographe subsistant d’époque classique.

3. Mais de quelle philosophie s’agit-il ? La réponse de Strabon était vague, sinon banale. L’art politique – disait-il – et l’art militaire ont besoin de la géographie : c’est ce qui la rend philosophique. De son côté, le grand traité de Mélétios offrait une toute autre perspective, et de plus il s’appuyait à son tour sur la longue préface de Nicéphore Grégoras : tous deux suggèrent une interprétation de « philosophie » en sens religieux-théologique; d’où le choix du faussaire de préciser que la philosophie dont il parle est « la plus divine ».

4. La quantité de rapprochements possibles entre les trois préfaces (Nicéphore et Mélétios d’un côté, le papyrus dit d’Artémidore de l’autre) est tellement élevée qu’il est difficile de se refugier dans l’hypothèse du pur hasard: cιγᾶν/λαλεῖν + δι’ αἰῶνoc φιλοcοφεῖν + ἀκίνητοc κίνηcιc + ἐξάπλωcιc + ἄνθρωπoc κocμoπoλίτηc etc.

5. L’image de la panoplie dogmatique inhérente à l’une et à l’autre (à la philosophie la plus divine et à la géographie) est le couronnement de cet habile collage.

6. À côté du grand livre de Mélétios, l’auteur du papyrus utilise le « livre d’écolier (en géographie) » écrit au début du XIXe siècle pour les écoles de la Grèce renaissante: ce sont les Eléments de Géographie (Cτοιχεῖα Γεωγραφικά) de Nicéphore Théotokis, recueillis et publiés par Anthimos Gazis; l’ouvrage a été financé par les frères Zosimadai et imprimé à Vienne en 1804. L’année suivante, les Zosimadai ont financé l’impression d’un ouvrage majeur, le Recueil (Cυλλογή) des fragments et Epitomai des petits Géographes (y compris Artémidore, et en particulier le fr. 21 présenté dans la réécriture réalisée par Isaac Vos). Ceux qui connaissent l’histoire de la Grèce au XIXe siècle savent bien ce que signifie la famille Zosimadai. Et Simonidès, qui était leur ami, leur protégé, leur auteur (il a publié chez eux l’édition du traité de Denys de Fourna, Manuel d’iconographie chrétienne, qui commence à la manière du pseudo-Artémidore), non seulement a trouvé en Autriche ou ailleurs un exemplaire des traités de mathématique et de géographie de Théotokis mais il les possédait dans sa propre bibliothèque, dans la bibliothèque de sa ville natale, au couvent de Panormitis à Symi. Considérons la préface sur la géographie, qui figure au début des Cτοιχεῖα. Quels sont les éléments constitutifs de cette préface ? La géographie, la philosophie (appelée δέcπoιvα φιλοcφία) et l’indispensable dévouement des Grecs aux Muses. Dans cette Triade, le pseudo-Artémidore se reconnaît parfaitement: à la fin de la col. i, 41-44 l’auteur du papyrus affirme que non seulement le géographe / philosophe, mais aussi l’homme en général « se consacre totalement aux très vénérables Muses et aux enseignements vertueux qu’elles répandent ».

7. En 1822 en Moravie, un grand littérateur, antiquisant et musicien (ami de Beethoven), Christoph Kuffner, entreprend une œvre monumentale en six volumes : Artemidor im Reiche der Römer, qui sera terminée en 1833. L’auteur présuppose qu’Artémidore était en même temps le géographe d’Éphèse et le philosophe ami de Pline le Jeune. Dans l’ouvrage de Kuffner (réimprimé en 1849), Artémidore est le protagoniste d’un voyage à travers l’empire romain (du type celui effectué par Anacharsis en Grèce) ; c’est lui qui, en voyageant d’Asie Mineure en Egypte, puis en Espagne, raconte l’histoire romaine jusqu’à la bataille d’Actium. Il va sans dire que, pour cet Artémidore chronologiquement déplacé à l’époque flavienne, l’Espagne est complètement assujettie par les Romains et, chose remarquable par rapport au verso de notre papyrus, l’Artémidore géographe-philosophe de Kuffner est s’intéresse beaucoup aux animaux exotiques de l’Egypte. Que l’idée de créer un morceau d’Artémidore prêchant l’identité geographie-philosophie, et illustré par une riche collection d’animaux exotiques dans un paysage nilotique, soit venue à Simonidès grâce à ce monumental Voyage d’Artémidore, voilà une hypothèse raisonnable qui permet de terminer avec satisfaction l’enquête sur l’origine du pseudo-Artémidore et sur la façon de travailler de son auteur. Il y a une logique dans cette création. En effet il s’agit simplement de la bibliothèque usuelle d’un dilettante qui était aussi patriote grec et faussaire de génie.

