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Avant-propos

Olivier REVERDIN

Τύχη, comme disait Ménandre, ou, si vous préférez, la Fortune est une déesse capricieuse ! La preuve ? Elle a choisi, pour restituer Ménandre à l’admiration de notre génération, la ville apparemment la moins propre à cela : Genève où, pendant plus de deux siècles, la Compagnie des pasteurs, le Consistoire et les conseils ont proscrit la comédie et interdit qu’il y eût un théâtre où la donner.

La vie souvent déréglée que menaient acteurs et actrices n’est pas la seule raison de cette interdiction. Les théologiens estimaient que la comédie, – et le théâtre en général – , était une école de duplicité : les acteurs ne feignaient-ils pas sur scène d’éprouver des sentiments, des passions, des amours et des haines qu’ils n’éprouvaient pas ? Qu’en d’autres termes, leurs artifices étaient contraires aux bonnes mœurs. Etabli aux Délices en 1755, Voltaire se mit en devoir de convertir les Genevois au théâtre. Il organisa des représentations chez lui. Les aristocrates accoururent en foule. Il les compromettait en leur distribuant des rôles et en les faisant monter sur scène. Indignés, le Consistoire et la Compagnie des pasteurs pressaient le Conseil d’intervenir. Les Délices étaient sur le territoire de la République. Il devenait dangereux d’insister. Qu’à cela ne tienne ! Ayant acheté au président Charles de Brosses1 le château de Tournay, situé à une lieue de la ville, il y reprit sa tentative de convertir Genève au « théâtre de comédie ».

On a les meilleures raisons de penser que c’est lui qui inspira à d’Alembert, auteur de l’article Genève de l’Encyclopédie, paru en 1757, le passage que voici : « On ne souffre point à Genève de comédie ; ce n’est pas qu’on y désapprouve les spectacles en eux-mêmes ; mais on craint, dit-on, le goût de parure, de dissipation & de libertinage que les troupes de comédiens répandent parmi la jeunesse. Cependant ne seroit-il pas possible de remédier à cet inconvénient par des loix sévères & bien exécutées sur la conduite des comédiens ? Par ce moyen, Genève auroit des spectacles & des mœurs, & jouiroit de l’avantage des uns & des autres : les représentations théâtrales formeroient le goût des citoyens, et leur donneroient une finesse de tact, une délicatesse de sentiment qu’il est très-difficile d’acquérir sans ce secours ; la littérature en profiteroit, sans que le libertinage fît des progrès, & Genève réuniroit à la sagesse de Lacédémone la politesse d’Athènes. »2

Il n’en fallut pas davantage pour déchaîner l’ardeur républicaine du plus célèbre « citoyen de Genève » qui ait jamais existé : Jean-Jacques Rousseau. En hâte, sous le coup de l’indignation, il rédigea une violente réponse qu’il fit publier en 1758, à Amsterdam, chez Marc-Michel Rey3. C’est un des plus beaux pamphlets de la littérature française. Il est intitulé : Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève, à Mr d’Alembert,… sur son article Genève dans le XIIème volume de l’Encyclopédie et particulièrement sur le projet d’établir un Théâtre de comédie en cette ville.

Connu sous le nom de Lettre à d’Alembert sur les spectacles, ce texte considérable, – l’édition originale ne comporte pas moins de 292 pages – , contient de vrais morceaux d’anthologie, notamment une analyse pénétrante du Misanthrope de Molière, et la description en note, d’un spectacle à la fois militaire et civil, digne d’une république, au cours duquel, raconte Rousseau, « mon père, en m’embrassant, fut saisi d’un tressaillement que je crois sentir et partager encore. Jean-Jacques, me disoit-il, aime ton pays ».

La défense par Rousseau des traditions de sa chère République, qu’il idéalise, est, certes, admirable ; mais c’est Voltaire qui l’emporta : en 1766, Genève inaugurait son « Théâtre de comédie », situé hors les murs, près de la Porte de Neuve, théâtre qui devait d’ailleurs bientôt brûler et être reconstruit4. Or c’est dans cette ville, qui sut résister pendant plus de deux siècles aux sortilèges du théâtre, que Ménandre a, si l’on peut dire, refait surface.

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Certes, Ménandre n’était pas un complet inconnu dans la cité de Calvin : en 1569, un des plus illustres bourgeois que Genève ait jamais compté, Henri Estienne, publiait sur ses presses (situées à Rive, à l’intérieur des murs de la ville) un minuscule volume in-32 (véritable performance typographique !) intitulé Comicorum Graecorum sententiae sive γνώμαι, dont Ménandre occupe plus de la moitié. Ces γνώμαι, recueil qui remonte à l’antiquité tardive, avaient déjà été imprimées à Paris par Guillaume Morel (1555) et à Bâle par Hortelius (1560) ; mais l’édition genevoise de 1569 en est la première édition critique. Chaque fragment est traduit en latin et savamment commenté par Henri Estienne lui-même5.

