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II. Points particuliers

André HURST

1. Les beotiens de Lycophron1

Lorsqu’un poète de Chalcis écrit une prophétie de Cassandre dans laquelle apparaissent des références à des personnages et à des faits béotiens, il n’est pas nécessaire d’expliquer longuement l’intérêt que peuvent présenter de telles références pour l’étude de la Béotie antique. Lorsque ce poète est Lycophron, il conviendra même de rappeler qu’à son époque l’Eubée a fait partie de la confédération béotienne (de -308 à -304). Comme l’attestation la plus ancienne d’un lien probable entre l’Eubée et Thèbes remonte au temps de la tablette thébaine en linéaire B Of 25, on peut même souligner que les relations de l’Eubée et de la Béotie ne constituent pas à l’époque hellénistique un fait nouveau. La configuration géographique aurait d’ailleurs suffi à le faire supposer, et l’on croit percevoir de l’ironie dans les mots d’Hésiode (Op. 646-660) lorsqu’il évoque sa traversée vers Chalcis.

On le constate, nous considérons ici que l’auteur de l’Alexandra est bien le poète chalcidien connu sous le nom de Lycophron, et non pas un « autre » Lycophron, comme le voudrait le scholiaste du v. 1226 de l’Alexandra, un scholiaste dont l’hypothèse a rencontré beaucoup d’écho2.

Pour plus de clarté, on distinguera deux catégories de faits béotiens dans l’Alexandra : d’une part les mentions furtives, émergences dans le texte de faits béotiens à l’intérieur de segments du poème dont le sujet n’est pas béotien, d’autre part les segments béotiens à proprement parler, ceux dans lesquels l’information béotienne se développe sur plusieurs vers ou retentit sur un segment plus développé et subit un traitement conforme à la perspective et à la manière poétique obscure du discours prophétique de Cassandre.

1. Mentions furtives

1.1. vv. 598-602 : il est question des compagnons de Diomède transformés en oiseaux.

ῥάμϕεσσι δ’ ἀγρώσσοντες ἐλλόπων θοροὺς598l

ϕερώνυμον νησῖδα νάσσονται πρόμου,

θεατρομόρϕωι πρὸς κλίτει γεωλόφωι600l 600

ἀγυιοπλαστήσαντες ἐμπέδοις τομαῖς601l

πυκνὰς καλιάς, Ζῆθον ἐκμιμούμενοι.

« ils chasseront de leurs becs crochus le frai des poissons,

habitants de l’îlot qui porte le nom de leur chef.

600 Contre un flanc de colline en forme de théâtre

ils bâtiront en rangées, à l’aide de solides racines,

des nids serrés, à l’imitation de Zéthos. »

Pour tout lecteur de Lycophron, cette mention de Zéthos cache un premier piège : dans un texte où le mot « Zeus » désigne Agamemnon, et vice-versa (1124, 335, 1369sq), où « Kadmos » ne désigne pas le fondateur mythique de Thèbes mais l’Hermès de Samothrace (2193), il est extrêmement rare qu’un personnage soit nommé de son nom ordinaire (Cassandre elle-même s’appelle Alexandra). On pourrait donc être tenté de chercher ce qui se cache derrière Zéthos. Or, fait étrange à première vue, il s’agit bien de Zéthos le bâtisseur des murailles de Thèbes. Un exemple qu’on pourrait citer en guise de parallèle est celui des quatrième et cinquième colonisateurs de Chypre, Céphée et Praxandros (586). Les scholiastes ont résolu le problème de ces deux personnages en soulignant qu’ils étaient si peu célèbres que le poète était contraint de les nommer sans détours (… διὰ τὸ ἀφανὲς τῶν πϱοσώπων ἠναγϰάσθη ϰαὶ τὰς ὀνομασίας αὐτῶν εἰπεῖν schol. ad loc :… ces personnages sont tellement insignifiants qu’il fut contraint de les nommer.). On observera que la mention de Zéthos se trouve dans le segment qui fait immédiatement suite à celui-là. Il n’empêche que pour une figure mythique bien connue comme Zéthos, le procédé est inaccoutumé dans l’Alexandra et c’est là ce qui différencie notre passage de celui où le poète évoque Céphée et Praxandros. A propos de la mention de Zéthos, les scholiastes citent la construction de la muraille de Thèbes par Amphion et Zéthos : or, on est surpris de ce que le texte ne mentionne que le seul Zéthos. L’énigme n’est donc pas dans le fait que Zéthos est nommé sans détour, elle est dans le fait qu’il est présenté seul, tandis que la nomination directe se borne à attirer l’attention sur ce fait. L’absence remarquable d’Amphion rappelle le partage des compétences entre les deux frères tel qu’il est donné traditionnellement. Chez Apollonios de Rhodes, par exemple (Arg. 1.735), Amphion est le musicien, cependant que Zéthos recourt à la force brutale. Les compagnons de Diomède changés en oiseaux se comportent donc pour Lycophron comme celui des constructeurs de Thèbes qui peine à la tâche ; ils n’ont pas le soutien miraculeux de la musique : c’est là une partie du malheur qui s’abat sur eux. C’est sans doute la solution de cette énigme cachée dans un silence. Elle témoigne aussi, semble-t-il, de la connaissance qu’avait le poète de ces oiseaux auxquels s’attache la légende de cette métamorphose funeste4. La référence thébaine permet ici d’en dire moins pour en dire davantage.

1.2. Parlant de Ménélas, Alexandra dit :151l

oὗ πάππον ἐν γαμϕαῖσιν ‘Eνναία ποτὲ

Ἕρκυνν ‘Ερινὺς Θουρία Ξιϕηϕόρος

ἄσαρκα μιστύλασ’ ἐτύμβευσεν ϕάρωι154l

τὸν ὠλενίτην χόνδρον ἐνδατουμένη. 155

« L’Ennéenne autrefois en ses mâchoires,

l’Hercynne Erinye, la Vigoureuse Porte-Glaive,153la

de son grand-père arracha menu et ensevelit en son gosier154la

le cartilage de l’épaule. » 155

Il s’agit ici de Pélops, ancêtre de Ménélas, ce dernier étant mentionné par Alexandra dans la liste des cinq maris d’Hélène (143-201). Déméter avalant une partie du corps de Pélops est désignée par une suite de quatre épithètes dont deux au moins se réfèrent à des cultes béotiens. Selon A.Schachter5, cette série, telle qu’énoncée dans le vers 153, pourrait provenir de cultes situés dans l’aire géographique du Sud et de l’Ouest du lac Copaïs. Même ‘Eϱινύς, épithète à première vue arcadienne, a son implantation en Béotie6.

Déméter est qualifée d’Hercynne : selon les scholiastes de Lycophron, Hercynne est fille de Trophonios ; c’est elle qui aurait installé à Lebadeia le culte de Déméter, d’où l’épithète de la déesse. Pausanias (9.39, 2-3) la connaît comme une divinité liée à la source de la rivière du même nom, à Lebadeia également, et non comme une figure divine assimilable à Déméter. Le poète semble donc avoir choisi entre des versions locales7.

Porte-Glaive nous laisse perplexes : Lycophron est le seul témoin de cette épithète que les scholiastes attribuent à une Déméter béotienne, du fait que la déesse aurait été représentée en Béotie un glaive à la main. On ne peut s’empêcher de songer ici à l’aspect guerrier de certaines divinités non guerrières au premier chef (e.g. l’Aphrodite ‘Aϱεία de Sparte, Paus. 3.17.5 et Schachter (1981), 171).

θουϱία, traduit par vigoureuse, semble en effet un qualificatif plutôt qu’un ethnique (cf. 931, où le mot est simplement qualificatif ; d’autre part, la ville de Thouria en Messénie a pour ethnique Θουϱιάτης, cf. Strab. 8,361 ; Paus. 4.31.1). Cf. toutefois Schachter (1981), 151.

1.3. Ce cas peut être mis en parallèle avec la manière dont Athéna est désignée au vers 520 (il est question des Apharides, aimés d’Arès, d’Enyô et d’Athéna) :

……………….καὶ Τριγέννητος θεὰ

Bοαρμία Λογᾶτις ‘Ομολωὶς βία.520l 520

« la déesse trois fois née,

Boarmia, Longatis, la force Homolôïde. » 520

Sur cinq épithètes, trois sont données par les scholies comme typiquement béotiennes, une comme plus particulièrement thébaine. Voici en effet ce qu’on peut lire ad 520 : « Boarmia et Longatis sont des épithètes de la déesse en Béotie. On l’appelle Homolôis à Thèbes. Les Thébains ont aussi un Zeus Homolôios et des portes Homolôides. “Bia” veut dire “forte” ». Holzinger (1895, 251) soupçonne que Longatis est interprété comme un ethnique béotien en raison de la proximité de Boarmia. C’est une possibilité qui vient d’autant plus aisément à l’esprit que les géographes anciens ne connaissent pas de localité du nom de Longas. Cette observation n’a cependant pas valeur de preuve et Schachter (1981, 129) va jusqu’à proposer d’utiliser l’épithète « Longatis » pour compléter deux inscriptions de Tanagra. Si l’on prend les cas séparément, on peut observer ceci :

– Boarmia : Lycophron est notre seule source, avec les scholies qui attribuent l’épithète à une Athéna béotienne. Le mot se réfère visiblement au pouvoir de mettre les bœufs sous le joug (Schachter, 1981, 134), mais ici, c’est le contexte qui pourrait nous éclairer sur le choix du terme. Un premier fait saute aux yeux : Βοαϱμία en début de vers résonne dans Βία à la fin du même vers. On reconnaît ici le poète qui écrit μύχουϱε χοιϱάδων (373) ou Τϱύχαντα ϰαί τϱαχύς (374) ou encore τοιῶνδ’ ἀπ’ ἀϱχῆς ἦϱχ’ ‘Αλεξάνδϱα λόγων (30)8. Mais il y a plus : Cassandre est en train d’évoquer les adversaires qu’elle redouterait le plus pour Troie, ceux qu’elle supplie Zeus de ne pas les envoyer en renfort pour récupérer Hélène. Or, ces adversaires forment deux paires (Castor et Pollux d’une part, les Apharides de l’autre), et c’est la seconde de ces deux paires qui est dite aimée d’Athéna, d’une Athéna capable de mettre une paire au travail (et l’on note que la déesse est rendue parfaitement reconnaissable d’emblée par son épithète de Τϱιγέννητος9. Βοαϱμία et βία font justement songer à la vigueur d’une paire de guerriers.

– Bia : on peut hésiter à considérer ce mot comme une épithète isolée. Mieux vaut sans doute interpréter comme une unité le tour ‘Ομολωὶς βία sur le modèle de βίη ‘Hϱαϰληείη vel sim. ; c’est bien ainsi que semblent le comprendre les paraphrases. Le vers 520 contient par conséquent trois épithètes : or, si Βοαϱμία se réfère au pouvoir de mettre au travail deux héros dangereux pour Troie, si ‘Oμολωὶς βία, par le biais des portes Homolôides, évoque la muraille qui protège une ville ou les menaces qui pèsent sur une porte10, il se pourrait qu’il faille chercher un sens également pour Λογγᾶτις.

On trouve chez Hésychios les indications suivantes : λογγάσαι · ἐνδιατϱῖψαι, στϱαγγεύεσθαι. λογγάζει · ὀϰνεῖ, διατϱίβει. Le mot est attesté dès Aristophane selon Phrynichos (Bekker [1814], 50-53), dès Eschyle selon Pollux (9.136). Ces données nous offrent la possibilité de comprendre λογγᾶτις soit comme un agent féminin du type πϱοδότις (mais on attendrait alors plutôt une forme λογγάστις) “celle qui retarde”, soit de voir là un ethnique d’un type rare et qui pourrait servir à évoquer l’agent. La question est dès lors de savoir si la séquence d’épithètes accolées au nom de la déesse Athéna cache un récit (à la manière, par exemple, des appositions qui dans les vers 1317sq constituent en fait un récit relatif à Médée). On ne peut sans doute aller beaucoup plus loin que de reconnaître une allusion très générale aux circonstances : Athéna pourrait mettre à l’œuvre les Apharides, elle a pouvoir sur les portes d’une enceinte et peut ralentir, par exemple, une armée. La première épithète ferait allusion au pouvoir d’Athéna sur les guerriers, les deux suivantes au siège de Troie.

On rappellera que Lycophron peut à l’occasion créer des épithètes : Κηϱαμύντης pour Héraklès, par adaptation et permutation des éléments de Ἀλεξίϰαϰος (663) “qui écarte le malheur”, ou Θέοινος (1247) comme épithète transparente de Dionysos “dieu du vin”. Mais ces deux exemples montrent bien que de telles créations ne sont pas gratuites. Λογγᾶτις offre probablement cette double qualité de rareté “locale” (qu’on ne peut plus vérifier) et d’élément intégrable au récit11.

1.4. Un cas très curieux est constitué par l’énigme du vers 326 :

σὲ δ’ ὠμὰ πρὸς νυμϕεῖα καὶ γαμηλίους323l

ἄξει θυηλὰς στυγνὸς Ἴϕιδος λέων

μητρὸς κελαινῆς χέρνιβας μιμούμενος 325

ἣν ἐς βαθεῖαν λαιμίσας ποιμανδρίαν326l

στεϕηϕόρον βοῦν δεινὸς ἄρταμος δράκων

ῥαίσει τριπάτρωι ϕασγάνωι Κανδάονος,

λύκοις τὸ πρωτόσϕακτον ὅρκιον σχάσας.

« Et toi, l’autre, tu seras conduite vers de cruelles noces et vers

des sacrifices par l’odieux lion issu d’Iphis,

pour imiter les lustrations de sa sombre mère ; 325

il t’égorgera a-dessus du Sceaux profond,326la

le terrible dragon boucher, comme une vache couronnée,

d’un coup de sabre aux trois pères de Kandaon, il répandra328la

pour les loups le sang, et prononcera le serment du premier sacrifice. »329la

Au vers 326, les scholies nous avertissent qu’il faut comprendre ποιμανδϱία comme un nom de la cité béotienne de Tanagra (d’où le jeu de mots dans notre traduction). C’est le lexique d’Hésychios qui nous permet d’accomplir le pas suivant : τανάγϱα · ἀγγεῖον χαλϰοῦν, ἐν ὧι ἤϱτυον τὰ ϰϱέα : “Tanagra : récipient de bronze dans lequel on cuisinait des viandes”. Du coup, on comprend le sens de βαθεῖαν, “(récipient) profond” comme Holzinger le note après d’autres (1895, 218). Cette c onstatation faite, on pénètre pour l’ensemble du passage dans un débat irrésolu, comme le montrent les scholies : s’agit-il du sacrifice de Polyxène ou de celui d’Iphigénie ?

Wilamowitz opte sans hésiter pour Iphigénie. Le jeu de mots sur le récipient qui porte un autre nom d’une cité béotienne doit nous rappeler que le sacrifice d’Iphigénie se déroule en terre béotienne : comprendre ce passage comme relatif à Polyxène serait tomber dans un piège12. A quoi Holzinger rétorque que Lycophron a tout arrangé pour que l’on songe à Iphigénie en raison du vers 325 : l’interpréter dans ce sens, c’est donc justement tomber dans le piège13.

Il est évident que les vers 326sqq s’appliquent mal à Iphigénie dans la mesure où elle n’a pas été véritablement sacrifiée (cf. 195). Mais c’est bien d’elle qu’il est question au vers 325. On se trouve donc devant le problème suivant : ἣν du vers 326 a-t-il pour antécédent μητϱός du vers 325 (= Iphigénie) ou σέ du vers 323 (=Polyxène) ?

Si l’on prend les éléments du texte, voici ce qu’on peut observer :

– Le δϱάϰων, dragon, sera Agamemnon (Wilamowitz) ou Diomède (schol.) si l’on songe à Iphigénie. En revanche, si l’on songe à Polyxène, le « dragon » sera Néoptolème, « lion issu d’Iphis » car pour Lycophron Iphigénie est la mère du fils d’Achille (183sqq). Il faudrait alors admettre que le “lion” et le “dragon” sont une seule et même personne.

– Τϱιπάτϱωι φασγάνωι : ce sabre aux trois pères présente plus de difficultés. Il pourrait s’agir de l’arme qu’Héphaïstos a donnée à Pélée, Pélée à Achille et Achille à Néoptolème (“trois pères”= trois propriétaires de l’arme). “Kandaon” serait-il alors Héphaïstos (c’est la solution à laquelle se rallie Holzinger (1895), 219) ? Remarquons dans ce cas que l’interprétation du nom de “Kandaon” par le jeu de mots ϰαίων ϰαὶ δαίων (Eust. Ad Il. 4.2. t. I, 351.3 edit. Lips.= I, 689, 2-3 van der Valk) se réfère à Arès et non pas à Héphaïstos. Il faudrait par conséquent comprendre que le poète entend dire de ce sabre qu’il est une arme de guerre et non un couteau de sacrifice. La victime du sacrifice, dans ce cas, ne peut être que Polyxène.

D’autre part, que l’on suive ou non la suggestion des scholies de lire τϱιπάτϱου φασγάνωι Κανδάονος, on peut aussi se tourner vers la légende béotienne d’Orion, nommé “Kandaon” en Béotie (schol.). Sur ce point, il ne semble pas que l’on puisse vraiment suivre l’opinion de Wilamowitz (1883, 260 n.1) selon laquelle on aurait ici une erreur, erreur qui aurait en outre provoqué une autre erreur chez Nonnos (Dion. 13.99) : cette position tient clairement chez lui à ce qu’il tient le sabre pour le sabre de Pélops et qu’il veut construire Κανδάων avec λύϰοις. On connaît le mythe selon lequel les trois pères d’Orion sont Zeus, Poséidon et Apollon : il s’appuie sur un jeu de mots avec le nom d’’ϒϱιεύς. Ce dernier, frappé de stérilité aurait demandé aux dieux une descendance et ceux-ci auraient alors tous trois uriné (οὐϱεῖν) sur la peau d’un bœuf sacrifié pour en faire naître Orion. L’épée d’Orion est aux mains de Diomède. Si l’on en croit le scholiaste au v. 328, il s’agit par conséquent du sacrifice d’Iphigénie.

L’expression τὸ πϱωτόσφαϰτον ὅϱκιον (le serment du premier sacrifice) est également l’enjeu d’une dispute : pour Lycophron, le premier serment n’est pas celui d’Aulis, qu’il nomme lui-même un second serment (204). Pourtant, dès l’Antiquité, les interprètes ont voulu voir ici le sacrifice d’Iphigénie, comme s’il s’agissait du serment d’Aulis. D’autres, pour comprendre qu’il était question de Polyxène, se sont référés à la version de la légende que reprend le scholiaste du vers 269 : Achille aurait été « sacrifié avant elle » à cause de son serment fait aux Troyens pour l’amour de Polyxène. De son côté, Tzetzès rapporte une troisième possibilité : le tour pourrait convenir tant à Iphigénie qu’à Polyxène, du fait qu’elles sont toutes deux de noble souche (jeu de mots sur πϱωτο- :… τὸ ἐκ πϱώτης ϰαὶ εὐγενοῦς ῥίζης σφαγιασθὲν θῦμα ad 328 : victime sacrificielle de “première souche”, donc de souche noble).

Les loups, enfin, pourraient fort bien être les Myrmidons, comme le relève Holzinger (1895, 219), cf. Il. 16.156 sqq. Le piège tendu au lecteur est donc subtil : tant Iphigénie que Polyxène sont en relations avec les Myrmidons. La première du fait qu’on la conduit à Aulis sous prétexte de la marier avec Achille (Eur. Iph. T., 855-860, Hyg. 98), la seconde parce que son sacrifice honore le roi des Myrmidons.

Le mot de la fin pourrait donc bien revenir au scholiaste lorsqu’il note (ad 328) :… δεί ἀπὸ τοῦ ἐς βαθεῖαν ἕως ϰάτω πεϱί Ἰφιγενείας ἐϰλαβέσθαι. δυνατὸν μέντοι ϰαὶ ἐπὶ Πολυξένης… Depuis les mots : “au-dessus du profond” jusqu’au bout du passage, il faut comprendre qu’il s’agit d’Iphigénie. On peut toutefois comprendre aussi qu’il s’agit de Polyxène.

Pour Lycophron, il est évident qu’Iphigénie ne succombe pas au moment du sacrifice d’Aulis (195) et que ce sacrifice n’accompagne pas le premier serment. Cependant, si l’on veut reconnaître Polyxène comme antécédent du relatif ἥν (326), on doit tenir compte du fait que l’évocation d’Iphigénie, mère de Néoptolème, vient offrir un contrepoint au sacrifice de Polyxène, contrepoint que ravive au passage la mention d’un récipient qui porte le nom d’un toponyme béotien et derrière lequel se profile par conséquent le sacrifice d’Aulis. Ce jeu sur deux sacrifices dont les victimes sont l’une dans le camp des Grecs l’autre dans le camp des Troyens fait songer par avance à la perspective finale du poème : guerres et malheurs s’équilibrent dans le temps, au point que les mêmes mots s’appliquent à des situations récurrentes. C’est l’égalité des adversaires dans le malheur et la mort que contribue à souligner un jeu de mots qui pourrait n’avoir l’air que d’une fantaisie d’érudit. Enfin, on remarquera que les éléments du sacrifice d’Aulis (l’occasion, les présages, le sacrificateur, le geste et le remplacement de la victime) sont distribués dans les segments du poème (183sq, 190sq, 202-204, 323sq). Le seul mot de Γϱαῖαν (196) suffira pour y faire allusion.

1.5. Un épisode de la légende thébaine est évoqué au v. 935 :

στεργοξυνεύνων οὕνεκεν νυμϕευμάτων935l 935

« Pour que s’accomplisse l’union des amoureux. »

Pris dans le récit de la guerre menée par Panopeus (qui fit le faux serment du v.932, et dont le contenu est donné aux vers 936-938) contre la cité de Komaithô, donc contre Ptérélas et les Taphiens, l’expression pour que s’accomplisse l’union des amoureux semble au premier abord se rapporter à Amphitryon et Alcmène. En effet, c’est de Thèbes qu’Amphitryon se met en campagne contre Ptérélas après avoir été purifié du meurtre d’Electryon par Créon (textes dans l’article de Wernicke, RE 1.2.1893, col. 1572). La variante papyrologique vient à l’appui de cette interprétation, puisqu’il existe un lien de parenté entre Alcmène et Amphitryon. Il se pourrait cependant qu’il soit ici question de l’aventure malheureuse d’Amphitryon avec Komaithô, survenue à la même occasion (cf. Apollodore 2.4.7)14. Quoi qu’il en soit, on notera dans la tournure un peu de cette ironie vengeresse que Lycophron met dans la bouche de Cassandre chaque fois qu’il s’agit d’amour (e.g. 57sqq, 143, 732, 1454-1457) : on sait en effet qu’au retour de cette guerre, l’amour n’est plus ce qui domine dans les sentiments d’Amphitryon pour Alcmène (Hyg.29, TrGF, (2004), Eur., Alcm. Fr. 87b-104).

A ce propos, on peut remarquer que la longue nuit d’amour de Zeus et d’Alcmène, cause de la mésentente d’Amphitryon et de son épouse, est évoquée par Alexandra lors de sa première mention d’Héraklès (33 : le lion conçu dans une triple nuit). Pourtant, cette référence à la naissance thébaine du héros n’entraîne pas de caractère spécifiquement béotien dans le traitement des données relatives à sa légende. Pour l’Héraklès béotien, cf. Schachter (1986), 1-36.

1.6. Une légende béotienne apparaît au moment au moment où Ulysse tombe à la mer après que l’embarcation construite chez Calypsô s’est disloquée :

ἧς oἷα τυτθὸν’ Aμϕίβαις ἐκβάσας

τῆς κηρύλου δάμαρτος ἀπτῆνα σπόρον 750

αὐταῖς μεσόδμαις καὶ σὺν ἰκρίοις βαλεῖ

πρὸς κῦμα δύπτην ἐμπεπλεγμένον κάλοις.752l

πόντου δ’ ἄπνος ἐνσαρούμενoς μυχοῖς

ἀστῶι σύνοικος Θρηικίας ‘Anθηδόνoς754l

ἔσται. 755

747la

« De là Amphibaios l’éjectera, comme s’il était

le petit sans ailes de la compagne d’un eéryle, 750

avec gaillards et coursiers il le jettera

dans la vague, plongeur empêtré dans ses cordages.

Balayé sans sommeil aux replis de la mer,

il sera voisin du citoyen d’Anthédon

la thrace. »755la 755

La ville béotienne d’Anthédon est dite thrace parce que des Thraces l’auraient fondée (voir le testimonium d’Etienne de Byzance, celui d’Eustathe, ainsi que les scholies ad loc.). Le « citoyen d’Anthédon » n’est autre que le pêcheur devenu dieu marin par la consommation d’une herbe miraculeuse d’immortalité, pêcheur que l’on nomme tantôt Glaukos, tantôt Protée ou encore Triton (cf. les scholies et Tzetzès). Holzinger (1895, 281) rappelle que selon une scholie de la République de Platon (10.611d15), Glaukos parcourt une fois l’an les côtes et les îles en compagnie des animaux marins : ϰαὶ πεϱίεισι (codd. πεϱΐησι) τοὺς αἰγιάλους πάντας ϰαὶ τὰς νήσους ἅπαξ τοῦ ἐνιαυτοῦ ἅμα τοῖς ϰήτεσι. Ce comportement fait de lui un bon pendant d’Ulysse et de ses errements sur mer. On verra plus loin (786, infra 2.4.) que pour Lycophron Ulysse est béotien tout comme Glaukos. Concitoyens sur terre ferme, ils le deviennent ici en milieu marin, l’un parce qu’il a trouvé l’immortalité, l’autre parce que, – quittant l’île de Calypsô –, il l’a refusée. Ce jeu d’oppositions se situe dans la ligne du segment odysséen de l’Alexandra, lequel joue souvent sur des inversions par rapport à la donnée homérique16.

1.7. Au v. 1338, les Amazones déferlent sur la Grèce à la faveur de l’un des mouvements pendulaires qui opposent l’Asie et l’Europe :

« ………………ὁμοκλήειραν ἱεῖσαι βοὴν

Γραικοῖσιν ἀμνάμοις τε τοις Ἐρεχθέως. 1338

…………………poussant leur cri de guerre

à l’assaut des Grecs et des descendants d’Erechtée. »

Ces Grecs accolés aux descendants d’Erechthée sont vraisemblablement les plus proches voisins des Athéniens, donc les Béotiens. Pour Holzinger (1895, 359), Lycophron s’en tient ici à la situation du Thermodon telle que la fixe Hérodote (cf. Hdt. 9.43).

