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I. Questions de portée générale

André HURST

1. Sur la date de Lycophron1

Rouvrir un dossier aussi complexe, aussi controversé que celui de la date de Lycophron, c’est courir bien des risques à la fois2. Et pourtant, que l’on ait en vue des domaines aussi différents que l’histoire du bassin méditerranéen ou la théorie littéraire alexandrine, on ne saurait éviter l’obstacle. Les réflexions qui vont suivre ne contiennent pas un état de la question, elles voudraient avancer un argument qui mérite peut-être d’être discuté. Disons-le d’entrée de jeu, il s’agit d’un argument en faveur d’une datation élevée de l’Alexandra, celle qui tient compte des prises de contact entre Rome et l’Egypte ptolémaïque sous Ptolémée Philadelphe3.

D’une façon générale, on le sait, les anciens ont situé Lycophron poète de l’Alexandra dans l’entourage des grands Alexandrins qui écrivirent sous les premiers Ptolémées. On pourrait s’en tenir à l’observation très juste de Momigliano : l’historien qui place l’auteur de l’Alexandra sous Ptolémée II n’a pas à fournir d’argument, il lui suffira de montrer que rien ne contredit cette tradition dans le texte4. Depuis la démonstration de Momigliano, et toute convaincante qu’elle soit, on a cependant remis en circulation l’idée de l’Alexandra conçue comme un poème à la gloire de Flamininus, écrit après -197, idée qui postule l’existence d’un « autre Lycophron », ceci dans la ligne de la célèbre scholie au vers 1226 : « … il faut considérer que le poème est l’œuvre d’un autre Lycophron… »5.

Il est évident que si l’on veut assigner au poème une date, l’argument par excellence est le décryptage d’une allusion à tel fait dont la date est connue (par exemple le célèbre terminus post quem des vers 801-804 où il est question du meurtre du jeune Héraklès, fils d’Alexandre le Grand et de Barsiné, en -309). On a fondamentalement raison de procéder ainsi puisque le poète lui-même y invite le lecteur au travers des mots que le serviteur adresse à Priam (9-12). Cependant, les mots mêmes qu’il utilise devraient nous mettre en garde (δυσφάτους αἰνιγμάτων οἴμας, littéralement les sentiers des énigmes, difficiles au dire). Dans un texte qui s’efforce de tisser les fils de tant de légendes en une seule bigarrure énigmatique, on peut se demander si la recherche n’est pas dangereusement facile, s’il n’est pas loisible à tout un chacun de découper dans cette étoffe trop riche les pièces dont il fera l’habit qui lui convient.

Prenons pour exemple l’allusion la plus immédiate à Titus Quinctius Flamininus que l’on ait cru discerner6. Il s’agit du vers 941 :

οὔπω τὸ Τιτοῦς λαμπρὸυ αὐγάζων ϕάος

« alors qu’il ne voyait point encore l’éclatante lumière de Titô. »

On peut à la rigueur laisser de côté les problèmes de prosodie que soulève ce rapprochement de Titus avec Τιτώ, on peut même oublier qu’une pareille manière de nommer sans détour n’est guère conforme au style d’un poète qui dit Zeus pour Agamemnon et vice-versa7 (même ἔξοχον ̔ϱώμηι γένος du v. 1233 n’est pas aussi simple, puisque le nom de Rome n’y résonne que dans la transposition grecque de son nom, d’une part, et que le contexte indique que les noms de Romulus et de Rémus vibrent ici comme des harmoniques). Mais a-t-on le droit de penser que cette éclatante lumière de Titô représente l’aurore grandissante du jour nouveau qui se lève avec Flamininus pour les Hellènes, lorsque le passage dont ce vers est extrait nous parle de Panopeus luttant dans le ventre de sa mère contre son frère jumeau, que sa venue au jour est exprimée par les mots pénibles douleurs de l’enfantement (ὠδῖνας ἀλγεινὰς τόϰων, 942) et qu’elle lui vaudra un destin malheureux, que par ailleurs tout cela est en rapport avec la suprématie politique sur Delphes8 ?

La question qui se pose ici est la suivante : de quoi l’allusion lycophronienne est-elle faite ? Quel est le parcours de ces sentiers des énigmes, difficiles au dire ?

Les premiers mots prêtés à Cassandre peuvent ici servir de modèle :

31 Aἰαῖ, τάλαινα θηλαμὼυ κεκαυμέυη31l

καὶ πρόσθε…

Las, las, malheureuse nourrice ! brûlée31la

Autrefois déjà…

Il est évidemment question de Troie, et l’introduction nous fait attendre une prophétie sur la guerre de Troie. La phrase que Cassandre prononce qualifie la ville par deux fois, mais selon une sorte de gradation dans l’énigme ; alors que malheureuse indique très vaguement le destin de Troie et constitue une allusion transparente à des faits célèbres, brûlée autrefois déjà fait appel à des connaissances plus particulières : l’expression se réfère à une « autre » guerre de Troie, celle qui opposa Héraklès aux Troyens, non celle vers laquelle tout le prologue vient de nous orienter. L’évocation d’Héraklès qui s’enchaîne à ces mots est construite sur modèle analogue :

33 τριεσπέρου λέοντος, ὅν ποτε…

« du lion de trois soirs, qui autrefois… »

Lion de trois soirs se réfère de manière relativement claire à Héraklès (on songe à la peau de lion et à la puissance tout à la fois, à la longue nuit d’amour de Zeus et d’Alcmène), mais la relative qui autrefois… inaugure une série d’épisodes plus particuliers de la geste d’Héraklès, épisodes que le canon classique n’avait pas tous retenus, et dont Lycophron se complait à nous livrer des détails rares : la descente du héros dans le ventre du monstre et sa calvitie, par exemple. On peut même aller plus loin et considérer un détail comme la mention d’Olympie, lieu de la lutte d’Héraklès et de Zeus (42-43) :

42 Κρόνου παρ’ αἰπὺν ὄχθον, ἔνθα γηγενοῦς

ἵππων ταρακτής ἐστιν ‘Ισχένου τάϕoς,43l

« Près de la pente escarpée de Cronos ; c’est à que d’Ischénos né de la terre, l’effrayeur des chevaux, on voit la tombe. »

Pente escarpée de Cronos est un tour qui rappelle l’évocation d’Olympie dans les épinicies notamment9, cependant que la mention du ἥϱως Ταϱαξίππος Ischénos pénètre plus directement dans la sphère des traditions locales, moins immédiatement accessibles.

Dans tous ces cas, on se trouve devant une démarche analogue, qui consiste à s’installer sur une allusion relativement claire (on pourrait nommer cela l’amorce) pour avancer à partir de là vers des régions plus particulières, tablant sur le fait que la plus ou moins grande clarté du premier énoncé rendra possibles un ou plusieurs énoncés de plus en plus obscurs (à tout le moins plus particularisés), le lecteur une fois orienté vers le référent correct. On pourrait schématiser cela de la manière suivante :

a→A’→A”…………
Troieτάλαινα θηλαμώνϰεκαυμένη ϰαὶ πϱόσθε
Héraklèsτϱιεσπέϱου λέοντοςὅν ποτε ϰτλ
OlympieΚϱόνου παϱ’αἰπὺν ὄχθονἔνθα - τάφος

Observons immédiatement que le caractère répétitif de l’énigme entraîne bien souvent des séries allusives dans lesquelles certains éléments finissent par être tout aussi évidents que l’amorce elle-même ; ils le doivent toutefois à leur insertion dans la série, justement.

Une étude du poème élément par élément révélerait certes des comportements exceptionnels par rapport à ce modèle, mais elle ferait apparaître avant tout la constance du procédé (les exceptions les plus notables se trouvent dans le traitement de l’Odyssée, 648-819, mais ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans plus de détails10). On peut même changer de niveau pour remarquer que le poème dans son ensemble est bâti comme une vaste réitération. Cassandre-Alexandra annonce la guerre de Troie, mais elle l’annonce deux fois. Une première fois, elle annonce la destruction de la ville et ses conséquences plus ou moins immédiates (νόστοι, fondations de cités, etc.). C’est une mise en œuvre originale d’un cycle troyen élargi qui se déroule ainsi devant nous. Puis, – et c’est dans cette perspective que le mot γάϱ du vers 1283 prend tout son sens –, le déroulement des luttes de l’Asie et de l’Europe situe la guerre de Troie dans une sorte d’élargissement de l’objectif : le fait quasiment ponctuel, auparavant examiné dans les méandres érudits de nombreux détails, prend ici place dans un contexte plus ambitieux. C’est l’histoire du monde que le poète présente au lecteur, et la guerre de Troie se révèle à lui sous un nouveau visage : elle n’est plus qu’un épisode sur le chemin inéluctable qui mène à l’équilibre présent.

Il est à relever que chacun de ces deux énoncés part d’un même point, à savoir Cassandre évoquant directement sa patrie (31-33 et 1281-1282), pour aboutir au même but, à savoir le pouvoir de Rome (1224-1280 et 1446-145011. Sans aller jusqu’à jongler avec des chiffres, on s’aperçoit que l’évocation étendue du pouvoir de Rome conclut l’énoncé « long » de la guerre de Troie, alors que l’évocation brève de la puissance romaine vient mettre le point final au tableau plus resserré du jeu de forces dans lequel la guerre de Troie se trouve prise. Si nous considérons donc le monologue rapporté d’Alexandra dans son ensemble, nous y discernons la démarche qui apparaît également au niveau des éléments plus restreints du poème :

a→A’
Guerre de Troie30-12801281-1460

Dans ces conditions, pour que l’on puisse affirmer que tel ou tel référent est effectivement visé dans le langage énigmatique du poème, il serait préférable que le cheminement de l’allusion présentât quelque analogie avec ce modèle. L’objection formulée par le scholiaste à propos du vers 1226 une fois écartée12, les vers clés pour notre problème sont ceux-là même qu’on a le plus souvent discutés :

ὧι δὴ μεθ’ ἕκτην λένναν αὐθαίμων ἐμὸς

εἷς τις παλαιστής, συμβαλὼν ἀλκἠν δορὸς

πόντου τε καὶ γῆς κεἰς διαλλαγὰς μολών,1448l

πρέσβιστος ἐν φίλοισιν ὑμνηθήσεται

1450 σκύλων ἀπαρχὰς τὰς δορικτήτους λαβών.1450l

« Contre lui mon parent à la sixième génération,

lutteur incomparable, ayant croisé la lance

sur mer et sur terre, et conclu l’accord,

verra célébrer son excellence au rang de l’amitié

1450 et recevra les prémices du butin de guerre. »

Mon parent, dans la bouche de Cassandre, constitue la partie évidente, l’amorce de l’allusion : descendre des Troyens, après ce qui est dit aux vers 1226sq, c’est être Romain13. Une fois installé sur ce terrain, le lecteur doit choisir : il y a guerre, réconciliation, accord après une prise de butin, et le descendant sera célébré pour son excellence au rang de l’amitié. Le vers entier qui contient le verbe principal, πϱέσβιστος ἐν φίλοισιν ὑμνηθήσεται constitue, par rapport à l’amorce, une entrée dans le détail de la question. D’autre part, les expressions auxquelles il est le plus difficile d’attribuer un contenu, celles qui réclament le plus impérieusement une précision, sont : à la sixième génération, lutteur incomparable, l’accord, les prémices du butin de guerre, donc les seconds volets de diptyques dont le premier volet est relativement transparent ou se contente d’un décryptage plus élémentaire (les adversaires, la guerre, l’éloge). Les vers que nous lisons peuvent ainsi s’ordonner dans la perspective du modèle suggéré par les premiers mots de Cassandre :

a→A’……….Thème :
Plan généralαὐθαίμων ἐμόςπϱέσβιστος-ὑμνηθήσεταιgloire de Rome
Détail de l’expressionὧι14μεθ’ἕκτην γέννανles adversaires
αὐθαίμων ἐμόςεἷς τις παλαιστήςles adversaires
συμβαλών -ϰεἰς διαλλαγὰς μολώνla guerre
ὑμνηθήσεταισϰύλων-λαβώνle triomphe

Remarquons qu’il ne s’agit pas toujours de réitération à proprement parler, mais que a et A’ insistent bien sur des aspects du même thème (l’aspect plus ou moins évident s’opposant à l’aspect plus particularisé ; le traitement du cas d’Héraklès aux vers 33sq ou celui de la légende des Argonautes [1309-1321] offrent de bons parallèles).

Jusqu’à ce point, on pourrait ne pas vouloir assigner de référents aux mots du poème, et se contenter d’avoir mis au jour un mécanisme parmi d’autres. Mais on peut désormais aussi tenter de franchir le pas qui mène aux référents.

Si l’on considère les mots πϱέσβιστος ἐν φίλοισιν, on ne peut s’empêcher de songer aux échanges de πϱεσβείαι qui ont marqué les relations de Rome et de Ptolémée II en -27315. On le sait, les termes dans lesquels nos sources parlent de ces événements ne permettent pas d’en cerner le contenu avec trop de certitude16 ; pourtant, c’est bien d’amicitia qu’il s’agit, que le terme ait ou non recouvert une réalité juridique (e.g. Eutrope, 2.15 : legati Alexandrini a Ptolemaeo missi Romam venere et a Romanis amicitiam quam petierant obtinuerunt). Dès lors, les mots πϱέσβιστος ἐν φίλοισιν peuvent s’ordonner dans l’axe d’un modèle aA’ comme une amorce (πϱέσβιστος ~ πϱεσβεία) suivie d’une allusion plus particulière (ἐν φίλοισιν ~ amicitiam). Donc :

a→A
πϱέσβιστοςἐν φίλοισιν

Cela à condition, bien sûr, que l’on se réfère à la situation politique de -273 dans la faible mesure où l’on en a connaissance. Appliquée à Flamininus, l’expression πϱέσβιστος ἐν φίλοισιν cesserait de se comporter selon le modèle lycophronien. Dans cette perspective, par conséquent, ce qui disqualifie Flamininus au moment où l’on cherche des référents, ce n’est pas l’argumentation que l’on pourrait diriger contre lui, c’est la manière dont la cohérence du texte nous apparaît lorsqu’on s’en tient à la date traditionnelle. On objectera que cette cohérence pourrait souffrir une exception, et pourquoi pas justement ici ? Il n’y a rien à répondre à ce genre d’argument puisque l’on évolue dans le domaine d’une plus ou moins forte probabilité, et non dans celui d’une certitude. Pourtant, nul ne saurait se soustraire à l’injonction du poète :

10 ……. διοίχνει δυσϕάτους αἰνιγμάτων10l

οἴμας τυλίσσων, ἧιπερ εὐμαθὴς τρίβος11l

ὀρθῆι κελεύθωι τἀν σκότωι ποδηγετεῖ.12l

10 « parcours les inexplicables dits, déroule

les énigmes, prends par où s’offre un clair chemin

une droite ligne pour nous guider dans cette obscurité. »

Et cette injonction implique aussi bien la recherche des référents (τἀν σϰότωι) que le cheminement suivi pour y parvenir (οἴμας… τϱίβος… ϰελεύθωι). S’aventurer simultanément sur ces deux plans, c’est là ce qu’il s’agit de tenter.

2. Sur le statut du texte de Lycophron17

Lycophron nous apparaît dans un contexte culturel où des canons se constituent, à savoir l’Alexandrie des premiers Ptolémées. Il travaille lui-même à constituer un canon : il est en effet chargé de veiller à l’édition des poètes comiques grecs, comme l’atteste le titre de son traité Sur la comédie (πεϱὶ ϰωμωιδίας) et les quelques fragments qui en sont conservés18. Mais il est l’auteur d’une œuvre tragique devenue elle aussi canonique : Lycophron appartient en effet à la « Pléiade », groupe de sept poètes tragiques alexandrins connus sous cette appellation qui devait regrouper des dramaturges à l’enseigne d’une forme d’excellence. Cependant, on peut dire que l’unique œuvre de ce poète qui soit devenue « canonique » est aussi la seule qui nous soit parvenue intégralement, à savoir l’Alexandra.

Dans la mesure où l’étrange poème de Lycophron intitulé Alexandra nous transmet sous forme d’une énigmatique prophétie de Cassandre tout un savoir mythologique et rituel parfois déviant, on peut se demander ce qui a motivé les commentateurs qui se sont attachés à l’expliquer, comment les savoirs qu’il véhicule ont fixé son identité.

Un bref détour pour commencer :

Lorsque l’état des savoirs évolue, on s’attend tout naturellement à ce que les textes dans lesquels on les a consignés portent la marque de cette évolution. On sait que l’on touche ici à la question très délicate du stockage de notre information hors du cerveau humain, dans des entités substitutives comme l’écriture sur divers supports où dans des mémoires artificielles, et que le choix d’un tel stockage a fait l’objet de vives disputes entre ceux qui privilégiaient l’oralité et sa souplesse d’une part, et les tenants d’une mise en forme fixe des connaissances de l’autre19.

