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Avant-propos

André HURST

Mon père, ce héros, était capable d’expliquer l’obscur Lycophron ! C’est en substance l’un des points forts de l’éloge funèbre que Stace fait de son père1 au premier siècle de notre ère. A l’évidence, la difficulté de Lycophron constituait l’essentiel de sa réputation.

Avec l’Alexandra de Lycophron, on se trouve en effet confronté au monologue tragique d’une Cassandre qui prophétise la guerre de Troie et ses séquelles en recourant à une manière systématiquement énigmatique, donc obscure. Le nom même que le poète donne à son héroïne est en lui-même une sorte d’énigme : il faut savoir qu’« Alexandra » est le nom de Cassandre dans un culte spartiate. Tantôt glorifié, tantôt honni par les uns et les autres, et pour des raisons très diverses, ce poème ne pouvait manquer d’attirer des lecteurs en des temps comme le nôtre, où l’on admet que l’obscurité puisse constituer un mode de l’expression poétique.

Aujourd’hui, parmi les lecteurs admiratifs de Lycophron on citera Pascal Quignard, auteur d’une belle traduction de l’Alexandra, ou le romancier américain Paul Auster : de telles références actuelles dans le monde littéraire viennent contrebalancer, par-delà les siècles, l’opinion négative qui était, par exemple, celle de Lucien au deuxième siècle de notre ère.

L’obscurité prophétique du langage prêté par Lycophron à sa Cassandre n’est d’ailleurs pas le seul motif de fascination qu’on puisse trouver dans ce monologue. L’imagination qui préside au choix des images, la force du langage, la tonalité tour à tour sombre, enflammée, sarcastique, tendre, sublime des paroles de la jeune princesse sont des raisons qu’on peut invoquer pour reconnaître en Lycophron un poète parmi les plus grands.

Cependant, pour être objet d’admiration ou de blâme, tout texte demande à être établi. L’Alexandra nous est transmise par un grand nombre de manuscrits, dont les plus anciens sont des restes parfois misérables et très fragmentaires sur papyrus. Choisir entre les variantes qui s’y présentent et tenter d’expliquer le pourquoi de ses choix est un travail certes présomptueux, – c’est un peu vouloir se mettre à la place du poète –, mais c’est surtout un travail exigeant et qui soumet celui qui l’entreprend à de véritables rafales de questions.

C’est ainsi qu’au cours des travaux qui ont mené à mon édition de l’Alexandra de Lycophron (Paris, Les Belles Lettres, 2008, en collaboration avec Antje Kolde), j’ai été conduit à publier au fil du temps des études qui sont comme un écho de la réflexion menée sur ce poème, quelques réponses aux rafales de questions. Avec l’adjonction de quelques inédits, c’est le contenu du présent volume.

Le but recherché est évidemment de rendre service aux lecteurs. Depuis plusieurs années, en effet, le nombre des publications concernant Lycophron ne cesse d’augmenter. Mes propres contributions avaient paru dans des lieux divers et se trouvaient parfois d’une atteinte malaisée. On offre donc ici la possibilité de les consulter dans un ensemble. Cela signifie pour l’auteur une relecture globale, et c’est aussi l’occasion d’ajouter des indices qui devraient permettre de s’y retrouver plus rapidement, et même, dans le cas des versions revues, mieux que ce n’était le cas dans les publications originales.

Dans les versions revues, des adaptations ont été nécessaires. Il s’est agi par exemple d’éviter des redites, dans la mesure du possible, dans la mesure où la clarté de l’exposé ne devait pas en souffrir. Par ailleurs, il a été possible d’intégrer des références à des travaux qui avaient vu le jour après la publication originale. C’est principalement ces deux points qui justifient les termes de « version revue ».

Pour la commodité du lecteur, les travaux ne sont pas ici livrés dans l’ordre chronologique de leur élaboration, voire de leur publication, mais selon une distribution en deux parties2.

Une première partie comporte les travaux relatifs à des questions de portée générale : la date supposée de rédaction, le statut du texte dans le cadre d’une culture qui élabore des canons, la possibilité de percevoir dans l’Alexandra, généralement conçue comme un texte non seulement obscur mais également sombre dans sa tonalité tragique, des éléments de luminosité, voire de comique qui rappelleraient que Lycophron est aussi l’auteur d’un traité en plusieurs livres sur la comédie, enfin la perception dans le poème d’une figure comme celle d’Alexandre le Grand.

Une seconde partie réunit des textes relatifs à des points plus particuliers : le rôle que peut jouer la mise en œuvre de faits béotiens dans la structure fondamentale du texte, le cas particulier du traitement de l’Odyssée dans la série des « retours », l’utilisation d’une expression récurrente (« sur terre et sur mer ») dans un passage controversé de la fin du texte, la possibilité de voir Pyrrhus dans l’une des figures de ce même passage final de la prophétie, enfin, trois cas touchant la possibilité de lire des commentaires de Lycophron dans des textes fragmentaires et dans les cahiers de l’illustre Isaac Casaubon.

A l’évidence, cette division est discutable, dans toute la mesure où des points particuliers ne sauraient être détachés vraiment de la vision générale cependant que les problèmes généraux ne sauraient être abordés en laissant entièrement dans l’ombre tout détail du texte. On la propose donc comme l’une des manières simples de répartir ces quelques études.

Les citations de l’Alexandra sont conformes à mon édition de 2008. La traduction est également ma traduction contenue dans cette même édition, avec quelques exceptions lorsque, à l’occasion, j’ai voulu me tenir plus près du texte pour expliciter un point particulier.

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1 Silv. 5.3.157.

2 L’ordre chronologique de publication des études en versions revues de ce volume est le suivant :

(1976), « Sur la date de Lycophron », Cahiers d’archéologie romande, n° 5, 231-235.

(1983), « Isaac Casaubon et les “Notes sur Lycophron” », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, Tome XLV, n. 3, 519.

(1985), « Les Béotiens de Lycophron », dans, G. Argoud, P Roesch, La Béotie antique, Editions du CNRS, Paris, 193-209.

(1988), « Sur terre et sur mer : Lycophron, “Alexandra”, 1435-1438 », Euphrosyne, N.S. XVI, 247-255.

(1996), « Alexandre médiateur dans l’“Alexandra” de Lycophron », dans : Bridges/ Bürgel, 61-68.

(1998), « Lycophron : la condensation du sens, le comique et l’Alexandra », dans : M. Trédé, Ph. Hoffmann, avec la collaboration de Cl. Auvray-Assayas, Le rire des anciens, Actes du colloque international (Université de Rouen, Ecole normale supérieure, 11-13 janvier 1995), Paris (Presses de l’Ecole Normale supérieure, Etudes de littérature ancienne, Tome 8), 177-187.

(2002), « L’Odyssée de Lycophron », dans, A. Hurst, Fr. Létoublon (2002), 115-127.

(2009), « Etincelles dans l’ombre ? », dans, Lycophron : éclats d’obscurité (Lyon et Saint-Etienne 18-20 janvier 2007) et publiée dans Cusset/Prioux, 195-208.

On trouvera dans la bibliographie, en fin de volume, les indications relatives aux publications auxquelles il est fait référence dans le présent volume.