1.8. Pour les vers 7 et 1465, cf. infra 2.5. Pour les vers 265 et 352, cf. infra 2.2. D’autres cas ont été évoqués précédemment (219, 356, 562). On laissera de côté pour l’instant le cas de Λαφυστίας (1237) : le contexte est bien dionysiaque (bien que Holzinger songe à Zeus (1895, 338)), mais le rattachement du mot au mont Laphystion de Béotie est mis en doute pour de bonnes raisons par Schachter (1981, 177).

1.9. En conclusion de ce premier volet, il convient de souligner qu’à la faveur des mentions furtives, on constate la permanence d’un trait essentiel de l’art lycophronien : le moindre détail est intégré, rien ne semble venir hors de son lieu déparer la marche du texte, et les échappées même rapides peuvent ouvrir de vastes perspectives (e.g. 1.4.).

Le critère de cette intégration est cependant la marche du poème et non les informations éventuelles que comportent les données. C’est ce qui permet aux données béotiennes d’apparaître en dehors d’un contexte béotien.

On peut dire aussi que l’apparition de faits béotiens ne semble pas se situer dans un ensemble de traits qui échapperaient au poète, sa familiarité avec certaines données le poussant à y recourir de manière quasiment irréfléchie (une impression que l’on pourrait avoir devant la forme “eubéenne” ἐσχάζοσαν du vers 21). Bref, le poète ne semble pas victime d’une forme de régionalisme culturel.

2. Segments béotiens

Quatre passages évoquent de manière plus insistante (ou dans des positions plus centrales pour l’économie de l’œuvre) des données béotiennes. Il s’agit des segments consacrés à Sthénélos (433-438), au destin posthume d’Hector (1189-1213), aux colonisateurs des Baléares (637-647) et à l’Ulysse béotien des vers 648-819.

Il conviendra également de se pencher sur le cas de la Sphinge (7, 1465), cas particulier de mention furtive qui retentit sur l’ensemble du texte.

2.1. Sthénélos apparaît comme une figure exemplaire d’un νόστος impossible : il fait partie d’un groupe de trois héros grecs morts avant d’avoir revu leur patrie et enterrés à Colophon (424sq), – Calchas et Idoménée sont les deux autres. Derrière le malheur qui frappe Sthénélos, la prophétesse voit en filigrane l’impiété de son père Capaneus :

τρίτον δὲ τοῦ μóσσυνας ‘Εκτήνων ποτὲ

στερρᾶι δικέλληι βουσκαϕήσαντος γόνον,

ὅν Γογγυλάτης εἷλε Boυλαῖος Μυλεὺς 435

ἀϕηλάτωι μάστιγι συνθραύσας κάρα,436l

ἦμος ξυναίμους πατρὸς αἱ Νυκτὸς κόραι

πρὸς αὐτoϕόντην στρῆνον ὥπλισaν μόρου.

« Le troisième est fils de l’homme qui jadis des Ektènes433la

mina les palissades avec son dur hoyau,434la

celui que Gongylatès fit périr, dieu de l’assemblée, gardien des moulins,435la 435

brisant en pièces son crâne d’un coup de fouet chasse-faute,436la

alors que les filles de la Nuit à ceux qui sont frères de leur père

donnaient des armes pour assouvir leur ardent besoin de se massacrer. »438la

L’impiété de Capaneus et le châtiment qu’elle reçoit ne sont pas nouveaux. La tragédie les connaît bien (cf. Aeschl. Sept. 423-434, Soph. Ant. 134-137). En revanche, la façon dont Thèbes et les Thébains sont désignés mérite plus d’attention. Nommer les murs de Thèbes μόσσυνας ‘Eϰτήνων (littéralement palissades de bois des Ektènes), c’est recourir à une énigme dont les allusions se distribuent sur deux plans au moins. Il y a tout d’abord le mot rare μόσσυνας : ces structures de bois désignent ici les remparts de Thèbes (chez Apollonios de Rhodes, le mot désigne des habitations primitives de bois, et la manière dont il est introduit fait ressortir qu’il s’agit d’une particularité étrange, cf. Arg. 2, 379 et 1016, même si l’on tient comme Brunck les vers 2.382sq pour une interpolation). Ce qui est implicite, c’est que Thèbes n’a pas de vraies murailles, qu’Alexandra pourrait nommer πύϱγοι comme les murs de Troie (65) ; on entrevoit plutôt une espèce de palissade barbare comme en construisent les peuples pontiques dont les mœurs étranges sont présentées chez Apollonios comme l’envers du monde hellénique des Argonautes17. Quant aux Thébains, ils sont nommés ῎Eϰτηνοι. Cette appellation fait l’objet d’un développement dans le commentaire de Tzetzès : on y trouve des tentatives étymologiques pour rattacher le mot à l’expression ἐϰ ϰτηνῶν (du milieu des troupeaux) dans le sens défavorable aux Béotiens de ϰτηνώδεις (bestiaux, donc ignares). Pausanias connaît ce nom (9.5.1., avec une variantes ἄϰτηνας18), c’est celui des Thébains du temps du roi Ogygos (que Lycophron ne mentionne pas avant le vers 1206). Ce temps est donné pour le plus ancien dans l’histoire des Grecs, cf. L.EM. 820, 37 s.v. ‘Ώγυγος • […] ϰαὶ πᾶν τὸ ἀϱχαῖον ‘Ωγύγιόν φασι, διὰ τὸ πολὺ αὐτὸν γενέσθαι ἀϱχαιότατον : Ogygos : (…) et l’on appelle “ogygien” tout ce qui est ancien, car c’est de loin le personnage le plus ancien. Holzinger (1895, 334) cite également Akousilaos (fr. 23c Jacoby, t. 1, 54 : ὥστε οὐδὲν ἀξιομνημόνευτον ῞Ελλησιν ἱστοϱεῖται πϱὸ ‘Ωγύγου πλὴν Φοϱώνεως τοῦ συγχϱονίσαντος αὐτῶι ϰτλ. Si bien que rien n’est digne de mémoire chez les Grecs avant Ogygos, sinon Phorôneus qui fut son contemporain, etc.). On verra cependant que le poète garde en réserve une époque plus ancienne encore. Comme dans le recours aux μόσσυνες, on distingue une intention de faire apparaître Thèbes comme une cité des origines, lointaine dans le temps.

Une difficulté ne saurait dès lors échapper au lecteur. L’évocation de Capaneus nous situe clairement au moment de la guerre des sept contre Thèbes (et les vers 437s sont parfaitement explicites sur ce point avec leur allusion à la mort d’Etéocle et de Polynice) ; par conséquent, les murailles de Thèbes ont été construites déjà (cf. la mention de Zéthos au v. 602). Il est vrai que le poète se garde de préciser le mode de construction matériel de ces murs, et le contexte dans lequel Zéthos apparaît donnerait même à penser qu’il s’agit justement de palissades primitives19. A côté du plan chronologique de l’allusion, on distingue un plan technologique : sur ce plan technologique, il y a soit un anachronisme, soit un choix délibéré de refuser à Thèbes des murailles à la manière troyenne. Pourquoi cela ? La réponse se trouve sans doute dans le rôle que Thèbes va jouer dans le destin d’Hector.

2.2. Aux vers 1189-1213, Alexandra annonce la manière dont les Thébains rendront un culte à la dépouille d’Hector, transportée d’Ophrynos à Thèbes sur l’ordre d’Apollon (le “Médecin lepsien, le Terminthien”) :

σὺ δ’ ὦ ξύναιμε, πλεῖστον ἐξ ἐμῆς ϕρενὸς

στερχθείς, μελάθρων ἕρμα καὶ πάτρας ὅλης 1190

οὐκ εἰς κενὸν κρηπῖδα ϕοινίξεις ϕόνωι

ταύρων, ἄνακτι τῶν ‘Οϕίωνος θρόνων1192l

πλείστας ἀπαρχὰς θυμάτων δωρούμενος.1193l

ἀλλ’ ἄξεταί σε πρὸς γενεθλίαν πλάκα

τὴν ἐξόχως Γραικοῖσιν ἐξυμνημένην1195l 1195

ὅπου σϕε μήτηρ ἡ πάληι ἐμπείραμος

τὴν πρόσθ’ ἄνασσαν ἐμβαλοῦσα Ταρτάρωι1197l

ὠδῖνας ἐξέλυσε λαθραίας γονῆς

τὰς παιδοβρῶτος ἐκϕυγοῦσ’ ὁμευνέτου1199l

θοίνας ἀσέπτους. οὐδ’ ἐπίανεν βορᾶι1200l 1200

νηδύν, τὸν ἀντίποινον ἐκλάψας πέτρον

ἐν γυιοκόλλοις σπαργάνοις εἰλημένον,1202l

τύμβος γεγὼς Κένταυρος ὠμόϕρων σπορᾶς.

νήσοις δὲ μακάρων ἐγκατοικήσεις μέγας1204l

ἥρως, ἀρωγὸς λοιμικῶν τοξευμάτων, 1205

ὅπου σε πεισθεὶς Ὠγύγου σπαρτὸς λεὼς

χρησμοῖς ‘Ιατροῦ Λεψίου Τερμινθέως1207l

ἐξ Ὀϕρυνείων ἠρίων ἀνειρύσας

ἄξει Καλύδνου τύρσιν ‘Αόνων τε γῆν

σωτῆρ’ ὅταν κάμνωσιν ὁπλίτηι στρατῶι 1210

πέρθοντι χώραν Τηνέρου τ’ ἀνάκτορα.

κλέος δὲ σὸν μέγιστον Ἐκτήνων πρόμοι1212l

λοιβαῖσι κυδανοῦσιν ἀϕθίτοις ἴσον.

« Et toi, mon frère, que du fond du cœur

j’ai tant aimé, soutien du palais, du pays tout entier 1190

ce n’est pas en vain que tu rougiras le socle du sang

des taureaux, et qu’au seigneur assis sur le trône d’Ophion

tu offriras tant de prémices lors des sacrifices.

Il te conduira vers la plaine de sa naissance,

celle que les Grecs célèbrent en leurs chants, 1195

lieu où sa mère, la savante lutteuse,

ayant jeté dans le Tartare l’ancienne maîtresse,

fut dans le secret délivrée de ses couches,

éludant le festin sacrilège de son époux

dévoreur d’enfants : de cette nourriture il n’emplit pas 1200

son ventre, mais engloutit la pierre substituée,

emmaillottée dans des langes qui serrent les membres,

lui le cruel Centaure, tombeau de sa progéniture.

Dans les îles des Bienheureux sera ta demeure, héros

illustre, secours contre les flèches de la peste ; 1202

là, le peuple des semailles, sujets d’Ogygos, obéissant

aux oracles du Médecin lepsien, le Terminthien,

après t’avoir tiré de la tombe d’Ophrynos

te conduira jusqu’au fort de Calydnos et à la terre des Aoniens

en sauveur, lorsqu’ils souffriront les coups d’une armée 1210

ravageant le pays et le sanctuaire de Ténéros.

Ton souvenir sera glorifié par les princes des Ektènes :

avec des libations, ils t’honoreront à l’égal des dieux. »

En récompense de nombreuses offrandes faites à Zeus (un trait bien conforme à ce que dit l’Iliade20), Hector obtient que sa dépouille soit retirée d’une sépulture troyenne et apportée au lieu de la naissance de Zeus pour y recevoir un culte héroïque. L’oracle donnant l’ordre du transfert est bien connu par Pausanias (9.18.5) ; quant au moment historique, on se reportera en particulier à Schachter (1981, 223sq). Un distique, peut-être d’Aristodèmos, cité par les scholies de Lycophron (ad 1194), ainsi que l’article μαϰάϱων νῆσοι du lexique d’Hésychios attestent que le lieu de la naissance de Zeus est bien nommé « îles des Bienheureux » et qu’il est situé à Thèbes. Il n’y a donc pas d’originalité ici dans l’information que Lycophron nous donne, mais une nouvelle fois la manière dont les Thébains se trouvent nommés nous met sur la voie d’une originalité dans la vision de Thèbes.

Comme dans les vers 433-438, les Thébains sont des Ektènes (1212). Cette fois-ci, cependant, par une technique de complémentarité des segments que nous avons constatée à propos du sacrifice d’Aulis et dont le poème offre d’autres exemples, le repère chronologique est donné : Ogygos est nommé (1206). Le poète nomme aussi les légendaires Aoniens, Béotiens qui succédèrent aux Ektènes dans la région de Thèbes selon Pausanias (9.5.1) et antérieurs à la venue de Kadmos. Mieux encore, l’expression fort de Calydnos nous emmène dans une sorte de temps d’avant le temps, puisque Calydnos précède Ogygos lui-même (schol. et Hsch. Καλυδναῖος • ἀϱχαῖος). En outre, le vers 1195, celle que les Grecs célèbrent de leurs chants avec le mot Γϱαιϰοῖσι, désigne une Grèce des temps anciens, comme l’a souligné Holzinger (1895, 333sq) ; la référence à la naissance de Zeus, enfin, nous transporte explicitement dans un temps des origines. L’accumulation de ces indices d’ancienneté désigne la cité des « îles des Bienheureux » comme un lieu qui n’est pas inséré dans la même épaisseur temporelle que celle où se situe la guerre de Troie. Une telle particularité, en accord avec ce que nous indiquait le segment 433-438 à propos des palissades de Thèbes, permet à Thèbes de fonctionner dans le poème comme le réceptacle de la dépouille d’Hector. En effet, Thèbes est si notoirement la cité qui n’a pas combattu contre Troie qu’Artémidore peut citer à son propos un rêve révélateur, dont il nous dit qu’il s’agit moins d’un véritable rêve que d’une énigme à la manière de Lycophron, d’Héraclide du Pont ou de Parthénios (Onir. 4.63). Lycophron renforce la possibilité que lui donne cette donnée légendaire par une autre : les élus des « îles des Bienheureux » échappent au temps21, Thèbes va bénéficier du même statut. Il en découle dès lors presque logiquement que Thèbes ne prenne aucune part à la guerre de Troie : en effet, la fin de la prophétie nous présentera explicitement la guerre de Troie comme un épisode inséré dans une temporalité qui possède un début (1291 πϱῶτα) et une fin (1435-1450), qui comporte un ensemble de guerres se répondant les unes aux autres à la manière du “récit des Perses” du début du livre d’Hérodote. Thèbes échappe à cette temporalité : les mots qui la désignent et cernent son image la fixent aux origines du temps. Le culte héroïque d’Hector ne pouvait trouver meilleur sanctuaire : au cœur de la Grèce, un lieu qui ne prend point de part aux hostilités des Grecs et des Troyens, où l’on sait par ailleurs qu’Hector retrouvera les autres habitants des îles des Bienheureux : les héros de la guerre de Troie.

A cela s’ajoute que le transfert de la dépouille d’Hector en Béotie prend dans l’Alexandra la tournure d’un retour à la patrie : se référant à la légende selon laquelle Hector est fils d’Apollon, le poète dit de lui qu’il est aimé de son père Ptoïen (265)22 : Apollon du Ptoïon sert ici à marquer une ambiguïté dans la relation des dieux et des hommes. D’une part il est le père d’Hector, ce frère chéri de Cassandre (258sq, 1189sq), d’autre part il est celui avec qui Cassandre se trouve en conflit pour lui avoir refusé sa couche (352sq : et le dieu de la semence23, le Ptoïen, maître des saisons, avide de ma couche intacte, je l’ai chassé.).

Ainsi, à l’une des extrémités du temps, Hector, le plus redoutable des défenseurs de Troie, prend place dans le culte héroïque où les adversaires se trouvent réconciliés cependant qu’à l’autre extrémité, à la fin de la prophétie, une autre réconciliation se produit : elle est le fait des descendants des Troyens, d’un homme dont Alexandra dit qu’il est « de mon sang » (αὐθαίμων ἐμός, 1446, cf. ὦ ξύναιμε, 1189, à propos d’Hector) et qui mettra un terme aux malheurs des guerres successives en concluant un accord avec un personnage désigné comme « le chef de guerre, le loup de Galadra » (1444). On aborde ici des parages où résonnent les échos de discussions entreprises dès l’Antiquité et qui n’ont pas fini de diviser les critiques24. Qu’il nous suffise d’observer à l’intérieur du poème un parallélisme entre une situation d’avant et d’après les guerres. Le transfert de la dépouille d’Hector n’est pas seulement un déplacement dans l’espace ; grâce à l’image de Thèbes que présente le texte, c’est également un déplacement dans le temps : Hector vient en quelque sorte s’intégrer dans un temps antérieur, un temps où la réconciliation se produit dans les îles des Bienheureux. Le “consanguin”, de son côté, vient marquer la fin des guerres par une réconciliation que scellent des traités (1448). La Thèbes du passé lointain reçoit de la sorte pour pendant la cité de l’avenir. Au combattant troyen vaincu s’oppose le combattant vainqueur d’une cité qui remonte au sang troyen. A l’insularité dans le temps qui marque l’image d’une Thèbes « île des Bienheureux » s’oppose l’insertion dans le temps d’une cité nouvelle qui amène une ère d’équilibre : l’ère où prennent fin les mouvements pendulaires dans lesquels s’insérait la guerre de Troie. Au travers des “consanguins” d’Alexandra, Thèbes et ce peuple de l’avenir sont présentés comme un couple complémentaire de cités qui se répondent par dessus l’épaisseur temporelle où prennent place les conflits humains. L’éloge de ce peuple, en retour, reçoit une connotation due au fait que ce jeu de correspondances le met en rapport avec les îles des Bienheureux.

2.3. Segment relatif au retour d’une partie du contingent béotien qui s’est battu à Troie :

oἱ δ’ ἀμϕίκλύστους χοιράδας Γυμνησίας633l

σισυρνοδῦται καρκίνοι πεπλωκότες634l

ἄχλαινον ἀμπρεύσουσι νήλιποι βίον635l 635

τριπλαῖς δικώλοις σϕενδόναις ὡπλισμένοι.

ὧν αἱ τεκοῦσαι τὴν ἑκηβόλον τέχνην

ἅδορπα παιδεύσουσι νηπίους γονάς·

οὐ γάρ τις αὐτιῶν ψίσεται πύρνον γνάθωι639l

πρὶν ἂν κρατήσηι ναστὸν εὐστόχιωι λίθωι 640

ὑπὲρ τράϕηκος σῆμα κείμενον σκοποῦ.

καὶ τοὶ μὲν ἀκτὰς ἐμβατήσονται λεπρὰς

’Ιβηροβοσκοὺς ἄγχι Ταρτησοῦ πύλης,

῎Αρνης παλαιᾶς γέννα, Τεμμίκων πρόμοι644l

Γραῖαν ποθοῦντες καὶ Λεοντάρνης πάγους 645

Σκῶλόν τε καὶ Τέγυραν ‘Ογχηστοῦ θ’ ἕδος

καὶ χεῦμα Θερμιώδοντος ‘ϒψάρνου θ’ ὕδωρ.

« D’autres vers les rocheuses îles de Nudité

feront voile, crabes couverts de peaux de bêtes,634la

et traîneront, va-nu-pieds, une existence dévêtue, 635

équipés de trois frondes à doubles bras.

Les mères, chez eux, enseigneront l’art touche-cible

à leurs petits dans le jeûne.638la

Car aucun d’eux n’écrasera de pain sous sa mâchoire639la

avant d’avoir touché, d’une pierre bien ajustée, sa galette 640

posée sur une poutre et tenant lieu de cible.

Ceux-là poseront le pied sur les rudes rivages642la

nourriciers des Ibères, près de la porte de Tartessos,

descendance d’Arné, princes des Temmiques,644la

désireux de revoir Graïa et les rocs de Leontarné 645

Skôlos, Tegyra et le siège d’Onchestos,

le flot du Thermodon et l’eau de l’Hypsamos. »647la

Les Béotiens qui ont combattu à Troie (cf. Il. 2.494-510) sont donc à l’origine de la colonisation des îles Baléares. On sait que sur cette question, les anciens ne sont pas unanimes : Strabon (14.654) a des informations selon lesquelles ces colons auraient été des Rhodiens revenant de la guerre de Troie25. On était en revanche d’accord pour l’origine de leur nom (que Lycophron ne mentionne pas, tout en racontant l’αἴτιον). Le nom des Βαλιαϱεῖς s’expliquait par l’usage de la fronde (jeu de mots : ἀπὸ τοῦ βάλλειν) aussi bien dans notre passage que chez Diodore, par exemple (5.17.1) : une compétence nécessaire, étant donné la pauvreté des arrivants et celle des îles (cf. leur nom et l’insistance du poète sur la pauvreté. 643sq ; ils sont crabes en raison du voyage maritime qu’ils viennent d’accomplir). Pourquoi Lycophron opte-t-il pour la solution béotienne ? Suffit-il de dire avec le scholiaste du vers 633 qu’il trouvait cette information chez Timée ?

On notera d’abord que parmi les informations que contient ce segment, l’origine béotienne des colons est l’une de celles sur lesquelles la prophétesse insiste le plus lourdement : quatre vers accumulent des toponymes béotiens sans autre intention que d’imprimer dans l’esprit du lecteur (ou de l’auditeur) que les colons des Baléares sont des Béotiens. En outre, on ne peut manquer d’être frappé du fait que les deux derniers noms désignent des cours d’eau (le premier est connu également d’Hérodote [9.43] et de Pausanias [9.19.3], cependant que l’Hypsarnos est un hapax : on sait que le segment suivant sera justement consacré à l’Odyssée (648-819). Ces deux hydronymes, assortis des mots χεῦμα et ὕδωϱ, permettent pour ainsi dire au paysage béotien de s’écouler vers la mer, une mer où l’on va rencontrer les compagnons d’Ulysse (648-656) et leur chef (dès le vers 657).

Le fait que la provenance béotienne des colons des Baléares serve de conclusion insistante au segment semble donc à mettre en rapport avec le sujet du segment suivant. Mais où est le lien ? Certes, à partir de l’énumération des toponymes béotiens, une tonalité homérique fait place au ton étiologique des vers 635-654 : on croirait entendre une rubrique du “catalogue des vaisseaux”26, or le segment odysséen sera riche en réminiscences homériques. Y aurait-il d’autres liens encore que ce reflet littéraire ?

2.4. Notre indice sera le tour Τεμμίϰων πϱόμοι (643, princes des Temmiques). Les Temmiques sont à mettre au nombre de ces peuples qui apparurent en Béotie aux temps légendaires (Strab. 9.401.3) : « la Béotie fut d’abord habitée par des peuples barbares, Aoniens, Temmiques égarés à partir du Sounion et Hyantes. Puis vinrent les Phéniciens qui accompagnaient Kadmos, etc. »27. Par conséquent, princes des Temmiques revient à dire « chefs béotiens ». Or, Lycophron n’utilise que deux fois cet ethnique dans son poème. La seconde fois, il est question d’Ulysse (786-788) :

ὅν Boμβυλείας κλιτὺς ἡ Tεμμικία786l

ὕψιστον ἡμῖν πῆμ’ ἐτέκνωσέν ποτε787l

μόνος πρὸς οἴκους ναυτίλων σωθεὶς τάλας.788l

« Lui que la temmicienne colline de Bombyleia

aura fait naître notre mal le plus haut,

seul de son équipage à son palais revenu, après tant d’épreuves. »

Ici, c’est évidemment Ulysse lui-même qui est présenté comme un héros d’origine béotienne : le fait est souligné par l’évocation d’Athéna Bombuleia28. En outre, son allié Hermès va porter au vers 680 – parmi d’autres épithètes –, l’épithète de Φαιδϱός qui le rattache au culte béotien d’un Hermès λευϰός (schol). Lorsque Ulysse tombe à la mer (749sq), il devient le concitoyen d’un Béotien (supra 1.6). Sur terre ferme également, Ulysse est pour Cassandre un Béotien. Or le mot de temmicienne nous met sur la voie d’une relation avec les colonisateurs des Baléares. Il apparaît que l’on se trouve en présence de deux groupes qui entretiennent des relations d’opposition assez claires : les Béotiens des Baléares constituent un groupe anonyme et dépourvu de chef ; les compagnons d’Ulysse sont au contraire illustres par les aventures de leur chef. Les premiers vont survivre grâce à leur savoir-faire dans la recherche de leur nourriture, – c’est l’objet du récit étiologique ; les seconds vont périr du fait d’une erreur dans le choix de leur nourriture29. Enfin, les deux segments s’opposent encore doublement en ceci que le premier contient le récit d’un retour manqué qui est le fait d’un groupe, cependant que le second narre un retour réussi, mais qui ne l’est que pour un seul homme. On ajoutera que les Béotiens des Baléares arrivent à leur destination dans un état misérable (635, ἄχλαινον… βίον), alors qu’Ulysse, parvenu littéralement aussi pauvre qu’eux chez les Phéaciens (763, ἄχλαινος… ἵϰτης) recevra d’eux de riches cadeaux30.

Ce réseau de relations qu’on observe entre l’épisode des colons béotiens des Baléares d’une part et le segment consacré à l’Odyssée de l’autre se complète par le segment qui suivra le retour d’Ulysse : il s’agit en effet des errements de Ménélas (820-876). Par un jeu de renversement des procédés odysséens qu’on a déjà souligné (supra 1.6), le voyage de Ménélas, qui sert dans le texte homérique de prélude aux errements d’Ulysse, leur tient ici lieu de postlude. Les trois segments de la colonisation des Baléares, du retour d’Ulysse et des voyages de Ménélas présentent dans leur séquence une alternance remarquable : le premier met en scène un groupe apparemment dépourvu de chef, le second un groupe que dirige un chef illustre, le troisième un héros considéré isolément. L’opposition du groupe sans chef d’une part, du chef sans groupe de l’autre, présentée comme le cadre symétrique du récit odysséen dans lequel le groupe et son chef se trouvent réunis révèle une volonté d’organiser le poème selon un système de correspondances. Le fait est d’autant plus apparent que l’on se trouve justement au centre du poème31.

Tout cela tendrait à mettre en évidence le fait que les colons béotiens des Baléares ne sont pas situés au hasard dans le texte, que leur provenance est le résultat d’un choix qui les met en rapport avec Ulysse.

Il reste donc à se demander pourquoi Lycophron choisit un Ulysse béotien. Certes, il lui faut d’abord une possibilité donnée par la tradition. Nous en connaissons au moins une par Istros (fr. 58 Jacoby = t. 3B, 183sq) : Anticlée, violée par Sisyphe, aurait mis au monde Ulysse à Alalcomène de Béotie, – et l’enfant y aurait été exposé –, cependant qu’elle se rendait chez Laerte (voir également les annotations à la scholie Ψ 783b dans Erbse (1977), 488). Cette possibilité légendaire une fois établie, qu’y a-t-il à gagner dans le choix d’un Ulysse béotien plutôt qu’ithaquien ?