Dans le domaine grec, on peut avoir l’impression qu’il existe une catégorie de textes qui évoluent dans le temps tout en laissant ouverte la possibilité d’interventions qui soient de nature à les tenir en accord avec l’évolution des savoirs. Il s’agit de ce qui relate des faits observables : on n’imagine pas que le texte d’Euclide, par exemple, ne résulte pas d’une évolution adaptative, ni qu’il ait été généralement tenu pour intouchable. Dans un autre cas, celui d’un texte qui se propose de « dire le monde », à savoir le poème de Denys le Périégète, on observe même jusqu’au XVIe siècle de notre ère20 des interventions destinées à le tenir à jour. La connaissance du monde évoluait avec la découverte des terres, le poème était alors remanié : c’était la condition même de son statut de réservoir des connaissances.

Lorsque Homère et Hésiode ont « donné leurs dieux aux Grecs » (Hdt 2.53), ont ne saurait dire avec précision quelle fut l’ampleur de l’« adaptation aux faits » qu’ils introduisirent dans la tradition, mais il y a gros à parier qu’entre ces dieux-là et leurs lointains homonymes répertoriés au XIIIe siècle avant notre ère sur la tablette Tn316 de Pylos il devait y avoir de sérieuses différences. Et l’on n’a même pas besoin d’évoquer la soustraction chez eux de divinités encore présentes sur ce document. L’un et l’autre s’appuient, de manière nuancée, sur une force extérieure dont ils se donnent pour le porte-parole.

On a beaucoup glosé sur les invocations initiales des poèmes homériques. Ces demandes clairement formulées à l’intention de la « déesse » dans l’Iliade, à celle de la « Muse » dans l’Odyssée pour qu’elles prennent la parole ne signifient sans doute pas que les auditeurs étaient invités à s’imaginer que c’étaient ces divinités qui proféraient les milliers de vers qui allaient suivre dans chacun des deux cas. Le fait que le catalogue des vaisseaux (Il.2.484sqq) se trouve précédé d’une nouvelle invocation, adressée cette fois-ci aux Muses dans leur ensemble, rend cette conception impraticable. A l’évidence, l’importance politique de cette partie du texte rend nécessaire la référence à un pouvoir supérieur qui se porte garant de ce qui sera dit (tout comme Calchas a besoin d’une autorité qui le protège au premier chant). On en conclura tout naturellement que c’est bien l’aède qui profère le texte, mais qu’il le fait avec l’approbation alléguée d’un pouvoir divin. Cette garantie donne au poète une marge de liberté : s’il innove et s’écarte de certaines traditions (et l’on sait que ce reproche lui sera adressé), c’est qu’il obéit à une inspiration qui le dépasse et qui lui dicte en quelque sorte les paroles capables de rendre compte de l’état actuel des pouvoirs et des relations de pouvoirs définissant les positions des dieux entre eux et avec les humains. Cette perspective est du reste à situer dans le droit fil du rôle d’« encyclopédie orale » que l’on reconnaît dans l’épopée archaïque sur les traces des travaux d’Eric Havelock21. Le discours évolue parce que la société à laquelle il s’adresse évolue cependant que les Muses continuent d’être les garantes à travers le procédé de l’inspiration. C’est ce qui constituerait une différence essentielle avec les romans « homériques » de l’auteur états-unien Dan Simmons, une forme possible d’adaptation logique de la matière de Troie : l’auteur y reprend en effet la matière de l’Iliade et de l’Odyssée pour la situer dans un environnement technologique et scientifique qui comporte la physique quantique et l’astrophysique de notre siècle, ainsi que dans un environnement culturel où Shakespeare et Proust ont leur place aux côtés des auteurs grecs et romains ainsi que des scholiastes de toutes époques22. Cependant, personne ne considérera que ces livres ne constituent pas de pures formes de distraction, et non la charte d’une société.

Le recours aux Muses se présente de manière analogue chez Hésiode : au début de la Théogonie, le poète rapporte avec soin sa rencontre avec les Muses. Le chant qu’elles lui dictent comporte la mission de le faire connaître. Toute déviation, toute adaptation leur est imputable comme l’est le fait d’en répandre la connaissance.

Dans les deux cas d’Hésiode et des poèmes homériques, on se trouve en présence de textes qui sont en quelque sorte donnés dans une mouvance : leur porte est ouverte à l’inspiration sollicitée ou reçue. Le corollaire de cette qualité est bien évidemment que ces textes ne se donnent pas pour définitifs. L’inspiration peut se renouveler et garantir ainsi l’apport régulier de l’adaptation aux fluctuations observables dans le monde des « faits ». Le traitement des dieux et des mythes chez les poètes lyriques illustre ce statut particulier des textes inspirés : leur contenu demeure malléable car leur garant est extérieur et peut continuellement renouveler l’inspiration qu’il a occasionnellement accordée.

Cependant, force est de constater que le processus qu’on voit à l’œuvre de manière quasiment exemplaire chez Denys le Périégète cessera de fonctionner dans le cas de textes porteurs de mythes et de croyances. C’est ainsi que l’avènement du christianisme dans l’empire romain n’a pas suscité de remaniement de la Théogonie d’Hésiode, comportant un récit de la victoire du nouveau dieu sur les anciens et produisant ainsi ce qui serait une version parfaitement à jour des croyances.

On se trouve désormais devant une forme de savoir clos. Dans une certaine mesure, les poètes alexandrins se situent du côté de cette clôture du savoir, contrairement aux techniciens comme Héron ou Archimède, pour qui l’amélioration demeure toujours possible et menace d’introduire des altérations dans le texte qui rend compte du savoir. Pour les poètes, la référence à des sources (comme dans les Αἴτια de Callimaque), ou l’affirmation du poète lui-même dans son rôle de porteur de la mémoire (premiers vers des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes) impliquent que le savoir est donné, qu’on y recourt mais qu’il n’y a pas à le modifier. Et pourtant, le travail autour de cette parole n’est en rien tenu pour achevé.

C’est ici que nous rejoignons Lycophron.

Le cas extrême de la clôture pourrait bien être constitué par l’Alexandra de Lycophron : non seulement celle qui prend la parole, la prophétesse Cassandre, s’exprime de manière obscure, non seulement elle est physiquement enfermée par son père Priam et donc absente, mais ses paroles sont rapportées par un serviteur qui déclare en livrer le mot à mot énigmatique. Le texte se referme ainsi sur lui-même non seulement parce qu’il est répété (et non donné pour généré devant l’auditeur), mais encore, garantie supplémentaire, parce que le locuteur qui le répète ne le comprend pas, comme il l’avoue à son unique auditeur « intradiégétique », le roi Priam. Ce dernier est confiné dans une situation d’auditeur : le poète ne lui donnera pas la parole. Cependant, on sait dès le début que ce silence n’est que passager et lié à l’espace du texte. En effet, le poète, en mettant dans la bouche du serviteur la demande de résoudre les énigmes qui constituent le discours de Cassandre (8-12), ouvre à son royal personnage un espace de parole privilégié : celui de l’exégèse et du commentaire, en quelque sorte convoqué dans le texte par le texte lui-même, et cependant rejeté au-delà. C’est nous, auditeurs, qui sommes au fond ce souverain détenant la responsabilité et le pouvoir d’aller plus loin.

Pour prendre cette responsabilité, le lecteur-souverain dispose de plusieurs types de textes.

Un premier niveau est constitué par la paraphrase (il en existe deux pour l’Alexandra). Traçant un sillon dans la marge du texte, la paraphrase dit en quelque sorte la même chose que le texte lui-même, mais d’une manière qui, en l’occurrence, est perçue comme moins complexe. Comme le texte paraphrasé est constitué par un tissu d’énigmes, la paraphrase offrira une version « en clair ». Sur le fond, on pourrait imaginer que cette nouvelle version constituerait la référence fiable pour percer à jour ce que le texte exprime en forme obscure. Cependant, une paraphrase ne peut échapper au milieu dans lequel elle est produite, et les éléments d’interprétation qu’elle nous propose pourraient n’être pas systématiquement ceux qui se trouvaient dans l’idée du poète. Dans certains cas, on constate même que c’est justement l’intention de la paraphrase que d’attirer le texte dans une perspective différente23. Cependant, même dans le cas extrême où l’on pourrait démontrer que le poète est lui-même l’auteur de la paraphrase, il serait imaginable que la richesse de son texte, fût-ce au niveau des connotations, dépasse dans son ampleur les possibilités explicatives d’une paraphrase.

C’est alors le commentaire qui vient prendre la relève sur un deuxième niveau. Il saute aux yeux que la spécificité du commentaire, par rapport à la paraphrase, réside dans le fait qu’il peut déployer une gamme de possibles, montrer ce qui existe en fait de référents envisageables pour résoudre les énigmes prophétiques, et proposer une solution sans condamner de ce fait toutes les autres.

Le point commun des paraphrases et des commentaires pourrait sembler se trouver, à première vue, dans le fait qu’ils ne se substituent pas au texte, mais qu’ils en affirment à leur manière l’existence, le désignant comme l’objet « réel » dont ils se donnent pour le reflet ou pour la grille d’interprétation. Il se peut toutefois qu’une paraphrase veuille donner au texte qu’elle reflète un sens nouveau, ou qu’elle se fixe pour objectif d’orienter le lecteur vers telle ou telle perspective d’interprétation. C’est le cas, par exemple, des paraphrases de psaumes écrites au XVIe siècle et analysées par Michel Jeanneret24, c’est dans une large mesure le cas également dans la paraphrase du psaume 102 contenue dans le Codex des Visions25. On n’en dira pas autant des paraphrases de l’Alexandra, dont les auteurs, ou l’auteur (est-il proche du poète au point d’avoir à l’origine été confondu avec lui ?) semble avoir eu pour préoccupation principale de répondre en un discours continu à la question posée par le serviteur de Priam dès le début du texte. En effet, après avoir évoqué Cassandre et son discours, il dit :

τῶν ἅσσα θυμῶι καὶ διὰ μνήμης ἔχω

κλύοις ἄν, ὦναξ, κἀναπεμπάζων ϕρενὶ

10 πυκνῆι διοίχνει δυσϕάτους αἰνιγμάτων

οἴμας τυλίσσων, ἧιπερ εὐμαθὴς τρίβος

ὀρθῆι κελεύθωι τἀν σκότωι ποδηγετεῖ.

« Ce que j’en ai saisi, gardé dans ma mémoire,

veuille, ô roi, l’écouter ; observe ces mots en ton cœur

10 avisé, parcours les inexplicables dits, déroule

les énigmes, prends par où s’offre un clair chemin

une droite ligne pour nous guider dans cette obscurité. »

Il est évident toutefois que le texte demeure, et que la paraphrase n’abolit en rien la manière et les choix du poète.

Le commentaire peut se permettre davantage26. Il constitue à ce titre un piège pour le lecteur : sous couleur d’éclairer le texte, il lui arrivera de proposer des éclairages qui influenceront la signification perçue au final.

Prenons deux séries d’exemples de cette relation : l’une qui nous montrera le cas idéal d’un fonctionnement relativement univoque, l’autre qui met le lecteur devant une pluralité des sens possibles.

Dans la première série, on considérera pour commencer non pas une énigme interne à la prophétie de Cassandre, mais l’énigme que pose au lecteur la situation dramatique elle-même : qui sont ces personnages qui ouvrent le texte ? Qui est ce serviteur ? Qui est ce maître ? Quelle est cette jeune fille dont il est question ? Il faut se souvenir à cette occasion du fait que nous lisons l’Alexandra avec l’accompagnement d’un commentaire qui nous décrit la situation : le maître est Priam, le serviteur est l’homme posté par Priam à la porte de la chambre de Cassandre, et la jeune fille n’est autre que Cassandre elle-même. Rien de tout cela n’est dit dans les premiers vers, et le lecteur-auditeur visé au départ est par conséquent appelé à mobiliser son savoir pour trouver des noms qu’il puisse attribuer aux personnages du poème. On atteint la solution au vers 19, lorsque le serviteur, parlant de l’aurore, dit que le personnage à qui le discours s’adresse et le conjoint d’Aurore ont un même père, mais pas la même mère. On peut alors mettre des noms : le conjoint d’Aurore est Tithon, son demi-frère est Priam, et la situation s’éclaire. C’est une ingéniosité du poète d’avoir fait en sorte que l’évocation du lever du soleil amène la lumière à la fois sur la situation et sur le paysage de Troie. Le retour au texte après la solution de cette énigme laisse intact le procédé : le texte et sa solution se conçoivent désormais dans une sorte de contrepoint, on les lira dans la simultanéité.

Un second cas de cette série sera choisi dans la séquence du poème où l’on entend Cassandre « prédire » les errements d’Ulysse. Aux vers 712sqq, il est question de l’épisode des Sirènes. L’auditeur-lecteur se rappelle que le texte de l’Odyssée recourt au duel en deux occasions pour mentionner la voix des deux Sirènes (12.52) et l’île des deux Sirènes (12.167)27. Or, Lycophron prend soin de placer en fin de vers (712) l’adjectif qui indique que les Sirènes sont au nombre de trois. Il y a par conséquent une référence indiscutable, exprimée, il est vrai, au travers d’une énigme (les Sirènes sont nommées « filles de l’enfant de Téthys »), mais une sorte d’entorse à l’intérieur de cette référence.

Cette manière d’en user ne permet pas seulement de collectionner les raretés ou les versions déviantes, – une des caractéristiques reconnues de ce poème –, elle ouvre de façon claire la porte au commentaire. Le phénomène est encore plus marqué lorsque le texte semble laisser volontairement la porte ouverte à la pluralité des interprétations. C’est alors à une sorte d’intronisation du commentaire que l’on assiste. Deux cas suffiront dans ce que nous considérons comme la deuxième série.

Le premier cas est constitué par la mention d’un sacrifice (323-329). Il est question d’une jeune femme menée à de cruelles noces (323) sans que l’on puisse établir clairement s’il s’agit de Polyxène ou d’Iphigénie. Les commentaires qui ont accumulé des indices dans un sens ou dans l’autre pourraient avoir manqué l’essentiel, à savoir l’égalité des Grecs et des Troyens dans le malheur, marquée par cette sinistre symétrie de jeunes femmes sacrifiées, mais il n’en reste pas moins que cette manière du poète convoque explicitement le commentaire comme son prolongement.

Le deuxième cas sera constitué par le passage sans doute le plus connu du poème, celui dans lequel on a voulu voir jusqu’à un réel don de prophétie de Lycophron. Il s’agit du moment où Cassandre annonce la fin de l’affrontement entre l’Asie et l’Europe à la faveur de la venue d’un homme providentiel :

(… les guerres se succéderont)

« jusqu’au jour où, rougeoyant, un lion apaisera la rude mêlée,

1440 un descendant d’Eaque et de Dardanos,

lion tout à la fois thesprote et chalastréen.

Il renversera face contre terre la maison de son sang

et contraindra les princes argiens, tout tremblants,

à flatter le chef de guerre, le loup de Galadra,

1445 et à lui tendre le sceptre de son antique pouvoir.

Contre lui mon parent à la sixième génération,

lutteur incomparable, ayant croisé la lance

sur mer et sur terre, et conclu l’accord,

verra célébrer son excellence au rang de l’amitié

1450 et recevra les prémices du butin de guerre. »

Par ces mots s’achève la prophétie de Cassandre à proprement parler, la suite n’étant plus constituée que par ses lamentations sur l’inutilité de parler, avant que le serviteur ne conclue à l’intention de Priam par des mots attestant que, effectivement, il n’a rien compris, ce qui contribue fortement à conférer au lecteur-auditeur la responsabilité qui, dans le poème, serait celle de Priam à partir du silence qui suit les derniers mots du texte.

Nous nous épargnerons la liste des personnages qu’on a voulu voir derrière ce lion, ce loup, ce parent à la sixième génération (le plus évident pour le premier étant, comme on peut s’y attendre, Alexandre le Grand). Ce qui compte dans notre contexte, c’est de confronter ce moment du poème avec la possibilité de laisser l’énigme ouverte, possibilité que nous observons dans les cas précédemment évoqués. Si l’énigme peut à la fois être résolue et demeurer néanmoins ouverte, la prophétie peut à la fois sembler ex eventu si l’on considère les solutions possibles de l’énigme, et demeurer une vraie prophétie puisque, comme on l’a vu, l’énoncé d’une solution ne réduit pas à néant le statut énigmatique du texte. Ce dernier n’est pas remplacé par la solution, il est posé dans un nouvel éclairage qui vient le doubler, on le répète, comme en une sorte de contrepoint.