Simonidès connaissait bien le sampi

Un chiffre figurant dans les dernières lignes de la col. v a suscité la curiosité : il s’agit du sampi surmonté d’un multiplicateur. On répète parfois que Simonidès n’aurait pas pu connaître les inscriptions de Didymes, où le sampi surmonté d’un multiplicateur apparaît souvent, parce que ces inscriptions furent publiées lorsque Simonidès était déjà mort. Le Prof. Hammerstaedt croyait savoir que, avant que Haussoullier eût réalisé ses fouilles à Didymes, les inscriptions en question n’étaient pas encore sorties au jour. Cet argument a été rendu caduc après lecture directe des Cahiers Haussoullier conservés à Paris12. Dans ces cahiers, Haussoullier – aidé par Pontremoli – annotait ses découvertes au fur et à mesure que les fouilles progressaient. La lecture directe de ces précieux documents (que nous allons publier prochainement) montre que les inscriptions où figure le sampi à multiplicateur superposé étaient parvenues au jour, et bien visibles, lorsque Haussoullier s’y est appliqué. Le cahier le plus important de ce point de vue, le cahier II 96, atteste en particulier que le fragment marqué par Haussoullier comme 38, vu le 30 juillet 1896, se trouvait « dans le fond I. Papa Dimitriou à l’angle du terrain et du chemin qui mène au moulin » (il s’agit du moulin qui avait été installé au début du XIXe siècle parmi les ruines du temple d’Apollon). La même position est confirmée pour les inscriptions 39 et 40, et pour l’inscription 57 Haussoullier parle d’une « plaque de marbre située sous le chemin du moulin ». Tout cela signifie que la promenade qui mène de l’escalier du temple au moulin présentait à l’époque, un peu partout, des inscriptions où figurait ce genre de sampi (d’une forme identique à celle qu’on retrouve dans le papyrus).

Ni Simonidès, qui fut aussi en rapport avec le célèbre visiteur de Didymes et surintendant des antiquités en Grèce, Ludwig Ross, ni les autres visiteurs de Didymes, n’avaient besoin de l’édition de Wiegand pour prendre connaissance de ces inscriptions. Que Simonidès ait vu, lu et interprété les inscriptions de Priène gravées sur le temple d’Athéna à Priène est assuré13. Or, c’est dans les inscriptions de Priène (n. 118) que le sampi avec multiplicateur superposé est attesté. Cette constatation affaiblit l’argumentation de Hammerstaedt14.

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1 A propos de la philosophie, l’auteur ne dit pas simplement θεία, mais θειοτάτη. Cf. D. Dimitrakou, Mega Lexikon tes Hellenikes Glosses 9, s.v. φιλοcοφία, (5) : π. ἐκκλ. cυγγρ. φιλοεοφία ἡ χριετιανικὴ θεολογία. Sophocles (1870) signale, comme valeur principale de φιλοεοφία, « philosophy applied to Christianity ». Voir en outre le passage de Justin, Dialogue avec Tryphon 8, 1 : διαλογιζóμενóc τε πρὸc ἐμαυτὸν τοὺc λóγουc αὐτοῦ (scil. Χριcτοῦ) ταύτην μόνην εὕριcκον φιλοcοφίαν ἀcφαλῆ τε καὶ cύμφορον ; voir encore, exempli gratia, Grégoire de Nysse, In Sanctum Pascha (Gebhardt [1967] 268) : ἵνα μὴ προδῷ τὴν ἱερὰν φιλοcοφίαν ; id., De iis qui Baptismum differunt (vol. 44, 420) : δὸc καὶ τῇ φιλοcοφίᾳ cχολήν.

2 Cf. Gallazzi / Settis (2006) 156

3 Cf. Canfora (2006) 52.

4 Cf. Gallazzi / Kramer / Settis (2008) 188.

5 Cf. Gallazzi / Kramer / Settis (2010) 233.

6 Cf. aussi Bozzi et al. (2009).

7 Cf. Canfora (2010) et Bottiroli et al. (sous presse).

8 Cf. D’Alessio (2009) et Bastianini (2009).

9 Les autres fragments – sauf le faux περὶ Νείλου – ne sont que des « paraphrases », et non des citations littérales, et ne sont donc pas utilisables pour créer un Artémidore ; ou bien, dans la plupart des cas, il s’agit de simples toponymes.

10 Gallazzi / Kramer / Settis (2008) 60-61 parlent d’un « remplissage d’objet inconnu ».

11 Plin. Nat. 4, 116-117 ; voir à ce propos tout récemment Marques de Faria (2009).

12 Bibliothèque de l’Institut de France, manuscrit 4211.

13 Voir ses Γεωyραφικὰ καὶ Νομικὰ τὴν Κεφαλληνίαν ἀφορῶντα (Athènes 1850) i, n. 28. Cet ouvrage atteste la connaissance de l’inscription de Priène à la n. 37,

14 Cf. Hammerstaedt (2009).