On pourrait observer que l’information déviant du courant le plus attesté séduit toujours un poète qui choisit de nommer Cassandre Alexandra. Il y a sans doute plus encore. Dans son exclamation des vers 786-788, la prophétesse énonce en bonne place le fait qu’Ulysse est pour les Troyens le mal le plus haut. Rien de nouveau à cela : on se souvient que les armes d’Achille sont attribuées à Ulysse parce que les enfants de Troie (παῖδες Τϱώων) et Athéna le tiennent pour le plus dangereux adversaire de Troie (Od. 11.546-54732). Ce rôle éminent comporte cependant ici une particularité : il désigne Ulysse comme la contrepartie négative d’Hector dans le poème. Une première fois, Hector est évoqué dans le récit de sa mort, une mort qualifiée de πημάτων ὑπέϱτατον (259) mal suprême ; le rapprochement s’impose avec le tour du vers 787 : ὕψιστον… πῆμ(α) mal le plus haut. Une seconde fois, Hector est mentionné à l’occasion de la récompense qui sera la sienne après sa mort : il est alors présenté comme le soutien du palais et de tout le pays (1190). Ainsi, l’ennemi par excellence de Troie vient du pays même où le défenseur par excellence de Troie accédera à la dignité héroïque après être en quelque sorte rentré chez lui (supra 2.2.). Au travers du couple antithétique d’Ulysse et d’Hector, il semble que Lycophron confère à la Béotie un statut ambigu : elle réunit en elle ce qui s’affronte sous les murs de Troie. Or, la guerre de Troie n’est qu’un chaînon dans la séquence des guerres humaines : à l’issue de cette séquence, une cité de l’avenir établira la paix grâce à un accord entre les parties en présence. Thèbes, avant le temps de l’histoire, constitue le complément de cette cité de l’avenir, elle le constitue d’autant mieux qu’elle prend en charge elle aussi la présence d’adversaires à concilier. Cette préfiguration n’est possible que si Hector et Ulysse proviennent tous deux de Béotie, et c’est ainsi que les « îles des Bienheureux » de Thèbes ont pour corollaire le choix d’un Ulysse béotien.

2.5. Une dernière figure béotienne apparaît dans le poème à l’occasion de deux mentions furtives, et cependant sa présence pèse de tout son poids sur l’ensemble de l’œuvre : il s’agit de la Sphinge (7, 1465). Il est évident que si les arts figurés attestent la grande dispersion géographique de cette figure, la tradition littéraire la rattache à la légende béotienne dès les poèmes d’Hésiode. Dans ce qui nous est dit de la Sphinge, le thème le plus récurrent est sans doute celui du langage énigmatique auquel elle recourt (e.g. Pindare : αἴνιγμα παϱθένοι’ ἐξ ἀγϱιᾶν γνάθων : énigme sortie des sauvages mâchoires de la vierge [fr. 177d Snell-Maehler] ; Sophocle : ποιϰίλωιδος Σφίγξ : la Sphinx au chant bigarré [O.T. 130] ; Euripide dans les Phéniciennes : σοφῆς αἴνιγμα παϱθένου : énigme de la savante vierge [48], δυσξύνετον μέλος Σφίγγος ἀοιδοῦ : chant complexe de la Sphinx musicienne [1506], παϱθένου ϰόϱας αἴνιγμ’ἀσύνετον : incompréhensible énigme de la jeune vierge [1730sq])33. C’est bien là le thème qui marque l’ensemble de l’Alexandra : dans les paroles du serviteur qui servent d’introduction et de conclusion, c’est la Sphinge qui sert à chaque fois de comparaison ultime pour qualifier les paroles de Cassandre et, partant, l’ensemble du texte. Au début, le rapprochement s’accompagne d’une allusion à l’oracle de Delphes. Dans la partie finale, c’est une série plus longue qui se trouve évoquée : Sirène, Mimallone de Claros, « hâbleuse de Mélankraira », fille de Nésô. Les deux dernières expressions se réfèrent à la Sibylle ; la mention du sanctuaire de Claros et de sa prophétesse inspirée (Mimallone) nous ramène dans le voisinage d’Apollon, tout comme le laurier delphique du vers 6. Quant à la Sirène, c’est probablement moins le charme de la voix de Cassandre qui amène cette comparaison (schol.) que les malheurs dont ses paroles seront suivies. On peut même, comme Holzinger (1895, ad 1463) l’appuyer sur une tradition qui montre les Sirènes chanter des chants funestes (Soph. fr. 861 Radt : Σειϱῆνας εἰσαφιϰόμην / Φόϱκου ϰόϱας, θϱοοῦντε τούς ῞Aιδου νόμους : je parvins chez les Sirènes, filles de Phorkos : toutes deux entonnaient les chants d’Hadès). Ce trait les met en parallèle évident avec Alexandra prophétisant les malheurs de sa ville.

Dans cette configuration sombre, l’allusion aux paroles de la Sphinge et à Apollon prend sa vraie coloration : dans la situation d’Alexandra, le rapprochement avec Apollon souligne le conflit qui oppose la prophétesse à ce dieu. Quant à la Sphinge, outre le rapprochement qu’impose la manière énigmatique de la prophétie, on rappellera que dans la légende celui qui résoudra l’énigme ne sera pas plus heureux que ceux qui n’ont pas trouvé la solution. Dans ces conditions, mettre le poème entier sous les signes conjugués de la mantique apollinienne et de la Sphinge, c’est le situer résolument dans une perspective tragique et désespérée. L’évocation d’une Sirène se situe bien dans la même ligne : en effet, on a fréquemment souligné que le retour d’Ulysse forme le centre du poème (648-819). Or, le centre de ce centre est constitué justement par le suicide des Sirènes (712-737).

Paradoxe d’un poème qui prétend également annoncer l’avènement d’un monde en équilibre, d’un triomphe marquant la fin des guerres ? Peut-être. On ne peut s’empêcher de penser, en tous cas, que lorsque le poète choisissait Cassandre pour locutrice, il ne pouvait envisager une vision du monde entièrement optimiste.

3. Conclusion provisoire

Pour conclure provisoirement, on dira d’abord que l’observation formulée à l’occasion des mentions furtives se vérifie dans les segments plus étendus : l’intégration à la visée générale du texte semble être ce qui prime. Par conséquent, l’étude d’une série comme la série béotienne pourrait déjà porter ses fruits par l’analyse qu’elle amène à faire des mécanismes du texte.

En outre, on peut dire que l’examen d’une série relative à telle ou telle région évoquée pose un problème de principe : est-il légitime de détacher ainsi les uns des autres des fils que le poète a manifestement voulu emmêler ? Certes, il peut arriver que les éléments de la série entretiennent entre eux des rapports significatifs, comme on l’a vu dans le cas des mentions de Thèbes ou dans celui des rapports d’Ulysse et d’Hector ; on ne peut cependant pas en dire autant chaque fois. Ce qu’on peut en revanche affirmer, c’est qu’au vu des problèmes que soulèvent pour certains interprètes la question de la date du poème lorsqu’elle est abordée à travers telle ou telle série34, il pourrait être fructueux d’étudier le fonctionnement de la série comme un préalable avant tout souci de datation.

Il est clair également que les fils dénoués pour les besoins de l’analyse sont renoués par l’acte même de la lecture, et si quelques éléments d’une série se répondent à l’intérieur de la série même, dans la plupart des cas c’est au contraire le contexte immédiat qui doit être pris en compte, donc ce qui ne relève justement pas de la série considérée. Tel est le cas de toutes les mentions furtives, et le sacrifice d’Iphigénie offre un cas particulièrement net de ce qu’on entend souligner ici (supra 1.4.). Une perspective qui s’ouvre consisterait donc à se demander si de telles mentions apparaissent dans des contextes très variables, et à la limite s’il est des séries dans lesquelles on n’en observe pas (une question qui dépasse ici notre cadre).

Pour nous en tenir aux contextes des cas béotiens, on observe que leur distribution dans les couches du récit relève d’une variété certaine. Il y a les éléments constitutifs du récit de la guerre de Troie prise en elle-même : les adversaires (519sq), la construction du cheval (935), le sacrifice de Polyxène (323sq) ; il y a les antécédents de la guerre : les maris d’Hélène (152sq), le sacrifice d’Iphigénie (326) ; il y a les retours malheureux : Diomède (602), Ulysse (754sq) ; il y a, enfin, la perspective finale de la guerre des continents : les Amazones (1338). Ces mentions assurent donc à leur manière un lien entre les parties et le tout. Dans ce sens, l’étude des séries et de leur inclusion au contexte peut se concevoir tout simplement comme l’application d’une remarque d’Aristote : « ce dont la présence ou l’absence est indifférente à la signification n’est pas une partie constitutive du tout »35. Pour les Béotiens de Lycophron, le résultat est qu’on les voit fermement intégrés à la trame du poème, marquant même certains de ses moments privilégiés. Faut-il reconnaître là un indice d’une rédaction du poème en Eubée et par un Eubéen ? C’est un pas qu’on ne saurait forcer quiconque à franchir : le problème impliqué ne saurait d’ailleurs être abordé qu’avec un ensemble d’indices plus étendu, et c’est donc une autre question.

2. L’odyssée de Lycophron36

κτενεῖ δὲ κούρας Τηθύος παιδὸς τριπλᾶς

οἴμας μελωιδοῦ μητρὸς ἐκμεμαγμένας

« Il tuera les filles de l’enfant de Téthys, toutes trois

Qui de leurs chants imitaient leur mélodieuse mère. »

(Lycophron, Alexandra, 712-713)

1. Sur le ton de la prophétie, une voix nous dit ici comment Ulysse aura raison des Sirènes. Episode illustre de la geste du héros, la rencontre avec les Sirènes est sans doute l’un des moments les plus attendus par les auditeurs de l’Odyssée. Un poète qui se propose de reprendre ce sujet de manière allusive doit s’attendre à ce que ses auditeurs, eux aussi, guettent la façon dont il se tirera de l’évocation d’un pareil épisode. C’est, à l’époque des Ptolémées, la situation de Lycophron de Chalcis, dans les deux vers que nous venons de citer, et dont on peut immédiatement faire apparaître à quel point ils jouent sur l’horizon d’attente des auditeurs antiques formés à l’étude de l’Odyssée. En effet, lorsque Circé, au douzième chant, évoque les aventures qui attendent encore Ulysse et ses compagnons à présent qu’ils sont revenus de l’Hadès, elle commence par évoquer les Sirènes (Σειρῆνας μὲν πρῶτον ἀϕίξεαι, 12.39). Le nom de ces créatures légendaires va scander ce passage de l’Odyssée en une sorte de polyptote (Σειρῆνας 12.39… Σειρήνων 12.42… Σειρῆνες 12.44…) qui culmine dans la forme la plus étrange qu’il puisse revêtir : celui du duel, rareté dans la poésie épique archaïque déjà, comme on sait (Σειρήνοιϊν 12.52).

Du point de vue de la métrique, cette forme rare se trouve en fin de vers : c’est, dans ce passage, l’unique mention des Sirènes qui occupe cette position métrique. Il n’est donc pas déraisonnable de penser que le poète de l’Odyssée a non seulement voulu marteler le nom des Sirènes dans une progression morphologique dont le sommet se trouve constitué par la forme morphologiquement la plus rare, mais qu’il a souligné par le choix des positions métriques, et singulièrement par le choix de la position métrique qu’occupe la forme au duel, un fait qu’il met ainsi tout particulièrement en évidence : il y a deux Sirènes.

Or, on le constate, lorsque Lycophron aborde cet épisode tant attendu, il choisit justement la position métrique finale du vers pour dire qu’il y a trois Sirènes (… τριπλᾶς, dernier mot du vers 712). L’écart, par conséquent, ne saurait être plus appuyé : au moment où il faut donner tour prophétique aux aventures d’Ulysse, au moment où l’on entre pour ainsi dire dans les eaux des Sirènes, ces dernières vont être nommées au travers d’une énigme mythologique (« filles de l’enfant de Téthys » car filles d’Achélôos, dont les parents sont Ôkeanos et Téthys) en fort contraste avec la nomination directe et répétitive dont elles sont l’objet dans l’Odyssée ; puis, pour intensifier le procédé, la fin de vers où l’on guette le nombre « deux » est justement occupée par le nombre « trois ». Forme et contenu s’appuient ainsi sur la connaissance que l’auditeur doit posséder de l’Odyssée pour atteindre à la pleine signification qui se dégage d’une confrontation implicite : celle qu’on observe entre les déclarations de la voix prophétique et les affirmations du texte de l’Odyssée.

2. Pour la voix prophétique elle-même, procédé qui permet à Lycophron d’écrire un poème énigmatique (le σκοτεινὸν ποίημα, comme on l’appellera par excellence37), il convient peut-être d’en rappeler l’originalité, car on peut ainsi faire ressortir chez le poète des intentions qui rejoignent au niveau du projet formel ce qu’on observe dans le déroulement des parties individuelles du texte.

Poète tragique reconnu au travers de son appartenance à la Pléiade des tragiques alexandrins, Lycophron innove avec le monologue tragique intitulé Alexandra, et son innovation porte à la fois sur le domaine de la tragédie et sur celui de l’épopée.

Pour ce qui relève de la tragédie, le texte nous confronte avec la situation suivante : un serviteur s’adresse à un roi dont l’auditeur comprend bientôt qu’il s’agit de Priam (au vers 19) ; ce serviteur déclare qu’il va rapporter les paroles prononcées ce jour-là par une « jeune fille » (vers 3) saisie de délire prophétique ; personne n’hésite à reconnaître dans cette jeune fille Cassandre, mais lorsque son nom est prononcé (au vers 30), on l’entend nommer « Alexandra », indice d’une procédure constante de ce monologue et qui consiste à utiliser les noms rares, les faits les moins connus. Les surprises, cependant, ne sont pas terminées pour l’auditeur. En effet, placé devant un serviteur qui s’adresse à son roi et qui s’exprime dans un style où l’on sent toute l’influence d’Eschyle, l’auditeur est conduit à penser qu’il entend le prologue d’une tragédie, et que les éléments ordinaires vont faire suite : entrée du chœur, épisodes, stasima, et ainsi de suite. Il n’en sera rien : le prologue vire au récit de messager, et les proportions très amples de ce récit de messager finissent par occuper tout le temps nécessaire au déroulement d’une représentation de tragédie. Le morceau, en l’occurrence le récit de messager, a pris la place du tout auquel il se réfère pour exister (le tout dont il est justement un morceau, puisque c’est un messager de « tragédie »), mais, ce faisant, il empêche justement ce tout d’exister de la manière attendue. Cependant, cette originalité extrême se double d’un respect méticuleux de la métrique tragique, et, semble-t-il à tout le moins, de la mise en œuvre soigneuse des observations d’Aristote ; en effet, l’action est une38 : on s’en tient à la déclaration du serviteur au roi ; aucune autre prise de parole n’a lieu, même les paroles de Cassandre se trouvent confiées à la voix du serviteur qui les rapporte à la lettre, et son interlocuteur ne prononcera pas un seul mot ; autre observation du même ordre : le tout se déroule en une journée39 : le serviteur prend soin de préciser que le soleil se levait au moment où la « jeune fille » fut prise d’une transe prophétique.

Pour la référence à l’épopée, c’est d’abord la matière évoquée qui pousse l’attention de l’auditeur dans cette direction : la guerre de Troie (ou plutôt, les guerres de Troie, celle de l’Iliade n’étant que la dernière en date, cf. v. 32), puis les νόστοι dont les conséquences vont se faire sentir jusqu’à l’époque du poète lui-même constituent le sujet de la prophétie de Cassandre. Ainsi, prononcée le jour où Pâris-Alexandre part pour la Grèce d’où il ramènera Hélène, cette prophétie inclura une partie aussi vaste que possible de ce qui constitue la matière de l’épopée grecque, y compris, en un temps où les poèmes épiques sur des sujets contemporains ne sont pas rares, l’actualité du poète puisque le fil chronologique dévidé par Cassandre va jusqu’à l’époque ptolémaïque. On va voir cependant que cette référence très générale à la matière épique ne suffit pas à rendre compte des relations entre le poème de Lycophron et la poésie épique.

En résumé, et pour tenter de formuler la coexistence de l’épopée et de la tragédie dans l’Alexandra, on dira que le résultat obtenu par le poète est celui d’inclure un maximum d’épopée40 dans un minimum de tragédie : toute, ou presque toute la matière épique de Troie s’exprime dans une forme tragique minimale consistant en un seul récit de messager, l’unique pièce empruntée dans ce cas à la variété des formes que propose la tragédie.

Ainsi, au moment d’aborder le segment de la prophétie dans laquelle Cassandre annonce l’Odyssée, on peut s’attendre à disposer d’un regard novateur sur le texte homérique : non seulement la geste d’Ulysse sera enveloppée dans le langage énigmatique, – au sens étymologique d’« allusif » –, qui est celui de tout le poème, non seulement la forme tragique et son contenu en provenance de l’épopée sont l’objet d’une réélaboration visible et soulignée, mais la connaissance présupposée chez l’auditeur va permettre des écarts significatifs, et qui sont pour nous autant d’indices relatifs à la réception de l’Odyssée.

3. On reprendra donc dans cette perspective le fil des divergences significatives tel que nous l’avons inauguré avec les deux vers consacrés aux Sirènes.

Avant d’aborder les premiers mots par lesquels Alexandra évoquera l’Odyssée, on ne manquera pas d’observer que la partie qui précède introduit très habilement ce segment : il s’agit en effet des Béotiens qui, à l’occasion de leur retour, s’établiront aux îles Baléares. Non seulement leur destin maritime préfigure les navigations d’Ulysse, mais Ulysse sera présenté comme un héros d’origine béotienne, et l’évocation de la Béotie dans les regrets qu’en ont les exilés s’achève par la désignation des fleuves qui s’écoulent :

… καὶ χεῦμα Θερμώδοντος ‘ϒψάρνου θ’ ὕδωρ. 647

« … le flot du Thermodon et l’eau de l’Hypsarnos. »

La désignation de l’eau constitue par conséquent le dernier mot prononcé avant que l’on n’aborde l’Odyssée, comme si le paysage regretté de la Béotie s’écoulait ainsi vers la mer où l’auditeur va rencontrer Ulysse et ses compagnons.

Cette rencontre est en elle-même très significative :

τοὺς δ’ ἀμὶ Σύρτιν Kαὶ Λιβυστικὰς πλάκας κτλ/… 648

πλαγχθέωτας… 654

« Ceux qui par la Syrte et les plaines de Lybie.

Auront erré… »

Le premier mot désigne le groupe des compagnons. C’est un renversement par rapport au prélude de l’Odyssée : ce dernier insiste en effet dès les premiers mots sur la figure centrale d’Ulysse (ἄνδρα μοι ἔννεπε…) et rejette dans l’ombre les compagnons, ces νήπιοι qui ne doivent qu’à leur bêtise de n’être pas revenus de guerre, malgré les efforts de leur chef (Od. 1.1-10). Lycophron, tout au contraire, commence par nous montrer Ulysse parmi ses compagnons, impliqué dans un accusatif pluriel qui fait de lui le membre d’une collectivité (et l’on ne peut s’empêcher de songer au Jason des Argonautes d’Apollonios de Rhodes). Néanmoins, on se retrouve très proche du prélude de l’Odyssée lorsqu’on aboutit au verbe « errer » : πλάγχθη constitue le premier mot, métriquement en rejet, du deuxième vers de l’Odyssée ; πλαγχθέντας constitue la première forme verbale, également en rejet du point de vue métrique, auxquels se trouvent rattachés Ulysse et ses compagnons. Le message semble clair : tout proclame que nous sommes bien dans l’Odyssée, mais qu’une vision critique est à l’œuvre.

Des premiers mots consacrés à l’Odyssée, passons aux derniers :

ὦ σχέτλι’ ὥς σοι κρεῖσσον ἦν μίμνειν πάτραι 815

βοηλατοῦντι καὶ τὸν ἐργάτην μύκλον

κάνθων’ ὑπὸ ζεύγλαισι μεσσαβοῦν ἔτι

πλασταῖσι λύσσης μηχαναῖς οἰστρημένωι

ἢ τηλικῶνδε πεῖραν ὀτλῆσαι κακῶν.

« Pauvre homme, combien il aurait mieux valu rester au pays

Conduire les bœufs, et mettre au joug encore

l’âne, le laborieux étalon, lui passant le harnais

Taraudé d’une feinte folie

Plutôt que d’affronter l’épreuve de tant de maux. »

Au moment de prendre congé d’Ulysse et du segment relativement développé que la prophétie consacre à l’Odyssée, l’auditeur est renvoyé dans un temps qui précède l’Odyssée, et plus précisément à l’épisode par lequel Ulysse est entraîné dans l’expédition de Troie. Evidemment, Lycophron entend mettre dans la bouche de la prophétesse l’évocation du moment-clé où Ulysse aurait pu ne pas prendre part à la guerre de Troie, ce moment de feinte folie où il tente de se faire passer pour incapable de guerroyer, afin de dissuader ceux qui sont venus l’appeler à se joindre à l’expédition : on se souvient que sans la ruse de Palamède, qui a consisté à déposer le petit Télémaque devant la charrue qu’Ulysse avait attelée d’un âne et d’un bœuf, la feinte folie d’Ulysse aurait porté ses fruits41, et la geste d’Ulysse n’aurait pas comporté d’épisode en relation avec la guerre de Troie ; c’est donc l’instant où tout bascule. Le but de cette évocation est laissé à l’appréciation de l’auditeur : Cassandre éprouve-t-elle de la pitié pour les malheurs d’Ulysse ou se gausse-t-elle de ce vainqueur de Troie qui aura tant à souffrir ? Lycophron est aussi énigmatique sur ce point que sur tant d’autres. Les faits, cependant, sont clairs et présentent une nouvelle permutation par rapport au texte de l’Odyssée, comparable à celle que l’on observe dans les premiers mots : là où l’Odyssée homérique débute au moment où Ulysse n’est pas encore revenu de Troie, l’Odyssée lycophronienne s’achève au moment où il ne s’y est pas encore rendu.

4. Parvenu à ce point, on pourrait désormais se consacrer à l’entre-deux et passer en revue l’ensemble des variantes observables par rapport à l’Odyssée, du début à la fin du segment odysséen de l’Alexandra, comme nous l’avons ébauché à propos des Sirènes. Toutefois, plutôt que d’entrer dans ce qui devrait constituer la matière d’un commentaire du passage42, on se bornera à signaler quelques cas exemplaires et que l’on peut situer sur des axes bien définis. Ces axes sont au nombre de trois par rapport à l’Odyssée homérique : concordances, contradictions flagrantes, nouveautés.

4.1. Concordances

4.1.1. Un premier cas se présente de manière simple : il s’agit de définir les compagnons d’Ulysse par l’accumulation d’allusions aux épreuves qu’ils ont subies. L’une d’entre elles est ainsi formulée : (648) τοὺς… (654) ὠμόσιτα δαιταλωμένους… mangés en chair crue… à l’évidence, l’auditeur qui possède pour référence l’Odyssée va se trouver devant un piège : les réminiscences de compagnons dévorés ne manquent pas : le Cyclope, les Lestrygons, Scylla sont sur les rangs. Or, l’auditeur, à ce point du poème, a compris que Lycophron ne généralise pas, qu’il a toujours un référent précis à l’esprit pour chacune de ses énigmes, même s’il lui arrive de revêtir une énigme d’allures telles que l’on soit conduit à entrevoir plusieurs solutions43. Dans notre cas, ce qui va départager les possibilités, c’est une expression épique qui, à une petite variante près, revient en fin de vers aussi bien à propos du Cyclope qu’au sujet des Lestrygons : il prépara son repas, à savoir ὁπλίσσατο δόρπον 9.291 (le Cyclope) ou ὁπλίσσατο δεῖπνον 9.311 (le Cyclope) et 10.116 (le roi des Lestrygons). Pour être en mesure d’assigner l’expression ὠμόσιτα δαιταλωμένους au référent correct, il faut considérer que l’expression ὁπλίσσατο δόρπον/δεῖπον implique une cuisson ; le Cyclope et les Lestrygons se trouvent ainsi exclus, et seule demeure Scylla ; cette dernière dévore crus les compagnons d’Ulysse, puisque le poète précise qu’elle les dévore cependant qu’ils poussent des cris (12.256-259). L’auditeur sera d’ailleurs conforté dans son choix lorsqu’il verra, quelques vers plus loin, le Cyclope et les Lestrygons apparaître à l’occasion d’autres énigmes (659sq : le Cyclope ; 662-665 : les Lestrygons). Ce qui se manifeste dans ce cas de concordance, c’est donc une sorte d’attention philologique portée au texte de l’Odyssée et manifestée dans le choix d’un mot précis, impliquant tout un contexte d’interprétation.

4.1.2. Un deuxième exemple constitue justement un cas de philologie homérique, cette fois-ci dans une citation directe du texte. Il s’agit de l’herbe magique qu’Hermès donne à Ulysse pour lui permettre d’échapper aux pouvoirs de Circé.

……… ἀλλά νιν βλάβης 678

μῶλυς σαώσει ῥίζα

« …… mais lui, d’un tel mal 678

la racine de môlus le sauvera… »

On constate qu’il n’est pas possible d’aligner le texte de Lycophron sur le célèbre passage homérique : μῶλυ δέ μιν καλέουσι θεοί (les dieux le nomment « môlu », Od. 10.305) ; en effet, non seulement le ς final du mot est nécessaire du point de vue métrique, mais Lycophron fait du mot un adjectif de ῥίζα44. Or, cette variation du texte de l’Odyssée n’est pas un jeu innocent sur la morphologie d’un adjectif : il implique une nouvelle lecture du texte de l’Odyssée lui-même. En utilisant μῶλυς comme un adjectif, Lycophron implique que le texte homérique fait de même, et que μῶλυ de 10.305 n’est autre qu’un adjectif qualifiant le mot φάρμακον de 10.302. La concordance désigne dans ce cas une véritable prise de position sur le texte paraphrasé (cf. Marxer [1935] pour A.R.).