Or, en ce point du poème, si l’on tient compte du fait que le texte appelle le commentaire d’une part, et que le commentaire suscité projette son reflet sur le texte, on comprend peut-être mieux ce qui a provoqué la copie continue de l’Alexandra, le respect du texte qui fait que nous ayons peu de variantes, et la floraison des commentaires qui l’accompagnent. En effet, comment pourrait-on demeurer indifférent à l’évocation d’un sauveur providentiel ? Comment ne pas songer immédiatement à des candidats28 ? Et comment ne pas songer à la présence possible d’un vrai don de prophétie attribué au personnage de Cassandre (ce qui fut le cas d’un philologue non moindre que Wilamowitz29), voire possédé par Lycophron lui-même30 ?

A l’évidence, si Lycophron donnait l’occasion de poursuivre son texte au niveau du commentaire, ce commentaire non seulement prenait une stature toute particulière, légitimée par le poète lui-même, mais le contenu prophétique du texte ouvrait la porte à la perception prophétique dans le cadre du commentaire.

On se souvient du fait que les scholiastes chrétiens sont parfois peu amènes avec des textes classiques dont ils désapprouvent le contenu : les scholies de Lucien en sont un témoin. Qu’en est-il de la perception du « prophète » Lycophron ? Rien dans les scholies antiques qui nous sont parvenues, rien dans le commentaire de Tzetzès ne nous laisse penser qu’on ait voulu attirer le texte de l’Alexandra dans l’orbite des textes prophétiques réellement tenus pour tels, à savoir, dans le cas de Tzetzès, dans l’orbite de la Bible et des prophètes de l’Ancien Testament. Peut-être n’en va-t-il pas tout à fait de même pour Eustathe de Thessalonique. Le savant commentateur des poèmes homériques se trouve à Thessalonique lorsque la ville est prise par les Normands de Sicile (1185). A cette occasion, il remarque qu’il n’avait pas été utile d’avertir les habitants de la ville du désastre imminent :

« … disant nous aussi qu’il n’était pas bon de connaître l’avenir, lorsque cette connaissance ne servait de rien à qui la possède, et comme la Cassandre légendaire, – car j’hésite à produire dans ce contexte de plus grands exemples et des prophètes –, nous disions le vrai, mais renoncions à parler à qui n’écoutait pas. »31

Lorsque Eustathe parle de Cassandre, on n’hésite pas : il se réfère à l’Alexandra de Lycophron. En effet, ses commentaires des poèmes homériques citent fréquemment ce poème (et par ailleurs les pouvoirs prophétiques de Cassandre ne sont pas évoqués dans les poèmes homériques). Or, la présence de la Cassandre lycophronienne chez Eustathe a permis à Stephanie West de supposer non seulement que Eustathe préparait un commentaire de l’Alexandra, mais que son intérêt était motivé par une raison religieuse : la fin de la prophétie de Cassandre annonce une sorte de fin de l’histoire, et la perspective chrétienne pouvait y introduire une prémonition de la venue du Christ32. Le texte décrivant la prise de Thessalonique est explicite : Cassandre est mentionnée comme prophétesse aux côtés des figures bibliques, avec pour prétexte de ce choix le fait qu’on n’osera pas citer en guise de parallèle avec l’action humaine menée par l’auteur des personnages aussi importants que le Christ lui-même (de plus grands exemples…) et les prophètes. En quelque sorte, on peut dire qu’à l’occasion des malheurs de Thessalonique, Eustathe « sort du bois » et laisse entrevoir clairement qu’il met sur un même pied, fut-ce à des niveaux différents, prophétie lycophronienne et prophétie biblique. C’est un pas considérable qui est ainsi franchi : le lecteur ancien voyait dans l’Alexandra une mine de faits rares, déviant souvent de la tradition et, tout à la fois, un appel à l’interprétation dans la « mise en clair » requise par le texte ; un lecteur chrétien peut y percevoir de surcroît une prophétie qui ne concerne plus seulement de manière quasiment interne le monde païen de la culture classique, – oracles de tragédies, prophéties de devins homériques –, mais une annonce faite de ce qui est pour lui, véritablement, le destin de l’humanité tel qu’il le pense voulu par son Dieu.

Cependant, même si l’on est en droit de penser qu’aux yeux d’un chrétien oriental du XIIe siècle, Lycophron se qualifiait ainsi pour devenir le pendant grec de l’Occidental Virgile, inclus dans l’ordo prophetarum à cause de sa quatrième églogue, il serait tendancieux de voir dans cette possibilité l’explication du soin avec lequel l’Alexandra fut recopiée et commentée. Attiré dans l’orbite des textes bibliques par son contenu prophétique, l’« obscur poème » de Lycophron ne pouvait approcher de trop près l’ensemble constitué par le canon des textes tenus pour sacrés. Son statut de modèle a néanmoins été clairement affirmé par l’auteur de la Passion du Christ : des vers de l’Alexandra sont incorporés dans ce centon de vers tragiques jugés dignes de rendre avec le langage qui convient l’épisode dramatique de la mort et de la résurrection du Christ. C’est un témoignage fort du respect qu’on lui portait et qu’on n’a cessé de lui porter, fut-ce pour s’en tenir à bonne distance.

Ultime remarque sur le ton de Cassandre tel que le poète le décrit et, partant, sur la possibilité d’en tirer un indice quant au statut du texte.

Il est important, peut-être, de ne pas laisser échapper un indice que le poète nous livre dès les premiers mots. Il s’agit de la profération « première » du texte, telle que le serviteur dit l’avoir entendue, mais que nous n’entendrons qu’à travers la reproduction zélée qu’il en donnera :

« Je dirai tout avec exactitude, tout ce que tu me demandes

dès l’extrême début ; si mon récit devient longueur,

pardon, maître ; car la jeune fille n’a pas en repos

comme autrefois lâché le flot changeant de ses oracles,

5 mais elle a répandu son immense cri où tout se fond :

de son gosier laurivore elle a fait jaillir un langage de transes,

elle imitait les paroles de la sombre Sphinge. »

On constate qu’en plus de l’obscurité, le langage de Cassandre s’est distingué par l’agitation. Or, cela n’est pas donné pour ordinaire (la jeune fille n’a pas en repos / comme autrefois…). C’est donc dans un mouvement continuel, et exceptionnel, que le poète nous présente la prophétie de Cassandre. Une impression qui sera augmentée encore par l’image de Cassandre sous les traits d’une Mimallone (donc une bacchante, v. 1464) ainsi que par celle du serviteur rapportant ce discours à la manière d’un coureur qui s’élance sur la piste (v. 13-15). Cette conception du texte tournoyant dans l’agitation de son mouvement propre n’est peut-être pas sans relation avec les mouvements de va-et-vient que l’on peut percevoir entre le poème et, en contrepoint, les tentatives d’en clarifier le contenu.

3. Étincelles dans l’ombre ?33

Prononcer les mots « Etincelles dans l’ombre », à propos de l’Alexandra de Lycophron, ne peut être perçu que comme une provocation par les lecteurs même les moins avertis. Après tout, le texte de cet étrange poème est « obscur » non seulement au sens ordinaire selon lequel on a peine à le comprendre (ce qui valut à l’Alexandra, on le sait, la réputation d’être par excellence le σϰοτεινὸν ποίημα), mais son propos lui-même, une fois décrypté, est également « sombre » au sens ordinaire de ce que l’on entend lorsqu’on veut qualifier de « sombres » des prophéties. Or, qui dit étincelles dit lumière.

Qu’entend-on aborder, par conséquent, sous un titre apparemment si peu approprié ?

Commençons par écarter les confusions possibles et délimitons notre champ, c’est l’une des voies les plus sûres qui s’offrent à nous dans l’obscurité qui plane sur tout ce qui touche de près ou de loin l’Alexandra. Deux distinctions s’imposent ici.

La question des éventuelles étincelles de lumière dans l’obscurité du texte ne devrait pas être confondue avec celle du comique chez Lycophron. Certes, nous associons volontiers rire et luminosité (et les Grecs le font couramment à travers l’étymologie même du mot γελᾶν), certes, la question du comique se pose chez Lycophron dès lors qu’il est l’auteur d’un traité πεϱὶ κωμωιδίας, mais rien ne nous dit que le comique soit essentiellement et systématiquement lié à l’idée de lumière34.

A ce titre, et c’est la deuxième distinction, des passages comme 1056-1066, ou encore 1131-1138 ne doivent pas non plus entrer en ligne de compte.

Le premier est une séquence où l’on voit les ambassadeurs étoliens obtenir des Apuliens ce qu’ils souhaitent, à savoir une portion de territoire, mais sous une forme brutale puisqu’on leur donne de ce territoire ce qui est nécessaire à les enterrer vivants ; il s’agit ici d’un moment de sarcasme brutal, et que l’on pourrait mettre en rapport avec le mécanisme « Baudelairien » du rire qui veut que le rire résulte d’un sentiment de posséder une force supérieure, mais il est évident toutefois que la tonalité sombre qui caractérise l’essentiel du texte de l’Alexandra n’est pas altérée par cet épisode. On en dira tout autant du second passage mentionné (1131-1138) où l’on entend Alexandra se rire des jeunes gens fiers de leur coiffure mise à la manière d’Hector, mais dont les filles ne veulent pas pour époux en raison de quelque défaut (1131-1138), – et la statue d’Alexandra leur sert de refuge pour éviter ces mariages.

Ni ressorts comiques, ni étincelles d’ironie sarcastique, les indices à la recherche desquels nous nous lançons pour explorer notre paradoxe (la lumière dans le « poème obscur »), nos étincelles dans l’ombre pourraient faire l’objet d’une définition théorique dont il s’agirait de trouver ensuite la matérialisation.

Il est cependant plus honnête, plus simple et, je l’avoue, plus en harmonie avec l’apparition et le déroulement de la question dans ma propre lecture du texte, de partir d’un exemple qui, justement, donne une idée de ce que l’on peut entendre par là.

Aux vers 307sq, on entend Alexandra se lamenter à la prédiction de la mort de Troïlos. A cette occasion, Lycophron met dans la bouche de son personnage (que l’on considère qu’on entend le serviteur ou Cassandre elle-même à travers lui importe peu) une expression marquée d’affectivité : Troïlos est désigné au vers 308 comme un τεϱπνὸν ἀγϰάλισμα συγγόνων : tendre fardeau pour les bras des tiens : ce moment de douceur au cœur du drame, alors que se trouve annoncée la mort de l’enfant, qui sera décapité sur la tombe de son père (aucun doute à ce sujet depuis le vers 307, et malgré le rapport particulier qu’il aura avec Achille, lequel rapport amoureux pourrait donner une connotation particulière à l’expression τεϱπνὸν ἀγϰάλισμα, mais συγγόνων vient ici apporter la précision). Ce moment fugace de tendresse au milieu de l’horreur, que l’on peut tenir pour l’un des sommets du « poétique » dans l’œuvre, aurait peut-être été appelé quelques siècles plus tard un moment de « sublime ».

A la lecture de cette évocation, on en vient à se demander si l’impression ressentie ne serait pas due aux hasards de la sensibilité de notre temps plus qu’à la perception que l’on devrait supposer de ce texte pour ses premiers auditeurs. Certes, on pourrait considérer la question comme oiseuse : en quoi le sentiment des premiers auditeurs compterait-il plus que celui des suivants, dont nous sommes ? Il convient cependant, pour demeurer un peu plus du côté de la neutralité analytique que de la subjectivité totale, d’évoquer le monde de référence explicitement convoqué par le poète, à savoir au premier titre celui de la tragédie35 mais également celui de l’épopée.

En l’occurrence, le sentiment de tendresse qui vient jeter une étincelle de lumière dans l’horreur du massacre des Troyens est-il un sentiment dont nous ayons une attestation dans ce monde de référence ?

On peut, je crois, l’affirmer sans hésiter : deux situations au moins évoquent en pleine tragédie la tendresse que provoque la présence d’un enfant : le premier se trouve dans les lamentations de Kilissa (Eschyle : Choéphores 734-765) : on songera tout particulièrement aux vers 753-760 ; c’est le moment où, quittant pour un instant la situation dramatique de la mort supposée d’Oreste, Kilissa (ou plutôt Eschyle à travers elle) introduit un bref instant de tendresse pour l’ensemble des nouveaux-nés (… τὸ μὴ φϱονοῦν γὰϱ ὡσπεϱεὶ βοτόν / τϱέφειν ἀνάγϰη, πῶς γὰϱ οὔ ; ϰτλ. 753-754 : ce qui ne peut réfléchir, il faut le traiter comme un petit animal, n’est-ce pas ? ; le deuxième est l’arrivée du petit Oreste dans l’Iphigénie à Aulis d’Euripide : lorsque Clytemnestre, bernée par de fausses promesses, parvient avec Iphigénie au camp des Grecs, tout bruissant des préparatifs guerriers de l’expédition troyenne, que l’horreur du sacrifice d’une jeune princesse se précise pour l’auditeur, Euripide se donne lui aussi un instant de répit avec des mots que prononce Clytemnestre, mais qui évoquent toute enfance : (Κλ.) τέϰνον, ϰαθεύδεις πωλιϰῶι δαμεὶς ὄχωι ; ϰτλ. 622 : Petit, tu dors, bercé par le mouvement du char ? C’est ainsi qu’un tragique fait surgir, au milieu d’un contexte de violence guerrière et de ruse menant à la violence, un bref moment de respiration dans lequel on a l’impression que la vie simple et tranquille est là, avec ses enfants qui s’endorment au rythme des voitures36.

Cet exemple dûment posé comme un prélude, nous pouvons suivre désormais le déroulement du texte et présenter les cas qui nous semblent relever de la même disposition.

Aux vers 16-26, le serviteur, dont le langage, comme l’a remarqué Wilamowitz37, n’est pas moins énigmatique que ne le sera celui de Cassandre-Alexandra, évoque le lever du jour :

16 Ἠὼς μὲν αἰπὺν ἄϱτι Φηγίου πάγον

κϱαιπνοῖς ὑπεϱποτᾶτο Πηγάσου πτεϱοῖς

Τιθωνὸν ἐν ϰοίτηισι τῆς Κέϱνης πέλας

λιποῦσα, τὸν σὸν ἀμφιμήτϱιον ϰάσιν.

« Aurore, au-dessus du Phégion escarpé,

Volait, portée sur les ailes rapides de Pégase :

Elle avait laissé Tithon dans sa couche près de Cerné.

Vous êtes frères, toi et lui, de mères différentes. »

On voit certes apparaître la lumière du jour, et l’on songe bien évidemment, alors qu’on se trouve à l’écoute d’un « récit de messager », que la considération du temps de la tragédie n’est pas bien éloignée : si l’action doit tenter de se dérouler, selon la formule d’Aristote, en un tour du soleil ou ne le dépasser que de peu. (Poet.1449b13 : ἡ μὲν (scil. τϱαγωιδία) ὅτι μάλιστα πειϱᾶται ὑπὸ μίαν πεϱίοδον ἡλίου εἶναι ἢ μιϰϱὸν ἐξαλλάτειν), l’auditeur se trouve certainement devant un indice aussi clair que ceux que nous offrent des ouvertures célèbres de tragédies athéniennes, Agamemnon d’Eschyle en tête. Mais l’étincelle n’est pas ici de nature purement astronomique (la lumière au sens propre du terme faisant irruption dans le texte), elle ne se ramène pas davantage à cette complicité que le poète pourrait vouloir créer avec son auditeur à travers le clin d’œil « théorique » relatif à l’usage du lever du jour. Le clin d’œil que l’on perçoit ici de manière particulièrement claire est de nature intellectuelle. En affirmant que Tithon d’une part et que le destinataire de son discours de l’autre sont frères, mais frères de mères différentes, le serviteur livre une clé que l’auditeur attend depuis le début du texte : où ce discours est-il tenu ? Par quel serviteur à quel « maître » (σύγγνωθι, δέσποτ(α), 3) ? En déchiffrant l’énigme qui lui est ici présentée, l’auditeur obtient la solution. Ce demi-frère de Tithon à qui le discours s’adresse ne peut être que Priam, il en découle que la jeune fille qui vaticine ne peut être que Cassandre, bref, qu’on ne peut se trouver qu’à Troie. La lumière qui se lève ainsi pour nous révéler le paysage troyen se lève du même coup, si l’on peut dire, sur le texte lui-même. L’ingéniosité du procédé, relève des plus subtiles formes de l’ἀναγνώϱισις, (on songe à la « quatrième forme » selon la Poétique d’Aristote 1455a4-6) cette « prise de conscience » d’une réalité que la tragédie nous présente souvent comme une forme du bonheur (voir, justement, les retrouvailles d’Oreste et d’Electre) et qui, en tout état de cause, répond au besoin de savoir qui serait, toujours selon Aristote, fondamental pour l’humanité entière (Met. 980a21 πάντες ἄνθϱωποι τοῦ εἰδέναι ὀϱέγονται φύσει : Tous les humains, c’est dans leur nature, ont le désir de savoir). Ainsi, dès les premiers mots, le poète tient à insérer dans le tissu d’un texte qui s’offre comme sombre cet instant d’ingéniosité surgi comme le ferait, contrastant avec un ciel chargé d’orage, un bref instant de feu d’artifice.