Dans son épître dédicatoire à Christophe Comte Palatin et Duc de Bavière, Estienne se proclame φιλομένανδρος. Sans doute ce sentiment lui est-il inspiré par l’admirable concision des γνώμαι μονόστιχοι et par le pur atticisme du poète ; mais le fait que l’apôtre Paul, dans sa Première Epitre aux Corinthiens (XV, 33), cite – sans le nommer il est vrai –  un vers de Ménandre, et qu’un grand auteur chrétien, Tertullien, reprend cette citation, met Henri Estienne à l’aise. Ce vers de Ménandre n’est-il pas sanctificatum par le summus doctrinae Christianae antistes ? Voici donc le poète comique reconnu sinon comme un auteur chrétien, du moins comme un auteur honorable, grâce auquel l’apôtre des Gentils a conféré pondus et auctoritatem aux conseils qu’il donne au Corinthiens. Sans provoquer l’ire des autorités théologiques, Estienne peut donc se proclamer φιλομένανδρος !

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Jusqu’à la fin du XIXe siècle, on ne connaissait de Ménandre que les quelque mille citations fournies par la tradition indirecte (dont un grand nombre figure déjà dans le recueil d’Henri Estienne). Pas une scène, pas même un dialogue.

Aussi quand le titulaire de la chaire de grec de l’Université de Genève, Jules Nicole, acheta en Egypte et publia, à Genève, en 1898, un papyrus sur lequel on pouvait lire, entiers ou mutilés, 116 vers du Γεωργός, ce fut une sensation6. Voici en quels termes Nicole présente sa découverte : « Je laisse à d’autres que moi la tâche agréable d’apprécier la valeur littéraire des fragments que j’ai eu l’heureuse chance de rapporter d’Egypte, la vie qui anime ces scènes dans leur rapide succession, le talent admirable avec lequel, digne émule d’Aristophane et de Lysias, Ménandre sait nuancer les moindres paroles de ses personnages suivant leur sexe, leur âge, leur condition et leur caractère, la souple élégance de son style, la virtuosité de sa versification. Pour quelques-uns de ces mérites singuliers, c’est la première fois que nous sommes vraiment en mesure de confirmer les éloges unanimes des anciens ; pour les autres, dont les fragments déjà connus nous avaient permis de juger par nous-mêmes, nous les voyons maintenant se déployer avec bien plus d’ampleur.

Puisse cette première découverte avoir rompu le charme étrange qui semblait empêcher la terre d’Egypte de nous rendre le théâtre du grand poète grec ! »

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Le « charme étrange » était bel et bien rompu. Les découvertes de papyrus de Ménandre se succédèrent. De larges lambeaux de comédies furent successivement publiés. Des ‘Έπιτρέποντες les parties conservées étaient même si importantes qu’en les complétant plus ou moins arbitrairement, on put mettre le tout à l’épreuve de la scène (parmi d’autres, une représentation eut lieu à Genève vers 1930). L’entreprise était séduisante, mais aléatoire !

Soixante ans très exactement après la publication du Γεωργός, le successeur de Jules Nicole, Victor Martin, publiait, à Genève également, l’édition princeps du Δύσϰολος dont le texte, comme on le sait, occupe la partie centrale d’un codex de papyrus acquis en Egypte par Martin Bodmer, et conservé actuellement à la Bibliotheca Bodmeriana, à Cologny7. Ménandre, cette fois-ci, refaisait définitivement surface, avec une comédie presque intégralement conservée.

Sous le titre de « Cnémon le Misanthrope », la pièce fut jouée en plein air, dans le « théâtre grec » de l’Ecole internationale de Genève, en 1959, à l’occasion du quatrième centenaire de la fondation de l’Académie de Genève (aujourd’hui Université) par Jean Calvin et Théodore de Bèze8.

Depuis 1958, les éditions, toujours plus fidèles, du Δύσκολος, et les traductions dans de nombreuses langues se sont succédé. En 1969, éditées par Rodolphe Kasser et Colin Austin, deux comédies en grande partie conservées ont été publiées : la Σαμία et 1’᾿Aσπίς, qui ouvrent et ferment le Codex Bodmer dont Victor Martin avait tiré le Δύσϰολος9. En 1969 également, la Fondation Hardt consacrait ses XVIèmes Entretiens sur l’antiquité classique, préparés et présidés par Eric Turner, à Ménandre10. De tout cela, et aussi des très nombreux fragments tirés de divers papyrus, il est résulté une floraison d’études et de travaux sur Ménandre, et diverses représentations des comédies les mieux conservées ; mais on dut rapidement constater que les tentatives de mise en scène s’essoufflaient, et que l’engouement pour Ménandre s’apaisait. On ne cesse pourtant de le lire ; on soumet son texte aux rigueurs de la méthode philologique, on le commente, on l’analyse, on l’apprécie ; et il arrive qu’on l’interprète un peu à la légère…