4.1.3. Si l’on passe de la concordance au niveau « microscopique » à la concordance au niveau de l’ordonnance du poème, il est intéressant de noter la séquence des allusions contenues dans les vers 657-675 : le vers 657 voit apparaître Ulysse lui-même après l’évocation initiale des compagnons ; il est présenté comme le seul qui survivra, messager de la perte de son armée. La séquence des aventures au travers desquelles il est clairement reconnaissable est la suivante : le Cyclope (658-661), les Lestrygons (662-665), Charybde et Scylla (668-669), les Sirènes (670-672), Circé (673sqq). On constate immédiatement que la séquence n’est pas systématiquement celle du texte homérique, mais qu’elle commence par suivre ce texte (Cyclope-Lestrygons), puis s’en éloigne pour évoquer en ordre inverse trois épisodes (dans l’Odyssée, l’ordre est : Circé-Sirènes-Charybde et Scylla). Cette permutation sert à mettre en relief l’épisode de Circé, qui se trouve ainsi visé par deux fois : on attendait l’évocation de cet épisode après celle de l’épisode des Lestrygons, or elle ne vient pas. Au lieu de quoi l’auditeur entend la séquence inversée qui aboutit cette fois-ci à l’épisode de Circé. Cette dernière se trouve ainsi comme enchâssée entre deux séquences dont la première suit l’ordre de l’Odyssée cependant que la seconde l’enfreint, le prenant à rebours pour aboutir à ce qui devient une sorte de clé de voûte. Cette clé de voûte ainsi constituée par l’épisode de Circé rappelle que la clé de voûte de l’Odyssée est également constituée par l’épisode de Circé, en ceci qu’il est le point de départ du voyage au monde des morts45… On assiste par conséquent à une sorte de variation créative sur le thème d’une interprétation de la construction de l’Odyssée, et cela à quelques vers de ce que Lycophron choisit lui-même comme clé de voûte de l’Alexandra, comme on va le voir.

4.1.4. Jouant encore sur la séquence odysséenne, et au risque d’irriter ses futurs commentateurs (voir Tzetzès ad 740), Lycophron se permet ailleurs encore d’enfreindre l’ordre des aventures d’Ulysse. A peine sorti du monde des morts, à peine passé devant les Sirènes, on le voit (738) avec l’outre d’Eole, puis frappé par la foudre. Voilà qui, à première vue, ne se déroule pas dans le respect de la séquence ordinaire. Holzinger relève cependant déjà, à ce propos, que Tzetzès a tort de s’irriter : Lycophron suit bien l’ordre original des épisodes, il n’implique pas qu’Ulysse est frappé par la foudre à son retour chez Eole ; on pourrait dire qu’il provoque simplement une syncope entre deux épisodes qui, dans le texte épique, sont distants. La syncope peut cependant être tenue pour significative : le saut que l’auditeur est ainsi convié à faire enjambe justement un centre. La chronologie en apparence impressionniste de cette séquence désigne en fait à la fois, au cœur de la syncope, l’épisode de Circé dont Lycophron vient de montrer subtilement qu’il le tient pour le centre de l’Odyssée, et l’épisode des Sirènes, dont il fait le centre de son propre monologue de Cassandre-Alexandra.

Ces quelques exemples montrent le parti qu’un poète comme Lycophron peut tirer de la connaissance préalable du texte homérique chez son auditeur : il peut distendre dans la mémoire de l’auditeur le souvenir du texte en laissant planer un doute sur les référents (ὠμόσιτα) ou en créant des syncopes par l’omission voulue de passages du texte au long duquel on se meut (Eole, Charybde et Scylla), voire en renversant l’ordre des épisodes (668-670). Il peut créer le paradoxe en interprétant de manière originale des mots-clés de ce texte (μῶλυς). On assiste donc à une espèce de lecture en mouvement, dans laquelle la complexité de l’allusion à décrypter (le principe du γρῖϕος alexandrin) se conjugue avec le désir d’inclure à la lecture une dimension de lucidité par rapport à cette lecture elle-même.

4.2. Contradictions flagrantes

Le personnage de Pénélope est sans doute ici le cas le plus net. Epouse modèle autant que femme rusée et mère exemplaire pour le poète de l’Odyssée, elle succombe chez Lycophron aux pires préjugés qui entachent son image. Le prétexte était tout trouvé, puisque la locutrice du texte est une victime qui n’a pas à exalter les vertus de ses vainqueurs ni à présenter sous un jour favorable leur vie familiale ; cependant, comme on le sait, Lycophron n’est pas l’inventeur de cette mauvaise réputation de Pénélope : la Syrinx théocritéenne s’en fait également l’écho, si l’on ose dire, et les mythographes ne l’ignorent pas (Apollodore 7.38) :

ἡ δὲ βάσσαρα 770

σεμνῶς κασωρεύουσα κοιλανεῖ δόμους

θοίναισιν ὄλβον ἐκχέασα τλήμονος.

« … Elle, impudente renarde

forniquant avec de grands airs videra son palais

déversant en festins la fortune du malheureux. »

La Cassandre de Lycophron, on le constate, implique de surcroît que les prétendants, qui dans le texte homérique assiègent Pénélope, sont en fait les invités de la reine. C’est, selon la formule, to add insult to injury.

Les origines béotiennes d’Ulysse (786-787) ne correspondent pas à la donnée homérique : elles reposent sur la version selon laquelle Anticleia aurait été violée par Sisyphe en Béotie : le petit Ulysse, né de cette rencontre, aurait alors été mis au monde et exposé à Alalcomène46. En prenant cette distance par rapport à la donnée, Lycophron vise un objectif que j’ai eu l’occasion d’exposer ailleurs : la Béotie devient ainsi le lieu ambigu où se rencontrent les forces opposées de la guerre de Troie ; en effet, Ulysse, le pire ennemi de Troie (787) en provient, cependant qu’Hector, le principal défenseur de Troie (281-282, 1190), s’y rendra après sa mort (1204-1213)47

Revenons à l’épisode des Sirènes, qui sera le dernier cas pris en compte. L’écart est ici dans le nombre des Sirènes, comme on l’a déjà dit, mais il est également dans l’évocation claire du suicide des Sirènes : l’Odyssée homérique n’en dit rien ; en outre, le récit de la mort des Sirènes s’accompagne d’αἴτια que l’Odyssée, et pour cause, ignore totalement. Ce cas présente donc simultanément la contradiction et l’innovation, il peut donc être considéré comme un pivot entre le deuxième et le troisième des axes considérés.

4.3. Nouveautés

On précisera d’emblée que des éléments attirés dans le récit odysséen par l’un ou l’autre des procédés digressifs de Lycophron et qui ne se trouvent pas dans l’Odyssée homérique n’entrent pas ici en considération48

On vient de voir un cas dans lequel un silence de l’Odyssée homérique devient le point d’ancrage d’une nouveauté chez Lycophron. Le cas le plus spectaculaire est très certainement ici la manière dont Lycophron se sert de la prophétie de Tirésias dans la Νέκυια pour développer des épisodes de la Télégonie par lesquels il s’achemine vers la conclusion de son passage odysséen (793-814). Ici, on a presque l’impression que Lycophron a la coquetterie d’inverser la relation qu’il entretient avec le texte homérique : c’est lui qui devient plus explicite et fait paraître le texte homérique allusif par comparaison (on rappellera ici qu’Eustathe voyait dans le catalogue des dames du temps jadis de l’Odyssée l’une des inspirations de Lycophron49). Devant l’ouverture que propose la prophétie de Tirésias, on sait que d’autres se lanceront après Lycophron dans des entreprises plus ambitieuses (c’est le point de départ de l’Odyssée de Nikos Kazantzakis) ; il était difficile de résister à cette tentation dans une perspective qui, comme nous l’avons souligné précédemment, comporte un aspect globalisant. On notera cependant que cette Télégonie allusive permet de rattacher à la geste d’Ulysse un fait italien : sa sépulture se situe sur une montagne étrusque du nom de Pergé (805). Or, l’axe des nouveautés est fréquemment en relation avec l’Italie.

Dans une étude très lucide50, Stephanie West s’est ingéniée à démontrer que l’intrusion d’une information italienne dans le texte de l’Alexandra pourrait avoir pour cause un remaniement du texte à l’époque d’Auguste. On peut diverger de vue sur ce dernier point avec elle. Toutefois, elle a le mérite d’avoir bien mis en évidence l’un des écarts importants qui touche la relation de l’Odyssée homérique et du segment odysséen de l’Alexandra : il s’agit des nouveautés concernant des informations italiennes.

La question du nombre des Sirènes et de leur suicide, ainsi que les αἴτια qui s’y rattachent, relèvent justement de ce chapitre italien. On n’entrera pas ici dans les détails, mais une remarque s’impose : c’est le paysage de l’au-delà homérique, tout ce qui entoure la Νέκυια, qui est le plus marqué par l’Italie dans l’Odyssée lycophronienne (681-711), au point que l’on a pu aller jusqu’à supposer qu’il y avait une véritable interruption de la Νέκυια permettant à l’Ulysse de Lycophron de se mouvoir dans les îles Pithécuses et en Campanie51. On observera ici que la divergence avec le texte de la Νέκυια homérique, tout comme l’épisode des Sirènes, met en œuvre une Italie proche de Cumes. Or, Lycophron est lui-même natif de Chalcis, la métropole de Cumes. Les rapports privilégiés que les habitants de Chalcis entretenaient avec leur « colonie » expliqueraient-ils ici la présence insistante de cette région d’Italie ? Pourrait-on faire l’hypothèse qu’au moment d’évoquer l’« autre monde » qu’est l’Hadès homérique, un Chalcidien ait eu des réminiscences de cet « autre monde » qu’était à Chalcis la colonie de Cumes et la région qui l’entourait, avec les légendes qui s’y rattachaient ? A voir le rôle que joue dans l’ensemble du poème la Béotie, voisine de Chalcis, on est tenté de répondre par l’affirmative. Mais cela demeure du domaine de l’hypothèse.

4.4. En conclusion de ces considération, on dira que les trois axes considérés de la concordance, de la contradiction flagrante et de la nouveauté donnent l’impression que Lycophron plonge l’Odyssée homérique dans une série d’éclairages qui permettent à la fois une perception du texte homérique à travers une sorte de prisme déformant, la mise en cause parfois des éléments de ce texte, et son utilisation comme support permettant l’agrégation d’informations additionnelles, que le texte homérique leur ouvre la porte (comme c’est le cas de la prophétie de Tirésias) ou qu’il s’agisse de rattacher des informations de tout autre provenance.

5. Que l’on revienne un instant aux considérations portant sur les premiers et les derniers mots du segment consacré à l’Odyssée, et l’on s’aperçoit que Lycophron, en insistant sur les notions de début et de fin par le biais d’une série de permutations, attire l’attention de son auditeur sur la construction de son texte. C’est sur ce plan que l’on aimerait situer les observations finales.

On s’est aperçu depuis longtemps que la construction de l’Alexandra était rigoureuse. Même si l’on n’est réticent à suivre les analyses mettant en œuvre des nombres de vers, on peut se laisser convaincre que des retours thématiques ou lexicaux impliquent bel et bien une intention du poète. Le début et la fin de l’Alexandra comportent non seulement des parallélismes reposant sur la donnée dramatique (le serviteur parlant en son nom propre, et directement au roi, par opposition à la longue partie du texte au cours de laquelle il ne fait que répéter mot à mot ce qu’il a entendu dire à Alexandra-Cassandre), ils comportent aussi des rappels lexicaux évidents :

PréludeClausule
1 λέξωἀγγέλλων1467
1 νητρεκῶςἐτητύμως1471
1 ἱστορεῖςπάντα ϕράζειν... ὤιτρυνας1470sq
6 ϕοιβάζενϕοιβαστρίας1468
7 Σϕίγγὸς κελαινῆςΦίκιον τέρας1465
9 κἀναπεμπάζωνκἀναπεμπάζειν1470
15 δρομεύςτρόχιν1471
28 βακχεῖον στόμαΜιμαλλών1464

Partis de cette donnée de fait, on retombera sur une autre considération bien connue : le segment consacré à la geste d’Ulysse forme le centre exact de tout le poème. Or, c’est ici qu’il devient important de noter que le centre de ce segment est justement constitué par l’épisode des Sirènes.

L’intuition de Gabriel Germain, qui voit dans la situation centrale de la νέκυια homérique l’indice du fait que l’on se trouve, avec le voyage d’Ulysse chez les morts, devant l’épisode fondamental, qui va permettre à l’Odyssée de surclasser à jamais la légende des Argonautes, trouverait-elle un écho dans le choix que fait Lycophron de situer l’épisode des Sirènes au centre de son monologue ?

Poser cette question, c’est évidemment s’interroger sur les objectifs que poursuit Lycophron. On se souvient ici de la fin très discutée du monologue d’Alexandra (1435-1450). Quels que soient les protagonistes de cet aboutissement de la prophétie, et notamment quel que soit le « sauveur » qui viendra pacifier les relations de l’Europe et de l’Asie, il semble que l’optimisme soit subitement la tonalité dominante de ces vers venus couronner le défilé de plaintes, de sarcasmes et d’horreurs savamment égrené par la fille de Priam52. Certes, elle terminera ses propos par des considérations sur la vanité de prophétiser lorsque personne ne vous croit, sort que lui a réservé Apollon, comme chacun sait, pour se venger d’elle. Mais il y a fort à parier que la tonalité de l’ensemble du poème est marquée davantage, au niveau de l’ἦθος de la locutrice, par le choix de l’épisode situé en son centre. Après tout, les Sirènes ont un point commun avec Cassandre : en face d’Ulysse, leur voix ne sert de rien. Leur suicide en est la conséquence. Cette mort des Sirènes placée au cœur de l’Alexandra semble par conséquent donner la note : mort tragique, fatalité tragique du langage auquel on a retiré son efficacité, voilà qui sert de contrepoint à ce qu’on pourrait saisir naïvement comme un discours politiquement optimiste. Même les αἴτια qui relient soigneusement cet épisode légendaire au présent de l’auditeur prennent alors une coloration sombre : le souvenir du drame est avec nous, régulièrement incarné par des rites. On le voit, cela signifierait la plus profonde déviation imaginable par rapport à la perspective plutôt optimiste qui marque la fin de l’Odyssée aussi bien que son épisode central : mais ne serait-ce pas une invitation à revoir le sens de cet épisode central, le poids de la mort pour les vivants, la vanité des paroles qu’illustre si bien la rencontre d’Ulysse et d’Ajax ? On le voit, malgré les divergences, malgré les déviances, (ou faudrait-il dire « au travers » des divergences et des déviances ?) l’Odyssée de Lycophron peut se concevoir comme une incitation à relire Homère.

3. Sur terre et sur mer : Lycophron, Alexandra, 1435-143853

Dans ce long monologue de tragédie qu’est l’Alexandra de Lycophron, à la conclusion d’un développement essentiel où l’on voit l’Europe et l’Asie s’affronter dans une perspective qui n’est pas sans rappeler Hérodote54, les vers 1435sq introduisent la figure de l’ultime combattant, de celui qui viendra mettre un terme aux guerres qui opposent les deux continents55.

Voici le texte dans le manuscrit de Venise (Marcianus Z 476, du XIe s.), l’un de nos meilleurs manuscrits de ce poème :

πολλοὶ δ’ἀγῶνες ϰαὶ φόνοι μεταίχμιοι

λύσουσιν ἀνδϱῶν οἱ μὲν ἐν γαίαι πάλας

δειναῖσιν ἀϱχαῖς ἀμφιδηϱιωμένων

οἵ δ’ἐν μεταφϱένοισι βουστϱόφοις χθονός,

ἕως ἂν… ϰτλ.

Ces vers sont dans un état tel que l’on a peine à en tirer un sens cohérent, raison pour laquelles les conjectures se sont accumulées sur ce passage. Pour reprendre un mot de A.Platt56, on dira que this passage is quite hopeless in its present form. La formule demeure en effet très actuelle.

Voici ce que l’on pourrait comprendre :

« Bien des combats, beaucoup de sang versé entre les guerres

Feront lâcher prise aux lutteurs, les uns sur la terre

S’affronteront avec des forces redoutables,

Les autres sur les dos de la terre que sillonnent les bœufs,

Jusqu’au jour où… »

Le premier problème saute aux yeux : les combats, nous dirait ici Cassandre (par l’intermédiaire du serviteur qui rapporte ses mots) vont se dérouler les uns sur terre et les autres sur les dos de la terre que sillonnent les bœufs. Comme l’avait déjà noté Potter57, Difficilis locus, et secundum Canteri versionem plane ineptus, cum idem sit « in terra » quod « in dorsis aratis terrae ». On attendrait en fait l’opposition traditionnelle du type « sur terre et sur mer », les deux éléments figurant soit dans cet ordre, comme au vers 1229, soit dans l’ordre inverse comme au vers 144858.

Le second problème réside dans l’usage des mots δειναῖσιν ἀϱχαῖς. Le champ sémantique d’ἀϱχή n’est pas en cause : le sens de “pouvoir” ou d’“empire” est bien attesté59 ; la syntaxe d’un ἀμφιδηϱιάομαι intransitif ne devrait pas gêner le lecteur : Sémonide construit le verbe avec εἵνεϰα (fr. 7 West, 118), mais il se pourrait qu’il faille compléter le texte, comme West le suggère dans son apparat critique60. En outre, notre passage est devenu, depuis le Thesaurus d’Estienne en tous cas, le locus classicus pour attester la construction du verbe. Cependant, les scholies présentent une situation confuse, laissant le champ ouvert aux conjectures. On y trouve en effet πόλας et πέλας γαίης pour ἐν γαίαι (ou γαίηι) πάλας au vers 1436, et ἀϰταῖς pour ἀϱχαῖς au vers 1437, – sans doute une tentative d’introduire la notion de mer. En cherchant la solution de ce deuxième problème, on espérait généralement résoudre du même coup le premier.

Disons d’emblée que la tradition manuscrite du texte lui-même ne nous aide pas beaucoup dans le cas particulier. Les variantes que l’on rencontre ne témoignent, semble-t-il, d’aucune conscience du problème : ἐν γαίηι pour ἐν γαίαι dans le Parisinus 2403 (XIIIe s.), l’un des principaux manuscrits de la « deuxième famille » de Scheer61, ne résout pas la question, et pas davantage πέλας pour πάλας dans ce même manuscrit et dans un autre manuscrit de la même famille, le Parisinus Graecus 2723 (XIIIe s. également). Seul, peut-être, δίναισι pour δειναῖσι du Palatinus Graecus 18 (XIVe s. deuxième famille) inter lineas témoigne-t-il d’une intention de corriger le passage.

Wilamowitz, qui déclare sur un point suivre Kaibel (Αἰγαίαις), propose une correction qui lui permet de rétablir la présence de la mer62 :

λύσουσιν ἀνδϱῶν οἱ μὲν Αἰγαίαις πάλας 1436

δίναισιν ἀϱχῆς ἀμφιδηϱιωμένων………

Les possibilités d’erreurs dues à la prononciation favorisent la correction qu’il suggère au vers 1437. Il en résulte cependant une syntaxe compliquée : Αἰγαίαις… δίναισιν (tourbillons de l’Egée [scil. pour la mer en général]), imbriqué dans ἀνδϱῶν… πάλας (affrontements… des guerriers) est une figure qui n’a pas de parallèle chez Lycophron.

A. Platt (1892) se montre plus audacieux (les points d’interrogation sont de lui) :

……φόνοι μεταίχμιοι

βλύσουσιν (?) ἀνδϱῶν οἱ μὲν ἐν Παλαίμονος (?)

δίναισιν, ἀϱχῆς ἀμφιδηϱιωμένων…

et même si βλύσουσιν est inattendu dans ce contexte (bouillonneront), on conviendra que Παλαίμων pour désigner la mer (tourbillons de Palaimon) donne une excellente tonalité lycophronienne au passage.

Comme on pouvait s’y attendre, des interventions aussi marquées n’ont pas emporté l’adhésion. Précédemment, E.Scheer avait proposé des corrections plus discrètes63 :

………

σχάσουσι ἀνδϱῶν οἳ μὲν ἐν ναυσὶν πάλας

δειναῖσιν ἀϱχαῖς ἀμφιδηϱιωμένων………

Selon lui, γαια du vers 1436 serait une simple mélecture de ναυσι64.

S’appuyant sur Wilamowitz, Holzinger pousse plus loin, mais c’est pour retomber sur une analogie : en effet, considérant que le vers 402 de l’Alexandra se termine par la formule Αἰγαίας ἁλός (même tour qu’au vers 88 des Troyennes d’Euripide), il propose65 :

…………………

λύσουσιν ἀνδϱῶν οἱ μὲν Αἰγαίας ἁλός

δίναισιν ἀϱχὰς ἀμφιδηϱιωμένων…………

Dans la note ad loc., il explique ἀϱχάς comme le complément de λύσουσιν. A ce même ἀϱχάς, il rattache ἀνδϱῶν ἀμφιδηϱιωμένων, d’où sa traduction :

« Und Kampf um Kampf und in der Schlachtenpause Mord

Zerstören einst der Heldenstreiter Fürstenmacht

Bald hier in Aigeus’ stetsbewegten Meeresfluth, etc. »66

On pourrait objecter que le simple fait que Αἰγαίας ἁλός se trouve à la fin du vers 402 de l’Alexandra constitue non pas un élément de solution, mais une sérieuse difficulté. En effet, si Lycophron se plaît à reprendre des tours, il le fait en introduisant des variations. On songe ici, par exemple, à οὐ γὰϱ ἥσυχος ϰόϱη du vers 3, que l’on retrouve dans une autre position métrique dans le tour οὐ γἁϱ ἥσυχος/ ποϱϰεύς des vers 1216sq ; ou encore au mot δομή, qui apparaît en fin de vers aux vers 334, 597, 783, mais à des cas et dans des formules chaque fois différents.

Si l’on compare les deux dernières éditions Teubner de l’Alexandra, on peut y constater la double tentation des philologues en face de ce passage : l’édition de Kinkel (1880) laisse le texte dans l’état problématique où le transmettent les manuscrits, cependant que celle de Mascialino (1964) s’inspire directement de Wilamowitz et de Holzinger pour intervenir et corriger (1436 Αἰγαίας… / 1437 δίναισν ἀϱχῆς).

On ne saurait ériger en principe que moins une correction proposée présente d’ampleur, plus elle aurait de chance de se rapprocher de l’“original” (ce qui supposerait déjà que l’original n’était connu que sous une seule forme), on est cependant tenté de proposer ici une nouvelle correction qui ne porte que sur un seul mot et, éventuellement, sur une lettre. Par comparaison, et sur le plan purement quantitatif, celle de Wilamowitz change trois mots, Holzinger quatre et Platt cinq. Ce qui peut favoriser une nouvelle proposition, c’est le fait que les corrections proposées pour retrouver la mer au vers 1436 ne sont pas entièrement convaincantes (ναυσίν de Scheer étant sans doute la plus ingénieuse). Devant cette situation, pourquoi ne pas songer à laisser ἐν γαίαι des manuscrits au vers 1436 et chercher un moyen de récupérer la mer dans la seconde partie de l’expression ? A première vue, il est vrai, le vers 1438 ne présente pas d’« aspérités ». Mais il pourrait s’agir d’une illusion. Les dos de la terre (cf. ἐν μεταφϱένοισι… χθονός) ne sont pas usuels, malgré l’expression d’Euripide χθονὸς… νῶτα (IT, 4667), en revanche, εὺϱέα νῶτα θαλάσσης, vastes dos de la mer, est dans l’oreille de tout lecteur d’Homère. Dès lors, qu’adviendrait-il si l’on corrigeait χθονός en ἁλός ?

De toute évidence, il faudrait se demander alors ce que vient faire le mot βουστϱόφοις et comment on aurait passé de ἁλός à χθονός. Les deux questions sont liées.

En effet, une intrusion de χθονός en fin de vers peut s’expliquer à la fois par des modèles68 et par un sens banal de βουστϱόφοις. Si l’on considère que le mot est lié à des activités agricoles, alors un ἁλός de l’original aurait été très logiquement “rectifié” en χθονός. Mais comment ce mot aurait-il pu à l’origine se rattacher à la sphère marine ? Passe encore que μεταφϱένοισι… ἁλός soit un démarcage de νῶτα… θαλάσσης, mais βουστϱόφοις peut-il avoir un sens rattaché à la mer ?

Un passage de l’Iliade (24.80-82), suffisamment, “technique” pour mériter d’être cité à ce titre dans l’Ion de Platon (538d) pourrait nous offrir une bonne possibilité :

ἡ δὲ (scil. Ἶϱις) μολυβδαίνηι ἰϰέλη ἐς βυσσὸν ὄϱουσεν80l

ἥ τε ϰατ’ἀγϱαύλοιο βοὸς ϰέϱας ἐμβεβαυῖα81l

ἔϱχεται ὠμηστῆισιν ἐπ’ ἰχθύσι ϰῆϱα φέϱουσα.82l

« Elle (Iris), semblable au plomb, s’enfonça dans l’abîme,

Ce plomb qui, fixé à la corne du bœuf agreste,

Vient apporter la mort aux poissons carnassiers. »

Cf. aussi Od. 12. 251-255 (au vers 253, le pêcheur… ἐς πόντον πϱοΐησι βοὸς ϰέϱας ἀγϱαύλοιο :… jette à la mer la corne du bœuf agreste…).

Les scholies offrent ici, pour le passage cité de l’Iliade, des explications qui ne convainquent que partiellement (la corne serait utilisée pour protéger la ligne au-dessus de l’hameçon69). Dans son commentaire, Leaf se range à l’idée que la corne sert d’appât70. Peu importe, au fond : on constate de toutes manières que par le biais de la pêche, le monde du bœuf et celui de la mer trouvent un dénominateur commun, et notre expression pourrait se traduire sur les dos de la mer qui fait tournoyer les bœufs ou que labourent les bœufs (le sens couramment admis) moyennant le recours à une technique de pêche bien attestée dans les poèmes homériques.

On pourrait aller plus loin, et voir dans cette manière d’user de βουστϱόφοις en rapport avec la mer un clin d’œil du poète de Chalcis à ses voisins de Béotie71. En effet, on se souviendra que K. Ziegler voyait dans βουστϱόφοις une allusion à Euphorion de Chalcis72. Qu’on le suive ou non, son analyse nous indique la piste de la Béotie, car c’est dans l’article d’Etienne de Byzance que se trouve cité le fragment sur lequel il s’appuie. Pour notre propos, on relèvera que dans cet article le rapport de la Béotie et de la mer est fortement souligné d’emblée : Βοιωτία, μόνη τῆς ‘Ελλάδος ἐπὶ τϱίσι θαλάτταις διήϰοντας ἔχει τοὺς οἰϰήτοϱας ϰτλ (La Béotie, seule partie de la Grèce dont la population touche à trois mers, etc.). Se pourrait-il dès lors que pour un habitant de Chalcis, la suite des mots βουστϱόφοις ἁλός ait contenu des résonnances proches de cette affirmation des voisins béotiens mettant en relation priviliégiée avec la mer cette contrée qui porte le nom du bovidé ? Il va de soi que cette question est livrée ici à titre d’hypothèse invérifiable.