Deux remarques méritent d’être rattachées à cette « étincelle » : d’une part, l’ouverture sur un paysage constitue une manière attestée de débuter une tragédie, comme le montre le début de l’Electre de Sophocle ou la monodie d’Ion lui-même dans l’Ion d’Euripide (82-183), un passage où le paysage est justement dévoilé, comme ici, à l’occasion du lever du soleil.

D’autre part, cependant, il ne faudra pas attendre longtemps chez Lycophron pour que l’atmosphère lumineuse du lever du jour soit modulée dans le sens des drames qui se dessinent : au vers 22, l’Hellespont est désigné par l’énigme de la meurtrière de vierge Thétis, une tournure que Fusillo considère comme située aux limites de la lisibilité (1991, 155 : on doit se référer à la chute d’Hellé lors du voyage en compagnie du bélier à la toison d’or), mais qui présage de manière claire le meurtre de cette autre vierge qu’est Cassandre elle-même.

Aux vers 83-85 on assiste à la mise en place d’un véritable « monde à l’envers » :

80 (il s’agit du déluge :) οἱ δὲ πϱὸς πέδωι

πύϱγοι ϰατηϱείποντο, τοὶ δὲ λοισθίαν

νήχοντο μοῖϱαν πϱοὐμμάτων δεδοϱϰότες.

φηγὸν δὲ ϰαὶ δϱύϰαϱπα ϰαὶ γλυϰὺν βότϱυν

φάλλαι δὲ ϰαὶ δελφῖνες αἵ τ’ ἐπ’ ἀϱσένων

85 φέϱβοντο φῶϰαι λέϰτϱα θουϱῶσαι βϱοτῶν.

« ……………Les tours

étaient abattues au sol et les hommes nageaient :

ils avaient sous les yeux la mort inévitable.

Le gland, le fruit du chêne, et le doux raisin étaient

La pâture des baleines, des dauphins, des phoques,

Dont la femelle jouait sur les lits des humains. »

C’est au fond de l’eau que le contexte dramatique du déluge nous présente les douceurs de la vie humaine. L’impression de « monde à l’envers » provient tant du fait qu’on évoque dans l’eau les éléments de la vie terrestre (des fruits, du mobilier) que de celui que l’on montre des animaux menant une vie quasiment humaine : le gland passe pour la nourriture de base de l’humanité, le raisin est un don de Dionysos qui marque une avancée dans la culture du sol, – comme si le renversement des domaines de l’air et de l’eau faisait passer les animaux marins par les étapes mêmes de l’évolution de l’humanité –, enfin les deux mondes se rencontrent virtuellement lorsque les femelles des phoques se jouent sur les lits des humains, référence à une croyance selon laquelle ces femelles rechercheraient effectivement à s’accoupler avec des hommes. Holzinger cite à ce propos Elien NA.4.56 ainsi qu’Apollodore 3.12.6, deux anecdotes contrastées, puisque dans la première, il est question d’une femelle de phoque tombée amoureuse d’un pêcheur d’éponges et qui s’unit à lui dans une grotte (en dépit du fait qu’il est l’un des plus laids parmi les pêcheurs d’éponge, est-il précisé) ; dans la seconde, c’est au contraire l’aspect négatif qui domine : Psamathé, fille de Nérée, se transforme en phoque pour échapper à la poursuite d’Eaque, mais c’est en vain puisque cette union sera néanmoins consommée pour donner naissance à Phôkos.

Le contraste est marqué entre ce tableautin propre à faire sourire et le contexte de catastrophe envoyée par Zeus.

Dans les références auxquelles on pourrait songer, on trouvera la coexistence du monde de la douceur et du monde du danger (on songe à Phénix évoquant l’éducation d’Achille au neuvième chant de l’Iliade (485-495), ou à la servante Kilissa parlant de l’éducation d’Oreste dans Les Choéphores d’Eschyle (749-762). L’aspect à nos yeux légèrement « surréaliste » d’un monde de la douceur humaine occupé par des animaux marins, même s’il évoque diverses créatures marines anthropomorphes ou divines (on songe au dithyrambe 17 de Bacchylide avec sa plongée de Thésée, surtout les vers 100-116) demeure sous cette forme une originalité du texte de Lycophron et renforce au passage son efficacité sur l’imaginaire de l’auditeur.

Le vers 182 comporte une image rassurante tirée de la vie quotidienne, et cela en pleine évocation d’un épisode déterminant qui mène à la guerre de Troie : revenant à Troie avec Hélène, Pâris-Alexandre excite contre lui et contre sa cité l’ire des Grecs ; en deux vers, Lycophron le compare ici à un jeune garçon qui provoque des guêpes en les enfumant :

180 χὠ μὲν παλιμπόϱευτον ἵξεται τϱίβον

σφῆϰας δαφοινοὺς χηϱαμῶν ἀνειϱύσας

ὁποῖα ϰοῦϱος δῶμα ϰινήσας ϰαπνῶι.

« Mais lui, Pâris, reviendra, couvrant la route inverse,

Il aura de leur trou tiré les fauves guêpes

Comme un garçon qui trouble leur gîte à la fumée. »

Holzinger l’avait déjà remarqué : la référence homérique à laquelle on se sent renvoyé ne correspond pas entièrement à la situation. Au chant 16 de l’Iliade, vv. 259sqq, les compagnons de Patrocle se préparent à une sortie et sont comparés à des guêpes excitées par des enfants. Ce qui manque dans ce passage de l’Iliade par rapport à notre passage, c’est l’utilisation de la fumée, dit Holzinger. On ajoutera qu’il manque chez Lycophron l’imminence du danger que le comportement des enfants, dans l’Iliade, fait ainsi peser sur les voyageurs. Cette absence de tension dans l’immédiat est un trait marquant de notre passage : on se trouve subitement devant une image d’un quotidien sur lequel ne pèse aucune menace particulière (ainsi font les jeunes gens…), et cette image vient servir par contraste à la description de la tension qui monte au travers de la marche inéluctable de la prophétie de Cassandre vers la catastrophe qui va s’abattre sur Troie.

C’est donc moins d’autres guêpes qu’il faut rechercher dans les poèmes homériques que le recours à un procédé qui n’est pas nouveau : l’interruption du climat du récit par l’intrusion d’un tableau qui transporte l’auditeur dans un autre monde. Lycophron pouvait trouver dans l’Iliade le tableautin d’Ajax comparé à un âne obstiné, et que des enfants tentent vainement de déloger d’un champ cependant qu’il s’obstine à y brouter : guerre et « vie paisible » se côtoyant dans les mêmes vers, la seconde offre à l’évocation de la première un fugace instant de répit (Il. 11.558-565). Dans le monde de la tragédie, la « douceur de vivre » contraste également avec le fracas des armes dans la scène de l’arrivée de Clytemnestre au camp d’Aulis chez Euripide, comme on a pu l’évoquer dans le premier exemple38.

On ne reviendra pas ici sur le cas du vers 308 et de l’expression τεϱπνὸν ἀγϰάλισμα συγγόνων : il a été dit déjà qu’il sert de modèle de départ à notre interrogation.

Le cas suivant apparaît au moment de l’établissement à Chypre d’Achéens revenus de la guerre de Troie : après Teucros, premier cas cité, à partir du vers 479, c’est Agapénor qui vient s’établir à Chypre, second des cinq « colonisateurs » de l’île. Son « entrée en scène » apporte un contraste fort avec l’évocation du premier des cinq colons : en effet, en tête de la série, l’évocation du retour de Teucros donnait l’occasion de rappeler le suicide d’Ajax et son contexte guerrier, une querelle de famille qui voyait Teucros chassé de Salamine par Télamon, querelle permettant le rappel de l’ascendance troyenne de Teucros et de l’aventure de sa mère Hésione, exposée à la fureur du monstre marin et sauvée par Héraclès. Ces épisodes tumultueux précèdent immédiatement l’arrivée d’Agapénor et nous font ressentir cette dernière comme une parenthèse de sérénité. Avec lui, on est ramené aux origines paisibles de l’humanité. L’Arcadien, en effet, appartient à cette population qui date d’avant l’apparition de la Lune, population aux mœurs simples, restes visibles en quelque sorte d’un âge d’or et dont le mythe cruel des fils de Lycaon transformés en loups ne fait l’objet que d’un vers peu explicite. Son action ne sera justement pas guerrière sur l’île, mais industrieuse : c’est lui qui découvrira les mines métallifères. Comme pour compenser l’atmosphère énigmatique qui plane sur le mythe arcadien des enfants de Lycaon, Lycophron donne à Cassandre l’occasion d’évoquer la mort du père d’Agapénor à l’occasion de la chasse du sanglier de Calydon : l’auditeur se retrouve en territoire légendaire bien connu, et le père d’Agapénor est explicitement présenté comme une victime. Ainsi, la séquence d’Agapénor se présente comme un instant de respiration et d’apaisement au milieu de mentions de guerres et de querelles.

Cette image d’une Chypre de la sérénité est charriée dans la tragédie au moins par un passage des Bacchantes d’Euripide (402-408), où Chypre est du reste associée aux pentes de l’Olympe qui virent naître les Muses (ibid. 409-411).

Toujours dans la séquence chypriote des retours, c’est encore la description rassurante d’une vie de l’abondance et de la paix qui nous est offerte lorsque Cassandre, aux vers 577-80 évoque les « Oinotropes », filles d’Anios, lui-même fils d’Apollon et de Rhoiô ; elles doivent leur formation et leur don de tout transformer en nourriture et en vin à Dionysos lui-même, appelé ici de son épithète de « Problastos » :

577 ἃς δὴ Πϱόβλαστος ἐξεπαίδευσε θϱασύς

μυληφάτου χιλοῖο δαιδαλευτϱίας

ἕϱπιν τε ῥέζειν ἠδ’ ἀλοιφαῖον λίπος,

οἰνοτϱόπους Ζάϱηϰος ἐϰγόνους φάβας.

« C’est Problastos, un rude gaillard, qui éduqua ses filles :

Subtiles ouvrières du fourrage écrasé au moulin,

Elles font le vin et l’huile grasse

Les sauvages pigeonnes tourne-vin, petites-filles de Zarax. »

N’oublions pas que, malgré le fait qu’on se trouve dans la séquence des retours, les vers en question constituent une analepse qui nous ramène au moment où les Grecs font voile vers Troie. Anios, père des Oinotropes, tente en vain de retenir l’expédition à Délos en lui offrant la subsistance que ses filles aux dons miraculeux peuvent procurer aux guerriers grecs (ils ne resteront pas, mais se souviendront de ce don exceptionnel et les feront venir à Troie au moment d’une famine, comme le rappellent les vers 581-583). C’est donc du contraste entre le climat de guerre et l’offre d’abondance tranquille que vit cette « étincelle » momentanée, cet instant bref où la rareté et la violence sont fugacement abolies.

Bien qu’il n’y ait sans doute pas de référence tragique précise, on ne peut s’empêcher de songer ici au personnage du campagnard vertueux qu’est le laboureur mycénien dans l’Electre d’Euripide. Le poète tragique l’utilise pour contraster avec le monde de vengeance et de cruautés dans lequel vivent Electre et Oreste un univers paisible, noble et innocent, qui conduit d’ailleurs à une véritable réflexion sur les valeurs (El. 357-363, puis les réflexions d’Oreste : 367-390). C’est dans les deux cas une sorte de suspens bienvenu, moment de halte dans la marche inéluctable du drame.

Ne faudrait-il pas considérer dans cette même perspective la digression souriante sur les enfants des îles Baléares (637-641) ? On se souvient qu’au moment des retours, des Béotiens s’y établissent39, ce qui donne lieu à cette digression :

637 ὧν αἱ τεϰοῦσαι τὴν ἐϰηβόλον τέχνην

ἄδοϱπα παιδεύσουσι νηπίους γόνας·

οὐ γάϱ τις αὐτῶν ψίσεται πύϱνον γνάθωι

πϱὶν ἂν ϰϱατήσηι ναστὸν εὐστόχωι λίθωι

ὑπέϱ τϱάφηϰος σήμα ϰείμενον σϰοποῦ.

« Les mères, chez eux, enseigneront l’art touche-cible

A leurs petits dans le jeûne.

Car aucun d’eux n’écrasera de pain sous sa mâchoire

Avant d’avoir touché, d’une pierre bien ajustée, sa galette

Posée sur une poutre et tenant lieu de cible. »

On l’impression d’entendre ici de lointains échos des Aitia de Callimaque, voire des parties ethnographiques des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes : jeu de mots sur le verbe βάλλειν, présent dans ἑϰηβόλον, et le nom des Baléares d’une part, et de l’autre une explication plaisante de l’habileté des insulaires des Baléares au tir à la fronde. On est à la fois dans la tendance « savante » de la poésie alexandrine et dans la perspective étiologique de la tragédie, voire de l’épopée elle-même si l’on s’en réfère aux jeux de mots sur le nom d’Ὀδυσσεύς. Cependant, l’évocation d’enfants s’exerçant à la fronde pour mériter leur nourriture ne peut empêcher l’affleurement d’un sourire : la tension créée par les difficultés que rencontrent les Béotiens sur ces îles inhospitalières et la nostalgie qu’ils éprouveront de leur terre natale s’en trouvent momentanément suspendues. Sous une forme plus dense, on assiste à un jeu d’enfants comme celui que Callimaque met en scène au début de son hymne à Artémis (hy.3, 4-28) ou Apollonios dans la rencontre d’Aphrodite et d’Eros jouant avec Ganymède (Arg. 3.114-127).

En suivant le déroulement du texte, et compte tenu de tout ce qu’il y a de subjectif dans notre lecture, on ne trouve plus à citer véritablement que la « rose de Locres », mentionnée au vers 1429. Il est question de Xerxès au moment de sa défaite contre les Grecs lors des guerres médiques :

1419 Λοϰϱῶν δ’ ὁποῖα παῦϱον ἀνθήσας ῥόδον, ϰτλ

« Sa force passera comme la rose de Locres »,

Cette rose de Locres que l’on dirait sortie en droite ligne d’un poème de Chénier pour venir embaumer un instant ce catalogue d’horreurs réciproques, n’est probablement pas un cas à prendre en considération dans notre ligne de réflexion, et l’on pourra le regretter. Manifestement, retenir ce cas serait une erreur de perspective. Non seulement nous nous trouvons devant une expression proverbiale dans laquelle la fleur n’exprime qu’une banale vision de la brièveté, mais il se pourrait encore, si l’on en croit Pollux (5.10240), que l’on se trouve dans une querelle d’érudits, la rose en question pouvant soit être considérée comme locrienne, soit comme évoquée par un auteur locrien, le tout venant encore se compliquer du fait qu’Hésychios connaît même un sens particulier du mot (Hsch. λοϰϱός· φαλαϰϱός). dont la pertinence ne s’impose cependant pas à notre contexte, où il est clairement question de brièveté. Au total, les conditions ne semblent pas réunies pour que l’expression vienne ici donner à l’auditeur l’espace d’un suspens dans le récit des guerres médiques.

Parvenus à ce point, on ne prétendra pas avoir établi une liste exhaustive des occurrences que l’on pourrait classer comme des « étincelles de lumière ». Cependant, en tout état de cause, on constate que si l’on s’en tient à une définition plus ou moins rigoureuse, de telles « étincelles » sont des raretés.

Les passages comme ceux qu’on vient d’évoquer constituent des moments fugitifs, visions lumineuses de très brève amplitude, et qui sont peut-être d’autant plus efficaces qu’elles sont serties comme des joyaux rares dans une masse sombre d’un texte dominé par le désespoir, y compris, au sommet, le désespoir de sa propre non-communication.

On conserve pour la fin un autre trait, qui ne saute aux yeux que dans le cadre dramatique posé par le poète pour nous faire entendre la voix d’Alexandra : en fait, pour Lycophron, Alexandra ne s’adresse à personne, et c’est sans doute le comble du désespoir qu’il met dans sa bouche à la fin de son intervention (1450-1460). Si l’auditeur, finalement, perçoit quelque chose, c’est grâce à la ruse de Priam, qui a posté un serviteur capable de reproduire la parole prophétique de la princesse troyenne.

Or, ce serviteur, notre intermédiaire, se pose au début dans un contexte que l’on ne peut percevoir que comme celui d’une fête associée à la lumière : il se voit en coureur, en concurrent qui s’élance dans le stade après avoir fait tomber le fil marquant la ligne de départ (13-15).

L’épopée nous présente ici une référence au moins : un concours sportif dont toute l’atmosphère est marquée par la jubilation, et cela malgré la circonstance ; il s’agit en effet des jeux funèbres en l’honneur de Patrocle. Mais la tragédie nous offre également l’exemple des jeux imaginaires dans lesquels Oreste aurait péri (Soph., El. 680-695 pour le moment de répit que procure l’évocation de la fête, la suite étant consacrée à l’accident supposé d’Oreste.).