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Trente ans ayant passé depuis l’édition princeps du Dyskolos, les professeurs Eric Handley (Cambridge) et André Hurst (Genève) ont estimé que le moment était venu de faire le point. Ils ont invité à Genève – le lieu du crime ! – , en automne 1988, les professeurs Netta Zagagi (Tel-Aviv), Peter Brown (Oxford), Horst-Dieter Blume (Münster) et Thomas Gelzer (Berne) à se joindre à eux et à participer à un colloque qu’ils ont placé à l’enseigne de « Lire Ménandre depuis le Dyskolos ». On trouvera dans le présent volume les cinq exposés présentés, l’essentiel, par rubrique, des discussions qui les ont suivis (le professeur Gelzer n’a participé qu’à celle-ci), et l’avant-propos qu’on a demandé au soussigné de rédiger.

Estimant que les cinq exposés parlaient par eux-mêmes, et n’avaient pas grand besoin d’être présentés, il lui a paru divertissant de batifoler quelque peu à travers l’histoire curieusement emmêlée de la Genève de Calvin et de la résurrection de Ménandre. Chemin faisant, il a rencontré l’aversion des théologiens réformés pour le « théâtre de comédie » ; Henri Estienne le φιλομένανδρος ; l’Encyclopédie, d’Alembert, Voltaire, le président de Brosses et Rousseau ; Jules Nicole, éditeur du Γεωργός et Victor Martin, éditeur du Δύσϰολος, Martin Bodmer et son admirable bibliothèque. Il a pensé que les propos qu’il a tirés de son périple ne manquaient ni de valeur historique ni de saveur littéraire, et qu’en conséquence il pouvait les offrir, comme une sorte de propos liminaire, à ceux qui s’apprêtent à lire les savants exposés et les doctes discussions qu’en tournant la page ils découvriront.

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1 Il s’agit du fameux Charles de Brosses, 1709-1777, premier président du Parlement de Dijon, dont les Lettres familières sur l’Italie occupent une place enviable dans la littérature française du XVIIIe siècle.

2 Tome 7, pp. 576-577.

3 L’éditeur de Rousseau, Marc-Michel Rey, était un libraire genevois établi en Hollande.

4 Inauguré en 1766, le premier « Théâtre de comédie » fut détruit deux ans plus tard par un incendie et aussitôt reconstruit. Il n’a été démoli qu’au XIXe siècle.

5 Ce qui fait la valeur critique de cette édition des fragments de Ménandre, dont on vient de voir que deux autres l’ont précédée, c’est l’abondance des notes et des commentaires d’Henri Estienne, dont on constate qu’il renvoie à plusieurs reprises à son Thesaurus Linguae Graecae qui ne devait paraître qu’en 1572, soit trois ans plus tard ! Pour la petite histoire, on notera que c’est un Genevois, appartenant à une famille qui a donné plusieurs professeurs à l’Académie, mais exilé en Hollande, Jean Le Clerc (loannes Clericus), qui est l’auteur de l’édition princeps des fragments de Ménandre (Menandri et Philemonis reliquiae, Amsterdam, 1709), édition fort médiocre et immédiatemment réduite à néant par Bentley ! Comme quoi des Genevois étaient partout le long de la voie par laquelle Ménandre réapparaissait !

6 Le Laboureur de Ménandre, fragments inédits sur papyrus d’Egypte, déchiffrés, traduits et commentés par Jules Nicole, Professeur à l’Université de Genève, Genève, 1898. Insuffisante, cette editio princeps a été remplacée, dès l’année suivante, par une nouvelle édition de B. Grenfell et A. Hunt.

7 Papyrus BodmerIV-Ménandre : Le Dyskolos, publié par Victor Martin (…), Bibliotheca Bodmeriana, Cologny-Genève, 1958.

8 Un petit volume de 88 pages, richement illustré, conserve le souvenir de cette présentation : Cnémon le Misanthrope, comédie de Ménandre, Version française de la première représentation moderne accompagnée de la musique de scène et de quinze planches hors-texte. Editions du « Journal de Genève », 1960. Lors de cette représentation, le personnage de Sostrate était incarné… par André Hurst !

9 Papyrus Bodmer XXV-Ménandre : La Samienne, publié par Rodolphe Kasser (…) avec la collaboration de Colin Austin, Bibliotheca Bodmeriana (Cologny-Genève), 1969. –  Papyrus Bodmer XXVI-Ménandre : Le bouclier, publié par Rodolphe Kasser (…) avec la collaboration de Colin Austin, Biblioteca Bodmeriana (Cologny-Genève), 1969.

10 Fondation Hardt, Entretiens sur l’antiquité classique, tome XVI (Vandœuvres-Genève, 1969), Ménandre : sept exposés suivis de discussions par E.W. Handley, W. Ludwig, EH. Sandbach, C. Dedoussi, C. Questa, L. Kahil ; entretiens préparés et présidés par E.G. Turner.