Il existe encore une autre possibilité de mettre le mot qui nous occupe en relation avec la mer. Nous devons, pour ce faire, recourir à une variante attestée tardivement dans la tradition manuscrite : βουτϱόφοις pour βουστϱόφοις. On la trouve en particulier dans deux manuscrits à classer dans la deuxième famille de Scheer et que j’ai pu collationner à Oxford : le Seldenianus 18 et le manuscrit Auctar. TI 14. Pour peu qu’on ne soit pas en présence d’une simple faute de copie, on aurait ici une mer nourricière des bœufs. Cette forme, il faut en convenir, ne saurait vraiment s’expliquer par la technique de pêche que l’on vient d’évoquer. En revanche, on pourrait y voir un maniérisme typique de Lycophron : une expression évidente qui très évidemment ne doit pas être prise dans son sens évident (à la manière de l’Héraklès du v. 801, qui ne désigne pas le héros, ou du Kadmos du vers 219 qui ne désigne pas le fondateur de Thèbes). Dans notre cas, l’élément βου- ne se comprendrait pas à partir du bœuf, mais désignerait le poisson connu sous ce nom73. On traduirait alors la mer qui nourrit les bœufs (marins).

Dans cette éventualité, notre tour contiendrait encore un autre maniérisme typique de Lycophron : la mise côte à côte d’un élément bien connu (ici, les dos de la mer) et d’un élément surprenant, à savoir le bœuf marin. Que l’on songe à l’évocation d’Héraklès (le héros, cette fois-ci) aux vers 33sq, ou d’Olympie aux vers 42sq74, etc.

Pour ce qui touche la valeur de la variante, il n’est pas indifférent de rappeler que la tradition manuscrite de l’Alexandra contient d’autres variantes portant sur une seule lettre : e.g. 210 πτολιϱϱαίστου/ πολιϱϱαίστου, ce que ne change rien au sens, mais cf. aussi 235 λαϱναϰοφθόϱους/ λαϱναϰοφόϱους, qui comporte une altération du sens). Dans le cas présent, la leçon βουστϱόφοις aurait pu être favorisée par une “rectification” de ἁλός en χθονός.

Le texte proposé est donc le suivant :

πολλοὶ δ’ ἀγῶνες καὶ ϕόνοι μεταίχμιοι 1435

λύσουσιν ἀνδρῶν οἱ μὲν ἐν γαίαι πάλας1436l

δειναῖσιν ἀρχαῖς ἀμϕιδηριωμένων,

οἱ δ’ ἐν μεταϕρένoισι βουτρόϕς ἁλός,

ἑως ἂν……

« Bien des combats, beaucoup de sang versé entre les guerres 1435

feront lâcher prise aux lutteurs ; les uns sur terre

s’affronteront avec des forces redoutables,1437la

les autres sur le dos de la mer nourricière des bœufs,1438la

jusqu’au jour où,…… »

Il reste un problème : la paraphrase ancienne et les scholies donnent à penser que l’ordre du texte était sur mer et sur terre, or c’est justement l’inverse que notre solution propose.

La paraphrase ancienne repose vraisemblablement sur Sextion et sur le lexique perdu de Diogenianos75. Elle est donc tributaire d’un état du texte qu’il est délicat de vouloir dater trop précisément, mais qui se situe chronologiquement après le commentaire de Théon76, à savoir après l’époque d’Auguste et de Tibère.

Quant aux scholies, dussent-elles drainer des matériaux antérieurs, elles semblent bien remonter à ce même commentaire de Théon77. Notre tradition papyrologique relative aux commentaires de l’Alexandra ne comporte d’ailleurs, pour l’instant, que des textes recopiés postérieurement à Théon78.

Or, si l’on en croit l’hypothèse émise par Stéphanie West79, la fin du poème aurait été remaniée pour permettre à l’image d’Alexandre, – qui serait bien dans la version originale le combattant mettant fin au cycle des guerres –, de céder le pas à celle de l’un de ses plus illustres imitateurs, à savoir Auguste. A l’occasion d’un tel remaniement, il serait plus que vraisemblable qu’on ait touché aux vers 1436-1438. Disons, au passage, combien une intervention comme celle que suppose Stéphanie West semble vraisemblable : l’imitatio Alexandri d’Auguste est un phénomène trop connu pour qu’on s’y attarde80. Veiller à ce qu’un éloge d’Alexandre soit revu dans un sens tel qu’il puisse être lu comme un éloge d’Auguste, c’est donc flatter un penchant avoué du prince. La « mise à jour » du poème que cela suppose n’est d’ailleurs pas en contradiction avec l’esprit du temps81. Or, tout cela ne saurait demeurer sans effet sur le travail de Théon, dont il n’est pas impossible de penser qu’il aurait pu admettre un texte retravaillé. Il est à remarquer toutefois que non seulement on ne connaît pas bien les méthodes de Théon, mais que nos scholies pourraient ne refléter que partiellement son travail relatif à ce passage du poème de Lycophron.

Ainsi donc, on est amené à penser que l’ordre suggéré tant par la paraphrase que par les scholies pour la séquence des éléments “mer” et “terre” résulte d’un texte postérieur au remaniement qui aurait rendu les vers où il était question d’Alexandre compatibles avec l’image d’Auguste. Dès lors, si tel était bien le cas, cet ordre n’aurait plus rien de contraignant.

On pourrait, en revanche, songer à tirer un dernier argument de l’ordre dans lequel se présentent la terre et la mer lorsque l’expression qui les regroupe se fixe un objectif totalisant, qu’elle signifie l’addition des deux éléments qui forment ensemble le monde géographique, – cela par opposition à des cas où la terre et la mer sont livrés simplement comme les éléments d’un contraste82.

On trouve un premier cas de ce type aux vers 823sq : Ménélas fouille “la mer et la terre” à la recherche d’Hélène. Le cas est isolé et l’on ne peut rien en tirer de pertinent pour notre question. Il n’en va pas de même dans les deux cas suivants : on les trouve aux vers 1229 (γῆς ϰαὶ θαλάσσης : terre/mer) et 1245 (ἁλός τε ϰαὶ γῆς : mer/terre). Sans entrer dans la discussion qui fait rage autour de l’authenticité des vers 1226-1282, on remarquera une variation bien perceptible de par la proximité des expressions : les éléments s’y trouvent permutés entre première et la seconde occurrence.

Il se trouve que nous avons au vers 1448, donc à proximité également des vers qui nous occupent, l’expression ποντοῦ τε ϰαὶ γῆς (mer/ terre). Par conséquent, si l’on s’appuie sur l’analogie des vers 1229 et 1245, on devrait s’attendre à ce que la terre et la mer soient présentés dans l’ordre inverse aux vers 1436 et 1448, à savoir, justement, dans l’ordre que propose notre correction : la terre d’abord, la mer ensuite. On peut même dire que l’argument n’est pas frappé de nullité si l’on tient les vers 1226-1282 pour l’œuvre d’un pasticheur : ce pasticheur supposé, qui aurait au moins réussi à se faire très largement passer pour le poète, n’aurait pu atteindre semblable résultat sans bien connaître et reproduire les procédés de son modèle.

4. Pyrrhus et Lycophron83

Lycophron fait-il allusion à Pyrrhus ? La question est souvent posée84.

Si l’on adopte la perspective de l’histoire virtuelle, il est possible de se tenir artificiellement à l’écart de l’Alexandra telle que nous la possédons et d’imaginer que Lycophron veuille mentionner Pyrrhus. Tentons de reconstituer ce qu’il aurait pu dire dans ce cas.

L’idée peut paraître saugrenue, mais on rappellera que dans les études classiques, de grandes figures ont pratiqué ce genre. A telle enseigne que la très sérieuse maison d’édition allemande Wissenschaftliche Buchgesellschaft de Darmstadt a publié une série d’études qui empruntent cette voie85. On y trouve des travaux fondés sur des hypothèses comme celle de Ponce Pilate graciant Jésus Christ, ou celle de Constantin refusant de se convertir au christianisme. Pour l’époque de Lycophron, on retiendra l’essai d’Arnold Toynbee sur la séquence des événements qui auraient pu se produire si Alexandre le Grand était mort âgé, un texte qui se donne pour écrit au Musée d’Alexandrie sous le règne d’Alexandre LXXXVI86. A l’évidence, pour reprendre la formule de Pascal sur le nez de Cléopâtre, « la face du monde en aurait été changée ». Ces quelques exemples suffiront peut-être à montrer que l’entreprise n’est pas entièrement frivole. En fait, on tente ainsi de récupérer une méthode qui est celle des sciences, lesquelles peuvent répéter des expériences en changeant l’une ou l’autre des données, ce qui est, on le sait, impossible dans les savoirs historiques.

On se posera par conséquent la question dans les termes suivants : si l’on était Lycophron, comment s’y prendrait-on pour mentionner Pyrrhus dans l’Alexandra ? A l’évidence, une telle question met en jeu ce que l’on peut encore savoir de Pyrrhus lui-même, mais également deux autres éléments, et qui sont peut-être d’un abord plus ardu : les procédures auxquelles Lycophron recourt (« comment ? ») et le personnage de Lycophron lui-même.

Avant d’aller plus loin, exposons clairement la procédure : une fois considérés la manière et le poète, il conviendra de se tourner vers le personnage de Pyrrhus, de tenter de le traduire en termes « lycophroniens », puis de retourner au texte de l’Alexandra et de comparer le résultat avec les vers dont on a pu penser qu’ils le mentionnaient allusivement.

Nous n’aurons pas résolu le problème, c’est évident, mais, comme dans le modèle que nous offre Toynbee, nous aurons à tout le moins stimulé la réflexion.

On ne reviendra pas ici sur les arguments qui, aux yeux de certains, plaident en faveur d’un « autre Lycophron », un auteur postérieur au poète connu pour être membre de la Pléiade alexandrine et qui aurait écrit l’Alexandra au début du second siècle avant notre ère. Nous considérons qu’il est inutile de supposer un tel personnage et nous en tenons, comme les anciens en général, à l’idée d’un poète qui écrit à la cour des premiers Ptolémées87.

Par conséquent, être Lycophron signifie que l’on peut parfaitement faire allusion à Pyrrhus : ce dernier avait séjourné à Alexandrie. Il était même devenu le gendre du premier Ptolémée, fondateur de la dynastie.

L’autre question est celle de la manière. Considérons donc l’Alexandra pour tenter de dégager au mieux le mode de « fonctionnement » du poème.

Tout commence comme dans une tragédie classique. On perçoit des trimètres iambiques, un discours de serviteur adressé à un « maître », et l’on se sent entraîné dans un prologue. Le serviteur déclare avoir entendu une jeune fille proférer des propos obscurs et prophétiques, il dit que cela s’est produit au lever du soleil, au moment où des bateaux quittaient le port. Des indices permettent de comprendre que l’on se trouve à Troie, que le « maître » est le roi Priam, que la jeune fille est Cassandre, et que les bateaux en partance font voile vers la Grèce avec Pâris allant à la recherche d’Hélène. Lorsque le serviteur se met à rapporter mot pour mot la prophétie de Cassandre, le lecteur comprend que ce qu’il prenait pour un prologue tragique occupera en fait tout l’espace d’une tragédie. Les paroles présentées comme rapportées occuperont 1460 vers, dans un style rigoureux proche d’Eschyle, sans parodos, sans épisodes, sans stasima, sans autres personnages que ce serviteur et son auditeur. Et personne ne parlera sinon le serviteur, dont les propos resteront sans réponse. C’est un fragment de tragédie qui prend la place du tout que serait une « vraie » tragédie88.

L’originalité du poète qui établit une pareille trame, – la partie constitutive essentielle de la tragédie qu’Aristote nomme μῦθος –, trouve son pendant très cohérent dans le style utilisé pour ce monologue. Les propos d’Alexandra sont une prophétie : rien de surprenant, dès lors, à ce que l’on se trouve confronté à une parole qui cache ce qu’elle prétend révéler autant, et peut-être plus, qu’elle ne le dévoile. Deux circonstances y contribuent : l’obscurité traditionnelle du langage oraculaire d’une part, et de l’autre le goût marqué des Grecs pour le jeu des énigmes.

Pour l’obscurité du langage oraculaire, il suffira de rappeler le célèbre fragment d’Héraclite selon lequel le dieu du sanctuaire de Delphes ne dit pas, ne cache pas, mais fait signe89, voire de songer aux figures prophétiques de la tragédie, dont Cassandre elle-même.

Quant aux énigmes, on en perçoit le goût dans la société et, partant, sur la scène. Un élève d’Aristote, Cléarque de Soles, est l’auteur d’un traité Sur les énigmes (πεϱὶ γϱίφων) et l’on sait par une citation qu’en fait Athénée90 que jouer aux énigmes était une occupation courante dans la société. Sur la scène, outre l’usage de l’obscurité qu’on observe dans les prophéties mises en œuvre, on voit même des personnages de comédie jouant au jeu des énigmes91.

La langue de l’Alexandra participe de ces deux axes. En effet, il s’agit clairement d’une prophétie, et le texte réclame ouvertement la solution des énigmes qui vont être proposées. Voici les mots du serviteur dans son introduction (8-12) :

« Ce que j’en ai saisi, gardé dans ma mémoire,

Veuille, ô Roi, l’écouter ; observe ces mots en ton cœur

Avisé, parcours les inexplicables dits, déroule

Les énigmes, prends par où s’offre un clair chemin

Une droite ligne pour nous guider dans cette obscurité. »

En clair, on comprend : « Toi, le (roi-) lecteur, tente de trouver les solutions, si tu en es capable ». On se rappelle ici la remarque de Wilamowitz disant que le serviteur ne parle pas autrement que Cassandre-Alexandra dont il rapportera les paroles92. Si sa remarque semble porter surtout sur la langue, on peut la considérer aussi comme valable pour l’obscurité de l’expression. Deux exemples suffiront pour tenter de percevoir une caractéristique de l’obscurité poétique chez Lycophron.

Premier exemple : les paroles du serviteur, au moment où il entame sa narration (16-19) :

« Aurore, au-dessus du Phégion escarpé,

volait portée sur les ailes rapides de Pégase :

elle avait laissé Tithon dans sa couche près de Cerné.

Vous êtes frères, toi et lui, de mères différentes. »

Ce lever du soleil n’est pas sans évoquer l’observation d’Aristote selon laquelle la tragédie se déroule « en un tour du soleil ou sans beaucoup l’excéder »93, mais l’énigme à proprement parler se trouve dans la mention de Tithon : le lecteur apprend que le « maître » auquel s’adresse le discours est un frère de Tithon par une autre mère. Aurore planant au-dessus du Phégion nous apprend que l’on se trouve à Troie, le frère de Tithon par une autre mère dévoile le fait que le destinataire du discours n’est autre que le roi Priam. Aucun nom n’avait été prononcé depuis le début du monologue. L’auditeur-lecteur n’avait en sa possession que les indices suivants : un serviteur parlait à son maître, son discours allait reproduire celui qu’il avait entendu tenir à une jeune fille s’exprimant dans un langage obscur. Subitement, si l’on résout correctement l’énigme de Tithon, tout s’éclaire, et l’on comprend que la jeune fille est Cassandre. C’est un lever du soleil qui permet d’apporter ces informations, et l’on peut dire que le jour se lève simultanément sur le paysage de Troie et sur le poème de Lycophron.

Il est évident qu’à ce point du texte, le serviteur n’est pas encore en train de rapporter les paroles prophétiques de Cassandre. Cependant, et cela donne raison à Wilamowitz, on doit résoudre une énigme pour comprendre ce qu’il veut dire. Ses paroles contiennent à la fois la préoccupation de la théorie littéraire (le lever du soleil et la Poétique d’Aristote) et l’ingéniosité qui consiste à utiliser le lever du soleil tout à la fois pour lui attacher une allusion mythologique et la perspective qui explique la trame du texte.

Second exemple : les premiers mots mis dans la bouche d’Alexandra (31-33) :

« Las ! Las ! Malheureuse nourrice brûlée

Autrefois déjà par les poutres porteuses de guerriers

Du lion conçu dans une triple nuit… etc. »

Le lecteur se voit confronté à une donnée qu’il pense comprendre : la « malheureuse nourrice » doit être la ville de Troie et la lamentation portera par conséquent sur la guerre de Troie qui se terminera par l’incendie de la ville. Donc le mot « brûlée » ne cause aucune surprise. C’est alors qu’après un départ en apparence très lisse on voit surgir, dans le rejet d’un mot au vers suivant, le problème : il est dans les mots… autrefois déjà (ϰαί πϱόσθε). C’est là qu’il faut se plonger plus avant dans la légende de Troie et voir surgir une guerre de Troie d’avant la guerre dans laquelle se situe l’Iliade. Le poète nous guide à l’aide d’une nouvelle énigme : l’assaillant, venu sur des bateaux, est un lion conçu dans une triple nuit94. Le langage de la prophétie recourt fréquemment à des métaphores empruntées au monde animal, et Lycophron ne se privera pas de cet artifice95. On s’attend, par conséquent, à ce que le « lion » soit en réalité un personnage mortel ou immortel. Dans le cas présent, le personnage sera l’un et l’autre, dès lors que la triple nuit constitue une allusion au fait que Zeus tripla la durée de la nuit au cours de laquelle il s’unit à Alcmène pour devenir le père d’Héraklès96.

Le second exemple livre un indice important pour comprendre le « fonctionnement » de l’énigme lycophronienne. On a pu observer que, fréquemment, comme dans le cas présent, Lycophron commence par une amorce facile (ici la guerre de Troie de l’Iliade) et construit ensuite sur ce premier élément une nouvelle allusion plus complexe97. Cette procédure peut même être observée au niveau du poème dans son ensemble ; après tout, la légende de Troie n’est pas présentée une seule fois, mais deux fois dans le cadre de la prophétie. En effet, la première relation prophétique de la guerre de Troie et des légendes liées aux retours des combattants (νόστοι) fonctionne comme la partie d’accès “aisé”. Malgré l’usage de versions excentriques de la légende, on suit un déroulement classique de la guerre et de ses conséquences. Puis, subitement, aux vers 1283 sq, surgit un développement des guerres qui ont vu s’affronter l’Asie et l’Europe. C’est une nouvelle manière de raconter la même guerre de Troie. A l’évidence, le modèle offert par Hérodote se présente au lecteur98. Il y a cependant une différence de taille : ce qui, chez Hérodote, se trouve au début, se trouve chez Lycophron à la fin. Après avoir entendu prophétiser la guerre de Troie et les retours des guerriers, on se trouve confronté à une vision plus complexe, une vision qui n’est pas implicite dans le monde de la légende, mais une vaste perspective qui rejoint le présent, et l’on songe à Saint-John Perse : « une même vague depuis Troie roule sa hanche jusqu’à nous »99. On se trouve projeté à un niveau plus profond de l’énigme, où il n’est plus question de trouver les solutions de telle ou telle expression énigmatique, mais où se trouve énoncée l’énigme de la guerre elle-même, et de la possibilité d’y mettre fin. A la fin de cette énumération des affrontements de l’Asie et de l’Europe, où l’on voit la guerre de Troie dans un jour nouveau, arrive le personnage providentiel, celui qui établira la paix entre les adversaires. C’est précisément dans cette partie du poème qu’on a voulu déceler des allusions à Pyrrhus.

C’est à ce point que l’on peut s’adonner un instant à une expérience d’histoire virtuelle.

Si l’on considère ce que nous savons de Pyrrhus, principalement par Plutarque, on dira sans doute que les points suivants pourraient faire l’objet d’une description du personnage dans le style des procédés de Lycophron.

1. Une particularité de son armure

Lorsque Lycophron mentionne Ulysse (658), il le désigne par cette énigme : « l’homme au signe du dauphin, le voleur de la déesse phénicienne ». La déesse en question n’est autre qu’Athéna, qui porte le nom de « déesse phénicienne » à Corinthe, selon les scholies ; l’expression rappelle donc qu’Ulysse a dérobé le Palladion. Le « signe du dauphin » est l’épisème du bouclier d’Ulysse, en mémoire du fait que Télémaque, dans sa prime enfance, avait été sauvé par des dauphins100.

Pyrrhus présente-t-il une particularité dans son armure ? Plutarque en donne un exemple : son casque surmonté de cornes de bouc, qui le rendait reconnaissable de loin, ce qu’atteste l’épisode des Macédoniens quittant Démétrios pour se joindre à lui101.

2. Une comparaison favorite

Il n’est pas nécessaire de revenir sur l’usage courant de figures animales dans le discours prophétique pour désigner des humains. Les animaux ne sont pas choisis au hasard102. Un seul exemple suffira : Alexandra choisit l’aigle dans un seul cas, celui d’Achille. Voici le segment dans lequel elle prédit la mort d’Hector dans son duel contre Achille :

« Et cette douleur, mon pauvre cœur, cette douleur

te rongera plus que toute autre

lorsque l’aigle d’un noir sauvage, le lancier, s’élancera, 260

marquant de ses ailes le sol,

dessinera le sillon de sa démarche torve,

et poussera, singulier, son cri le plus affreux :

de ceux qui eurent même matrice, il aura pris dans les airs

celui qui t’est le plus cher,……… » 265

Pour ce qui touche Pyrrhus, Plutarque insiste à plus d’une reprise sur la comparaison entre lui et l’aigle. La prophétesse d’Apollon Lykeios le voit dans un présage sous l’aspect d’un aigle lorsqu’il se trouve à proximité d’Argos (Pyrrh.31.7). Les soldats le saluent du nom d’« aigle » dans une anecdote rapportée à deux reprises (Pyrrh. 10.1 ; Mor. 184C-D103). Et puisque l’aigle est utilisé chez Lycophron pour le personnage d’Achille, on se trouve devant une troisième remarque possible :

3. La possibilité d’une permutation (sur le modèle Agamemnon-Zeus104)

Pyrrhus aimait se voir comparé à l’aigle, mais, ce qui nous intéresse dans le contexte, il soulignait sa relation particulière avec Achille. Selon Plutarque, il avait été sauvé un jour dans sa tendre enfance par un Epirote nommé Achille (Pyrrh. 2), comme Achille, il ne supportait pas l’inaction (Pyrrh. 13), à la faveur d’une ruse, il revêtit de son armure son ami Mégaclès (Pyrrh. 17) tout comme Achille avait donné son armure à Patrocle. Pour couronner le tout, les rois d’Epire vénéraient Achille comme fondateur de leur lignée.

On tiendra compte d’un trait bien connu de l’Alexandra : il est rarissime que Lycophron y désigne quelqu’un par son nom usuel. Même Cassandre est nommée par le détour d’« Alexandra ». Il arrive que le nom usuel surgisse par surprise, comme lorsqu’il dit « Héraklès » non pas pour désigner le héros légendaire de ce nom, mais une personne historique ainsi nommée, à savoir le fils d’Alexandre le Grand et de Barsiné, assassiné par Polysperchon en -309 (vers 801, ce qui constitue le terminus post quem pour dater le poème). Un autre cas dans lequel le poète utilise le nom usuel de personnages est celui de figures relativement obscures, comme le sont deux des colonisateurs de Chypre, Céphée et Praxandros (586). Un procédé particulier consiste chez lui à permuter des noms. C’est ce qu’il fait, non sans bonnes raisons cultuelles et légendaires, pour Zeus et Agamemnon : aux vers 1124, 335, 1370, Agamemnon est appelé Zeus et Zeus est appelé Agamemnon. Selon Staphylos de Naucratis, il existait à Sparte un culte de Zeus-Agamemnon105. Cet ensemble de circonstances ouvre la possibilité, en demeurant dans la ligne du poète, de nommer Pyrrhus Achille.

En résumé, et en toute naïveté, on devrait s’attendre à ce qu’une mention de Pyrrhus par Lycophron contienne les éléments suivants :

– Il serait désigné comme un aigle.

– Il serait nommé Achille.

– Son casque à cornes de bouc constituerait une allusion dans la ligne du bouclier d’Ulysse portant le signe d’un dauphin.

S’il fallait pasticher Lycophron, on pourrait imaginer la forme suivante, à titre d’exemple :

τότ’ αἰετὸς φέϱων τϱάγου ϰέϱας φανεῖ

πολλῶν Ἀχιλλεὺς δεσπότης…

« c’est alors qu’apparaîtra l’aigle porteur de la corne du bouc,

Achille, maître d’un grand peuple… »

On commence par l’“amorce” qui offre la voie la plus aisée vers la solution de l’énigme, à savoir les cornes de bouc, et l’on passe ensuite aux prétentions dynastiques mettant en jeu des éléments plus complexes, sur le modèle précédemment dégagé aA’.

Peut-on songer que l’on tienne ainsi la réponse à notre question : comment Lycophron l’y prendrait-il pour mentionner Pyrrhus ? Ce serait faire injure à tout ceux qui pensent que Pyrrhus est présent dans l’Alexandra dès lors qu’il est patent que l’on n’y trouve rien de tel. Et dire que Pyrrhus n’est pas mentionné simplement parce qu’il ne l’est pas comme on pourrait s’y attendre est à l’évidence une solution de facilité. Cela nous guide cependant vers un éclairage de lecture.

Si Lycophron est un contemporain de Pyrrhus, on devrait non seulement s’attendre à ce qu’une allusion à ce personnage soit plus ou moins conforme à la procédure habituelle des énigmes lycophroniennes, mais à plus encore : l’allusion devrait être d’autant plus difficile à percevoir pour nous qui ne sommes plus contemporains des événements qu’elle était plus perceptible pour le public de l’époque. Ainsi, plus près de nous, les contemporains de la seconde guerre mondiale reconnaîtraient à coup sûr un personnage désigné énigmatiquement comme « celui dont le nom contient un sanctuaire, et qui combattit sur les plages », mais il est moins certain que les Européens nés après la guerre identifieraient immédiatement Winston Churchill. Or, c’est la situation dans laquelle on se trouve 1orsqu’on parvient aux derniers vers de la prophétie d’Alexandra :

« Bien des combats, beaucoup de sang versé entre les guerres 1435

feront lâcher prise aux lutteurs ; les uns sur terre

s’affronteront avec des forces redoutables,

les autres sur le dos de la mer nourricière des bœufs,

jusqu’au jour où, rougeoyant, un lion apaisera la rude mêlée,

un descendant d’Eaque et de Dardanos, 1440

lion tout à la fois thesprote et chalastréen.

Il renversera face contre terre la maison de son sang

et contraindra les princes argiens, tout tremblants,

à flatter le chef de guerre, le loup de Galadra,

et à lui tendre le sceptre de son antique pouvoir. 1445

Contre lui mon parent à la sixième génération,

lutteur incomparable, ayant croisé la lance

sur mer et sur terre, et conclu l’accord,

verra célébrer son excellence au rang de l’amitié

et recevra les prémices du butin de guerre. » 1450

Et l’on se pose alors les questions suivantes :

1/ Qui est le lion ?

2/ Qui est le loup ?

3/ Que signifient les six générations ?