Ainsi, on peut dire qu’en grands caractères, sur le plan qui gouverne l’ensemble du texte, la récitation du monologue de Cassandre (sa répétition après sa profération véritable supposée) est marquée par la lumière des exploits du stade, avec les connotations de succès et de jubilation que l’on connaît pour ce type de circonstances par l’épopée, la tragédie et, bien entendu, par la poésie lyrique.

Le coureur évoqué dans ces vers initiaux fait planer sur tout le reste de l’œuvre une image lumineuse de compétition sportive. La manière dont le serviteur parvient à répéter les propos qu’il ne comprend pas est assimilable tout au long du monologue à un exploit sportif. A ce titre, on peut percevoir en contrepoint continu de la prophétie sinistre la lumière de l’exploit qui consiste à la répéter.

Cependant, cette étincelle de lumière aboutit, dans les derniers mots du serviteur, à l’aveu involontaire de l’aveuglement de ce « sportif » lorsqu’il souhaite, contre toute évidence pour l’auditeur, que la prophétie tourne au bien du peuple des Bébryces. Lumière ambiguë, par conséquent, que cet éclairage par la gloire du stade41.

En conclusion, on dira que ces étincelles brillent par leur rareté, qu’il s’agisse d’instants fugaces distribués dans le texte ou d’une circonstance générale, vite oubliée d’un auditeur que chaque mot met au défi, et qui présente la récitation elle-même du texte comme un exploit du stade.

Ce qui frappe, c’est la distribution de ces brefs et rares moments : ils se situent uniquement dans la première partie du monologue. Un peu comme si la perspective de l’obscurité devait être installée au début du texte, avec l’efficacité que peut conférer le recours au contraste, et, partant, l’efficacité accrue que peut conférer le recours à la plus grande rareté possible du contraste (pour l’efficacité de la rareté, on peut songer à la mention unique dans toute l’Iliade du jugement de Pâris au chant 24, 22-3042).

Il reste à se poser la question de l’objectif ainsi poursuivi, non par la thématique fondamentale du poème, mais par l’utilisation de ce procédé de recours aux moments que nous appelons d’une manière un peu provocatrice des « étincelles de lumière ».

Le poème se termine sur une affirmation « politique » de la solidarité humaine : les grands « blocs » en guerre que sont l’Asie et l’Europe ont trouvé le héros capable de leur donner l’unité nécessaire à l’établissement de la paix, quelle que soit ici l’identité du personnage que l’on considérera comme convoqué par Lycophron dans le passage très controversé des vers 1435-1450. Cependant, on note depuis longtemps que ce n’est pas cette affirmation politique finale qui serait de nature à créer un sentiment de joie unanimiste perceptible comme la tonalité fondamentale de l’Alexandra. Le centre de la prophétie est occupé par le suicide des Sirènes, le début du discours de la jeune femme est ponctué de cris et de lamentations, la fin de la prophétie revient sur le thème de l’inutilité de la prédiction, partant, de l’inutilité relative d’une perspective optimiste comme celle qui se trouve énoncée à la fin de la prophétie.

C’est dans ce cadre rapidement décrit que se pose la question des étincelles qui sont comme autant de clins d’œil adressés à l’auditeur et que le poète semble avoir voulus très rares.

Si l’on revient au premier des exemples entrevus, celui de Troïlos appelé τεϱπνὸν ἀγϰάλισμα συγγόνων (308), il n’est guère contestable que l’expression fait appel de manière très directe à la sensibilité de l’auditeur. On se situe dans la ligne de ce qu’Aristote a désigné comme le fondement du sentiment de l’ἔλεος (Rhet. 2.1385b 11sqq) :

ἔστω δὴ ἔλεος λύπη τις ἐπὶ φαινομένωι ϰάϰωι φθαϱτιϰῶι ἢ λυπηϱῶι τοῦ ἀναξίου τυγχάνειν, ὅ ϰαὶ αὐτὸς πϱοσδοϰήσειεν ἂν παθεῖν ἢ τῶν αὑτοῦ τινα ϰτλ.

« On dira que la pitié est un sentiment de tristesse provoqué par un malheur, – dommage ou chagrin –, survenu à qui ne l’a pas mérité, et dont on peut penser qu’on pourrait aussi bien souffrir un jour soi-même ou quelqu’un des siens. »

Ces étincelles de lumière pourraient par conséquent n’être pas seulement des instants à l’occasion desquels le poète montre en quelque sorte le bout de son nez en se laissant aller occasionnellement et pour de brefs instants à l’évocation de sentiments propres à créer une complicité avec son auditeur, mais elles pourraient participer d’une stratégie du texte parfaitement raisonnée et dirigée vers la création du sentiment de « pitié » qui, complémentaire de celui de « terreur » constitue, à nouveau selon l’analyse d’Aristote, un des sentiments fondamentaux de la tragédie : éveiller la complicité de l’auditeur par quelques chocs dont la rareté fait le prix, c’est l’entraîner avec soi dans une réalité tangible charriée ici par le monde de la légende troyenne.

Inversément, donner quelques fugitives garanties de lumière permet de faire mieux ressortir que l’obscurité du texte, au double sens de la formulation et du message, ne relève pas d’un simple maniérisme, mais résulte d’un choix déterminé, qui pourrait en dernière analyse découler d’une vision pessimiste du monde.

4. Lycophron : la condensation du sens, le comique et L’Alexandra43

Dans un essai intitulé De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques44, Baudelaire défend l’idée que le rire vient d’un sentiment de supériorité éprouvé par celui qui trouve à rire. Pour illustrer cette thèse, il évoque une situation banale dont Bergson se souviendra et s’interroge en ces termes :

« Pour prendre un des exemples les plus vulgaires de la vie, qu’y a-t-il de si réjouissant dans le spectacle d’un homme qui tombe sur la glace ou le pavé, qui trébuche au bout d’un trottoir, pour que la face de son frère en Jésus-Christ se contracte de façon désordonnée, pour que les muscles de son visage se mettent à jouer subitement comme une horloge à midi ou un joujou à ressorts ? »

Voilà des réactions que l’on cherchera bien vainement à lire sur le visage d’un lecteur de l’Alexandra de Lycophron, le « poème obscur » par excellence, et qui doit sa célébrité avant tout aux nombreuses difficultés d’interprétation que provoque son style volontairement énigmatique.

Pourtant, si l’on considère son auteur, on s’aperçoit que par deux traits relatés dans sa biographie, on doit le situer du côté du comique. Or, l’un des objectifs du comique demeure, quelle que soit la définition qu’on voudra bien en donner, d’agir à travers le rire. Lycophron est en effet l’auteur d’un traité πεϱί ϰωμωιδὶας, Sur la comédie, et d’autre part, on connaît de lui les célèbres anagrammes de Ptolémée et d’Arsinoé (Πτολεμαῖος, ἀπὸ μέλιτος et Ἀϱσινόη, ἴον Ἥϱας), que l’on a surtout voulu exploiter du point de vue historique, à vrai dire (avec cette difficulté qu’il y a deux Arsinoé et que l’on ignore laquelle est ici désignée).

Le premier des deux traits parle de lui-même : qui se préoccupe de comédie ne saurait se tenir bien éloigné des mécanismes du rire. Quant aux anagrammes, on peut se souvenir que le remploi d’un matériel identique est considéré par Sigmund Freud comme l’une des trois techniques du Witz45, cheminement privilégié du rire ; or, l’anagramme est incontestablement une forme extrême de l’emploi double d’un nom, dont Freud donne justement plusieurs exemples (les anecdotes portant sur les noms de Rousseau, dans lequel une personne malveillante veut voir roux et sot, et, pour passer de la tête couronnée de Ptolémée à celle de Bonaparte, la réaction critique de cette partenaire de bal de Napoléon qui lui aurait répondu, alors qu’il disait que tous les Italiens dansent mal : « non tutti, ma buona parte »46).

Si l’on considère les fragments du πεϱὶ ϰωμωιδίας que nous livre Athénée, on s’aperçoit qu’ils sont avant tout mentionnés en relation avec des mots qu’il s’agirait d’expliquer, ou dont il faudrait attester l’usage47. C’est évidemment la perspective du citateur qui pourrait, en l’occurrence, fausser notre vision du traité. Cependant, l’un des fragments, au moins, nous montre que les livres sur la comédie de Lycophron prenaient en compte le contexte social du spectacle comique : il s’agit de l’anecdote célèbre d’Antiphane et d’Alexandre le Grand, dont Athénée nous dit qu’on peut la lire dans le traité Sur la comédie de Lycophron. Antiphane donne lecture de l’une de ses pièces devant Alexandre, et comme Alexandre ne marque pas d’enthousiasme excessif, Antiphane lui fait remarquer que pour aimer ce théâtre, il faut avoir « souvent pris part à des festins où l’on apporte sa part, souvent avoir donné et reçu des coups pour se disputer une courtisane » (Ath. 13.555a).

En outre, le fait que l’action de l’Alexandra débute au lever du jour (16-19) pourrait constituer une allusion à l’observation célèbre d’Aristote sur la « journée » tragique (Poet. 1449b13). Lycophron, ainsi classé parmi les lecteurs de la Poétique, pourrait donc avoir eu sous les yeux le désormais célèbre second livre de ce traité, supposé consacré à la comédie (selon l’interprétation que l’on donne alors des mots πεϱὶ ϰωμωιδίας ὕστεϱον ἐϱοῦμεν. Poet. 1449b).

Ainsi, l’anecdote d’Antiphane et d’Alexandre le Grand pourrait aussi refléter une réflexion sur le μῦθος de la comédie, et non pas uniquement sur l’état d’esprit supposé des spectateurs.

Mais sortir du πεϱὶ ϰωμωιδὶας pour aller chercher dans l’Alexandra elle-même des marques de comique a paru téméraire à plus d’un critique. Wilamowitz a sans doute joué un rôle important dans cette perspective : il est allé jusqu’à considérer qu’il n’y avait rien de commun entre l’Alexandra et la comédie, et que les études de Lycophron sur la comédie devaient dater d’une période postérieure à la rédaction du monologue tragique.

Holzinger offre dans son introduction un utile survol des passages qui ont été diversement exploités pour tenter de lire dans le monologue lycophronien de Cassandre une influence du monde de la comédie. Comme il le relève lui-même, il s’agit soit d’expressions que l’on peut rapprocher de l’obscénité, soit de sujets abordés dans le texte et qui ne constituent pas une matière tragique. On donnera pour exemple de l’obscénité le passage qui évoque, aux vers 1385sqq, la fille de Nélée qui se prostitue à Milet et insulte son propre organe sexuel, et pour exemple de matière peu adaptée au contexte tragique l’histoire des oreilles d’âne du roi Midas (1402), dont Holzinger remarque qu’elle correspond à la définition aristotélicienne du ridicule tel que le cultive le comique :… αἶσχος ἀνώδυνον ϰαὶ οὐ φθαϱτιϰόν48.

On voit cependant bien vite que de telles énumérations d’éléments supposés « comiques » ne mènent pas loin, et cela même si l’on l’on cherche à leur adjoindre le pur et simple goût des mots rares, présent aussi bien dans le πεϱί ϰωμωιδίας que dans l’Alexandra. En effet, la liste est constituée par des rubriques dont le choix relève de la subjectivité de chaque lecteur, et l’on est en droit de se demander combien de passages des tragiques du grand siècle passeraient pour influencés par des recherches sur la comédie si l’on s’avisait de les passer au même crible. Que l’on songe au bœuf sur la langue du φύλαξ d’Eschyle, à la manière dont le Créon de l’Antigone de Sophocle parle des femmes, aux ripailles hors de saison d’Héraklès dans l’Alceste d’Euripide, pour ne prendre qu’un seul exemple chez chacun des trois grands tragiques.

Mieux vaut, par conséquent, se tourner vers ce qu’on pourrait définir comme le μῦθος lui-même de l’Alexandra. « Drama ist Handlung »49, comme disait Wilamowitz : on se rappellera que, par ces mots, il entendait retirer à l’Alexandra toute qualité véritablement « dramatique ». On pourrait cependant renverser leur portée en les prenant justement pour point de départ d’une analyse de « ce qui se passe » dans une action scénique supposée de l’Alexandra : un serviteur vient rapporter au roi Priam les propos tenus par Cassandre le jour où Pâris-Alexandre fait voile vers la Grèce, où il enlèvera Hélène. Ces propos constituent une prophétie décrivant notamment l’avenir de Troie, avec des retours occasionnels dans le passé. A la fin de son récit, le messager fait vœu que tout cela puisse tourner à l’avantage de Priam. Ces dernières paroles constituent à l’évidence une « sortie de scène » typique de la tragédie, avec des mots qui seront cruellement démentis par les faits, comme les spectateurs le savent (on songe à Hémon dans l’Antigone de Sophocle 762-765, à Penthée dans les Bacchantes d’Euripide 509-514). Cette action scénique minimale reçoit une double impulsion en provenance de ses prérequis et de ses conséquences : les prérequis résident dans l’aventure de Cassandre et d’Apollon, aventure à laquelle la princesse troyenne doit son don de prophétie, l’incrédulité de ses auditeurs, et le fait qu’on la tienne enfermée : c’est en effet une ruse de Priam que de l’avoir mise à l’écart tout en postant à sa porte un gardien chargé de rapporter ses paroles. Du côté des conséquences, les malheurs prévisibles des Troyens et de leurs agresseurs achéens, contenu de la prophétie, forment l’action qui va découler de la scène à laquelle on assiste. On observera que les deux parties en présence, Troyens et Grecs, ont des destins compatibles avec la définition aristotélicienne de la meilleure tragédie (Poet. 1453a) : passage du bonheur au malheur non par méchanceté, mais par quelque « grave faute »50. Cette faute, dans le cas des Troyens, est l’offense commise par Pâris-Alexandre à l’endroit de Zeus, garant des lois de l’hospitalité, en enlevant l’épouse de son hôte (136-137) ; dans le cas des Grecs, la faute est le viol de Cassandre par Ajax de Locres dans le sanctuaire d’Athéna (365-366). Que peut-il y avoir de commun entre cette trame doublement tragique et la comédie ?

Certes, Platon fait bien dire à Aristodème, dont Apollodore nous rapporte le récit, qu’il a entendu, au petit matin dans lequel s’achève le Banquet, Socrate discuter avec Agathon et Aristophane (Symp. 223c) ; seuls éveillés encore à cette heure matinale, buvant « à la même grande coupe », ils entretenaient des propos à la faveur desquels Socrate contraignait ses deux interlocuteurs à convenir que savoir écrire une tragédie et une comédie est le fait d’un même homme. Mais peut-on supposer que Lycophron partageait cette vue ?

S’il est difficile de l’affirmer, on peut cependant interpréter les fragments restants de son drame satyrique Ménédème comme un lointain reflet du Banquet de Platon.

Le premier des fragments de cette pièce conservés dans nos collections de fragments51 nous montre un personnage (peut-être Silène s’adressant aux satyres du chœur) qui fait l’éloge d’un repas, δεῖπνον, auquel il a assisté : il n’en a jamais vu de pareil, ni en Carie, ni à Rhodes, ni en Lydie. Le second fragment semble nous introduire dans le lieu même où se déroule le repas : une voix nous décrit un repas qui, justement, ne se distingue pas par le luxe de ses mets : la coupe qui circule est petite, le vin est de peu de prix, il est trop coupé d’eau ; on mange des lupins, un légume défini comme « compagnon de beuverie des pauvres ».

Pour Athénée, à qui nous devons ces deux fragments, le texte de Lycophron vise à railler Ménédème, ce qui se ferait ici à travers la satire des repas que prenaient ensemble les philosophes et artistes de son cercle.

Le troisième fragment, transmis par Diogène Laërce, évoque lui aussi un repas frugal, une coupe « mesurée » et un dessert (τϱάγημα) consistant en discours propres à édifier la raison.

Enfin, le quatrième fragment, à nouveau transmis par Athénée, évoque le petit matin : l’oiseau qui appelle l’aurore surprend des personnages dont on peut supposer qu’ils forment le cercle de Ménédème : ils ne sont point encore rassasiés du banquet qui leur est offert.

Si l’on excepte les traits dirigés contre la conception “calviniste” du repas, on trouve dans les discours philosophiques servant de dessert et la discussion menée jusqu’à l’aube par des interlocuteurs infatigables des éléments qui font évidemment songer au Banquet de Platon (et l’on se rappellera que Platon lui-même était devenu un personnage de la scène comique athénienne). Si l’on peut ainsi supposer que Lycophron démarque le Banquet, il en découle bien évidemment qu’il connaît la perspective finale mettant dans une même visée la création tragique et la création comique.

A la lumière de ce rapprochement, il n’est donc pas illégitime de chercher dans l’Alexandra la dimension comique qui devrait relever du savoir d’un bon poète tragique. En outre, si, comme nous le supposons, Lycophron connaît la Poétique d’Aristote, on peut procéder en suivant les éléments constitutifs aristotéliciens de la tragédie (Poet. 1449b sqq), dont on peut penser qu’ils fonctionnent comme éléments constitutifs du spectacle théâtral, qu’il s’agisse de tragédie ou de comédie.

La μελοποιὶα étant notoirement absente de l’Alexandra, on ne s’y attardera pas, sinon pour observer que son absence, dont l’évidence s’impose au fil du texte, correspond peut-être à une frustration (cf. infra).

La λέξις, elle, est peut-être ce qu’il y a de plus caractéristique dans l’Alexandra. Elle se caractérise, comme on sait, par le recours systématique à l’énigme qui vaut au poème son qualificatif de σϰοτεινὸν ποίημα52. Il se trouve que l’énigme est utilisée sur la scène comique, à titre de jeu de société, par des poètes comme Antiphane et Alexis : l’auteur d’un traité sur la comédie pouvait difficilement l’ignorer. Dans cette utilisation, l’énigme est proche du mécanisme du rire tel que le présente Baudelaire : le sentiment de supériorité éprouvé par celui qui connaît la solution assure le fonctionnement comique de la scène dans laquelle une énigme est mise en œuvre pour être expliquée.

Dans la mesure où l’Alexandra ne livre pas les solutions des énigmes qu’elle propose, le mécanisme ne fonctionne pas ici de la même manière. Cependant, un aspect de l’énigme doit être rapproché du rire : la condensation de l’information qu’elle rend possible. Sigmund Freud le souligne dès les premières pages de son brillant essai sur le Witz et revient sur le thème à plusieurs reprises au travers de l’usage répété qu’il fait d’une plaisanterie rapportée par Heine : reçu par le baron Rothschild, le pauvre collecteur de loterie Hirsch-Hyacinth, un parent pauvre, se vante d’avoir été traité par ce richissime personnage d’une manière « tout à fait famillionaire » (ganz famillionär). La condensation de « familier » et de « millionaire », que Lewis Caroli aurait peut-être qualifiée de « mot-valise », constitue à la fois la source du rire et l’énigme dont le déchiffrement livrera la clef de la manière dont le baron Rothschild s’est conduit à l’égard d’un parent moins fortuné. Or, le texte de l’Alexandra est tout entier condensation : ainsi le lion de trois soirées désignant Héraklès à travers l’histoire de la triple nuit d’amour de Zeus et d’Alcmène (τϱιεσπὲϱου λὲοντος, 33), pour ne choisir qu’un seul exemple situé dans les premières paroles rapportées de Cassandre ; et si l’on a quelques raisons de considérer que cet exemple n’entretient que le rapport formel de la condensation avec l’exemple cité de Heine, sans que le comique y soit présent de manière aussi évidente (toute condensation ne prêtant pas à rire), on peut tenter d’en trouver l’éclairage comique dans des énigmes moins « évidentes », à la fois parce que la solution est moins simple et parce qu’il n’est pas immédiatement visible que l’on se trouve devant une énigme. A nouveau, les premières paroles de Cassandre nous en offrent un exemple :

αἰαῖ, τὰλαινα θηλαμὼν ϰεϰαυμὲνη

ϰαὶ πϱόσθε…

« Hélas, malheureuse nourrice, brûlée autrefois déjà… »

(31-32)

Voilà qui nous offre une manière de condenser en une seule formule deux guerres de Troie : jusqu’au moment où l’on entend les mots ϰαί πϱόσθε, autrefois déjà, on peut imaginer que l’on entend Cassandre se lamenter à la perspective de la prise de Troie par les Grecs. Or, par un effet de surprise, ces mots habilement situés à l’enjambement, introduisent la précédente guerre de Troie, celle à laquelle on ne pensait pas, celle qu’Héraklès a menée contre Laomédon. L’effet de surprise produit par le rejet n’est pas sans analogie avec celui que produit la finale surprenante de l’adjectif « famillionaire » dans l’anecdote de Heine : on s’aperçoit au dernier moment qu’on était entraîné sur une fausse piste et l’on rétablit les faits à la faveur d’un clin d’œil. Ce « clin d’œil » relève du sentiment de supériorité de celui qui sait par rapport à l’ignorant : on peut donc le rapprocher, mutatis mutandis, des situations comiques évoquées sur scène dans les jeux d’énigme d’Antiphane et d’Alexis, la grande différence résidant en ceci que le rapport montré sur la scène comique fonctionne ici dans la complicité du poète et de son lecteur érudit. Or, c’est justement de la condensation énigmatique que naît, dans l’opération de déchiffrage, le sourire du savoir.

Pour l’ὄψις, le spectacle au sens technique de ce qu’on voit, il faut imaginer la situation d’un spectateur ordinaire de tragédie pour s’apercevoir que, confronté au “spectacle” imaginaire que propose l’Alexandra, il est doublement frustré. En effet, la forme et le contenu du récit de messager révèlent, au fond, deux absences là où l’on attendrait des présences. Le contenu tout d’abord : le texte étant consacré de manière quasiment exclusive aux paroles de Cassandre, l’auditeur est confronté d’un bout à l’autre à l’absence de la prophétesse. Quant à la forme, le récit, en fait, n’est pas vraiment un récit, il est principalement rapport, et rapport textuel, de paroles prononcées dans un autre lieu, dans un lieu auquel on n’a pas eu accès, et dans un temps écoulé. En outre, ce récit de messager très particulier, fragment d’une tragédie qui prend les dimensions d’une tragédie, signale l’absence de la tragédie dont il serait censé former une partie. Ainsi, une situation qui, au départ, aurait pu rappeler celle du début de l’Iphigénie à Aulis d’Euripide, se défigure au fur et à mesure que l’on progresse : le roi ne parlera jamais, il n’y aura pas de chœur (voilà pour la μελοποιία), pas d’autres personnages en scène, la prophétie de l’absente, à travers le rapport du serviteur, finira par consumer tout le temps de la représentation.

Absence de l’héroïne, absence de la tragédie : deux frustrations de l’ὄψις qui peuvent faire penser aux mécanismes comiques de la frustration tels qu’on les trouve chez Aristophane et chez Ménandre53.

Pour ce qui touche l’ἦθος, Lycophron a prêté à son héroïne, telle qu’on la perçoit dans le rapport du serviteur, un comportement que Stephanie West a décrit comme une tendance à voir dans l’amour une continuelle source d’ennuis54. En fait, on a l’impression, au premier degré, que le poète prête évidemment à la fille de Priam des sentiments hostiles aux Grecs et favorables aux Troyens ; ces sentiments lui font trouver de belles expressions pour exprimer les sentiments familiaux (par exemple τεϱπνὸν ἀγϰάλισμα συγγόνων, délicieuse brassée de ses parents 308, pour Troilos) ou l’hostilité (276 νεκϱοπέϱνας, marchandeur de cadavres, pour Achille). Toutefois, au-delà de ces évidences, il met dans son caractère, plutôt que de la pruderie, une attitude de dérision à l’égard des rapports entre les sexes et de la beauté qui cause leur attraction55. C’est en partie ce que l’on trouve dans le catalogue de Holzinger à l’enseigne de l’« obscénité ». On reconnaît alors l’ἦθος de celle qui a joué Apollon avec sa beauté et qui sait que son malheur viendra précisément de cette beauté, qu’il s’agisse de son viol par Ajax ou de sa mort aux côtés d’Agamemnon. La dérision, dans ce cas, peut s’interpréter comme une forme de détachement que le poète confère à son personnage, et ce détachement n’est pas loin de lui donner une position de supériorité par rapport aux comportements des figures de son entourage qui lui font courir les plus grands dangers : Apollon, Pâris-Alexandre, Ajax, Agamemnon.

C’est un trait de l’ἦθος de Cassandre dont on peut dire qu’il rejoint la διάνοια du poème : un texte qui prétend annoncer l’avenir se donne en quelque sorte la haute main sur son auditoire “intradiégétique” (à savoir le serviteur tout d’abord, premier auditeur de Cassandre, puis le roi Priam). A ce niveau, on pourrait dire que le sens profond est qu’il existe une séparation totale entre l’émetteur du texte, supposé tout savoir, et le récepteur. La διάνοια peut se définir ici comme une révélation du vrai qui fait de la personne de la prophétesse une figure d’autant plus exaltée que la bouche qui répète ses paroles est celle d’un ignorant confessant dès le départ qu’il n’y comprend rien (il nous en infligera accessoirement la preuve en souhaitant pour finir que toutes ces lugubres prophéties puissent tourner à l’avantage du roi Priam).

Il reste l’âme du tout, le τέλος selon Aristote, à savoir le μῦθος. Nous l’avons décomposé déjà en ses éléments de base, il nous reste à voir en quoi l’une ou l’autre de ses composantes peut avoir quoi que ce soit de commun avec le monde comique.

Un premier élément saute aux yeux : la tâche qui se présente à Priam (dont il faut se rappeler qu’on ne sait pas encore, à ce stade du texte, qui il est) de déchiffrer le discours du serviteur :

τῶν ἅσσα θυμῶι καὶ διὰ μνήμης ἔχω8l

κλύοις ἄν, ὦναξ, κὐναπεμπάζων ϕρενὶ9l

πυκνῆι διοίχνει δυσϕάτους αἰνιγμάτων 10

οἴμας τυλίσσων, ἧιπερ εὐμαθὴς τρίβος

ὀρθῆι κελεύθωι τἀν σκότωι ποδηγετεῖ.

« ce que j’en ai saisi, gardé dans ma mémoire,

veuille, ô roi, l’écouter ; observe ces mots en ton cœur

avisé, parcours les inexplicables dits, déroule10la

les énigmes, prends par où s’offre un clair chemin11la

une droite ligne pour nous guider dans cette obscurité. »12la

(8-12)

C’est ici qu’il convient de revenir à une observation de Wilamowitz, et dont ce dernier faisait à l’évidence un reproche au poète : le messager ne s’exprime pas moins énigmatiquement qu’Alexandra elle-même56. Or, il y a fort à parier que Lycophron n’agit pas ainsi par mégarde, entraîné qu’il serait dans une sorte d’erreur par anticipation. On peut au contraire penser qu’il doit être évident dès le départ que le discours tenu se propose comme une sorte d’enfermement de son destinataire premier : à lui de trouver le chemin qui lui permettra d’échapper à cette obscurité. C’est ainsi que Priam nous est présenté comme joué : il a fait enfermer Cassandre et se tient pour le plus fin. En effet, en postant son serviteur à la porte de la princesse, il ruse avec la situation ; Cassandre doit être mise à l’écart, mais, sait-on jamais ? Mieux vaut être informé. Or, le voilà informé en même temps qu’enfermé à son tour dans les rêts d’un discours qui lui pose exactement les problèmes avec lesquels les scholiastes (dont nous sommes très passagèrement les plus récents) se débattent encore.

Mais Priam n’est pas le seul qui soit aussi ouvertement joué dans le μῦθος. La conjonction, dans la prophétie, de la matière de Troie et des νόστοι, est l’occasion d’évoquer les malheurs que les futurs vainqueurs de Troie devront affronter après la prise de la ville. Parmi toutes les victimes de cette guerre, Cassandre est la seule qui soit déjà vengée par le fait qu’elle peut annoncer la perte de ceux qui vont la perdre, et cela même au-delà de l’instant prévisible de sa propre mort :

σὺν ὧι θανοῦμαι ϰἀν νεϰϱοῖς στϱωφωμένη

τὰ λοίπ’ἀϰούσω ταῦθ’ἃ νῦν μέλλω θϱοεῖν.

« Avec lui je mourrai : dans mon errance chez les morts

j’apprendrai le reste, que ma bouche à présent va proférer. »

(1372-1373)

Ainsi, à travers les paroles du serviteur, on peut voir Cassandre-Alexandra voler leur victoire aux vainqueurs de Troie.

Il reste un personnage de ce μῦθος qui se voit joué ; il n’est pas des moindres puisqu’il s’agit d’Apollon lui-même. En effet, Alexandra a beau nous répéter, en fin de prophétie (1451-1460), que sa ruse à l’endroit d’Apollon lui attire la punition de n’être pas crue : dans les faits, l’auditeur qui assiste à la lecture du poème de Lycophron et qui atteint ce point du texte a déjà renversé la situation. Le travail de déchiffrement auquel il s’est vu confronté l’amène systématiquement à des référents dont il n’a aucune raison de douter, et le discours de la prophétesse est donc bel et bien pris au sérieux. On peut aller jusqu’à dire qu’il lui arrive le contraire de ce qui se passe dans le cas de la Sphinx, à laquelle elle est comparée par deux fois (7 et 1465) : la Sphinx disparaît au moment où l’on déchiffre l’énigme qu’elle propose ; Cassandre, tout à l’inverse, propose un tissu d’énigmes tel que quiconque le déchiffre voit apparaître en elle une prophétesse véridique, – ex eventu, cela va sans dire –, or, c’est bien là le contraire de ce que voulait Apollon, et Lycophron le dit presque en autant de mots : Mais il établira ma vérité (θήσει δ’ἀληθῆ, 1458, et la particule δέ porte ici un poids considérable).

On le constate, le style énigmatique de la λέξις, la tournure sarcastique de l’ἦθος, la connaissance de l’avenir de la διάνοια et la manière dont Cassandre joue Priam, les Achéens et Apollon (μῦθος), tout cela pointe dans une même direction : le poète confère à son personnage central une forme de supériorité, à la fois par rapport aux événements qui l’écrasent et vont de plus en plus la dominer, et par rapport à ses interlocuteurs. Cette affirmation de supériorité, mécanisme du rire selon Baudelaire, pourrait, en elle-même déjà, constituer la face “comique” du poème, aussi cryptée que tout le reste, bien évidemment. Il s’y ajoute la manière dont les parties constitutives aristotéliciennes, appliquées à l’Alexandra, font apparaître chacune un aspect que l’on peut mettre en relation avec les procédés de la comédie : énigme, frustration, dérision, pouvoir de berner dont dispose qui en sait plus long. Il semble donc bien que la main de celui qui a écrit un πεϱὶ ϰωμωιδίας soit à l’œuvre. Non qu’il vise à faire de Cassandre et de sa prophétie un objet de rire, on l’aura bien compris. Il s’agirait plutôt d’un nouvel effet de condensation. En effet, on peut dire que le recours systématique à l’énigme, qui forme le tissu du poème, constitue la première forme de condensation, la plus manifeste. Derrière cette première forme, on en distingue une deuxième : il y a deux trames tragiques au lieu d’une seule, entraînant les Troyens et leurs adversaires d’un état de prospérité dans le malheur en raison d’un grande faute qu’ils commettent les uns et les autres. Enfin, et plus profondément encore, dans l’esprit qui anime la fin du Banquet de Platon, il y a la combinaison des éléments de la tragédie avec des procédés que l’on peut retrouver dans la comédie. Les fragments du Ménédème viennent ici nous indiquer que Lycophron pourrait n’être pas trop éloigné de cette réflexion, cependant que l’Alexandra en présente une forme de mise en œuvre.

Quoi qu’il en soit de ce rapprochement, on dira que le poète qui a combiné en un seul texte des éléments aussi bigarrés et diversifiés que ceux auxquels on est confronté dans l’Alexandra pourrait bien avoir également voulu obtenir la fusion d’éléments structurels comme ceux qu’il connaissait par la tragédie (un savoir dont on ne peut douter, tant par la place qui est la sienne dans la Pléiade des tragiques alexandrins que par le texte lui-même de l’Alexandra) et par la comédie, dont il a fait un objet d’étude à la suite d’Aristote et avant Eratosthène. Dans ce sens, l’Alexandra est à la fois le témoin d’un maniérisme tragique et le surgeon étrange d’une réflexion menée parallèlement sur la comédie.

5. Alexandre médiateur dans l’Alexandra de Lycophron57

Le contexte dans lequel Alexandre le Grand apparaît dans l’Alexandra de Lycophron est celui d’une médiation entre l’Europe et l’Asie, au terme d’une série de guerres qui les ont opposées. Cet antagonisme possède une longue histoire dont les reflets se lisent jusqu’à un certain point dans l’Iliade déjà, ou dans une légende comme la conquête de la Toison d’or par les Argonautes (et dont on sait qu’une version à préexisté à notre Odyssée58).