4/ Qui est le parent de Cassandre ?106

Pyrrhus s’est trouvé identifié tantôt comme le lion, tantôt comme le loup, tantôt comme l’un et l’autre à la fois. Bien évidemment, le choix de Pyrrhus, dans ces trois cas (questions 1 et 2), va conditionner la manière dont le lecteur perçoit les six générations et le parent de Cassandre (questions 3 et 4). Si l’on reprend les questions :

1/ Qui est le lion ?

Depuis l’Antiquité, on a considéré qu’Alexandre le Grand était le seul personnage dont on pouvait dire qu’il mettait fin au cycle des guerres de l’Asie et de l’Europe. La construction elle-même du poème semble dicter cette interprétation : la prophétie de Cassandre débute au jour où Alexandre-Pâris fait voile vers la Grèce en quête d’Hélène, comme c’était le cas dans les Chants Cypriaques. Faire en sorte que la prophétie s’achève sur un autre Alexandre, l’ensemble de la prophétie ayant été prononcée par une Cassandre nommée Alexandra, offre une vision de cohérence qui rappelle ce qu’on observe chez d’autres poètes hellénistiques. De plus, Alexandre est un excellent candidat pour répondre à la série des énigmes qu’on lit dans ces vers. Alexandre descend d’Eaque si l’on en croit les prétentions dynastiques de sa mère Olympias, et de Dardanos selon les mêmes prétentions dynastiques. La première ligne passe par Néoptolème, Achille, Eaque, la seconde par Helenos et, par conséquent, Priam et Dardanos. Il est simultanément thesprote (sa mère est épirote) et chalastréen (Chalastra est une cité de Macédoine et le père d’Alexandre est macédonien). Ce qu’Alexandra dit de lui s’accorde également avec la geste d’Alexandre le Grand : il humilie la maison de son sang (allusion soit à la πϱοσϰύνησις réclamée de ses troupes, soit à la destruction de Thèbes) et contraint les princes argiens de lui obéir : ces « Argiens » sont les Perses conçus comme descendants de l’Argien Persée. Quant à Galadra, il s’agit d’une cité de Macédoine et l’indication géographique qu’elle nous donne peut signifier simplement « macédonien ». Tous ces indices semblent désigner Alexandre le Grand.

Cependant, on a voulu reconnaître également dans ce lion le personnage de Pyrrhus. Le principal défenseur de cette identification est Holzinger (1895). Son excellent commentaire, tout comme son ingénieuse traduction allemande versifiée ont joué un rôle déterminant dans notre compréhension de l’Alexandra et sa position ne doit pas être traitée à la légère. Sans entrer dans le détail de son argumentation, on peut lui opposer un trait de Pyrrhus qui semble une constante dans nos sources : Pyrrhus n’est pas l’homme qui achève quoi que ce soit. Pris dans un continuel mouvement, il donne le départ à des entreprises qui, par la suite, sont abandonnées. Est-il dès lors un candidat crédible pour être présenté comme celui qui met un terme à des disputes séculaires et fonde une ère durable ? On ajoutera que Pyrrhus a vécu à Alexandrie, qu’il a même épousé Antigone, fille de Ptolémée Sôter, à une époque de sa vie dans laquelle il ne se trouvait manifestement pas en situation de résoudre les problèmes du monde. Voilà qui le rend peu compatible avec le profil d’un sauveur chez quelque poète alexandrin que ce soit.

2/ Qui est le loup ?

Les candidats sont assez nombreux : Pyrrhus, évidemment, mais aussi Philippe V de Macédoine, Démétrios Poliorcète, Antipater, Alexandre Molossos, les Perses, Séleucos, ou les rois de Macédoine en général.

L’idée de voir Pyrrhus dans le loup remonte à Corssen (1913) ; pour lui, cette interprétation impliquait que le lion fût Alexandre. Elle impliquait en outre que les « six générations » signifiaient que Pyrrhus était le sixième roi de Macédoine après Alexandre le Grand. On laissera ce point aux historiens. Une seule remarque cependant à propos de Galadra. Galadra est une cité de Macédoine. Cette circonstance contraint Holzinger à une longue discussion tendant à montrer que l’implication n’est pas nécessairement que le personnage visé est un Macédonien. Une telle discussion est à l’évidence conditionnée par l’interprétation du lion, qui ne serait pas Alexandre mais bien Pyrrhus, ce qui lui permet alors de voir dans le loup Démétrios Poliorcète107.

Si l’on admet que Pyrrhus est le loup, on doit admettre qu’Alexandre le Grand a contraint les princes argiens à se soumettre à Pyrrhus. Il y a là un problème historique : comment cela aurait-il pu se produire ?

Pour d’autres, le lion et le loup sont un seul et même personnage, qu’il s’agisse d’Alexandre ou de Pyrrhus. Si l’on veut accepter cette identité d’un même personnage derrière les deux animaux, on commencera par relever que cela ne semble pas poser de problème dans le cadre des procédures utilisées dans le poème. On trouve en effet d’autres cas dans lesquels plusieurs animaux sont convoqués pour cerner une même identité : c’est ainsi que les Phéniciens sont successivement désignés comme des chiens et des loups à deux vers d’intervalle (1291 et 1293). Pourtant, dans le cas présent, un problème supplémentaire se pose : le même personnage serait à la fois sujet et complément d’objet direct dans le cadre d’une même phrase. En effet, le texte dit que le lion va contraindre les princes argiens à flatter le loup, qui serait alors lui-même. Compte tenu d’une tendance du poète à rapporter des séquences d’événements au travers de séries d’attributs, simples adjectifs ou participiales plus développées, on pourrait cependant admettre qu’Alexandre agit en sa qualité de « lion » et reçoit les honneurs exigés en sa qualité de « loup ». Comme lion, il agit, comme loup, il reçoit le butin de la chasse. Une dernière observation à ce sujet : Tzetzès, dont on ne songera pas à mettre en cause la connaissance de la langue grecque, ne voyait aucun problème pour reconnaître Alexandre à la fois comme lion et comme loup dans cette phrase.

Malgré tout, on ne fermera pas la porte à Pyrrhus : il en est même qui, comme Lévêque (1955), voient en lui tout à la fois le lion et le loup.

3/ Que signifient les six générations ?

Plus on progresse à travers les questions que soulèvent les derniers vers de la prophétie, et plus on met le pied sur un terrain miné, où se manifeste cette tendance du chercheur à refuser tout ce qui va contre son hypothèse tout en acceptant immédiatement ce qui la conforte. On a pu parler à ce sujet de « loi de l’oubli de l’information négative »108.

Si l’on veut que Pyrrhus puisse occuper la place du loup, il faut admettre que « génération » ne signifie pas ce que le mot désigne d’ordinaire, en quoi le lecteur parvenu au terme de l’Alexandra ne se trouvera pas trop surpris. Le mot « génération » pourrait ici vouloir dire soit « année » (une génération du monde végétal), ou un « règne » dans une dynastie.

Dans une étude de ses débuts (1883), Wilamowitz a compté six générations réelles, mais en partant de Cassandre et en remontant l’axe du temps. Il arrive ainsi à Zeus. Comme Zeus est le père de Persée, les Perses étaient donc ce parent de Cassandre à la sixième génération. Par la suite (1924) il a renoncé à cette solution et considéré qu’il n’y avait rien à comprendre dans ces derniers vers, sinon que le poète voulait mystifier son auditoire en faisant prophétiser réellement Cassandre à la fin de sa vaticiatio ex eventu. C’est l’une des manières d’échapper à la difficulté des « six générations ». D’autres possibilités ont été évoquées, qui n’ont plus rien à voir avec Pyrrhus et l’on peut ici les laisser de côté.

4/ Qui est le parent de Cassandre ?

Après les propos que Cassandre a tenus aux vers 1226-1280, il est impossible de ne pas voir dans ce parent un Romain. Si Pyrrhus est le lion (solution de Holzinger, par exemple, avec Démétrios Poliorcète dans le rôle du loup), le parent de Cassandre pourrait être Fabricius.

D’autres possibilités sont évoquées, mais elles n’ont plus de relation avec Pyrrhus109.

Pour conclure, on dira que la reconstitution d’une partie virtuelle du texte de Lycophron qui serait relative à Pyrrhus n’offre pas de résultat positif. Il n’en découle pas pour autant que le résultat soit négatif. On peut cependant dire que notre construction conviendrait sans doute à une situation telle que le poète serait relativement éloigné dans le temps de l’époque de Pyrrhus, en un temps où il faudrait livrer au lecteur des indices clairs sous forme d’« amorce » si l’on veut qu’il ait le moyen de résoudre l’énigme, – or, c’est l’objectif clairement poursuivi depuis les premiers vers du poème, ne l’oublions pas. Cette situation pourrait convenir pour un « autre Lycophron »…

Avec un poète vivant à Alexandrie dans la première moitié du troisième siècle avant notre ère, on se voit contraint de considérer que les faits contemporains étaient si connus du public qu’il pouvait se permettre d’être plus obscur dans l’allusion et, partant, plus indéchiffrable pour la postérité.

On constate un écart entre ce qu’on pourrait attendre d’une mention « conforme » de Pyrrhus (dans le sens qu’elle se conformerait à la manière constatée ailleurs chez le poète) et le texte que nous avons, que l’on veuille ou non y reconnaître Pyrrhus. Entre notre « Lycophron virtuel » et le texte transmis, un espace est ouvert, dont le seul mérite pourrait bien être de mettre en évidence l’aspect énigmatique du texte considéré.

5. Un commentaire de Lycophron dans un papyrus d’oxyrhynque ?110

Dans son excellente édition du P.Oxy. 2463 (27, 1962)111, John Rea émet la suggestion que le texte qu’il contient soit un commentaire des vers 326sq de l’Alexandra. On lui reconnaîtra le mérite de l’avoir fait avec grande prudence, et sans négliger de citer explicitement d’autres possibilités comme la mythographie ou l’histoire locale.

Dans mon édition de l’Alexandra de Lycophron, je me suis contenté de mentionner l’hypothèse lycophronienne très plausible de John Rea112. Précédemment, dans l’édition parue à Milan, j’avais suggéré que ce papyrus pouvait contenir des Βοιωτιϰά113.

L’objectif est ici d’examiner à quel point l’une et l’autre hypothèse peuvent être crédibles.

Célèbre comme poème obscur par excellence, l’Alexandra de Lycophron exige incontestablement de son lecteur qu’il recoure à des commentaires. L’hypothèse selon laquelle notre texte serait un fragment rescapé d’un tel commentaire repose par conséquent dès le départ sur des fondements solides.

Voici le texte tel qu’il est publié dans l’editio princeps :

……

.ε[

επε̣̩ ̩ ̩[ ]̩ ̩ ̩ π̣̩ε̩[

παϰα[ ]…… [ὑ-

πὸ Ἀμφι[τϱ[ύωνοο ᾳṿ[

ϰαταλογὴν ἑαυταῖϲ [ 5

ϰτεῖναι· ‘Ριανὸς δ’ἐν [τῆι

΄͵ τῆϲ ‘Hϱαϰλείαϲ Ποί[μαν-

δϱόν φησι γῆμαι Στϱ[ατο-

νίϰην τὴν Εὐωνυ[μ]

ϰαὶ υἱοὺϲ μὲν γ΄ γεν[νῆσαι 10

Ἄ.χιππον ϰαὶ ῎Eφιππ[ον ϰαὶ11l

Λεύϰιππον, θυγατέ[ϱαϲ δὲ β΄

‘Ρῃξιπύλην ϰαὶ Ἀϱχ[επτο-

λέμην. Ἀϱιστοφάνηϲ [δ’ἐν

τῆι α’ πϱώτηι τῶν Βοιω[τι- 15

ϰῶν ὑπὸ τοῦ πατϱò[ϲ Ποι

μάνδϱου τελευτῆϲα[ί φη-

σιν τὸν Ἔφιππον τ[ὸν

ὑπεϱ[αλ]όμενον ϰ[αθά

πεϱ ἡ πολλὴ δόξα· ϰ[αὶ 20

Τοξέα φησὶν ὑπὸ το[ῦ πα-

τϱὸϲ Οἰνέωc ἐπὶ τοῖϲ [αὐ-

τοῖϲ τελευτῆcαι· Γ.[23l

οὕτωϲ· τὸν γὰϱ Πο[ίμαν-

δϱόν φησιν, ὡϲ τὴ[ν τάφϱον 25

τῆι πόλει πεϱιεβά[λετο.26l

παῖδα αὐτοῦ τὸν Ἔφ[ιππον

φάσϰειν ῥαιδίωϲ ὑ[πεϱ-

αλεῖσθαι τὴν τάφ[ϱον·29l

φάσϰοντοϲ δὲ τοῦ Π[οιμάν- 30

δϱου, τὸν μὲν Ἔφι[ππον

διαπηδᾶν, τὸν δε[…114

…… par Amphitryon… Rhianos, dans le ?? ème livre de son “Héraclée”, dit que Poimandros épousa Stratoniké, la fille d’Euonymos (?) et qu’il en eut trois fils, Anchippos (?)115, Ephippos et Leukippos, ainsi que deux filles, Rhexipilé (?) et Archéptolémé. Aristophane, dans son premier livre sur la Béotie, dit que selon l’opinion commune, Ephippos fut tué par son père Poimandros pour avoir sauté par dessus [le fossé]. Il affirme également que Toxeus mourut dans les mêmes circonstances, tué par son père Oineus. Et cela [se produisit ainsi]116 : selon lui, en effet, au moment où Poimandros entourait la cité d’un fossé, il prétendit que son fils Ephippos sauterait facilement par dessus. Pendant que Poimandros tenait ces propos, Ephippos bondit par dessus le fossé, et lui »117.

Commençons par les arguments en faveur de ce qu’on pourrait appeler l’hypothèse lycophronienne

La mention de Poimandros nous renvoie très clairement à un passage très discuté du difficile monologue de Cassandre :

ἥν ἐς βαθεῖαν λαιμίσας ποιμανδρίαν326l1 326

στεϕηϕόρον βοῦν δεινὸς ἄρταμος δράκων

ῥαίσει τριπάτρωι ϕασγάνωι Κανδάονος,

λύκοις τὸ πρωτόσϕακτον ὅρκιον σχάσας.

« il t’égorgera au-dessus du Sceaux118 profond,326la1

le terrible dragon boucher, comme une vache couronnée,

d’un coup de sabre aux trois pères de Kandaon, il répandra328la1

pour les loups le sang, et prononcera le serment du premier sacrifice ».329la1

Les témoignages intermédiaires sur le texte, tout comme les scholies, nous apprennent que Poimandria était un nom de la cité de Tanagra et que Poimandros était son roi. Eustathe ajoute que le fait se trouve chez Lycophron, et l’on a remarqué que lorsque Eustathe parle de Lycophron, il cite toujours l’Alexandra, si bien que nous avons l’assurance qu’il se réfère bien à notre segment du texte. Mais le mot « Poimandria », qui se trouve ici représenter Tanagra, peut également servir à désigner ce que désigne un homonyme du nom de la cité, le récipient nommé τανάγϱα « chaudron »119 (Hsch). Le fait avait été noté déjà par Joseph Scaliger120. La suite de notre segment présente des difficultés auxquelles on reviendra. Constatons simplement qu’une digression explicative sur le roi Poimandros serait parfaitement à sa place dans un contexte où le poète, poursuivant la ligne énigmatique du discours de Cassandre, utilise un ancien nom de Tanagra.

Considérons dès lors les textes d’« historiens locaux » ou, plus généralement, les auteurs de Βοιωτι(α)ϰά121 (« Sur la Béotie », vel sim.).

Dans la monumentale édition des fragments d’historiens grecs que nous devons à Félix Jacoby, les auteurs en question se trouvent au volume 3b. Si l’on recherche des textes qui fassent penser à ce qu’on peut lire sur le papyrus d’Oxyrhynque 2463, on peut en trouver. Remarquons à ce point que ce texte explore la geste de la famille de Poimandros, mais qu’il faut y observer deux particularités :

– L’auteur cite ses sources, à savoir Rhianos et Aristophane.

– L’auteur mentionne une situation parallèle exposée chez Aristophane : l’épisode de Poimandros et d’Ephippos trouve son reflet dans l’histoire de Toxeus et d’Oineus.

Malheureusement, il ne semble pas que ces traits particuliers nous permettent de départager les commentaires de Lycophron et les historiens de la Béotie. Citer des sources constitue un procédé constant des scholiastes de nombreux poètes : il est notoire que sans les scholies de textes poétiques, nous en saurions encore moins que ce n’est déjà le cas sur des auteurs de textes relatifs à la Béotie comme Armenidas (n° 378 F1 Jacoby = schol. A.R.1.551a), Lysimachos d’Alexandrie (n° 382 F1 Jacoby = schol. A.R.3.1177/87a) ou Nikokrates (n° 376 F2 Jacoby = schol. Hes. Th.5). Les scholies de Lycophron ne font pas exception à cette pratique ordinaire (e.g. ad 323, 425, 444a, 605, 615, 1206)122.

Pour ce qui concerne des auteurs citant leurs sources, les exemples sont plus rares, mais ils existent. Par exemple, pour rester sur le terrain de l’histoire locale béotienne, Lysimachos d’Alexandrie cite assez longuement Arizelos (n° 382 F2 Jacoby123, un fragment de sa Collection des histoires étonnantes de Thèbes, Συναγωγὴ τῶν Θηβαικῶν παϱαδόξων).

Il se pourrait que la mention d’une situation parallèle offre davantage de possibilités124. Les restes de commentaires anciens tels que nous les conservent les scholies sont des textes dont l’objectif évident est d’expliquer ce que veut dire le texte commenté : par essence, de tels textes sont peu ouverts à la mention d’analogies qui ne seraient pas directement utiles à la bonne intelligence du texte envisagé. Cela signifie que si l’on trouve un parallèle entre Iphigénie et Polyxène précisément dans la partie des scholies de l’Alexandra qui concerne le même passage dont on peut supposer que P.Oxy. 2463 soit un commentaire, cette circonstance n’est malheureusement pas constitutive d’une analogie valable. En effet, dans ce cas, on se trouve devant une hésitation entre comprendre ces vers comme une allusion au sacrifice de Polyxène ou comme une allusion à celui d’Iphigénie. Or, dans le texte de P.Oxy. 2463, la mention qui est faite d’Oineus et de Toxeus n’offre aucun éclairage sur l’histoire du roi Poimandros telle que Lycophron l’exploite allusivement, cette mention n’est intéressante que par rapport à l’histoire du roi de Tanagra, et pour montrer ce qu’elle aurait soit d’exceptionnel soit d’analogue avec d’autres histoires. Il serait dès lors possible de conclure que le texte de ce papyrus a davantage l’allure d’un fragment d’auteur de Βοιωτιϰά que celle d’un morceau de commentaire expliquant les vers 323sq de l’Alexandra.

On relèvera cependant deux points :

Le premier est qu’il existe une relation évidente entre Lycophron et la Béotie. Si l’on considère que le poète tragique Lycophron est bien l’auteur de l’Alexandra, il est utile de rappeler qu’il est né à Chalcis, à peu de distance du rivage de la Béotie, et que Chalcis a fait partie de la Confédération thébaine du vivant du poète (de -308 à -305). Donc, comme on pouvait s’y attendre, on s’est demandé si la prophétie de Cassandre manifeste un intérêt particulier pour les Βοιωτιϰά125. La réponse est incontestablement oui. Pour le résumer en peu de mots, on dira que tant dans les allusions rapides (“mentions furtives”) que dans des segments du poème dont le matériel est explicitement béotien, Lycophron fait jouer à la Béotie un rôle important. Les indices les plus clairs en sont le statut particulier de Thèbes, la perspective fondamentale qui se trouve ouverte justement par notre passage des vers 326sq et, enfin, le langage utilisé d’un bout à l’autre du poème et dont l’un des modèles ouvertement désigné est le langage de la Sphinx thébaine.

Pour ce qui concerne Thèbes, on rappellera simplement qu’elle est conçue comme un pendant de Rome, les deux cités étant placées symétriquement avant et après le temps des guerres. La Béotie est d’ailleurs également la terre qui sert de trait d’union entre les deux principaux ennemis qui s’affrontent devant Troie, Hector et Ulysse.

Dans cette perspective, notre passage présente justement une difficulté intéressante : la victime du sacrifice est-elle Polyxène ou Iphigénie126 ? Il est probable que Lycophron a soigné sa formulation pour créer délibérément cette ambiguïté : il crée ainsi un climat d’égalité devant les calamités de la guerre, dès lors que les victimes possibles appartiennent à l’un et à l’autre des deux camps qui s’opposent. C’est en tous les cas une solution qui s’accorde avec la perspective finale selon laquelle on mettra fin par des accords à la série des guerres, et qui s’accorde aussi avec la perspective d’un lien entre les ennemis de la guerre de Troie, qui est leur relation avec la Béotie.

Enfin, le texte tout entier se présente dans un langage énigmatique qui fait référence à la Sphinx thébaine (7, 1465).

Il n’est donc pas exagéré de dire que la Béotie occupe une place particulière dans l’Alexandra, non seulement par les mentions qu’on y trouve de faits et de lieux de Béotie, mais par le rôle que ces mentions jouent dans la dynamique même du poème.

Des remarques de ce genre ne sont certes pas attendues dans un texte comme celui que porte notre papyrus. Dans ce cas-là, nous avons un texte qui traite d’antiquités de la Béotie ; si l’on considère la pratique des commentaires anciens, on est tenté de dire que notre texte va bien au-delà de ce qui est attendu pour expliquer les vers 323sq de l’Alexandra. Dès lors, deux conclusions sont possibles :

– Ou bien le texte n’a pas de relation directe avec l’Alexandra et se borne à partager avec ce poème, par hasard, une mention de Ποιμανδϱία.

– Ou bien le texte entretient des relations avec le poème de Lycophron. Dans ce cas, on se trouve devant l’alternative suivante : il pourrait s’agir d’une explication qui partirait d’un point de vue plus vaste que ce que l’on trouve d’ordinaire dans les scholies (et peut-être même un texte qui trouverait sa raison d’être dans l’intérêt manifesté pour la Béotie dans l’Alexandra), mais on pourrait également se trouver devant un texte mythographique ou historique dont Lycophron aurait pu se servir pour écrire son poème, qu’il l’ait fait à Chalcis ou à Alexandrie127. Après tout, les écrits peuvent voyager, comme le rappelle Pindare, qui est jusqu’à ce jour le plus grand des poètes aux yeux de beaucoup, mais incontestablement le plus grand des poètes béotiens128.

Le second point à relever est plus évident que le premier : il est relatif à la date de copie du P.Oxy. 2463. On se situe au deuxième ou au troisième siècle de notre ère et ce texte jette une lumière peut-être inattendue sur l’intérêt qu’on portait encore à cette époque aux antiquités de la Béotie. On peut alors se demander si le succès de cet intérêt se trouve ou non lié à celui de l’Alexandra dans cette même période129.

6. Commentaire de l’Alexandra de Lycophron dans le « papyrus de Berlin » 16984 ?130

S’il est un poème pour lequel on peut imaginer que les commentaires se sont avérés nécessaires dès sa publication, c’est bien l’Alexandra de Lycophron, ce long monologue de messager rapportant une prophétie de Cassandre (nommée ici « Alexandra ») formulée en style énigmatique. Les scholies transmises dans nos manuscrits, et récemment rééditées par P.M.A. Leone (2002), mentionnent les noms de deux commentateurs (Théon et Sextion) et il existe deux paraphrases, mais on se demande si le matériel ne remonterait pas au poète lui-même. En effet, la conscience qu’a Lycophron de la difficulté de son tissu d’énigmes apparaît clairement dans le défi qu’il lance au lecteur à travers les paroles que le serviteur adresse au roi Priam dès le début du monologue, et cette conscience serait parfaitement compatible avec une activité d’exégète qu’il prendrait en charge lui-même.

Dans ce contexte, deux textes transmis sur des papyrus mutilés ont déjà été pris en compte : il s’agit de PSI 724 (3ème s.) et de P. Oxy. 2463131 (IIe-IIIe s.). Récemment (privatim), Stéphanie West s’est posé la question de savoir s’il ne fallait pas considérer comme un élément de commentaire le texte du P. Berol. 16984 daté du IVe-Ve s. (=TrGF II 734b « Adespota »)132 ; son hypothèse est qu’il pourrait s’agir d’une scholie au vers 1203 de l’Alexandra. Elle ouvre ainsi la voie d’une reprise en considération de ce texte pour tenter d’en élucider l’objectif.

Voici le texte tel qu’il se trouve dans les TrGF :

] ϰ̣ ̣[

]ϲαι̣[

]μ̣εταβλ̣[ηθ

]ο̣c Φιλύϱα̣[ 4

]τηϲ ‘Pέαϲ [….].τ[5l

].oμóν̣ο̣c εἰ[ϲ] ἵππον [μετε-6l

βλή]θη, ἡ δὲ̣ διὰ τὴν μ̣[εταμόϱ-

φ]ωϲιν ἀπέ̣τεϰεν Χε̣[ίϱωνα

τὸ]ν ἱπποϰένταυϱον [

A savoir :

« (…) transform (é ?)… Philyra… Rhéa… il prit la forme d’un cheval, cependant qu’elle, par une conséquence de cette métamorphose, mit au monde Chiron l’hippocentaure (…) »

Le fragment est présenté comme un schol (ion) marginale ad textum ignotum.

On considérera trois possibilités : le « texte inconnu » pourrait être l’Alexandra de Lycophron, il pourrait être un poème de Pindare, il pourrait enfin s’agir des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes.

I/ Si le « texte inconnu » devait être l’Alexandra de Lycophron

a/ ce serait une explication du vers 1203

Le texte expliquerait le nom de Κένταυϱος donné dans ce vers à Cronos :

… τύμβος γεγὼς Κένταυϱος ὠμόφϱων σποϱὰς

« lui le cruel Centaure, tombeau de sa progéniture. »

Le personnage ainsi désigné n’est autre que Cronos. Comme on le voit dans les scholies de l’Alexandra (1200b), l’attribution du nom de « Centaure » à Cronos constituerait une allusion à sa métamorphose en cheval survenue au moment de son union avec l’Océanide Philyra. De cette union naîtra Chiron, le seul des Centaures qui soit issu directement de Cronos. Comme c’est le cas dans le texte du fragment de Berlin, la scholie mentionne à cette occasion les noms de Philyra et de Chiron. De surcroît, le texte mentionne Rhéa (1.5), ce qui donne à penser que la métamorphose de Cronos se trouvait expliquée par l’arrivée inopinée de Rhéa durant l’union amoureuse de Philyra et de Cronos.

b/ ce serait une explication du vers 670

Les mots qu’il s’agirait d’expliquer seraient alors :

(…) ἀήδων στεῖϱα Κενταυϱοϰτόνος

« (…) rossignol stérile, meurtrière de Centaures ».

Habillée d’un singulier de type générique, cette expression désigne en l’occurrence les Sirènes (on se trouve au début de la partie consacrée au retour d’Ulysse, dans une énumération pathétique des épreuves qu’il devra subir). En effet, selon les scholies, les Centaures s’enfuient de Thessalie pour échapper à Héraklès et aboutissent sur l’île des Sirènes, où ces dernières les tuent. Faut-il supposer qu’une mention des Centaures était l’occasion de mentionner l’un des plus célèbres d’entre eux ? Que l’on percevait plus ou moins obscurément le récit de la naissance de Chiron comme l’un des récits de l’origine des Centaures dans leur ensemble ? On peut en douter. En tout état de cause, on observe que les scholies du passage sont moins détaillées que celles du vers 1203. Les Centaures sont simplement donnés pour connus. Dans l’hypothèse où la mention des Centaures justifiait une digression exégétique relative à la naissance de Chiron, on devrait s’étonner que les scholiastes attendent le vers 1203 pour la livrer. C’est peut-être la question du point d’ancrage qui importe ici : visiblement, et contrairement au vers 1203, le vers 670 ne se trouve pas dans un contexte où Cronos doive être nommé.

Dans l’un et l’autre cas, les paraphrases sont de peu de secours et ne font au mieux que confirmer la mort des Centaures chez les Sirènes (p ad 670), le fait que le rossignol stérile désigne bien une Sirène (p ad 670), ou encore que le mot Centaure désigne Cronos (p ad 1203).

Si l’on procède à la comparaison avec les scholies, la question que l’on peut se poser est de savoir quelle ampleur les auteurs de commentaires accordaient à leurs digressions mythologiques. En effet, le personnage mythologique n’étant jamais isolé d’un contexte relativement vaste, le commentateur doit choisir jusqu’où il compte faire porter son éclairage, et, à la limite, s’il doit commencer « avant la naissance du monde », pour faire écho à l’ironie de Racine dans ses Plaideurs133.

Par pure précaution, on mentionnera ici une possibilité supplémentaire qui serait en rapport avec Lycophron et qui devrait tempérer notre désir de rapprocher le texte de Berlin et l’Alexandra : le texte de notre fragment pourrait se rapporter à une tragédie de Lycophron. On sait que les vingt titres de tragédies transmis par la Souda134 se rapportent à des sujets qui, parfois, recoupent des segments de l’Alexandra. Nauplios, Télégonos, Eléphénor sont des cas particulièrement évidents et chacune de ces trois tragédies pouvait de manière vraisemblable contenir une allusion soit à Chiron soit aux Centaures en général, ou plus particulièrement à leur mort chez les Sirènes. On constatera cedendant que le terrain devient glissant : si l’on songe à la tragédie, Lycophron n’est plus seul en lice, et l’immense partie perdue des tragiques, qu’ils soient alexandrins ou athéniens, nous inspirera ici la plus grande retenue, celle-là même qui préside au classement de notre dans texte dans l’édition des Tragicorum Graecorum Fragmenta et dans le catalogue de Mertens-Pack3.

II/ Si le » texte inconnu » devait être une ode de Pindare

Considérons les possibilités offertes chez Pindare en les prenant par ordre croissant de vraisemblance.

a/ ce serait une explication d’un passage de la quatrième Néméenne (57-61)

Chiron apparaît dans le récit de cette ode en l’honneur de Timarque d’Egine (datée dubitativement de -473) : lorsque le poète évoque Pélée, ce qui convient pour honorer un Eginète vainqueur à Némée (Pélée descend d’Egine et de Zeus), il rapporte à propos de l’aventure survenue dans le triangle formé par Acaste, son épouse Hippolyté, et Pélée une version selon laquelle Chiron offrit son aide à Pélée en le faisant échapper à la ruse d’Acaste.

ἄλαλϰε δὲ Χίϱων 60

ϰαὶ τὸ μόϱσιμον Διόθεν πεπϱωμένον ἔϰφεϱεν

« _… mais Chiron fut son protecteur, et fit aboutir le destin voulu par Zeus_ ».

Les scholies du passage n’expliquent aucunement qui sont les Centaures (95b) ni qui est Chiron (98). Leur mention arrive dans un contexte qui correspond à l’aspect “classique” de leur légende. Une digression explicative qui mettrait en œuvre la naissance de Chiron paraît semble-t-il disproportionnée pour les commentateurs anciens aux fins d’expliquer la situation évoquée dans ce cas.

b/ ce serait une explication d’un passage de la neuvième Pythique (29-65)

Dans cette ode composée en -474 en l’honneur du Cyrénéen Télésicratès, le Centaure Chiron apparaît comme interlocuteur d’Apollon : ce dernier lui demande qui est la chasseresse dont il vient de s’éprendre et qui n’est autre que Cyréné.

αὐτίϰα δ’ἐϰ μεγάϱων Χίϱωνα πϱοσήνεπε φωνᾶι· 29

‘σεμνὸν ἄντϱον, Φιλλυϱίδα, πϱολιπὼν ϰτλ

« Sans plus tarder, il interpela Chiron dans sa demeure : Enfant de Philyra, quitte cette auguste grotte, etc. »

Les scholies, cependant, se bornent à paraphraser le texte sans expliquer quoi que ce soit relativement aux Centaures (50a), voire discutent deux sens possibles de l’adjectif ζαμενής sans souffler mot de ϰένταυϱος qu’il qualifie.

On est conduit à penser que le contexte ne favorisait pas une digression poussant jusqu’à la naissance de Chiron, malgré la présence du qualificatif de Φιλυϱίδας.

c/ ce serait une explication d’un passage de la troisième Néméenne (43-58)

Dans cette ode composée en l’honneur d’un autre Eginète, (datée peut-être de -475) le pancratiaste Aristocleidès, Pindare explore le passé d’Egine au travers de la figure d’Achille. Philyra et Chiron sont nommés l’une et l’autre à ce propos.

ξανθὸς Ἀχιλεὺς τὰ μὲν μένων Φιλύϱας ἐν δόμοις ϰτλ 43

σώματα δὲ παϱὰ Κϱονίδαν47l 47

Κένταυϱον ἀσθμαίνοντα ϰόμιζεν ϰτλ

« Achille le blond, lorsqu’il habitait les demeures de Philyra (……) et rapportait leurs cadavres haletants (scil. des lions et des sangliers abattus par lui) au Centaure fils de Cronos. »

Les scholies du passage, pour leur part, expliquent que Philyra est la mère de Chiron (76a), et que le « Cronide Centaure » est Chiron, fils de Cronos et de Philyra (82). Il semble que nous ayons dans ce cas des points d’ancrage qui justifieraient un texte comme celui du fragment de Berlin.

III/ Si le « texte inconnu » était un passage d’Apollonios de Rhodes135

Dans son édition des scholies de Pindare, Drachmann signale (ad N.3.82) le parallèle entre l’information donnée dans cette scholie et un passage d’Apollonios de Rhodes (2.1235). Ce faisant, il se borne à indiquer une concordance des versions offertes. Pour nous, c’est une piste : en fait, deux passages du poème des Argonautiques pourraient être des candidats plausibles pour être le texte expliqué dans le fragment de Berlin.

a/ ce serait une explication de A.R.Arg.1, 553-558

Au moment du départ du vaisseau Argô, Chiron descend de sa montagne avec Achille encore enfant pour lui faire admirer l’événement.

Aὐτὰϱ ὅ γ’ἔξ ὑπάτου ὄϱεος ϰίεν ἄγχι θαλάσσης 1,553

Χείϱων Φιλλυϱίδης, πολιῆι δ’ἐπὶ ϰύματος ἀγῆι554l

τέγγε πόδας ϰτλ

« Du sommet de la montagne, Chiron fils de Philyra descendit près de la mer et mouilla ses jambes dans les brisants teintés de gris… »

Les scholies mentionnent à ce propos la métamorphose de Cronos en cheval au moment où il s’unit avec Philyra, fille d’Ôkeanos. L’auteur du commentaire s’appuie sur ὁ τὴν Γιγαντομαχίαν ποιήσας (ad 554).

b/ ce serait une explication de A.R.Arg.2, 1231-1241

Les Argonautes longent l’île de Philyra : c’est l’occasion pour le poète de raconter la rencontre amoureuse de Cronos et de Philyra, la métamorphose de Cronos en cheval l orsqu’ils sont surpris par Rhéa, la fuite de Philyra dans les « montagnes des Pélasges » où elle enfante Chiron, dont la nature mi-humaine mi-chevaline s’explique par la mésaventure survenue durant l’union de ses parents.

Νυϰτί δ’ἐπιπλομένηι Φιλυϱηίδα νῆσον ἄμειβον· 2.1231

ἔνθα [……]

Ὡϰεανὶς Φιλύϱη εἰς οὔϱεα μαϰϱὰ Πελασγῶν 2.1239

ἦλθ’, ἵνα δὴ Χείϱωνα πελώϱιον, ἄλλα μὲν ἵππωι,1240l

ἄλλα θεῶι ἀτάλαντον, ἀμοιβαίηι τέϰεν εὐνῆι.

« La nuit suivante, ils longeaient l’île de Philyra, lieu dans lequel [(… récit de l’union de Cronos et Philyra surprise par Rhéa)…] l’Ôcéanide Philyra se rendit dans les vastes montagnes des Pélasges, où elle mit au monde Chiron le monstrueux, semblable pour une part au cheval et pour une autre à un dieu, du fait de cette union alternée. »

Nous avons pour ce passage des scholies qui n’ont guère besoin d’expliquer le texte, suffisamment informatif par lui-même, mais qui précisent certains points : Philyra s’enfuit en Thessalie, Phérécyde rapporte la même version qu’Apollonios, mais il existe une version de la naissance de Chiron qui en fait un fils d’Ixion.

On constatera que le poème d’Apollonios contient en quelque sorte les éléments de commentaire nécessaires à sa bonne compréhension136. Si le fragment de Berlin fait songer d’assez près au commentaire des scholies d’Apollonios pour le passage 2.1231-1241 des Argonautiques, c’est que ce commentaire reprend simplement ce que le texte du poète dit explicitement et n’ajoute qu’un environnement qui rende compte de détails et de variantes. En fait, ce passage d’Apollonios n’a pas besoin d’explications, il constitue lui-même une explication. Ce qui conduit à faire l’hypothèse que le premier passage d’Apollonios, celui du premier chant, serait un candidat plus vraisemblable, surtout si l’on tient compte du fait qu’en ce point du texte les scholies expliquent bel et bien, en quelque sorte par anticipation, ce que le poème lui-même expliquera plus tard.

Il existe donc au moins trois bonnes possibilités pour identifier le « texte inconnu » : Lycophron, Pindare et Apollonios de Rhodes.

Faut-il faire pencher la balance vers l’un ou l’autre des trois ? Le texte de Berlin serait certes également à sa place dans un commentaire de l’un ou de l’autre, avec une préférence pour le vers 1203 de l’Alexandra chez le premier, pour la troisième ode néméenne chez le deuxième et pour le premier chant des Argonautiques chez le troisième, mais ce qui pourrait les départager serait le besoin plus ou moins pressant que pouvait avoir le lecteur ancien de se voir expliquer un détail du texte. Or, dans ce cas, nous sommes bien empruntés : nous constatons que les scholiastes racontent le mythe de la naissance de Chiron même lorsque l’on n’est pas confronté à l’obscurité légendaire de Lycophron. C’est dire que si, dans un premier mouvement, on est tenté de voir dans le « texte inconnu » cette Alexandra qui demande à voix si forte d’être expliquée, la prudence s’impose malgré tout au moment où il serait question d’inclure le fragment de Berlin dans la liste des textes témoignant du travail d’exégèse accompli sur le σϰοτεινὸν ποίημα dans l’Antiquité.

Dans la discussion qui a suivi la communication, Richard Janko a proposé une nouvelle lecture à ligne 6 du fragment ; je l’ai incorporée à l’apparat critique du texte. Par ailleurs deux suggestions ont été présentées :

1/ Paul Schubert a suggéré que le texte inconnu pourrait être également le vers de l’Iliade (11.832) où il est question de Chiron. Cette ingénieuse proposition se heurte au fait que les scholies du passage relèvent avant tout la contradiction interne qui saute aux yeux entre ce vers et le récit de Phénix au 9ème chant. C’était là, semble-t-il, le problème à soulever pour un commentateur plutôt que celui des circonstances dans lesquelles Chiron avait été conçu. A l’évidence, cependant, cette considération ne suffit pas pour exclure l’hypothèse. Par ailleurs, les passages de l’Iliade où l’on rencontre une mention de Chiron ne donnent pas lieu, dans les scholies, à des digressions sur la naissance de Chiron (4.219 : médicaments reçus par Machaon de son père Asclépios, et qui les tenait de Chiron. 16.143 : l’ἔγχος d’Achille, que seul Achille peut brandir, et que Chiron avait donné à Pélée. Idem au chant 19 (19.388-391= 16.141-144)).

2/ Le texte pourrait ne pas être un commentaire d’un texte inconnu, mais un fragment de traité mythographique. C’est ainsi que Franco Montanari se demande si le texte du fragment de Berlin porte des marques claires du fait qu’il constitue le commentaire d’un autre texte. Dans cette même perspective, Paul Schubert évoque le mythographe homérique dont il a produit une édition récente (P.Oxy. 4096, 61, 1995). Pour ce qui concerne la première question, le texte du parchemin de Berlin ne livre pas d’indice, et pour établir s’il ne s’agirait pas d’un fragment de traité mythographique, la faible étendue du texte considéré ne permet pas d’en décider avec sûreté. L’hypothèse, par conséquent, demeure valable jusqu’à plus ample informé.

7. Isaac Casaubon et les « notes sur Lycophron »137

Dans le volume XI des Adversaria Casaubonis conservés à la Bodleian Library d’Oxford, on trouve deux feuillets portant comme numération sans doute originale les chiffres 3 et 4 inscrits dans leur angle supérieur droit au recto138. Ils sont présumés contenir ce que le catalogue de Coxe désigne comme des notulae in Lycophronem et Hesychium139. Le texte couvre le recto et le verso du feuillet 3 ainsi que le recto du feuillet « 4 ». Au verso de ce dernier feuillet, un titre indique qu’il s’agit de notes sur Hésychius et Pollux.

Ecrit sur deux colonnes, le texte débute abruptement – le véritable début faisant défaut – par la fin de remarques relatives aux rubriques η du lexique d’Hésychius, puis l’on passe à la lettre θ. Le texte se poursuit alors suivant l’ordre des rubriques d’Hésychius jusqu’à la seconde colonne du feuillet 4 recto. Là, après les mots Vide Hesychium δεϰάπουν στοιχεῖον, on observe un espace. Le dernier paragraphe est alors consacré à Pollux.

Comment a-t-on pu penser qu’il y avait là des “notes sur Lycophron” ?

L’erreur provient de ce qu’on peut lire en bonne place sur le recto du feuillet 3 les mots : in Lycophrone. En bonne place signifie dans notre cas au sommet de la seconde colonne, et bien en évidence du fait que le texte passe à la ligne après le nom de Lycophron. Ces mots ont par conséquent été interprétés comme un titre, en dépit du fait qu’on aurait alors attendu plutôt in Lycophronem. En fait, il ne s’agit que de la fin d’une rubrique débutant au bas de la première colonne. Cette rubrique est ainsi rédigée : (bas de la colonne 1) ϰαύαξ, λάϱος habet exemplum Callimachi apud Etymologicum in δύπτης, quem locum illustrat similis locus (haut de la colonne 2) in Lycophrone (les mots « kauax » et « laros » sont attestés par un exemple tiré de Callimaque dans l’« Etymologique » à la rubrique « plongeur », un passage qu’éclaire un autre passage semblable chez Lycophron). L’exemple tiré de Callimaque est actuellement le fragment n° 522 dans l’édition de R. Pfeiffer (Callimachus, vol. I, Oxford 1949) et le passage semblable chez Lycophron est le vers 752 de l’Alexandra. Ainsi, le hasard de la distribution d’une rubrique entre deux colonnes a pu faire naître des espoirs qu’il faut malheureusement décevoir140.

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1 Version revue de l’étude publiée dans Argoud/Roesch (1985), 193-209.

2 Cf. Hurst (2008), xiii-xxv.

3 A noter qu’il pourrait y avoir une connotation béotienne dans ce Kadmos, si l’on admet avec le scholiaste (ad 219) qu’il s’agit d’un nom d’Hermès en Béotie (il se pourrait que le lien soit assuré par le culte des Cabires, cf. Holzinger (1895), 201).

4 S. Benton (1960), 110-111, article important pour l’identification des oiseaux (procellaria Diomedea). Je me trouve cependant en désaccord avec l’auteur sur l’interprétation de notre vers. Il relève (110) que « the birds are noisy when breeding », ce qui me semble justement exclure qu’on puisse comprendre que ces oiseaux construisent comme Zéthos au son de la musique (« building to music », ibid.).

5 Schachter (1981), 156-157. Selon son interprétation, Herkynna ne s’est en fait pas assimilée à Déméter, de la même façon que Trophonios ne s’est pas assimilé à Apollon ; on aurait dans les deux cas la marque d’une forte persistance des dieux locaux.

6 Ibid., 164. On serait tenté de considérer l’insertion d’Ἐϱινύς comme l’indice d’une interprétation béotienne du mythe. Chez un poète attentif aux sonorités comme l’est Lycophron, on doit pourtant tenir compte également de la succession des épithètes débutant par /e/ : (152sq)… Ἐνναία… / Ἕϱϰυνν’ Ἐϱινύς.

7 Cf. Schachter (1986), 38-39.

8 Des traits qui rappellent le Lycophron anagrammatiste de Ptolémée et Arsinoé (e.g. Hurst (2008), ix) et le fait que les premiers vers de l’Alexandra comportent quasiment un anagramme du nom d’Alexandra (ibid. 89).

9 Un procédé courant chez Lycophron (Hurst 1976, supra, 15-22). Les scholiastes ont voulu voir un trait béotien jusque dans la dénomination de Τϱιγέννητος en considérant l’existence d’un mot béotien τϱιτώ qui signifierait “tête” (Athéna “née de la tête” de Zeus) :… ἤ ὅτι τϱιτὼ ϰαλοῦσι τὴν ϰεφαλὴν οἱ Βοιωτοί… τϱιτὼ γὰϱ βοωτιϰῶς ἡ ϰεφαλή (ad loc.).

10 Cf. l’épithète de Πύλατις au v. 356. On peignait des images d’Athéna au-dessus des portes de villes (schol.). Pour les portes de Thèbes, cf. L. Lupas et Z. Petre (1981), 120-122.

11 L’Apollon de Telphouse apparaît dans le même segment (562). Sur son culte en Béotie, cf. Schachter (1981), 76sq. Il n’est pas certain que la série d’épithètes béotiennes du v.520 soit la raison pour laquelle une épithète béotienne d’Apollon apparaîtrait dans le même passage. La présence de deux autres épithètes non béotiennes d’Apollon au vers 562 (cf. schol. ad loc. et Holzinger (1895), 256) ouvre la possibilité de séries hétérogènes. Il en découle qu’au vers 352 les épithètes d’Apollon ne proviennent pas nécessairement toutes trois de Béotie. Cf. Schachter (1981), 90.

12 Wilamowitz (1883), 255 : « der vielfach begangene Irrthum, die Stelle auf Polyxene zu beziehen, ist eine von Lykophron gestellte Falle ». En dépit de l’expression maladroite, on comprend ce qu’il veut dire : non pas que l’erreur est un piège tendu par le poète, mais qu’elle en résulterait.

13 Holzinger (1895), 217. Il observe que tout est arrangé pour qu’on se laisse égarer par le vers 325 et que l’on considère par conséquent les vers 326-329 comme relatifs eux aussi à Iphigénie et au sacrifice d’Aulis : « In diese Falle ist unter den Neueren Wilamowitz (Herm. XVIII, 255ff) gerathen und hat Andere nachgezogen ». On remarque d’ailleurs que le récit des vers 202sq suit avec des variantes le récit homérique (Il. 3.303sqq). Holzinger (1895), 198sqq, ne nous convainc pas qu’il faille comprendre Κρόνου comme χϱόνου.

14 Pour le détail, cf. Hurst (2008), 246-247.

15 Ce texte donne une version du mythe différente de celle que connaissent les scholiastes de Lycophron (Glaukos boit à une source d’immortalité, il est fils de Sisyphe et de Méropé).

16 On notera dans cette ligne :

– le fait que par l’astuce d’une remémoration, le segment s’achève par le départ d’Ulysse.

– le fait que la présentation du début du segment inverse les données l’Odyssée : celle-ci commence par énoncer le mot ἄνδϱα (1.1) et par se concentrer sur le héros ; Lycophron commence par un pluriel (τούς 648) et rappelle les faits saillants du récit comme une aventure collective avant d’introduire Ulysse au vers 657 ; l’opposition avec le prélude homérique est rendue explicite par le rejet πλαγχθέντας (cf. Od.1.2 πλάγχθη). Pour plus de données, cf. l’Odyssée de Lycophron, infra, 97-111.

17 Pour le rattachement géographique des μόσσυνες ou μόσσυνοι au Pont-Euxin, cf. les témoignages de Xénophon et d’autres cités chez Chantraine (1968), s.v., 714.

18 La variante s’explique sans doute par le désir de rattacher le mot à ἀϰτή “côte” en considération du fait que la Béotie jouit d’une particularité relative à ses côtes : selon Etienne de Byzance, s.v. Βοιωτία, cette région de la Grèce est la seule qui touche à trois mers : Βοιωτία, μόνη τῆς ‘Ελλάδος ἐπὶ τϱισὶ θαλάτταις διήϰοντας ἔχει τοὺς οἰϰήτοϱας ϰτλ. : La Béotie, seule partie de la Grèce dont la population touche à trois mers, etc.

19 Alors que chez Apollonios de Rhodes (Arg. 1, 735-741) c’est bien de πύϱγοι qu’il s’agit : Thèbes est dépourvue de remparts (ἀπύϱγωτος) au début des travaux (736), et Amphion entraîne derrière lui des rocs (740, δὶς τόσση… πέτϱη).

20 Holzinger (1895, 333) cite Il. 24. 34sq (c’est Apollon qui parle), 67 sq (Zeus) ; 4.48 ;

21 Cf. Hes. Op. 167-173 ; Pind. Ol. 2, 68-83. Schachter voit dans ce transfert un indice chronologique : l’épisode serait consécutif à la destruction de Thèbes par Alexandre (1981, 233sq). Sur la question du culte héroïque d’Hector, cf. également, RE7, 1912, s.v. Hektor, coll. 2814-2816 (Friedrich Leonard).

22 Sur cette tradition, comme sur l’épisode en général, cf. Federico (2008).

23 Pour la possibilité de lire dans cette épithète (Θοϱαῖον) un trait béotien, cf. Schachter (1981), 43sq.

24 Cf. e.g. Hurst (2008), xx-xxv.

25 Cf. supra, 42 sq. et Urchin (2007).

26 Quatre toponymes sur six se retrouvent ici et dans l’Iliade, 2.496-508 : Arné, Graïa (=Tanagra), Skôlos et Onchestos.

27 ἡ δ’οἶν Βοιωτία πϱότεϱον μὲν ὑπὸ βαϱβάϱων ὠιϰεῖτο Ἀόνων ϰαὶ Τεμμίϰων ἐϰ τοῦ Σουνίου πεπλανημένων ϰαὶ ‘ϒάντων • εἶτα Φοίνιϰες ἔσχον οἱ μετὰ Κάδμου ϰτλ.

28 Cf. schol. ad 786. L’épithète proviendrait du fait qu’Athéna passe pour avoir inventé le hautbois (Pind. P 12. 6-22 et schol. ad 12a) et qu’elle l’aurait inventé en Béotie (Βομβυλεία épithète d’Athéna béotienne et Βομβυλία source en Béotie, cf. Hsch., Plut. De mus, 1136 : Corinne prétend qu’Apollon reçut d’Athéna des leçons de hautbois). Cf. également Preller&Robert (1894), t. I, 223.

29 Lycophron ne mentionne pas les troupeaux du Soleil : son allusion au prélude de l’Odyssée est cependant suffisamment évidente pour nous interdire de penser qu’il les ignorait (supra 1.6.). Il mentionne en revanche le fait que les compagnons sont dévorés par Scylla (654) et par les Lestrygons (665) ; il insiste également sur le fait que la métamorphose des compagnons en porcs, dans l’épisode de Circé, les amènera à consommer une nourriture répugnante (675-678) ; enfin, c’est la métaphore de la chasse qui sert à indiquer de manière collective la mort des compagnons (655).

30 Cf. Od. 13, 10-23).

31 E.g. RE 3, (1927) s.v. Lykophron, coll. 2325-2332 (K. Ziegler) ; Hurst (2008), xxvi-xxvii. Pour les relations entre le segment odysséen et le segment consacré à Ménélas, on notera dans l’un et l’autre cas l’insistance sur le regard (Ulysse : 659, 662 ; Ménélas : 825, 828, 836). Il pourrait y avoir ici une allusion au prélude de l’Odyssée (1.3, ἴδεν).

32 Passage éclairé par une scholie aux Cavaliers d’Aristophane (1056) : cf. e.g. Homeri Opera, t. V, ed. Thomas W. Allen, Oxford 1946, Ilias Parva fr. II, 129.

33 Voir également Roscher (1909-1915) s.v. t. 4, coll. 1366sq.

34 On pourrait citer ici les remarques de Wilamowitz sur la rareté des faits égyptiens (1883b), l’accent mis par Josifović sur la série macédonienne (1968), le premier pour accréditer une rédaction du poème en Eubée, le second pour en tirer une date de rédaction récente. Par le fait même qu’ils sont contradictoires, ces deux exemples suffisent.

35 ὅ γὰϱ πϱοσὸν ἢ μὴ πϱοσὸν μηδὲν ποιεῖ ἐπίδηλον οὀδὲν μόϱιον τοῦ ὅλου ἐστίν (Poet. 1451a 34sq).

36 Version revue de la communication présentée au Colloque international La mythologie et l’Odyssée : Hommage à Gabriel Germain Grenoble, 20-22 mai 1999, cf. Hurst/Létoublon (2002), 115-127.

37 Souda, s.v. Λυκόϕρων (Adler, 1933), t. 3, no 827.

38 Arist., Poet. 1451a.

39 Arist., Poet.1449b.

40 Lycophron mettrait ainsi en œuvre une compétence épique globale comme celle que l’on peut justement postuler chez les aèdes de l’époque archaïque (cf. e.g. Fehling, 1991, 9).