Une des formes littéraires les plus saisissantes qu’ait prise cette opposition se trouve dans Les Perses d’Eschyle, notre plus ancienne tragédie conservée intégralement (-472). Voici comment la reine des Perses, Atossa, décrit dans cette pièce le rêve dans lequel son fils lui est apparu comme le monarque cherchant à unir sous un seul sceptre l’Asie et l’Europe :

« Je vis chaque nuit au milieu de songes, depuis que mon fils, équipant une armée, est parti ravager la terre d’Ionie ; mais jamais encore je n’en vis, en traits nets, de pareil à celui de la dernière nuit : écoute. Deux femmes, bien mises, ont semblé s’offrir à mes yeux, l’une parée de la robe perse, l’autre vêtue en Dorienne, toutes deux surpassant de beaucoup les femmes d’aujourd’hui, aussi bien par leur taille que par leur beauté sans tache. Quoique sœurs du même sang, elles habitaient deux patries, l’une la Grèce, dont le sort l’avait lotie, l’autre la terre barbare. Il me semblait qu’elles menaient quelque querelle et que mon fils, s’en étant aperçu, cherchait à les contenir et à les calmer – cependant qu’il les attelle à son char et leur met le harnais sur la nuque. Et l’une alors de tirer vanité de cet accoutrement et d’offrir une bouche toute docile aux rênes, tandis que l’autre trépignait, puis, soudain, de ses mains met en pièces le harnais qui la lie au char, l’entraîne de vive force en dépit du mors, brise enfin le joug en deux. Mon fils tombe : son père, prêt à le plaindre, Darios, paraît à ses côtés ; mais, dès qu’il le voit, Xerxès déchire les vêtements qui couvrent son corps ! Voilà d’abord mes visions de la nuit. »59

Quelques années plus tard, c’est Hérodote qui ouvre son texte par une mise en perspective cohérente d’une série d’actes de guerre entre les deux continents, certains des épisodes évoqués entretenant des liens de cause à effet (Hérodote 1, 1-5). Dans Les Perses, le conquérant n’est pas présenté comme un médiateur et son échec est évident. Chez Hérodote, aucun médiateur n’est évoqué ; on peut se demander si les dieux en tiennent lieu. Si tel était le cas, toutefois, leur intervention se situerait plus près de l’arbitrage que de la médiation, et rien ne donne à penser que, pour Hérodote, une solution soit envisageable ailleurs que dans la victoire de l’un des antagonistes sur l’autre. Le mot même d’« histoire », que nous avons tiré de son texte, comporte d’ailleurs une forte connotation d’arbitrage et de prise à témoin d’un pouvoir divin60.

Si l’on cherche un élément médiateur entre l’Europe et l’Asie avant Alexandre, il faudra se tourner non pas vers un personnage historique, mais vers la παίδευσις, la “culture” hellénique dont Isocrate nous dit, dans son Panégyrique daté de -380, qu’elle permet de devenir Grec sans qu’on le soit de naissance (Pg. 50).

Les rapports d’Isocrate et de la cour de Macédoine sont bien connus. Nous possédons encore de lui une Lettre à Alexandre, mais c’est surtout dans son Discours à Philippe (-346) père d’Alexandre, ainsi que dans les deux Lettres à Philippe qu’Isocrate propose au roi de Macédoine de conduire une expédition des Grecs en Asie. Alexandre le Grand se trouvait par conséquent non seulement pourvu d’une « culture » hellénique conçue comme ouverte ou accessible à d’autres peuples (l’aspect « impérialiste » ou « hellénocentrique » de cette vue de la culture ne doit pas être sous-estimé, mais on ne peut que saluer le désir de donner accès à une forme de culture conçue comme « commune »), il était en outre dépositaire de projets d’hégémonie sur l’Asie et l’Europe dont certains ne voyaient la réalisation possible qu’au travers d’une intervention de la Macédoine.

Alexandre conçu comme qualifié pour unir l’Europe et l’Asie, voilà pour la condition nécessaire d’une médiation. La condition suffisante, cependant, est que le besoin d’une telle médiation soit ressenti autrement qu’au niveau d’un désir de conquête. Or, un tel besoin n’apparaît, semble-t-il, que lorsque des communautés différentes sont amenées à vivre ensemble. Ce fut le cas, en particulier, dans l’Alexandrie des Ptolémées, et cela dès sa fondation61. Rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’un poème écrit sous l’influence des courants générés par cette métropole culturelle nous présente Alexandre comme médiateur : c’est le cas de l’Alexandra de Lycophron.

Pour situer ce texte par rapport à la figure d’Alexandre le Grand, il convient peut-être de rappeler que nos sources contemporaines du roi macédonien ont disparu, et que nous en lisons au mieux des échos, comme c’est le cas chez Plutarque ou chez Arrien. Pour le cheminement suivi par les informations que ces sources devaient contenir, on peut renvoyer au très utile tableau établi par Fritz Schachermeyr62. Ce tableau ne saurait comporter Lycophron, car ce poète ne constitue pas à proprement parler une source des historiens d’Alexandre. Un panorama de ces historiens fait cependant apparaître que la mention la plus directe que nous ayons du rôle d’Alexandre le Grand, celle que l’on peut chronologiquement situer le plus près de lui, est l’étrange Alexandra.

Compte tenu du fait que ce poème est entièrement conçu comme un discours énigmatique, on peut se demander si le titre du poème ne contient pas lui-même une allusion au personnage d’Alexandre le Grand. En effet, Alexandra est ici l’un des noms de Cassandre, et le texte se présente comme un récit de messager tragique : posté par Priam auprès de la chambre où Cassandre est enfermée, un serviteur a entendu la fille de Priam prophétiser le jour où Pâris quitte Troie pour se rendre en Laconie, d’où il ramènera Hélène. Or Pâris s’appelle lui aussi Alexandre. L’action de cet Alexandre, expliquée dans ses prolongements par la prophétie d’Alexandra, est solidaire d’un processus qui aboutira, à la fin du poème, à la conclusion de la grande série des guerres de l’Europe et de l’Asie (dont la guerre de Troie n’est qu’un épisode) par l’intervention d’un autre Alexandre, cette fois-ci le roi de Macédoine. C’est le contenu que Lycophron donne au récit du messager venu rapporter, mot à mot, la prophétie de Cassandre-Alexandra. D’un Alexandre à l’autre, le poème prophétique mis dans la bouche d’Alexandra déroule un tissu d’énigmes qui, au cours des siècles, a fasciné des lecteurs comme Virgile, Stace, Eustathe, cependant qu’il s’attirait la critique de certains autres comme Lucien de Samosate ou Clément d’Alexandrie63.

Deux questions, par conséquent, méritent une rapide mise au point : qui est Lycophron ? Comment caractériser cet étrange poème ?

Lycophron nous est connu comme auteur tragique ayant appartenu à la Pléiade alexandrine, auteur d’un traité Sur la comédie qui atteste son activité dans le cadre de la grande bibliothèque d’Alexandrie. Il est né en Eubée, à Chalcis, et ses liens avec l’école philosophique d’Erétrie sont confirmés par la mention du fait qu’il a écrit un drame satyrique sur le philosophe Ménédème. Sans doute n’a-t-il pas pu se rendre à Alexandrie avant l’année -283 : en effet, devenu orphelin, adopté par l’historien Lykos de Rhégion, il a sans doute été tenu à l’écart d’Alexandrie du vivant de Démétrios de Phalère, hostile à Lykos. Or, Démétrios meurt en -283 et la présence de Lycophron dans l’Alexandrie du second Ptolémée est bien attestée. Cependant, dès l’Antiquité, l’Alexandra a soulevé un problème de chronologie, et certains ont été conduits à se demander s’il n’y avait pas un « autre Lycophron », plus récent, à qui il conviendrait d’attribuer la paternité de ce poème. On peut considérer que cette hypothèse n’est pas vraiment nécessaire64. Pour motiver dans une certaine mesure cette position, on doit aborder la seconde question : comment caractériser l’étrange Alexandra ?

Récit de messager qui prend les dimensions d’une tragédie (1474 vers), fragment élevé aux proportions du tout dont il est supposé constituer une partie, le poème se présente dès l’abord comme un « morceau choisi » conforme à des usages bien attestés dès le -IVe s.65. Si l’ensemble du texte se présente comme une série d’énigmes, c’est d’abord parce que l’on rapporte une prophétie (cependant que le serviteur-messager n’use pas d’un langage plus clair que celui de Cassandre 1orsqu’il introduit et conclut la prophétie qu’il dit rapporter mot pour mot), c’est également parce que le goût de l’énigme s’était répandu comme jeu de société, comme on le constate dans la comédie du -IVe s. (et Lycophron a justement écrit un traité Sur la comédie). A ces deux raisons s’ajoute que la poésie alexandrine, à travers un coryphée comme Callimaque66, a prôné la forme condensée en poésie, voire la forme énigmatique.

Dans sa prophétie, Cassandre-Alexandra annonce évidemment la guerre de Troie, puis les « retours » dont l’Odyssée est le cas le plus célèbre (il occupe ici le centre du texte), enfin les destins des Troyens rescapés qui vont fonder Rome. Puis, prenant une sorte de souffle nouveau, la prophétesse déroule les guerres de l’Asie et de l’Europe (à partir du vers 1283) : non seulement la guerre de Troie va se trouver ainsi incluse à une perspective englobante d’affrontement des continents, mais la mise en œuvre même de cette perspective permet d’aboutir à une « fin des guerres » par l’intervention d’Alexandre le Grand. Or, ce sont principalement les vers consacrés à cette « fin des guerres » qui ont provoqué la discussion sur la chronologie du texte :

πολλοὶ δ’ ἀγῶνες καὶ ϕόνοι μεταίχμιοι 1435

λύσουσιν ἀνδρῶν οἱ μὲν ἐν γαίαι πάλας

δειναῖσιν ἀρχαῖς ἀμϕιδηριωμένων,

οἱ δ’ ἐν μεταϕρένοισι βουτρόϕοις ἁλός,

ἕώς ἂν αἴθων εὐνάσηι βαρὺν κλόνον

ἀπ’ Αἰακοῦ τε κἀπὸ Δαρδάνου γεγὼς 1440

Θεσπρωτὸς ἄμϕω καὶ Χαλαστραῖος λέων1441l

πρηνῆ θ’ ὁμαίμων πάντα κυπώσας δόμον

ἀναγκάσει πτήξαντας’ Αργείων πρόμους

σᾶναι Γαλάδρης τὸν στρατηλάτην λύκον1444l

καὶ σκῆπτρ’ ὀρέξαι τῆς πάλαι μοναρχίας. 1445

ὧι δὴ μεθ’ ἕκτην γένναν αὐθαίμων ἐμὸς

εἷς τις παλαιστής, συμβαλὼν ἀλκὴν δορὸς

πόντου τε καὶ γῆς κεἰς διαλλαγὰς μολών,

πρέσβιστος ἐν ϕίλοισιν ὑμνηθήσεται

σκύλων ἀπαρχας τας δορικτήτους λαβών. 1450

« Bien des combats, beaucoup de sang versé entre les guerres 1435

feront lâcher prise aux lutteurs ; les uns sur terre1436la

s’affronteront avec des forces redoutables,1437la

les autres sur le dos de la mer nourricière des bœufs,1438la

jusqu’au jour où, rougeoyant, un lion apaisera la rude mêlée,

un descendant d’Eaque et de Dardanos, 1440

lion tout à la fois thesprote et chalastréen.1441la

Il renversera face contre terre la maison de son sang1442la

et contraindra les princes argiens, tout tremblants,1443la

à flatter le chef de guerre, le loup de Galadra,1444la

et à lui tendre le sceptre de son antique pouvoir. 1445

Contre lui mon parent à la sixième génération,

lutteur incomparable, ayant croisé la lance

sur mer et sur terre, et conclu l’accord,1448la

verra célébrer son excellence au rang de l’amitié

et recevra les prémices du butin de guerre. »1450la 1450

Ce passage doit être mis en perspective avec le passage des vers 1226sq, où Cassandre prophétise la gloire future de Rome, fondation troyenne.

Le lion descendant d’Eaque et de Dardanos est aisément reconnaissable comme Alexandre le Grand. Dès l’Antiquité, c’est la solution proposée de l’énigme : il est montré mettant fin aux assauts de l’Europe et de l’Asie. Les princes argiens sont évidemment les Perses, ainsi nommés par référence au personnage argien de Persée, conçu comme l’ancêtre des Perses. Mon parent, dans la bouche de Cassandre-Alexandra, ne peut désigner qu’un Romain, qui affrontera le pouvoir issu d’Alexandre (« contre lui… », il a beaucoup été question de Pyrrhus pour ce « lui ») et deviendra son allié, ce qui semble se référer aux contacts pris entre Rome et les Ptolémées sous Ptolémée Philadelphe67. On le constate, tout ceci peut s’expliquer sans qu’on ait à recourir à des hypothèses comme celle de Wilamowitz (selon qui, finalement, Alexandra se mettait à prophétiser non plus ex eventu mais vraiment, laissant le lecteur devant une énigme finale sans solution68, ou celle des nombreux critiques qui, s’appuyant sur une scholie du vers 1226, ont pensé que soit le poème entier, soit les passages relatifs à Rome étaient l’œuvre d’un « autre Lycophron »69.

Sans entrer ici dans le détail de cette dernière querelle, on considérera que la constellation culturelle présente dans l’Alexandrie des Ptolémées permet d’argumenter dans le sens d’un seul Lycophron.

En effet, le choix du sujet est un choix permettant de présenter une perspective globalisante de la culture grecque (et, dans ce sens, il est important de rappeler que Virgile fera de l’Alexandra un modèle de l’Enéide : c’est l’addition, en quelque sorte, de l’Iliade et de l’Odyssée qui forme dans chacun des poèmes un élément de base du tissu). Comme dans les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes ou dans les Origines de Callimaque, un poète alexandrin s’efforce de présenter des légendes perçues comme des fondements de l’identité culturelle grecque, et s’efforce de les rattacher au présent.

Pour Lycophron, le choix de la guerre de Troie comme point de départ (tout comme l’aventure des Argonautes pour Apollonios de Rhodes) permet la confrontation avec un monde « autre ». Dans l’Alexandrie des Ptolémées, des communautés culturelles différentes vivent côte à côte et ce choix est évidemment de nature à rendre possible une réflexion sur l’identité rendue inévitable par les circonstances politiques.

Le choix du langage énigmatique peut se situer dans la même perspective : l’énigme permet une densification du savoir transmis, elle permet aussi de départager ceux qui saisissent l’allusion et ceux qui ne la comprennent pas. Elle fonctionne ainsi, d’une certaine façon, comme ce que Mallarmé appelait « les mots de la tribu » (le rapprochement de Mallarmé et de Lycophron n’étant d’ailleurs pas nouveau70). Sur les traces d’Eschyle, Lycophron présente ici l’originalité de donner la parole à l’« autre », tout comme Darius, l’adversaire, est dans Les Perses celui qui livre le sens : c’est la fille de l’« ennemi » qui tient les propos bâtisseurs de l’identité culturelle grecque.

La perspective qui aboutit à la médiation d’Alexandre est donc particulièrement riche : la guerre de Troie permet de drainer le monde référentiel de l’épopée (en cela, on peut dire qu’il y a déjà une médiation entre les divers courants de culture hellénique si richement représentés à Alexandrie). L’ouverture sur la question des affrontements de l’Europe et de l’Asie ne donne pas seulement une occasion de relativiser ce point du passé, elle permet aussi de le situer dans un courant qui conduit la prophétie jusqu’au temps présent.

L’Alexandra n’est pas un poème de la médiation au sens où il tenterait de s’adresser aux diverses communautés culturelles réunies à Alexandrie pour leur offrir un langage commun. Il constitue cependant une contribution à cette coexistence en ceci qu’il offre à l’une des communautés un support pour définir son identité, et cela dans un texte qui comporte une ouverture vers le monde des « autres » (ici, la Troyenne, l’adversaire, qui annonce un avenir de coexistence). Au sommet de cet édifice, Alexandre le Grand apparaît comme le médiateur par excellence : il met fin aux guerres ancestrales et donne son impulsion à une politique qui aboutira au rapprochement avec Rome, donc avec les descendants des Troyens.

Ainsi, la boucle achevée, on pourrait imaginer qu’un certain « triomphalisme » officiel fasse écho chez Lycophron aux nombreuses références à Alexandre le Grand sur lequel les Ptolémées appuyaient la légitimité de leur pouvoir. Cette vision serait inexacte. En effet, la construction du poème cache une énigme, tout comme son langage. Au centre : le récit du retour d’Ulysse. Au centre de ce centre : l’épisode des Sirènes.71 Typiquement, Lycophron ne suit pas à la lettre son modèle : il introduit trois Sirènes (il y en a deux dans l’Odyssée) et nous les montre réduites au suicide après le passage d’Ulysse (ce que l’Odyssée ne raconte pas)72. D’autres épisodes encore, comme le viol de Cassandre et la tragique expiation qu’il provoquera de la part des vierges de Locres (1141-1173), se situent dans une tonalité sombre. On a l’impression que la vision relativement rationnelle qui aboutit à la médiation par Alexandre le Grand se double d’un contrepoint d’irrationalité du monde. C’est la perspective tragique dans laquelle Dodds situait l’art d’Euripide73, et l’on n’oubliera pas que Lycophron appartient justement à la Pléiade des tragiques alexandrins. Alexandre n’est donc pas un sauveur.