41 Cette version de la folie, connue des scholies ad loc. (818) de Lycophron, est la plus répandue. Elle n’est pas la seule : cf. Apollodore, 3.6-7.

42 Un travail que l’on doit désormais à Gerson Schade (1999).

43 Cf. A. Hurst (1985), 193-209, supra, 69-97.

44 Nicandre, Ther. 32 et schol. Fait apparaître que l’on perçoit le mot comme un adjectif à deux formes (LSJ s.v. et Holzinger (1895) ad 679).

45 C’est une observation de G. Germain (1954), 332-333.

46 Istros = F. Jacoby, FGH, t. 3B, 183sqq.

47 Cf. A. Hurst (1985), 193-209 et supra, 88-94.

48 Ce serait le cas, e.g, des précisions sur Tirésias (683), du fait que les Sirènes sont cause de la mort des Centaures (670) etc.

49 In Od., t. I, 409 ed. Lips, 1680, ed. Rom.

50 St. West (1984), 127-151.

51 St. West (1983), 114-135.

52 Cf. Fusillo/ Hurst/ Paduano (1991), 30.

53 Version revue de l’étude parue dans Euphrosyne, N.S. XVI (1988), 247-255. Stephanie West a bien voulu lire une première version de ce texte. Je la remercie vivement de ses conseils : j’ai fait mon possible pour en tenir compte.

54 1283sq, cf. Hdt 1.1-4. Sur la présence d’Hérodote dans l’ensemble du poème, cf. West (2009).

55 Sur l’identité très discutée de ce combattant, dans lequel on reconnaît majoritairement Alexandre le Grand, ainsi que sur le contexte du passage, cf. Hurst (2008), xx-xxv, 313.

56 Platt (1892), 117.

57 Potter (1697, 1702), 174 ad 1436.

58 Pour l’usage général de la formule et la manière dont on peut s’en servir dans la question de la date du poème, cf. Momigliano (1942).

59 Eg. L.-S.-J. s.v. II.

60 West (1972), 104.

61 Scheer (1879) ; Hurst (2008), lx-lxxv.

62 Wilamowitz (1883b), 7.

63 D’abord dans le Programm des Königlichen Gymnasiums zu Ploen, Ostern 1876, puis dans son édition du texte (1881).

64 Scheer (1879), 464-466. L’explication est plausible si l’on suppose que l’erreur provient d’un manuscrit en onciales.

65 Holzinger (1895), 162 et 377.

66 Holzinger (1895), 163.

67 Le contexte du tremblement de terre rêvé par Iphigénie suggère d’ailleurs justement que la terre se comporte comme si elle était la mer soulevée par le vent (… χθονὸς δὲ νῶτα σειχθῆναι σάλωι).

68 Cf. Aeschl., Pers. 231, Eum. 805 ; Soph., OC., 924, 926, El. 760, Ant. 24, 65, 1203, OT. 25, 230, Tr. 68 ; Eur., Ion, 12, 655, 1574 e.g.

69 Scholia Graeca in Homeri Iliadem, rec. H. Erbse, t. V, Berlin, 1977, 535sq.

70 Leaf (1902), t. II, 544. Dans son commentaire, MacLeod (1982, 97) se range à l’avis des scholies. Richardson (1993) offre le choix entre les deux solutions (285, ad 80-2).

71 Sur les faits béotiens dans l’Alexandra cf. supra, 69-97 Les Béotiens de Lycophron.

72 Ziegler (1928), 95-96.

73 Aristote, HA., 540b 17. Cf. Saint-Denis (1966), 233-235, pour les autres attestations antiques de ce poisson, qu’il identifie à la raie cornue, écartant la possibilité qu’il s’agisse du morse. Faut-il rappeler, à simple titre de curiosité, le poisson qui avait l’aspect d’une vache et que l’on montre à Sindbad le marin dans la trois cent et unième nuit des Mille et une nuits ?

74 Cf. Hurst (1976), supra, 15-22.

75 Cf. Scheer (1908) t. II, XXIV-XXVII et Ziegler (1927), col. 2353.

76 L’existence du commentaire de Théon est attestée par Etienne de Byzance s.v. Αἴνεια, Ἀϱγυϱῖνοι, Κύτινα.

77 Voir à ce sujet Ziegler (1927), col. 2352, Wilamowitz (1895), 187-193 (pour Lycophron, surtout 191-193), Leone (2002), XVII-XX.

78 Cf. Hurst (2008), lix-lx, il s’agit de Π5 (=PSI 724, 1920) et de Π6 (=P.Oxy 2463, 27, 1962). Il serait aventureux de vouloir remonter plus haut que Théon : l’hypothèse d’un éventuel commentaire d’Euphorion lui-même sur l’une de ses propres œuvres, hypothèse avancée par E. Lobel, (P.Oxy. 2528, 30, 1964, 88sq) repose sur des bases trop fragiles pour qu’on puisse en déduire l’existence courante de commentaires des poètes alexandrins sur leurs œuvres. Cette hypothèse n’a d’ailleurs pas été défendue dans la publication ultérieure du texte d’Euphorion par Lloyd-Jones et Parsons (1983) ad fr. 432, 221sq.

79 West (1983), 123-131. Pour ce qui concerne les vers 1436-1437, elle note, moins téméraire que moi : « I shall not discuss the text of 1436-1437, where obelization seems the only prudent course (124) ». C’est d’ailleurs ce qu’elle fait dans son étude de 1984, 134 († ἐν γαίαι †).

80 Sur ce thème de l’imitation d’Alexandre, cf. Vidal-Naquet (1984), 338-340. La note 141 de la p. 339 renvoie d’ailleurs à E. Norden (1899), texte qui présente justement Verg. Aen. 6. 791-805 comme un éloge d’Auguste faisant écho à des éloges d’Alexandre le Grand.

81 West (1983), 129sq.

82 On songe par exemple à l’évocation du déluge (79-85), aux Achéens qui meurent en mer et n’auront pas sépulture sur terre ferme (366-386), etc.

83 Forme adaptée de la communication présentée en anglais à Oxford le 19 février 2008 dans le cadre d’un séminaire du professeur Robin Lane Fox sous le titre : How would I mention Pyrrhus if I were Lycophron ?

84 Cf. Hurst (2008), xx-xxv.

85 Brodersen (2000).

86 Première publication en 1969 dans Some Problems of Greek History, Oxford.

87 Hurst (2008), vii-xxv.

88 On notera que cette absence d’action est la raison pour laquelle Wilamowitz considérait que l’Alexandra n’était pas une tragédie, car, selon lui « Drama ist Handlung » (1924), t. 2, 148.

89 FdV 22 B93.

90 10.448c.

91 C’est le cas dans la Sappho d’Antiphane, PCG 2, fr. 194.

92 Wilamowitz (1924), 2, 147 n. 2.

93 Poet. 1449b13.

94 Littéralement « lion de trois soirs » (τϱιεσπέϱου λέοντος).

95 E.g. Cusset (2001).

96 Apollod. 2.4.8 : τὴν μίαν τϱιπλασίασας νύϰτα.

97 On pourrait figurer cela par la formule aA’. Cf. Hurst (1976), supra, 15-22.

98 Sur Hérodote et Lycophron, cf. West (2009).

99 Saint-John Perse, Amers, IX, Etroits sont les vaisseaux.

100 Plut. Sollert. Anim. 36.985B.

101 Plut. Pyrrh. 11.11.

102 Cf. l’exemple d’Héraklès (supra, 125) et Cusset (2001).

103 Il l’agit des Réponses de rois et de généraux : τῶν δὲ στϱατιωτῶν Ἀετὸν αὐτὸν πϱοσαγοϱευόντων « τί γάϱ, ἔφη, οὐ μέλλω, τοῖς ὑμετέϱοις ὅπλοις ὥσπεϱ ὠϰυπτέϱοις αἰϱόμενος » Comme les soldats l’appelaient « Aigle », il s’exclama : « Et pourquoi pas ? Vos armes me soulèvent comme des ailes rapides ! ». Même anecdote dans le premier texte cité, avec la précision que les soldats sont des Epirotes.

104 Cf. supra, 16 (Hurst 1976).

105 F GR H 269 F8.

106 Développement partiel de la documentation qu’on trouve ailleurs : Hurst (2008), xx-xxv.

107 Holzinger (1895), ad loc. 380-381.

108 Luria dans Levi-Montalcini (1989), 163.

109 Retenons-en deux, cependant, qui sont d’un haut intérêt pour des raisons différentes. Stephanie West (1983) suggère Auguste lui-même. Dans ce cas, on doit admettre que le texte de Lycophron a subi un processus de réactualisation sous le règne de cet empereur. Elle fait une deuxième suggestion : l’intérêt appuyé d’Eustathe de Thessalonique pour l’Alexandra, fréquemment citée dans ses commentaires des poèmes homériques, pourrait tenir à ce que Eustathe aurait vu dans la fin de la prophétie de Cassandre une véritable prophétie de la venue de Jésus Christ. On peut penser que cette perspective ne permettait pas seulement de reconnaître à Lycophron un véritable pouvoir prophétique, mais que l’Eglise d’Orient aurait alors tenu son équivalent de ce qu’était pour l’Eglise romaine le Virgile de l’ordo prophetarum.

110 Forme révisée de la communication présentée le 11.09.2010 dans le cadre du « 6th International congress of Boiotian Studies » (Εταιϱεία Βοιωστιϰών Μελετών), Livadhia (Grèce), sous le titre : Commentary on Lycophron or Βοιωτιϰά ?

111 Le papyrus se trouve à Londres, au département des manuscrits de la British Library (cf. le site internet de « Oxyrhynchus Papyri »).

112 Hurst (2008), lx.

113 Fusillo/ Hurst/ Paduano (1991), 53, n. 3.

114 Traduction de John Rea dans l’editio princeps : « … by Amphitryon Rhianus, in the… th book of the “Heracleia”, says that Poimandrus married Stratonike, the daughter of Euonymus (?), and begot three sons, Anchippus (?), Ephippus and Leukippus, and two daughters, Rhexipyle (?) and Archeptoleme. Aristophanes, in the first book of the “Boeotika”, says that the Ephippus who jumped over [the ditch] lost his life at the hands of his father Poimandrus, as is the prevailing opinion. He also says that Toxeus lost his life in the same circumstances at the hand of his father Oeneus. So G… For he says that Poimandrus, when he encircled the city with a ditch, claimed that his son Ephippus could easily jump over the ditch. And as Poimandrus spoke, Ephippus leapt across, and the other… ».

115 Ou « Archippos » ? Cette lecture est écartée par Rea (ad loc 109).

116 Traduction de la conjecture proposée. Sans la conjecture, on traduirait : « et… ainsi ».

117 Probablement son père (Poimandros).

118 Tentative de rendre par un jeu de mots français le jeu de mots de l’original (nom qui sert de toponyme en même temps qu’il désigne un ustensile de type récipient).

119 τανάγρα· ἀγγεῖον χαλϰοῦν ἐν ὧι ἤϱτυον τὰ ϰϱέα (Hsch.).

120 Cf. le commentaire de Canter (15661) : Ποιμανδϱία non est hoc loco nomen gentile, ut putavit Scholiastes, nec non Stephanus, qui hoc nomine dicit olim nuncupatam Tanagram : sed vas quoddam sacrum, ad excipiendum sanguinem, quοd aliter σφαγεῖον vocatur. Cuius rei me admonuit Josephus Scaliger etc.

121 Ce qui inclut jusqu’à un certain point la mythographie : l’histoire locale peut être le résultat ou la source de la mythographie.

122 Cf. Leone (2002), Index scriptorum, 447-455.

123 Jacoby accepte l’interprétation (de Radtke) selon laquelle les mots qui introduisent le fragment (= schol. Soph. O.C., 91) signifient que Lysimachos fournit une citation d’Arizelos (cf. Jacoby, 3b Kommentar, 169).

124 L’histoire d’Oineus et de Toxeus est mal connue. Rea cite à ce propos Apollodore 1.8.1 et mentionne le parallèle que constitue la légende de Romulus et Remus. Sur ce point, il demeure utile de consulter Fustel de Coulanges (1864), 155-157.

125 On se contentera ici de renvoyer à Hurst (1985). Cf. supra, 69-97.

126 Hurst (1985), 197-199 = supra, 76-78. Par exemple, Wilamowitz pense que la victime est Iphigénie, cependant que Holzinger estime qu’il s’agit de Polyxène.

127 Cf. e.g. Lycos πεϱὶ Θηβῶν mentionné dans la schol. ad 1206.

128 Pind., Nem. 5.1-3.

129 Cf. en particulier Clément d’Alexandrie, ou Lucien, dont l’attitude négative n’aurait aucune raison d’être si l’Alexandra n’avait plus aucun succès. Cf. Hurst (2008), xlv-xlvi.

130 Communication présentée au 26e Congrès International de Papyrologie de Genève (août 2010).

131 = Π5 et Π6 dans Hurst (2008), p. lix-lx.

132 Il s’agit d’un « petit fragment » de codex en parchemin, qui comporte notre texte du côté chair. K. McNamee (2007), 454 et pl. XXIV. (=MP3 2463.3, Tragedy).

133 Acte 3, scène 3. On songe ici à la manière dont Jean Rudhardt oppose les contes et les mythes, en concluant de la manière suivante : « A l’instar d’Hésiode, il arrive que les Grecs exposent un tel ensemble (scil. de récits mythiques) d’une manière systématique ; quand ils ne le font pas mais racontent des événements mythiques limités, ils prennent pourtant soin de les situer sommairement en lui, par des indications généalogiques ou en rappelant celui des épisodes qui forment les grandes articulations de cet ensemble auquel les événements concernés se relient immédiatement. » (1981, 192).

134 Vingt et un si l’on admet pour l’Alexandra sa désignation comme « tragédie ».

135 Texte selon l’édition de Francis Vian (cf. Bibliographie). Je n’ai pas repris, en revanche, la traduction d’Emile Delage qui l’accompagne.

136 C’est une particularité traditionnelle de la poésie épique soulignée par Pfeiffer (1968), 4-5.

137 Texte paru dans Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, tome XLV (1983), n° 3, 519. S’agissant de l’illustre prédécesseur des hellénistes genevois, il aurait été heureux de ramener à la lumière du jour des notes de lui sur Lycophron. C’est l’espoir qui fut le mien lors de l’un de mes séjours à Oxford, et je remercie les responsables de la Duke Humphrey Library de la Bodleian Library pour la générosité avec laquelle ils m’ont donné accès à leurs fonds. On verra que cet espoir fut malheureusement déçu. A tout le moins, et c’est une consolation, il est clair que Casaubon fut un lecteur de l’Alexandra. Le fait est piquant si l’on se souvient qu’en 1601, Paul Etienne (Paulus Stephanus) publiait à Genève une édition de l’Alexandra. Cette prophétie antique de la guerre de Troie voyait donc une nouvelle fois le jour dans une ville qui était à la veille de la célèbre tentative manquée du duc de Savoie pour s’emparer d’elle : l’« escalade » de Genève qui a donné à la ville sa fête la plus traditionnelle, un fait d’arme pour lequel Isaac Casaubon trouvera dans son journal intime (Ephemerides) des accents inspirés de l’Iliade (le 21 juin 1603, alors qu’il réside désormais à Paris, mais passe par Genève).

138 Il y a une autre numération indiquant le chiffre « 90 » dans la marge du premier feuillet. Une autre encore correspond à la numération continue du volume : elle indique « 123 » et « 124 ». Il manque selon toute vraisemblance les feuillets « 1 » et « 2 ».

139 H.O. Coxe, Quarto Catalogue I, Greek manuscripts, reprinted in Oxford, 1969, with corrections from the edition of 1853, 829 ainsi que dans l’index s.v. « Lycophron », 942, col. 2.

140 L’exemplaire du catalogue de Coxe offert en consultation à la Bodleian Library (Duke Humphrey Library) a été corrigé de la main du Dr. Barker-Benfield à la suite de notre correspondance.

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598l ῥάμϕεσσι Ald. : ῥάμϕεσι ACDE ῥάϕαισι B ῥάμϕοισι (?) Π8 ἐλλόπων ABDE : ἐλλείπων (v.l.o supra ει) C2

600l γεωλόϕωι : γεωλόϕων Π8 supra lineam

601l ἐμπέδοις : ἐν πέδοις C

151l ἀκραιϕνῆ γοναῖς ChrPat. 25.

154l L. EM. 788.30, s.v. ϕάρυγξ · παρὰ τὸ ϕέρω, δι’ ἧ ϕέρεται τὸ πνεῦμα. Φέρω ϕέρος καὶ ϕάρος · καὶ παρώιηυμον, ϕάρυγξ. ὡς Λ. « ἐτύμβευσεν ϕάρωι ». ‘Aντὶ τοῦ ϕάρυγγι. ϕάρον Meletii cod. A in Cramer, An. Ox. 3.84.8.

153la Ἕρκυνν’ A : ἔρκυνα B Ἕρκυν’ CDE’ Eρινὺς d : ‘Eρινῦς E ‘Eριννὺς BCD ‘Eριννῦς A

154la μιστύλασ’ d : μιστύλλασ’ ACDE μιστύλλασα B ἐτύμβευσεν AB : ἐτύμβευσε CDET ϕάρωι Π7 ex L. EM. cf. Müll. III, 284, Ritschl Opp. I, 699, Hermann 236 ; contra Bachmann ad v.154 : τάϕωι uulg.

520l Bοαρμία ACDE pTs : Bοαγρία B Λογγᾶτις ABC ps : Λογκάτις D Λoγᾶτι E Λογγάτις T (v.l.) βία Hurst (1985) : βία uulg.

323l L. EM. 220.50, s.v. γαμηλία · (…) Λ., « καὶ γαμηλίους/ ἄξει θυηλάς. »

326l Steph1. 600.12, s.v. Τάναγρα · (…) ἐκαλεῖτο δὲ πρότερον Ποιμανδρία. Λ. « ἤν – ποιμανδρίαν » (λαιμίσσας A λεμίσας R) Eustath. Il. 2.498 (t. I p. 406,20 van der Valk ; 266,21 edit. Rom.) ἐκαλεῖτο δὲ ἡ Γραῖα, εἴτε καὶ ἡ Τάναγρα, καὶ Ποιμανδρία, ὡς κεῖται παρὰ Λ.

326la ποιμανδρίαν Scal. apud Cant. : Ποιμανδρίαν uulg.

328la ῥαίσει om. B τριπάτρωι ABDE : τριπάτρωι cum v.l. -τρου C2 τριπάτρου cum v.l. -τρω SP τριπάτρου p

329la λύκοις om. B

935l στεργοξυνεύνων ABCD : στεργοξυν]ἁίμων (supra lin. […]ευνων) Π2 οὕνεκεν A : οὕνεκα BCD εἵνεκε [Π2

752l L. EM. 291.18, s.v. δύπτης · (…) δύναται δὲ λέγεσθαι καὶ δύπτης ὁ κολυμβητής, παρὰ τὸ δύνειν ἑaυτὸν εἱς τὴν θάλασσαν addit V. : Λ. · « πρὸς – κάλοις », idem L. EGen. 94, s.v. δύπτης, L. Zon. 579, s.v. δύπτης

754l Steph1. 96.11, s.v. ‘Ανθηδών · πόλις Boιωτίας. (…) συνώικισαν d῝αὐτὴν Θρᾶικες, ὡς Λ. « ἀστῶι – ‘Aνθηδόνoς ». Eustath. Il. 2.508 (t. I p. 415,16 van der Valk ; 271,15 edit. Rom.)… διò καὶ Λ. Θρηϊκίην ‘Aνθηδόνα ϕησίν.

747la ἐς ABD : εἰς CE

755la κλάδον : κλάδoς Scal. apud Meurs.

436l L. EM. 10.1, s.v. ἀγηλάτωι · Λ., « ἀγηλάτωι μάστιγ συνθλάσας κάρα » (συντρίψς Va)

433la μόσσύνaς d : μόσυνaς ACDE μόσυνος B

434la βουσκαϕήσαντoς ABC ΠΤ : βουσκϕήσοντος D βουσκαϕήσαντoς (cum v.l. -σον-) E

435la Bουλαῖoς ACDE pT : βουλαῖς B

436la ἀγηλάτωι CE : ‘ ἁγηλάτωι ABD T’ ἀγηλάτωι Ps ἁγηλάτωι p

438la αὐτoϕόντην ABDE P : αύτoϕόντην (cum v.l.-του) C2 μόρου A T : μόρον BDE P μόρον (cum v.l. -ου) C2

1192l Ὀϕίωνος ABDE cf. Hermann Opusc. V.247 : Ὀϕίωνος (v.l. ο supra ω) C

1193l omissos adiecit E2 mg

1195l ἐξυμνημένην ABCE2 : ἐξυμνουμένην D

1197l ἐμβαλοῦσα A3CDE : ἐκβαλοῦσα AB cf. Π Ταρτάρωι BCDE : Ταρτάρω* A Ταρτάραν V cf. Π

1199l παιδοβρῶτος cod. Pal. 40 cf. F.Rebelo-Gonçalves (1970), 183-185 : παιδοβρώτους ABCDE Πs

1200l ἐπίανεν BE : ἐπίανε ACD S

1202l εἰλημένον BE : εἱλημένον C εἰλημμένον A εἱλιμμένον D

1204l νήσοις δὲ μακάρων VBC : νήσοις μακάρων δ’ EM νήσοις μακάρων D A (δὲ eraso) μακάρων δὲ νήσοις Rehd. νήσοις μακάρτων (vel μακαρτῶν) Hermann Opusc. V.251. 1206 ὅπου : ὅποι Scheer

1207l Τερμινθέως ABCD : Τερμυθέως E

1212l δὲ σὸν : an δέ σοι ?

634l σισυρνοδύται καρκῖνοι πεπλευκότες ΠR πεπλ///τες V

635l ἄχλαινιν RV νήλιποι R : νηλποι ΠV νήλιπον A πόνον ΠR). L. EM. 714.27, s.v. Σίσυρνα · ἔστι παχὺ περιβόλαιον, ἢ δερμάτινον ἱμάτιον. Λ., « Σισυρνοδῦται καρκίνοι » L. EM. 86.32, s.v. ἀμπρὸν (…). ὁ δὲ Λ. ἑπὶ τοῦ κακοπαθεῖν ἔλαβε τὴν λέξιν · οἷον « ἄχλαινον – βίον » (ἀμπρεύσουσιν ἤλιπὸνʹ βίον Va ἤλιποι D) L. Zon. 161, s.v. ἀμπορεῦουσιν · (…) « ἄχλαινον ἀμπρεύουσι νηλύποι βίον ».

644l Steph1. 123.18, s.v. ῎Αρνη · πόλις Βοιωτίας (.) καὶ Λ. « ῎Αρνης – πρόμοι » 615.3, s.v. Τέμμιξ, ἔθνος πρῶτον οἰκῆσαν ἐν Βοιωτίαι. Λ. « ῎Αρνης – πρόμοι ». τὸ θηλυκὸν Τεμμικία παρὰ τῶι αὐτῶι « ὅν – Τεμμικία » (786)

634la καρκίνοι BE : καρκῖνοι ACD s

638la παιδεύσουσι AB : παιδεύουσι CDE γονάς ABCE : γόνους D

639la ψίσεται ABE : ψήσεται CD

642la τοὶ ACDE : τὸ B

644la Τεμμίκων CD : Τεμμίκτων A Τεμίκτων B Τεκμίκων E Τεκμήκων M

647la Θερμώδοντος ABDE : χερμώδοντος (ν.1.θ) C2

786l Steph1. 123.18, s.v. Ἄρνη · πόλις Boιωτίας (…) καὶ Λ. « Ἄρνης – πρόμοι » 615.3, s.v. Tέμμιξ, ἔθνoς πρῶτον οἰκῆσαν ἐν Βοιωτίαι. Λ. « Ἄρνης – πρόμοι ». τὸ θηλυκὸν Tεμμικία παρὰ τῶι αὐτῶι « ὅν – Tεμμικία » (786)

787l πῆμ’ACDE : πῆμα B ἐτέκνωσεν AB : ἐτέκνωσε CDE

788l hunc versum post 790 transposuerunt Platt (1892), 115 et Wilamowitz (1884), 192sq n.35

80l ὄϱουσεν : ἵϰανεν codd. Plat.

81l ἐμβεβαυῖα : ἐμμεμαυῖα codd. Plat.

82l ἐπ’ : μετ’ codd. Plat. ϰῆϱα : πῆμα codd. Plat.

1436l λύσoυσι : βλύσουσιν (?) A.Platt (1892), 177 σχάσoυσι Scheer ἐν γαίαι ABCΠ : ἐν γαίηι D Aἰγαίαις Wilam. Comment.7 Aἰγαίας Holzinger ἐν ναυσὶν Scheer ἐν Παλαίμoνος (?) A.Platt loc.cit. πάλας ABE : πόλας s γαίης πέλας s πέλας CD ἁλὸς Holzinger

1437la δειναῖσιν ABCDE : δίναισιν int. lin. E δίωαισιν ἀρχῆς Wilamowitz (1883) 7 δίναισιν ἀρχὰς Holzinger

1438la βουτρόϕοις Seld.18 (s. XIV), Auctar. T I 14 (s. XV) Oxford : βουστρόϕοις uulg. ἁλός Hurst (1988) : χθονός uulg.

11l Ἄϱχιππος ?

23l γε[νέσθαι δ’/οὕτως ? (ΑΗ)

26l πεϱιεβά[λλετο ?

29l τάφ[ϱον· ἀπο]/φάσϰοντοϲ ?

326l1 Steph1. 600.12, s.v. Τάναγρα · (…) ἐκαλεῦτο δὲ πρότερον Ποιμανδρία. Λ. « ἥν – ποιμανδρίαν » (λαιμίσσας A λεμίσας R) Eustath. Il. 2.498 (t. I p. 406,20 van der Valk ; 266,21 edit. Rom.) ἐκαλεῖτο δὲ ἡ Γραῦα, εἴτε καὶ ἡ Τάναγρα, καὶ Ποιμανδρία, ὡς κεῖται παρὰ Λ.

326la1 ποιμανδρίαν Scal. apud Cant. : Ποιμανδρίαν uulg.

328la ῥαίσει om. B τριπάτρωι ABDE : τριπάτρωι cum v.l. -τρου C2 τριπάτρου cum v.l. -τρω SP τριπάτρου p

329la1 λύκοις om. B

5l ϱαιαc ed.pr.

6l μονοϲ fort. ϰϱονος Janko (congrès de Genève, 19.08.10, scil. Κϱόνος)

47l σώματα Vcl Dpc : σώματι Dac Dl, σωμάτια Bcl

554l 554 Φιλλυϱίδης Ω : Φιλυ- E

1240l ἦλθ’ WImgOF2 : ἔνθ’ Ω