On peut rattacher à cela une note finale : au douzième siècle, l’archevêque Eustathe de Thessalonique, grand commentateur d’Homère, cite abondamment l’Alexandra. Est-ce pour fournir la preuve qu’il domine ce texte hérissé de difficultés ? L’Alexandra comme pièce de virtuosité en littérature : c’est le mérite que, bien des siècles auparavant, lui voyait un Clément d’Alexandrie, autre chrétien lecteur de Lycophron. Il pourrait y avoir davantage. Stéphanie West avance en effet l’hypothèse selon laquelle Eustathe aurait pu vouloir lire dans le passage annonçant la fin des guerres une prophétie de la venue du Christ74. Le Christ surpassant Alexandre, le sauveur évinçant le médiateur : il y aurait là une déviation par rapport au sens que Lycophron semble vouloir donner à l’Alexandra, mais elle ouvre une perspective qui n’est pas sans intérêt dans le cadre d’une problématique générale portant sur Alexandre et le pouvoir.

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1 Version revue et mise à jour de l’étude parue en 1976.

2 La question qui se pose m’a semblé convenir à la circonstance d’un éloge de l’historien et archéologue Paul Collart, qui fut mon maître à l’Université de Genève et que je retrouvai comme directeur de l’Institut Suisse de Rome lors de mon séjour dans cette maison. C’est à lui que ces réflexions sont dédiées.

3 Pour un tableau plus général, cf. Hurst (2008), vii-xxv.

4 Momigliano (1942), 57.

5 Λυϰόφϱονος ἑτέϱου νομιστέον εἶναι τὸ ποίημα. Un représentant illustre de cette position n’est autre que Konrat Ziegler (1927 et 1969). Voir plus généralement Hurst (2008), xiii-xxv.

6 Josifović (1968), col. 928.

7 Cf. 1369-1370 et 335. Le détour consisterait peut-être dans le fait que, des trois noms de Flamininus, l’allusion viserait le seul que le conquérant possède en commun avec des milliers d’autres Romains…

8 Cf. Holzinger (1895), ad loc. Le fragment de Callimaque cité dans les scholies (et désormais intégré au texte de POxy 19 (1948) 2209A, 1-12 [fr. 21 Pf.]) semble lui aussi indiquer une direction apollinienne ; Τιτώ est évoquée dans le cadre du sacrifice d’Anaphè. En outre, le recours à un hypocoristique féminin (voir les témoignages de Pfeiffer ad loc.) constituerait une bien singulière façon de flatter un conquérant.

9 Aux exemples cités par Holzinger (1895, 172 ad 42), on ajoutera e.g. le célèbre fragment de Xénophane D.K.21, B 2, 21.

10 Cf. l’annotation du texte dans Hurst (2008).

11 Momigliano (1942), 58, souligne, en s’appuyant sur Ziegler (1927), le fait que les correspondances entre ces deux passages permettent de penser qu’il s’agit également des Romains la seconde fois.

12 Holzinger (1895), 61sq et 337 ad 1229. Dans un certain sens, l’étude de Momigliano (1942) constitue un développement de ces considérations. Cf. également, Hurst (2008), xiii, n.1.

13 Cf. cependant, pour d’autres solutions, Hurst (2008), xxiii-xxv.

14 Le pronom ὧι n’a de contenu évident que si l’on est au clair sur ce qui précède, mais il n’y a pas de nouvelle énigme. Comment situer chronologiquement l’antécédent de ce pronom constitue un problème nouveau et plus spécifique.

15 Ce rapprochement est fait depuis longtemps sur le plan des événements (e.g. Holzinger [1895], 384 ad 1448 ; Corssen [1913] ; Momigliano [1942], 60sq ; Nenci [1953], 25). Il me paraît se justifier sur le plan de l’écho lexical πϱέσβιστος ~πρεσβεία, du même type que ῥώμηι au vers 1233. En outre, une allusion comme celle-ci n’a de chance d’être perçue que si la πρεσβεία revêt un caractère extraordinaire.

16 Cf. Les pages prudentes de Holleaux (1921), 61-83. Plus récemment, on a suggéré un rapprochement de notre texte et de circonstances historiques dans lesquelles Ptolémée II aurait cherché l’appui des Romains contre Carthage (Momigliano [1942], 61 ; Nenci [1953], 26sq). Sur les critères supplémentaires de datation proposés par Momigliano (1945, 49-53), cf. les réserves de Huxley (1967, 160).

17 Communication présentée le 16 octobre 2009 à Paris dans le cadre de : Canons, littéralité, tradition. La littéralité en question dans les traditions textuelles, Table ronde organisée les 16 et 17 octobre 2009 par Christophe Batsch, Renée Koch Piettre, Madalina Vârtejanu-Joubert, CNRS (Centre Gustave Glotz et Centre Louis Gernet) – EPHE. A paraître dans les Cahiers du centre Gustave Glotz (XXI, 2010).

18 Cf. A. Hurst (2008), viii-x.

19 Cf. A. Hurst (2005).

20 M.L. West (1973), 17.

21 E.A. Havelock (1963), 61-96.

22 Dan Simmons, Ilium (2003), Olympos (2005). Cf. www.dansimmons.com.

23 Cf. A. Hurst (2002a), 200sq.

24 M. Jeanneret (1969).

25 A. Hurst, J. Rudhardt (1999), 150-180.

26 Les scholies de Lycophron présentent une situation complexe : les commentaires antiques ont été incorporés au commentaire de Tzetzès (on discute pour savoir s’il s’agit d’Isaac ou de Jean Tzetzès), et les emprunts aux lexicographes sont nombreux, comme on peut s’y attendre. Cf. P.A.M. Leone (2002).

27 On n’entrera pas ici dans la question de savoir pourquoi le poète utilise le duel dans ces deux cas et le pluriel ailleurs. Sur la problématique d’ensemble de l’Alexandra et de son reflet de l’Odyssée : A. Hurst (2002b), 115-127, infra, 97-111. G. Schade (1999).

28 Ce qui fut fait très amplement dans notre cas, cf. A. Hurst (2008), xx-xxv.

29 Wilamowitz (1924), vol. 2, 143-164.

30 C’est le cas dans la correspondance de Fox et Wakefield au début du XIXe siècle (e.g. Hurst (2008), xiv-xv).

31 Eustazio di Tessalonica, La espugnazione di Tessalonica, testo critico, introduzione, annotazioni di Stilpon Kyriakidis, Palermo 1961, 140-142 (= 496b).

32 St. West (1984), 136, n. 39.

33 Version revue de la communication présentée dans le cadre du colloque Lycophron : éclats d’obscurité (Lyon et Saint-Etienne 18-20 janvier 2007) et publiée dans Cusset/ Prioux (2009), 195-208.

34 Cf. Hurst (1998), 177-187, infra, 47-58.

35 Sur les relations de l’Alexandra et de la tragédie, cf. Cusset (2002-2003).

36 Valeria Gigante-Lanzara (2000), 245, cite dans ses notes l’expression ὦ νέον ὐπαγϰάλισμα μητϱὶ φίλτατον (Eur. Tro., 757) qu’Euripide met dans la bouche d’Andromaque à propos d’Astyanax et de sa mort prochaine. La proximité avec notre passage est dans l’expression, mais aussi dans l’instant de climat intime évoqué dans ce vers et dans les deux suivants.

37 U. von Wilamowitz-Moellendorff (1924), t. 2, 147, n. 2 : « Der Bote redet nicht anders als Kassandra ».

38 On notera que les Grecs, lorsqu’ils seront présentés comme pourchassés par Hector, ne seront plus que des « abeilles », et la fumée sera celle de leurs vaisseaux qui brûlent (293).

39 Sur les confusions qui donnent naissance à cette tradition, voir Urchin (2007).

40 E. Bethe (ed.), 1966, p. 290 :… ῥόδον παϱειαῖς φυτεύει αὐθωϱὸν ἀνθοῦν ϰαὶ θᾶττον ἀπανθοῦν ϰατὰ τὸ Λοϰϱὸν. Il est question dans ce passage (5.102) de maquillages, et les problèmes que pose la mention de Locres sont déjà discutés par G. Dindorf (1824), 1009sq. S’agit-il d’un auteur de Locres ? Doit-on considérer la glose d’Hésychios comme une référence pertinente ? Veut-on faire allusion à une dignité de la calvitie chez les Locriens (more Locrensium, quos calvities fecit proverbio nobiles).

41 Par d’autres voies, on parvient ici à une remarque qui fait songer à la fine observation de Christophe Cusset (2001), 70-71.

42 Cf. Davies (1981), 56-62.

43 Version revue de l’étude parue dans le volume Trédé/Hoffmann (1998), 177-187.

44 Charles Baudelaire, De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques, cité ici d’après l’édition des Œuvres, texte établi et annoté par Y.-G. Le Dantec, Paris 1941 (réimpression, Bibliothèque de la Pléiade vol 7), t. II, 170.

45 S. Freud, Der Witz und seine Beziehungen zum Unbewussten, London 1940, Fischer Bücherei 1958, 33.

46 S. Freud, 24-25.

47 Ath. 11.501d : Lycophron a discuté du mot φιἁλη, et Eratosthène lui reproche de mal connaître le sens du mot. Ath.4. 140a, sens du mot βάϱαϰες (un gâteau), que Lycophron aurait, cette fois-ci, aussi mal compris qu’Eratosthène. Ath. 11.485d (où l’on apprend qu’il y avait au moins neuf livres dans le traité de Lycophron) : Lycophron explique, en se fondant sur un passage de Phérécrate, que la λεπαστή est une sorte de récipient. Ath. 7 278a-b Lycophron explique qu’une comédie d’Archéstratos s’intitule Gastrologie à la manière dont le poème de Cléostratos de Ténédos s’intitulait Astrologie.

48 Arist., Poet. 5, 1449a ; Carl von Holzinger (1895), 32.

49 U.von Wilamowitz-Moellendorff, Hellenistische Dichtung in der Zeit des Kallimachos, Berlin 1924, t. II, 148.

50 On se référera, sur ce point, à l’étude de S. Saïd, La faute tragique, Paris 1978.

51 TGrF, vol.1 (1986), 276-277.

52 Souda, s.v. Λυϰόφϱων.

53 Aristophane : Lamachos ne part pas en guerre et ne participe pas à la fête (Les Acharniens), Strepsiade n’obtient pas le résultat souhaité dans l’éducation de Phidippide à l’école de Socrate (Les Nuées), Euripide n’est pas ramené à la lumière du jour (Les Grenouilles). Ménandre : Cnémon n’est pas autorisé à s’isoler comme il le désire (Le Dyscolos), Nikératos et Moschion sont frustrés de leurs mouvements de colère (La Samienne), Smikrinès finira par ne rien obtenir de tout ce qu’il convoitait (Le Bouclier).

54 « She is temperamentally inclined to see eros as a perpetual source of trouble ». St. West, « Lycophron italicized ? » JHS CIV (1984), 147.

55 E.g. 91 πύγαϱγον pour Pâris (à la fois un oiseau prédateur et blanches fesses du prince séducteur) ; 1132sq : les fiancés portant leur chevelure à la mode d’Hector ; 87 : Hélène désignée comme la chienne, etc.

56 U. von Wilamowitz-Moellendorff (1924), t. II, 147, n. 2, « Der Bote redet nicht anders als Kassandra ».

57 Version revue de l’étude publiée dans Bridges/Bürgel (1996), 61-68.

58 Voir la manière dont le poète de l’Odyssée se réfère à l’aventure du bateau Argô comme à une légende bien connue (Od. 12.70).

59 Vers 176-200, traduction de Paul Mazon, Paris (Les Belles Lettres), 1921.

60 Voir à ce sujet le livre d’André Sauge (1992).

61 Voir à ce sujet Fraser (1972).

62 Cf. Badian&van Berchem (1976), 35.

63 Cf. e.g. Hurst (2008), xlii-lv.

64 Cf. Hurst (2008), xiii-xxv.

65 Fraser (1972), I, 620 et passim. Montanari (1987).

66 Sur les rapports de Callimaque et de Lycophron, cf. Durbeck (2006).

67 Holleaux (1921), 61-83.

68 Wilamowitz (1924), II, 146.

69 Cf. Hurst (2008), xiii-xxv.

70 Cf. Quignard (1971), 19 et passim, Lambin (2003).

71 Pour une analyse de la construction du poème rapprochée de celle de la tragédie, voir Durbeck (2008).

72 Pour plus de détails, cf. p. 97 ss. (Odyssée de Lycophron), ainsi que le livre de Schade (1999).

73 Dodds (1929).

74 West (1984), 136, n. 39.

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31l L. Sud. αι 1, s.v. aἶ· (Ʃ 1) (…) σημαίνει δὲ καὶ ἐπίρρηα θρηνητικὸν περισπώμενον καὶ ψιλούμενον, ὅ καὶ διπλασιάζεται. « αἶ αἶ – κεκαυμένη » idem L. Zon. 96, s.v. αἶ.

31la αἰαῖ Bachmann e praecepto Herodiani περὶ μονήρ. λέξ. p. 27,13 : αἲ αἲ ABCD cf. T αἶ αἶ al E

43l Ισχένου ABCDE Πs : ‘Iσχαίνου C int.1. uel ‘Ωλένου ? cf. Paus., 6.20.16 (Canterus)

1448l κεἰς : εἰς Scal.apud Canterum

1450l σκύλων CD Π : σκύλων τ’ ABE δορικτήτους ABCD : δορυκτήτους E

10l διοίχνει ABD : διίσχνει E δυσϕάτους ABCDE Π : δυσϕάτων v.l. in A2

11l οἴμας BC2E : οἵμάς A οἴμους CD οἴμους cum v.l.-ας T

12l σκότωι ABCDE : σκότει cum v.l.-ω C2 ποδηγετεῖ : ποδηγέτει v.l. s

8l L. Sud. α 4122, s.v. ἅσσα · ὅτε σημαίνει τὸ ὅσα καὶ ἅτινα, δασύνεται · ὅτε δὲ τὸ τινά, ψιλοῦται · « τῶν – ἔχω »

9l L. EM. 98.19, s.v. ἀναπεμπάζεσθαι· addit Vb ὡι καὶ Λ. « κλύεις (sic) – αἰνιγμάτων ».

10la διοίχνει ABD : διίσχνει E δυσϕάτους ABCDE Π : δυσϕάτων v.l. in A2

11la οἴμας BC2E : οἵμας A οἴμους CD οἴμους cum v.l.-ας T

12la σκότωι ABCDE : σκότει cum v.l.-ω C2 ποδηγετεῖ : ποδηγέτει v.l. s

1441l Steph1. 679.4, s.v. Χαλάστρα· πόλις Θράικης περὶ τὸν Θερμαῖον κόλπον (…) ὁ πολίτης Χαλαστραῖος. Λ. « Θεσπρωτὸς ἄμϕω καὶ Χαλαστραῖος λέων » (γένος pro λέων V)

1444l Steph1. 196.5, s.v. Γαλάδραι· πόλις Μακεδονίας ἐν Πιερίαι. Λ. « σῆναι Γαλάδρας τὸν στρατηλάτην λύκον » (σῖναι γαλάδρος R σιναι γαλαδρος VΠ).

1436la λύσουσι : βλύσουσιν (?) A.Platt (1892), 177 σχάσουσι Scheer ἐν γαίαι ABCEΠ : ἐν γαίηι D Αἰγαίαις Wilam. Comment.7 Αἰγαίας Holzinger ἐν ναυσὶν Scheer ἐν Παλαίμονος (?) A.Platt loc.cit. πάλας ABE : πόλας s γαίης πέλας s πέλας CD ἁλὸς Holzinger

1437la δειναῖσιν ABCDE : δίναισιν int. lin. E δίναισιν ἀρχῆς Wilamowitz (1883) 7 δίναισιν ἀρχὰς Holzinger

1438la βουτρόϕοις Seld.18 (s. XIV), Auctar. T I 14 (s. XV) Oxford : βουστρόϕοις uulg. ἁλός Hurst (1988) : χθονός uulg.

1441la Χαλαστραῖος Steph1. 679.9, s.v. Χαλάστρα Byz.Π (.ἤ Γαλαστραῖος) : Καναστραῖος AE T Χαλαδραῖος CD Καλναστραῖος uel Χαραδραῖος d λέων om. B

1442la πρηνῆ CDEM : πρὶν ἢ A Π Πρίνῆ//// (acutus duabus lineolis transversis deletus) B γρ. πρὶν ἦνθ’ Π

1443la ἀναγκάσει ACDE : ἀναγκάσει B ἀναγκάσηι Scheer’ Αργείων ABCDE : ’Aκταίων Emg Ts’ Aρταίων Scheer

1444la σᾶωαι ABCDE : σάγναι Bmg σῆναι Steph1. 196.6, s.v. Γαλάρης ABE : Xαλάδρης C T Xαράδρης D Γαλάδρας Steph1. 196.6, s.v. Γαλάδραι

1448la κεἰς : εἰς Scal.apud Canterum

1450la σκύλων CD Π : σκύλων τ’ ABE δορικτήτοθς ABCD : δορυκτήτους Ἒ